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Accueil > Documents > L'Astrée de M. d'Urfé, pastorale allégorique avec la clé

Troisième partie, éditon de 1620


Cette numérisation a été réalisée avec le soutien du Consortium CAHIER.

 

Le texte de cette édition (Paris, Toussaint du Bray et Olivier de Varennes, in-8°) a été établi sur l’exemplaire conservé à la bibliothèque municipale du Mans, sous la cote BL 8° 83194 (3).



Sommaire :



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L’Astree
de messire Honoré d’Urfé,
marquis de Verromé, comte de Chasteau-neuf,
baron de Chasteau-morand, chevalier de l’Ordre de Savoye, &c.
Où par plusieurs histoires et sous personnes de Bergers & d’autres
sont deduits les divers effects de l’honneste Amitié.
Troisiesme partie.
Reveuë, corrigée, & augmentée de beaucoup en cette derniere edition.
Dedié au Roy.
A Paris,
chez Olivier de Varennes, ruë S. Jacques, à la Victoire.
 
M. DC. XX.
Avec privilege du Roy.


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AU ROY


SIRE,

Cette Bergere qui s’oze presenter maintenant devant vos yeux, est celle là mesme qui autresfois prenant une semblable hardiesse, fut receuë avec tant de faveurs par HENRY LE GRAND, de tres-heureuse & tres-glorieuse memoire, Pere de vostre Majesté : J’avois creu en la luy dédiant, que cette ASTRée, que la sage Antiquité a tousjours prise pour la JUSTICE, se devoit offrir à celuy qui par ses armes luy avoit donné envie de descendre du Ciel, pour revenir dans les Gaules son ancienne & plus agreable demeure : Mais aussi tost qu’elle a ouy le nom de LÔYS, que V.M. porte, elle a incontinent jugé qu’elle estoit bien plus obligée de se donner toute à vous, SIRE, puis que par l’eslection d’une tres-heureuse destinée, s’il est vray que les LOIS soient une mesme chose que la JUSTICE, vostre nom glorieux & le sien, ne signifient qu’une mesme chose : celuy de LÔYS ne pouvant estre escrit, que l’on n’y lise aussi cette sacrée parole de LOYS. Considerant cette heureuse rencontre de vostre Nom, avec vostre loüable inclination : j’avouë que je l’ay prise pour un infaillible augure, que comme nous avons eu un HENRY LE GRAND, par qui la France chancelante avoit esté relevée & r’afermie, ou pour mieux dire, par qui estant perduë elle avoit esté reconquise ; de mesme nous verrons en nos jours un LÔYS LE JUSTE, qui luy rendra sa premiere splendeur, & la maintiendra en son ancienne Majesté, avec tant de prudence & d’équité, que ce Regne ne sera pas moins admirable ny redoutable, par les solides fondemens d’une durable Paix, que celuy qui est passé l’a esté par la force & par les armes. Dieu qui a tousjours maintenu la Couronne que vous portez avec de particuliers soings, par-dessus toutes les autres de la Terre, augmentera le nombre de ses Graces en V.M. tant que cette ASTRée sera en vostre ame & en vos desseins, & tant que l’espée que vous avez au costé ne sera employée que pour la maintenir, ou ne tranchera que par ses mains. Ne l’esloignez donc point de vous, SIRE : mais au contraire, à l’imitation de ce Grand Roy, Pere de V.M. aymez-la, & la cherissez avec une tres-certaine asseurance, que tant que vous reiglerez vos actions à son exemple, vous acquerrez une extreme Gloire par dessus tous les Princes de la Terre, une tres-grande Amour parmy vos Peuples, & une infinie benediction de la main de Dieu. Toute l’Europe attend ces effects de V.M. Tous les François les esperent, & tous vos bons & fideles subjects les souhaittent ; & moy, SIRE, en cette qualité, j’en supplie Dieu, avec tous ceux qui desirent la grandeur de vostre Couronne, le repos de vos Peuples, & la gloire de vostre Nom, comme celuy qui sera à jamais,

SIRE,

Tres humble, tres-fidele & tres-obeïssant serviteur & sujet de vostre Majesté,

HONORE D’URFE.


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L’AUTHEUR
A la Riviere de LIGNON.


Belle & agreable Riviere de LIGNON, sur les bords de laquelle j’ay passé si heureusement mon enfance, & la plus tendre partie de ma premiere jeunesse, quelque payement que ma plume ayt pu te faire, j’avoue que je te suis encore grandement redevable, pour tant de contentemens que j’ay receus le long de ton rivage, à l’ombre de tes arbres fueillus, & à la fraischeur de tes belles eaux, quand l’innocence de mon aage me laissoit jouyr de moy mesme, & me permettoit de gouster en repos les bon-heurs & les felici- tez que le Ciel d’une main liberale respandoit sur ce bien-heureux Pays, que tu arrozes de tes claires & vives ondes : mais il faut que tu croyes pour ma satisfaction, que s’il me restoit encore quelque chose avec laquelle je te pusse mieux tesmoigner le ressentiment que j’ay des faveurs que tu m’as faites, je serois aussi prompt à te la presenter, que de bon cœur j’en ay receu les obligations & les contentemens : Et pour preuve de ce que je dis, ne pouvant te payer d’une monnoye de plus haut prix, que de la mesme que tu m’as donnée, je te voüe & te consacre, ô mon cher LIGNON, toutes les douces pensées, tous les amoureux souspirs, & tous les desirs plus ardens, qui durant une saison si heureuse ont nourry mon ame de si doux entretiens, qu’à jamais le souvenir en vivra dans mon cœur. Que si tu as aussi bien la memoire des agreables occupations que tu m’as données, comme tes bords ont esté bien souvent les fideles secretaires de mes imaginations, & des douceurs d’une vie si desirable, je m’asseure que tu recognoistras aisément qu’à ce coup je ne te donne, ny t’offre rien de nouveau, & qui ne te soit desja acquis, depuis la naissance de la passion que tu as veüe commencer, augmenter & parvenir à sa perfection le long de ton agreable rivage ; & que ces feux, ces passions, & ces transports, ces desirs, ces souspirs, & ces impatiences sont les mesmes, que la Beauté qui te rendoit tant estimé par dessus toutes les Rivieres de l’Europe, fit naistre en moy durant le temps que je frequentois tes bords, & que libre de toute autre passion, toutes mes pensées commençoient & finissoient en elle, & tous mes desseins & tous mes desirs se limitoient à sa volonté. Et si la memoire de ces choses passées t’est autant agreable que mon ame ne se peut rien imaginer qui luy apporte plus de contentement, je m’asseure qu’elles te seront cheres, & que tu les conserveras curieusement dans tes demeures sacrées, pour les enseigner à tes gentilles Nayades, qui peut estre prendront plaisir de les raconter quelquefois, la moitié du corps hors de tes fraisches ondes aux belles Dryades, & Napées, qui le soir se plaisent à dancer au clair de la Lune parmy les prez qui emaillent ton rivage d’un perpetuel Printemps de fleurs : Et quand Diane mesme avec le chaste Chœur de ses Nymphes viendroit apres une penible chasse, despoüiller ses sueurs dans ton sein, ne fay point de difficulté de les raconter devant elles ; & sois asseuré, ô mon cher LIGNON, qu’elles n’y trouveront une seule pensée qui puisse offencer leurs chastes & pudiques oreilles. Le feu qui alluma cette affection fut si clair & beau, qu’il n’eut point de fumée, & l’embrazement si pur & net, qu’il ne laissa jamais noirceur apres sa brusleure en pas une de mes actions, ny de mes desirs.

Que s’il se trouve sur tes bords quelque ame severe, qui me reprenne d’employer le temps à ces jeunes pensées, maintenant que tant d’Hyvers ont depuis neigé dessus ma teste, & que de plus solides viandes devroient desormais repaistre mon esprit, Je te supplie, ô mon cher LIGNON, respons luy pour ma deffence, Que les affaires d’Estat ne s’entendent que difficilement, sinon par ceux qui les manient  : Celles du Public sont incertaines & celles des Particuliers bien cachées, & qu’en toutes, la verité est odieuse. Que la Philosophie est espineuse ; la Theologie chatoüilleuse, & les sciences traittées par tant de doctes personnages, que ceux qui en nostre siecle en veulent escrire courent une grande fortune, ou de desplaire ou de travailler inutilement, & peut estre de se perdre eux- mesmes, aussi bien que le temps & le soin qu’ingratement ils y employent. Mais qu’outre cela, il faut qu’elle sçache, que les nœuds dont je fus lié dés le commencement sont Gordiens, & que la mort seule en peut estre l’Alexandre, Que le feu qui me brusla est semblable a celuy qui ne se pouvoit estaindre que par la terre, & que celle de mon tombeau seule en peut estouffer la flame : de sorte que l’on ne doit trouver estrange si la cause ne cessant point, l’effet en continüe encore : que ny les Hyvers passez ny tous ceux qu’il plaira à mon destin de redoubler à l’avenir sur mes années, n’auront jamais assez de glaçons, ny de froideurs pour geler en mon ame les ardentes pensées d’une vie si heureuse : Ny je ne croiray point pouvoir jamais trouver une plus solide nourriture que celle que je reçois de son agreable ressouvenir, puis que toutes les autres qui depuis m’ont este diverses fois presentées, m’ont tousjours laissé avec un si grand desgoustement, & avec un estomach si mal disposé, que je tiens pour une maxime tres-certaine, LA PEINE, L’INQUIETUDE, ET LA PERTE DU TEMPS ESTRE DES ACCIDENS INSEPARABLES DE L’AMBITION. Et au contraire, AYMER, que nos vieux & tres-sages Peres disoient AMER, qu’est ce autre chose qu’abreger le mot d’ANIMER, c’est à dire, faire la propre action de l’Ame ? Aussi les plus sçavans ont dit il y a long temps, qu’elle vit plustost dans le corps qu’elle ayme, que dans celuy qu’elle anime. Si Aymer est donc la vraye & naturelle action de nostre ame, qui est le severe Censeur qui me pourra reprendre de repasser par la memoire les cheres & douces pensées des plus agreables actions que jamais ceste Ame ayt produit en moy ? Que personne ne trouve donc mauvais si je m’en ressouviens aussi long temps que je vivray : & de peur que mesme par ma mort elles ne cessent de vivre, je te les remets, ô mon cher & bien aymé LIGNON, afin que les conservant & les publiant, tu leur donnes une seconde vie, qui puisse continuer autant que la source eternelle qui te produit, & que par ainsi elles demeurent à la posterité aussi longuement que dans la France l’on parlera François.

Le Privilege du Roy est inseré à la
fin du Livre.


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ODE
A LA RIVIERE
DE LIGNON

Par le Sr. de Baro.


Lignon qui par un doux murmure
Charmes les soucis plus cuisans,
Pour te guarantir de l’injure
Et de la puissance des ans :
Urfé faict voir à tout le monde
Tant de merveilles de ton onde,
Et tant de beautez, que je croy
Que par sa plume glorieuse,
Il rendra la mer envieuse
Et ses eaux jalouses de toy.

Aussi les bords que ton rivage
Esmaillé de belles couleurs,
Par un miracle de nostre aage,
Ont moins de roseaux que de fleurs :
Et les beaux yeux de tes Bergeres
Plus divines que boccageres,
Bruslent nos cœurs : mais tellement
Que tu peux benir la fortune,
Si l’eau que tu dois à Neptune
S’oppose à cet embrasement.

Encor seroit-il impossible
A cet Element d’empescher,
Que ton cœur ne receust sensible
Les traicts qu’elles sçavent lascher :
Mais considerant leur visage,
La crainte de vivre en servage
Donne des aisles à tes pas,
Et faict que tu fuys leur presence,
Pour rencontrer plus d’asseurance
Dans la mer que dans leurs appas.

Combien de fois la jalousie
M’a faict souhaitter de pouvoir
Gouster les douceurs de la vie,
Dont tu jouys sans le sçavoir ?
Poussé de ce desir extreme
J’ay dict mille fois en moy-mesme ?
O Dieu dont j’adore le nom
Fais à mon Amour ceste grace,
Que Lignon occupe ma place :
Ou bien moy celle de Lignon.

Jamais la clairté de mon onde
Ne s’esloigneroit de ces lieux,
Pour chercher ailleurs vagabonde
Des objects qui luy pleussent mieux :
Car ravy de les voir si belles
Je serois paisible pres d’elles,
Autant que dureroit le jour,
Et puis soubs une nuict contraire
Nous porterions à nostre mere
Pactole l’or, & moy l’Amour.

Les vents de leurs fortes haleines
N’estonneroient plus les Zephirs :
Mais seroient pour plaindre mes peines
Changez en amoureux souspirs.
Que si quelquesfois ma frisure
Bien que sans point faire d’injure
S’eslevoit par des tourbillons,
C’est que foible pour tant de flamme,
Le feu qui brusleroit mon ame
Seroit cause de ces bouïllons.

Mais qu’est-ce que me represente
La vaine ombre de ces plaisirs,
Il ne faut esloigner l’attente,
Comme en estouffer les desirs,
Car je sçay (s’il est necessaire,
Qu’un souhait bien que temeraire
Desormais me serve d’object)
Qu’il faut que mon ame ravie,
Juge digne de son envie
Plustost l’Autheur que le subject.

Ainsi Lignon si dans toy-mesme
Tu retiens quelque sentiment,
Admire la faveur extreme
Qu’Urfé te faict en t’estimant :
Et afin que l’ingratitude
Ne soit le prix de son estude,
Prise le beau feu qui l’éprit,
Et confesse dans tes limites,
Que tu tiens ce que tu merites
De sa plume & de son Esprit.


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LE
PREMIER
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.


Depuis que la deliberation fut faite parmy les bergeres de Lignon, d’aller dans trois jours toutes ensemble visiter la desguisée Alexis, Amour qui se plaist à tourmenter avec de plus cuisantes peines, ceux qui le servent, & qui l’adorent avec plus de perfection, commença de faire ressentir à la bergere Astrée de certaines impatiences, qui se pouvoient dire aveugles, & des quelles elle eut pu malaisément donner quelque bonne raison : car l’on en eust bien peut-estre trouvé quelqu’une au violant desir qu’elle avoit de voir Alexis, parce qu’on luy avoit rapporté que son visage ressembloit à celuy de Celadon, si la resolution de l’aymer n’eust point d’abord preocupé l’esprit de cette sage fille, ou plustost si cette resolution n’eust point esté devancée par une amour desja grande & impatiente : & sans doute l’on peut dire qu’elle estoit née cette nouvelle Amour, puis que tous les effects qu’une naissante affection a accoustumé de produire, se trouvoient dés lors en l’ame de cette nouvelle Amante, de sorte que les trois jours qui avoient esté pris pour faire ce tant aggreable voyage, & qu’elle nommoit trois siecles de longues & fascheuses années, luy sembloient si longs, qu’elle eut bien voulut que sa vie eut esté d’autant abregée, pourveu que le jour si desiré vint tant plustost luy donner le contentement qu’elle esperoit : Mais lors qu’Alexis sceut par son frere, que veritablement Astrée devoit la visiter dans si peu de temps, quel sursaut fut celuy de cette déguisée Druyde ? Elle ressentit tout à coup deux bien differentes passions, encores qu’un mesme sujet les eut produites dedans une mesme ame : sa joye ne fut pas petite de penser que dans si peu de jours elle joüyroit de l’agreable veuë de sa bergere, & pourroit l’entretenir, encore que sous ces habits empruntez : mais sa crainte n’estoit guere moindre, quand elle pensoit que si elle estoit recognuë, sa maistresse auroit occasion de l’accu ser de desobeyssance, & d’avoir contrevenu à ses commandemens, faute qu’elle n’eust voulu commettre pour la perte mesme de sa vie, & reproche qu’elle n’eust pu souffrir sans la mort : Car ayant conservé son affection jusques en ce temps-là, pure & exempte de toute sorte de blasme, elle eut beaucoup plustost choisi de n’estre plus, que de la noircir de la moindre tache d’infidelité, ou de peu de respect : Et toutesfois suivant la coustume de ceux qui ayment bien, elle retenoit plus souvent ses pensers sur les agreables images que son espoir lui representoit, que sur celles de la crainte, si bien qu’elle commença de trouver le terme de trois jours trop reculé, & accusoit en son impatience ceux qui l’avoient ainsi ordonné sans raison.

Que si Leonide qui sçavoit tous les secrets de son cœur, & qui sembloit estre destinée à n’avoir jamais ce qu’elle desiroit, mais à contribuer seulement toute sa peine, & toute son industrie au contentement d’autruy, n’eut par ses doux entretiens, & par ses complaisances ordinaires accourcy la longueur de ses jours ennuyeux, elle eut passé sans doute une assez fascheuse vie : Mais combien cette attente eust-elle esté beaucoup plus difficile à toutes deux, si le berger eust sceu l’impatience d’Astrée, & si Astrée eust esté asseurée que ce n’estoit pas la ressemblance de son berger : mais son berger mesme qu’elle verroit où elle alloit chercher cette Druyde ? Et considerez combien Amour est mauvais maistre, & combien il paye mal la peine de ceux qui le servent : il donne à ces Amants tout ce qu’ils sçauroient desirer, car il fait qu’ils meurent d’amour l’un pour l’autre, & il n’y a point de desir en leur ame plus ardent que celuy de cette reciproque volonté : mais comme s’il estoit jaloux que les humains jouyssent de ces contentemens, qui sont les plus grands que les Immortels puissent avoir, il veut qu’ils ignorent le bien qu’il leur fait, & que dans cette ignorance ils n’en jouïssent point. Car Celadon ayant esté si cruellement condamné à un eternel bannissement, que pouvoit-il accuser de cette injustice, que le changement de l’amitié de sa Bergere ? Et Astrée l’ayant veu precipiter dans les eaux de Lignon ; & depuis ayant eu opinion que son esprit estoit revenu vers elle lors qu’elle dormoit, que pouvoit-elle penser, sinon que l’amour du Berger n’ayant pu souffrir la cruauté de son commandement, il avoit recouru à la mort pour fuir l’insupportable sentence de son courroux ? Et cette consideration la tourmentoit de si grands repentirs, qu’elle estoit fort peu souvent seule, qu’incontinent les souspirs ne tesmoignassent le regret de son ame : & les larmes, le cuisant desplaisir qu’elle en avoit.

Le jour en fin tant impatiemment desiré fut devancé & par cette nouvelle Druyde, et & par la nouvelle Amour d’Astrée, parce que toutes les deux ne pouvant attendre le lever du Soleil, sortirent du lict dés la premiere clarté de l’Aurore. Celadon qui fut le plus diligent, ne pouvant trouver repos dans les plumes du sien, & accusant le Soleil d’être paresseux, appelloit & con juroit l’Aurore d’ouvrir promptement les portes du Ciel, afin de donner commencement à ce jour bien-heureux, & si longuement attendu : & parce que sa lumiere ne paroissoit point encore, il chanta dans le lict mesme tels vers.


SONNET
Sur une attente.


O Moments paresseux trainez si lentement :
O jours longs à venir, longs à clorre vos heures,
Qui vous tient endormis en vos tristes demeures ?
Vous souliez autresfois couler si vistement.

O Ciel qui traines tout avec ton roullement,
Et qui des autres Cieux les cadences mesures,
Dy moy qu’ay-je commis, & par quelles injures
T’ay-je fait allantir ton leger mouvement ?

Moments vous estes jours, jours vous estes années,
Qui de vos pas de plomb n’estes jamais bornées,
Que les siecles plus longs vous n’alliez égalant.

Penelope de nuict deffaisoit sa journée,
Je croy que le Soleil va ses pas rappellant
Pour prolonger le jour, & ma peine obstinée.

Cependant que le berger se plaignoit de ceste sorte, le temps s’escouloit, & peu à peu faisoit approcher l’heure de la premiere clarté du jour, qui ne donna pas si tost par les vitres dans sa chambre, que de berger devenu Druyde, en prenant les habits d’Alexis, elle laissa le nom de Celadon pour celuy de la fille d’Adamas. Trop heureuse en ce changement si elle eut pu aussi se despoüiller de la passion qui la faisoit déguiser de cette sorte ! Mais le cœur de Celadon, qui sous ces habits empruntez, ne laissoit de luy demeurer dans l’estomach, n’eut jamais consenty à ce change, non pas mesme quand la mort l’eut voulu ravir du lieu où il estoit. Vestu donc des habits d’Alexis, aussi tost que la porte du logis fut ouverte, il s’en alla tout seul dans un petit boccage qui regardoit sur la plaine, & d’où se pouvoit remarquer presque tout le cours de la delectable Riviere de Lignon : mais aussi-tost qu’il y eut jetté les yeux dessus, combien les arresta-t’il promptement sur l’endroit où demeuroit Astrée, & se representant l’heureuse vie qu’il avoit passée en ce mesme lieu, lors qu’en ses propres habits, & non point sous un nom emprunté, il luy estoit permis d’estre auprés de sa bergere. Que de souspirs luy desroba cette pensée, & que d’agreables souvenirs luy remit-elle en la memoire ! Il s’alloit une à une redisant les favorables responces, qu’à diverses fois sa bergere luy avoit faites, lors que quelquefois pressé d’amour il la supplioit de luy donner quelque asseurance de sa bonne volonté, ou quand la crainte le geloit, de peur qu’en fin la haine de leurs parens ne prevalut par dessus ses services ; là ne furent oubliées les traverses d’Alcipe & d’Hippolyte, ny les contrarietez d’Alcé, ny le courroux de leurs parens, ny les longs voyages qu’on luy avoit fait faire, ny les finesses que l’Amour luy avoit enseignées, ny la constance qu’Astrée avoit tousjours fait paroistre en toutes les difficultez qui s’estoient presentées, ny bref une seule chose qui luy pust tesmoigner qu’elle l’avoit aymé. Et apres considerant ce qui luy estoit avenu, lors qu’elle le bannit de sa presence, & cherchant des yeux le lieu malheureux où il receut cette rigoureuse ordonnance : Le voilà bien, dit-il, le monstrant du doigt, l’endroit destiné à me ravir tous mes contentemens, & à donner naissance à tous mes ennuis : Mais, s’escrioit-il apres estre demeuré quelque temps les bras croisez & sans dire mot, Mais est-il possible que d’une si grande affection il soit procedé une si grande hayne, d’une si grande constance un si grand changement, & d’un si grand bonheur un desastre si peu attendu ? Et lors se taisant comme s’il eust consideré avec admiration la difference qu’il y avoit de sa vie passée à celle qu’il alloit trainant ; Et bien, reprenoit-il un peu apres, & bien elle est veritablement tres-grande cette difference que tu admires, mais tu en dois estre moins estonné, de voir que tu sois encore en vie, apres avoir perdu tout ce qui te pouvoit donner quelque volonté de vivre.

Astrée cependant qui de toute la nuict n’avoit pu clorre l’œil, ne vit pas plustost paroistre la premiere blancheur de l’Aurore, que se jet tant à bas du lict, elle s’habilla en diligence, & s’en alla avec la mesme haste trouver ses compagnes, qui n’ayans pas tant de passion qu’elle, reposoient aussi avec moins d’inquietude : Et quoy qu’en y allant elle vid Silvandre au carrefour de Mercure, qui estoit couché dessus les marches du Terme ; si est-ce que pour ne perdre un moment de temps, elle ne voulut parler à luy, à fin d’estre plustost vers ces deux cheres amies, qu’elle croyoit bien encores treuver endormies, mais qu’elle esperoit de faire haster tant plustost qu’elle y seroit. Et d’effect les ayant treuvées bien avant encores dans leur sommeil (car expressément ce jour elles avoient couché ensemble) elle les éveille, les appelle paresseuses, & pour leur donner occasion de se lever plus promptement, leur jette en terre & couvertes & linceuls, les laissant beaucoup plus estonnées de voir faire une telle action à cette Bergere, que non pas de se trouver nuës dessus le lict : mais elle estoit excusable, puis qu’une plus forte passion que n’estoit pas son humeur l’y contraignoit. O Silvandre ! que tu eusses eu d’obligation à cette Bergere, si interrompant tes pensées elle t’eust emmené avec elle pour tesmoing de cette action ? Juge quel effect cette veuë eust causé en toy, puis qu’Astrée voyant ces beautez en demeura ravie ? Et dit en souspirant, Ha ! Diane, si vous eussiez esté la troisiesme dans le Temple, pour certain Celadon vous eust donné la pomme, & ce jour-là n’eust pas esté le commencement de nostre malheureuse amitié. Astrée, luy respondit-elle, vous estes à ce matin si peu sage, que je ne sçaurois croire vostre jugement estre bon : aussi est-ce le moindre de mes soucis, que celuy de la beauté, n’y ayant plus rien au monde qui me la puisse faire desirer. Si est-ce, respondit Astrée, que venant icy, j’ay rencontré une personne, qui, je m’asseure, esliroit plustost la mort, que de souffrir la continuation de cette volonté en vous : Et si vous l’aviez veu comme moy, renversé dessus les marches du Terme de Mercure, les bras croisez, & les yeux tendus contre le Ciel, vous croiriez que je ne ments pas. Je sçay bien, dit-elle, que vous voulez parler de Silvandre : mais, ma sœur, ne sçavez-vous que c’est par gageure ? Les feintes, repliqua Astrée, ne donnent jamais de si veritables passions, & tenez moy pour la plus ignorante personne du monde en ceste science, si Silvandre ne vous aime passionnément, & si cette amitié, quelque traictement que vous luy puissiez faire, ne l’accompagne dans le cercueil : Car ces personnes melancoliques, & qui sont lantes & tardives à aimer, quand une fois elles s’esprennent, jamais plus leur amour ne s’esteint. Je vous avouë, ma sœur, respondit Diane, que dés le commencement que cette gageure se fit, j’eus cette mesme apprehension ; & n’eust esté que je cogneus que vous le vouliez ainsi, jamais je n’y eusse consenty, sçachant assez combien ces feintes sont dangereuses, & combien sont importuns la pluspart de ceux qui aiment, desquels ordinairement l’opiniastreté procede de vouloir vaincre ce qu’ils jugent de plus malaisé : mais puis que le mal de ce Berger est procedé de la permission que vous luy avez fait avoir de moy, je suis resoluë qu’aujourd’huy sera le dernier jour qu’il en aura le congé : car en la presence d’Alexis & de Leonide, je donneray le jugement de Philis & de luy : aussi bien les trois Lunes sont escoulées, & le retardement que j’y ay mis n’a esté que pour le desir que j’avois que la Nymphe vist la fin de cette action, comme desja elle avoit assisté au commencement. Astrée se teut pour ne luy desplaire : mais Philis prenant la parole. Et quoy ma sœur, luy dit-elle, avez vous opinion que quand vostre jugement sera donné, s’il vous ayme, il cesse de vous aymer ? J’ay opinion, respondit Diane, qu’il ne parlera pas à moy de la sorte qu’il a fait, & que s’il m’ayme, il en aura toute la peine. O Diane, repliqua Philis, que vous l’entendez mal : A cette heure vous pouvez feindre, que tout ce qu’il vous dit, c’est pour nostre gageure, au lieu que quand cette excuse n’y sera plus, vous serez obligée de recevoir ses paroles à bon escient. Je sçay bien, reprit Diane, que ce que vous dites est vray : mais s’il parle à moy autrement qu’il ne doit, je le traitteray en façon qu’il n’y retournera pas la seconde fois. Philis alors se mettant à rire, O ma compagne, luy dit-elle, nous en avons bien veu d’autres qui avoient faict ces mesmes resolutions, & qui en fin ont esté contraintes de les changer : car dites moy je vous supplie, s’il continuë à vous en parler apres la premiere defence que vous luy en ferez, que sera-ce pour cela ? le tuerez-vous s’il y contrevient ? Je ne le tueray pas, respondit Diane, mais je parleray bien à luy, de sorte que s’il m’ayme, il craindra de ne me plus importuner, & s’il ne m’ayme pas, il plaindra la peine de feindre plus avant. Au contraire, luy repliqua Philis, s’il ne vous ayme pas, il ne se souciera guere de vous déplaire, & s’il vous ayme, son affection l’empeschera de vous obeyr en ce qui contrevient à son amour : car, ma sœur, soyez asseurée qu’une violente passion peut bien estre contrariée, mais non pas effacée entierement : vous verrez qu’il obeyra peut-estre quelque temps à vos rigoureuses deffences : mais peu apres il rompra toutes considerations, & comme un torrent qui rencontre en son cours quelques empeschemens, au commencement s’arreste, puis peu à peu se renforçant, non seulement il emporte cette deffence, mais surmontant ses propres bords, inonde, & assable tous les champs d’alentour ; De mesme dis-je, vous verrez qu’apres s’estre contraint quelques jours, son affection l’emportera par-dessus toutes vos deffences, & Dieu vueille que ce ne soit avec tant de violence que chacun ne le recognoisse. Et si cela avient, comme vous devez croire qu’il aviendra, qu’est-ce que vous luy ferez de plus, que de renouveller encores ces premieres deffences ? Je veux bien qu’elles soient plus rigoureuses, mais en fin ce ne seront que des paroles, & croyez moy qu’elles ont fort peu de force sur ceux qui aiment, comme je croy que fait Silvandre. Ma sœur, adjousta froidement Diane, je n’ay encores jamais veu de ces opiniastres dont vous parlez, & quand j’en ren contreray, je chercheray les moyens de m’en défaire, ne croyant pas que le Ciel nous ait fait si miserables, que nous ayant desnié la force, il ne nous ait donné la prudence pour nous pouvoir conserver. Ainsi alloient discourant ces belles Bergeres cependant qu’elles s’habilloient, & desja estans prestes, apres avoir donné la charge de leurs trouppeaux à quelques jeunes enfans qui demeuroient au logis, elles s’acheminerent au carrefour de Mercure, où chacun se devoit assembler, pour apres s’en aller au Temple de la bonne Deesse, & de là vers Alexis. Silvandre avoit devancé tous les autres, comme celuy qui n’avoit contentement que quand il voyoit Diane, ou quand, sans estre interrompu, il pouvoit entretenir ses pensées. Lors qu’elles y arriverent, ce Berger chantoit, & estoit tellement ravy en son imagination, qu’encores qu’elles fussent tout aupres de luy, si est-ce qu’il ne les appercevoit point. Les paroles qu’il disoit estoient telles :


SONNET,
Qu’il ayme en lieu trop haut.

Mon cœur qui t’eslevant d’un vol trop temeraire,
Ne vois de ton desir la fole trahison,
Et qui sans y penser avales le poison
Sous un sucre trompeur, que penses-tu de faire ?

Mon cœur ne vois-tu pas qu’il seroit necessaire
Pour trouver quelquefois à ton mal guerison,
De nous hausser plus haut que ne veut la raison,
Ce garçon imitant, qui ne creut à son pere.

Je voy bien que tu dis, qu’en un sujet si beau,
Il vaut mieux que la mer nous serve de tombeau,
Et qu’Amour dans la perte a mis la recompense.

O mon cœur ! il est vray, je ne t’en dédis pas :
Mais pour n’estre deceus, n’ayons donc esperance
De nul autre bon-heur, que de ce beau trespas.


Diane le voyant en cest estat, cogneut bien qu’Astrée & Philis luy avoient dit la verité, & qu’il se preparoit un grand combat pour elle, parce que depuis la mort de Filandre, elle n’avoit jamais eu ressentiment de bonne volonté, que pour ce Berger. Et toutesfois ne pouvant souffrir que Silvandre la servist, pour estre une personne incognuë, elle se voyoit contrainte d’user d’extreme rigueur contre l’affection de ce Berger, & peut-estre en quelque sorte contre la sienne propre. Durant ces pensées, Philis qui aymoit Silvandre, depuis qu’en partie il avoit esté cause de faire cesser la jalousie de Lycidas, en eut pitié, & se tournant vers Diane, luy dict fort bas en l’oreille. J’avouë, ma maistresse, que ce berger vous aime mieux que moy, & je crains fort que si vous estes juste juge, je ne perde ma cause. Et parce que Diane ne luy respondit rien, ayant l’esprit diverty ailleurs, lors qu’il eust finy ses vers, elle feignit, selon sa coustume, de le vouloir contrarier. Et quoy, Berger, dict-elle en le surprenant, faites-vous si peu de conte de la compagnie qui est icy, que vous ne daignez seulement la regarder ? Silvandre s’estant esveillé à cette voix, car il estoit dans ses pensées, comme dans un profond sommeil, se releva promptement, & apres avoir salüé ces Bergeres : J’avouë, dit-il, à ce coup, que Philis m’a obligé, encores peut-estre que son intention ait esté au contraire. Vostre ingratitude, respondit Philis, est si grande envers moy, que je ne conseilleray jamais personne de vous obliger, puis que vous le recognoissez si mal. Et puis continuant, Est-ce ainsi Berger, dit-elle, que vous me remerciez de la peine que j’ay prise de vous advertir de vostre devoir, en vous faisant avoir la veuë de ce que vous dites que vous aymez ? Quand ce ne seroit que l’incivilité dont vous usiez, en ne rendant l’honneur à ces Bergeres que vous leur deviez, encores me seriez vous infiniment redevable, & devriez user d’autre recognoissance que vous ne faites. Silvandre respondit froidement à cette Bergere, Vous me faictes souvenir, Philis, de ces chevres, qui apres avoir remply le vaze de leur laict, donnent du pied contre, & le cassent : car m’ayant en quelque sorte obligé, vous rompez cette obligation par les reproches dont vous usez envers moy ; & d’autant qu’elles me sont aussi difficiles à supporter, qu’il m’est impossible de ne recognoistre une grace lors que je l’ay receuë, je suis contraint de leur respondre, apres avoir avoüé encor une fois pour ma satisfaction que je vous suis redevable, mais non pas tant que vos paroles nous veulent persuader : car qu’est-ce que je vous dois, & qu’avez-vous fait pour moy ? cela mesme que feroit l’aboy de Driopé, si quelqu’un survenoit quand Diane est endormie. Je confesse toutesfois que la peine que vous y avez prise merite d’estre recognuë, mais quelle recognoissance vous doit-on ? celle-là mesme que Diane a accoustumé de faire à son cher Driopé, lors qu’il a faict quelque chose qui luy a esté agreable ? que si vous luy demandez quelle elle est, elle vous dira que pour toute recompense elle luy met la main sous le menton, l’approche de sa joüe, & luy donne deux ou trois petits coups sur la teste : Puis que vous n’avez rien fait davantage pour moy, vous devez estre contente du mesme payement. Astrée & Diane ne se peurent empescher de rire de cette plaisante responce, & Lycidas mesme qui y estoit survenu en mesme temps, lors que Diane ayant repris son haleine, dit à Silvandre, Encores oubliez vous, Berger, que quelquefois pour le caresser d’avantage, je luy crache au nez. S’il ne tient qu’à cela, ma maistresse, dict Silvandre, que je ne sorte de l’obligation que je luy ay, j’y satisferay tout à cette heure : & à ce mot il s’avança, faisant semblant de luy vouloir prendre le dessous du menton, mais elle se recula, & feignant un visage severe, dit au Berger, Si vous satisfaites à toutes vos debtes avec mesme monnoye, je suis d’avis que ceux à qui vous devez vous en quittent aussi bien que je fay, puis que le payement en est si mauvais : & toutesfois, ingrat, si ne pouvez vous nier que l’obligation que vous m’avez ne soit grande, quand ce ne seroit que pour avoir changé vos fascheuses pensée. en la veuë de cette belle Diane. Cette obligation, dit-il, est grande, si vostre intention est telle que vous la dites : mais parce que tout present qui vient de l’ennemy, peut estre soupçonné de trahison, pourquoy ne diray-je qu’en ce bien que vous m’avez fait, vostre dessein a esté tout au contraire ? Et quel, repliqua Philis, pourroit-il avoir esté ? Vous avez peut-estre pensé, dit-il, que les rigueurs de ma Maistresse, me donneroient plus de peine que l’incertitude de mes pensées, ou bien, parce que vous sçavez que plus on void la chose aymable, & plus l’amour s’en augmente : vous avez creu ne me pouvoir faire mourir plus promptement qu’en me faisant voir cette Bergere, afin d’en faire de sorte augmenter ma flamme, qu’il n’y ait plus d’esperance de salut pour moy. Mais Philis, ne croyez pas que je refuse cette mort, puis que je sçay bien que je ne la puis eviter, & qu’il n’y a vie qui soit plus desirable.

Cette dispute eust bien plus longuement duré entre ce Berger & cette Bergere, n’eust esté qu’ils virent desja assez pres d’eux une grande trouppe, qui se venoit assembler au carrefour de Mercure, pour de là s’en aller tous ensemble voir Alexis. Et parce que pour se desennuyer ils alloient chantant tour à tour, Silvandre se teust pour escouter un Berger, qui disoit tels vers, & lesquels il sembloit que Diane fut bien aise d’escouter, tant pour la douceur de la voix de celuy qui les chantoit, que pour mettre fin à leur discours avant que toute la trouppe fut arrivée.


STANCES
Contre une Bergere inconstante.

I.

Esprit plus dangereux que la mer n’est à craindre,
Et de qui l’amitié m’apprend à desaimer :
N’esperez que vos feux puissent plus r’allumer
Ce qu’ils pûrent estaindre :
C’est un peu sage Nocher,
Qui battu de mesme orage,
Contre le mesme rocher
Se perd d’un second naufrage.

II.

Vous estes plus glissant qu’un glacé precipice,
Plus on vous veut serrer, & moins on vous estraint :
Malheureux est celuy que le Ciel a contraint
A vous faire service :
Vous estes pour son tourment,
Luy Sisiphe, & vous la roche
Qui retombe incessamment,
Quand du sommet elle approche.

III.

Vostre ame qui sans chois brusle de toute flame,
Sous tant de divers feux estouffa mon ardeur,
Par un contraire effect, produisant la froideur
Dont se gele mon ame :
Par des contraires, en l’air
On oit gronder le tonnerre,
Qui devancé d’un esclair
Fait trembler toute la terre.

IIII.

Ce n’est donc sans raison, si dénouant mes chaines,
Je sorts de la prison où j’ay languy pour vous :
Je vivray bien contant de faire voir à tous
Que vos armes sont vaines :
Et pour marque de vainqueur,
Je paindray pour mes trophées
Des flames dessous un cœur :
Mais des flames estouffées.

Ce Berger qui chantoit, fut bien tost recogneu pour estre Corilas, qui se souvenant encores des tromperies de Stelle, ne pouvoit cacher la haine que veritablement il avoit conceuë contre elle. D’autre costé, la Bergere apres l’avoir recherché, & recogneu qu’elle y perdoit son temps, changea aussi son amitié en haine : Ce qui estoit tellement recogneu de chacun, que l’on les nommoit ordinairement les amis ennemis : à ce coup la Bergere ne luy respondit point, parce qu’au mesme temps qu’elle voulut ouvrir la bouche, Hylas se mit à chanter tels vers, qui sembloient avoir esté faicts aussi bien pour sa deffence, que pour celle de l’humeur du berger qui les chantoit.


SONNET,
D’aymer en divers lieux.

Si l’Amour est un bien comme on nous faict entendre,
Le bien communiqué, ce me semble, vaut mieux.
Qui sera le Timon severe & sourcilleux
Qui reprendra le mien, plus je pourray l’estendre ?

Si c’est un mal aussi, qui me sçauroit deffendre
De finir promptement ce qu’on dit vicieux ?
Soit donc ou bien ou mal d’aymer en divers lieux,
Ou de cesser d’aymer, nul ne me peut reprendre.

Les Cieux s’aiment entr’eux, & d’un lien d’aimant
L’un avec l’autre Amour estraint chasque Element.
Et n’aymeray-je pas, ne voyant rien qui n’ayme ?

La Nature en changeant se rend belle çà bas.
Rien n’est en l’Univers qui ne change de mesme :
Et voyant tout changer, ne changeray-je pas ?

A ces dernieres paroles cette troupe se trouva si pres d’Astrée & de ses compagnes, qu’elles se vindrent salüer & donner le bon-jour, & par ainsi l’on cessa de chanter pour se demander des nouvelles les unes aux autres, & sçavoir comme la nuict avoit esté passée parmy elles : un seul Hylas faisoit paroistre de ne se guere soucier de tout ce qu’elles faisoient, & s’adressant à Silvandre : Eh mon amy, luy disoit-il, & n’y a-t’il personne icy qui sçache aymer que moy ? Que s’il y en a quelque autre, à quoy vous amusez vous tous de perdre ainsi le temps en ces petites niaiseries, au lieu de l’employer à s’en aller vitement vers la belle Alexis ? Je m’asseure, respondit Phylis, qui l’ouyt, que nous y serons assez tost pour avoir le loisir d’y employer toute ta constance : Vous vous trompez, mon ennemie, respondit Silvandre, il a raison de nous haster, autrement il est dangereux que la fin de son amour ne devance le commencement de nostre voyage. Tu penses peut-estre, dict Hylas, me blasmer fort, en disant que je n’ayme pas long-temps ; & au contraire je tiens que c’est l’une des plus grandes loüanges que tu me puisses donner : car dy-moy Silvandre, celuy qui en un quart-d’heure fait plus de chemin qu’un autre en tout un jour, n’est-il pas estimable ? & le Masson qui bastit une maison en un mois, qu’un autre n’oseroit entreprendre en un an, n’est-il pas tenu pour meilleur maistre ? Si tu voulois rendre, respondit Silvandre, ton Amour un laquais, je pense que plus il pourroit aller viste, & plus il seroit estimable : mais pour le Masson duquel tu parles, tu te trompes Hylas, à croire celuy qui se diligente le plus estre le meilleur artisan : car ce nom doit estre donné à celuy qui faict le mieux ce qu’il entreprend, & non pas à qui s’en depesche plustost, parce que ceux cy gastent presque ordinairement l’ouvrage où ils mettent les mains. Hylas vouloit respondre lors que toute cette belle compagnie commença de s’acheminer vers le temple de la bonne Deesse, où Chrisante les attendoit à disner, parce que cette venerable Druyde ayant sçeu leur deliberation, & voulant elle aussi rendre ce devoir à la belle Alexis, elle avoit prié ces belles & discrettes bergeres de passer à Bon-lieu, affin de se mettre dans leur trouppe. Les bergeres qui creurent cette compagnie leur estre fort honorable, ne luy voulurent refuser ceste requeste ; & par ainsi Silvandre à ces dernieres paroles rompit compagnie à l’inconstant Hylas, pour prendre Diane sous les bras, & luy aider à marcher, plein de contentement de se voir aupres d’elle sans que Paris y fut : Que si alors la deguisée Alexis eut eu la veuë assez bonne, elle les eut bien pu voir partir du carrefour de Mercure, parce qu’estant en ce petit boccage relevé, elle n’avoit jamais pu oster les yeux de l’endroit où elle pensoit que fut alors la belle Astrée, si ravie en ses pensées, qu’il sembloit que sa veuë fut at tachée où elle regardoit, sans faire autre action qui montrast qu’elle fut en vie, sinon qu’elle respiroit, ou pour mieux dire souspiroit de tant en tant.

Cette pensée l’eust longuement entretenuë si Leonide ne l’en eust divertie : Ceste Nymphe qui ne pouvoit assez bien amortir ces flames qui la souloient brusler pour Celadon, se plaisoit de sorte en la compagnie d’Alexis, qu’elle ne l’abandonnoit que le moins qu’il luy estoit possible. Et parce que le sage Adamas avoit bonne memoire de ce que Silvie luy en avoit dit, encores qu’il recogneust assez l’extréme affection que le berger portoit à la belle Astrée, si ne pouvoit-il s’empescher de vivre en une peine extréme, sçachant bien que sa niepce n’estoit pas si peu agreable, qu’elle ne peust pour quelque temps faire oublier à un jeune cœur tous les devoirs de la loyauté : Et ceste consideration eust bien eu tant de force sur luy, que jamais il n’eust permis que ce jeune berger fust entré en sa maison, sous le nom & les habits de sa fille Alexis, si l’Oracle ne luy eust promis que quand Celadon auroit son contentement, sa vieillesse aussi seroit contente pour jamais : car y estant si fort interessé, il choisist plustost la peine de veiller de pres les actions de l’une & de l’autre, que de perdre le bien que le Ciel luy en promettoit. Et parce qu’il ne pouvoit tousjours estre aupres d’elles, d’autant que les affaires & domesticques & publicques l’appelloient bien souvent ailleurs, il avoit commandé à Paris de ne les abandonner que le moins qu’il pourroit, de peur qu’Alexis ne s’ennuyast si elle demeuroit seule.

Ce matin, aussi tost qu’il sceut qu’elles estoient hors du logis, & que Paris trop long à s’habiller n’estoit avec elles, il sortit incontinent apres, & suyvant sa niepce, fut presque aussi tost qu’elle dans le boccage, où Alexis avoit desja quelque temps entretenu ses pensées. Le bruit que la Nymphe fit en arrivant fut cause que Celadon tourna le visage vers elle, & qu’il aperceut la venuë du Druide, à qui elle portoit un si grand respect, qu’encores qu’elle eust mieux aimé demeurer seule pour avoir plus de commodité de penser en Astrée.: si est-ce que feignant le contraire, elle l’alla treuver & luy donner le bonjour, avec un visage plus joyeux que de coustume, dequoy Adamas s’estant pris garde, apres luy avoir rendu son salut, il luy dict, Que le bon visage qu’il luy voyoit à ce matin, luy estoit un presage que ceste journée luy seroit heureuse. Dieu vueille, mon Pere, respondit Alexis, que vous en receviez du contentement : car quant à moy je n’en espere point que par ma mort : que si vous me voyez plus joyeuse que de coustume, c’est que tous les jours que je paracheve, il me semble avoir aproché d’autant la fin du supplice que la fortune m’a ordonné ; imitant en cela ceux qui sont contraints de faire un long & penible voyage, & qui tous les soirs quand ils sont arrivez à la fin d’une journée, content la quantité des lieuës qu’ils ont faictes, leur semblant que c’est autant de diminué de la peine qu’ils doivent avoir. Le Druide luy res pondit froidement : Mon enfant, ceux qui vivent sans esperance d’allegement en leurs miseres, offensent non seulement la providence de Tautates, mais aussi la prudence de ceux qui ont pris le soing de leur conduite : Et en cela j’aurois occasion de me plaindre doublement de vous, d’un costé pour le tiltre de Druide que j’ay en ceste contrée, à cause de l’offense que vous faites à Dieu, & de l’autre, comme Adamas, de celle que vous me faites, puis que l’Oracle vous a remis entre mes mains. Mon Pere, respondit Alexis, je serois tres-marry d’offencer nostre Tautates, ny vous aussi : & si mes paroles n’ont peu me bien expliquer, je vous diray que mon intention n’a pas esté de douter de la providence de nostre grand Dieu, ny de vostre prudence : mais ouy bien de croire que sa volonté n’est pas de me donner jamais contentement tant que je vivray, & que mon malheur est si grand qu’il surpasse toute la prudence des humains. Il faut que vous sçachiez, reprit Adamas, que la mécognoissance d’un bien receu, faict bien souvent retirer la main du bien-faicteur, & la rend plus chiche qu’elle n’estoit auparavant : Prenez garde que vous ne soyez cause que le Ciel en fasse de mesme, car vous recognoissez si mal celuy qu’il commence de vous faire, qu’avec raison vous pouvez craindre qu’au lieu de continuer, il ne vous charge de nouveaux supplices. Ne considerez-vous point qu’ayant demeuré perdu si longuement dans un sauvage rocher, où il n’y avoit que luy & vous, qui vous y sceussiez, il y a conduit par ha zard Silvandre pour vous donner quelque consolation ? Et pour la rendre encores plus grande, n’a-t’il pas fait qu’Astrée mesme vous y soit allé treuver : que vous l’ayez veuë, voire que vous l’ayez presque oüye, & les plaintes qu’elle faisoit pour vous ? Quel commencement de bonheur pouviez vous esperer plus grand que celui-là ? Je ne vous mets point icy en conte les visites de Leonide & de moy, car peut-estre vous ont-elles esté importunes, mais si feray bien la pensée qu’il me donna de vous conduire chez moy, sous le nom & sous les habits de ma fille Alexis, parce que c’est de luy, sans doute, qu’elle vint : d’autant que faisant dessein de vous remettre au comble de vos felicitez, il a voulu que comme la fortune, sans que vous ayez fait faute, vous a ravy vostre bien : de mesme il vous soit rendu sans que vous y ayez en rien contribué. Et d’effect, quel commencement est celuy-cy ? Et croyez vous que sans son ayde particuliere, ces habits qui vous couvrent peussent abuser les yeux de tant de personnes ? Qui est-ce de tout vostre hameau, mesme de vos amis plus familiers qui ne vous ait veu & mécogneu ? Il n’y a pas jusques à vostre frere qui n’y ait esté trompé : Et là ne s’arrestant les faveurs de Tautates, n’a-t’il pas mis en la volonté d’Astrée de vous venir visiter ? Et pouvez vous desirer un commencement plus favorable pour vostre restablissement ? Et toutesfois plein de mécognoissance, vous vous plaignez, ou pour le moins ne recevez ces biens-faits de bon cœur : Prenez garde, mon enfant, vous dis-je encor un coup, que vous ne le faciez courroucer, & que changeant les biens aux maux, il n’appesantisse de force sa main sur vous, que vous ayez juste occasion de vous douloir. Mon Pere, respondit Alexis, je recognois la bonté de Tautates, & le soing qu’il vous plaist avoir de moy, mieux que je ne le sçaurois dire, mais cela n’empesche pas qu’il ne me reste encores assez de maux pour m’arracher de la bouche les plaintes que je fais : car je suis comme le pauvre malade, que mille sorte de douleurs affligent tout à coup, encores que l’on luy en oste quelques-unes, il luy en reste tant d’autres, que les plaintes justement lui peuvent bien estre permises.

Le Druide luy vouloit respondre lors qu’il vid venir Paris : car de peur qu’il n’entendist leur discours, & que par ce moyen il recognust que ceste Alexis déguisée n’estoit pas sa sœur, il fut contraint de remettre à une autrefois ce qu’il luy vouloit dire : Et cependant la prenant par la main, & se mettant entre-elle & Leonide, il commença de se promener parmy ce boccage, feignant de n’avoir point veu Paris, qui arriva presque en mesme temps : mais si propre en ses habits de Berger, qu’il estoit aisé à cognoistre qu’Amour avoit esté celuy qui ce matin l’avoit habillé : Il est vray que s’il y avoit esté soigneux, Leonide qui en se flattant avoit opinion que sa beauté ne devoit guere ceder à celle d’Astrée, n’y avoit pas espargné l’artifice ny tous les avantages qu’elle se pouvoit donner, affin qu’Alexis la voyant ainsi parée, & faisant comparaison d’Astrée à elle, la simplicité de l’habit de la Ber gere ternist en quelque sorte sa beauté naturelle. Alexis seule vestue comme de coustume sembloit ne se gueres soucier de cette visite, encore que ce fust celle qui y avoit le plus d’interest : mais n’en voulant donner cognoissance à personne, elle ne voulut rien adjouster à son habit ordinaire ; outre qu’elle sçavoit assez que ce n’estoit plus la beauté qui luy devoit redonner le bon-heur qu’elle desiroit, mais la seule fortune : tout ainsi que seule & sans raison elle le luy avoit osté, & toutefois en cet habit simple & sans artifice elle paroissoit si belle, que Leonide n’en pouvoit oster les yeux.

Apres quelques propos communs, Paris qui estoit passionnément amoureux de Diane, & qui pour luy estre plus agreable, avoit pris les habits de Berger, ne pouvant attendre sa venuë, dit au sage Adamas, que s’il le luy permettoit, il iroit volontiers treuver ces belles Bergeres qui devoient venir visiter sa sœur, pour les conduire par un chemin plus court & plus beau, qu’il avoit appris depuis peu. Le Druide qui sçavoit bien l’affection qu’il portoit à Diane, & qui n’en estoit point marry, pour les raisons que nous dirons cy apres, loüa son dessein, luy remonstrant que la courtoisie entre toutes les vertus, estoit celle qui attiroit plus le cœur des hommes, & qui estoit aussi plus propre & naturelle à une personne bien née.. Avec ce congé, Paris prit incontinent le chemin de Lignon, & descendant à grands pas la colline, quand il eust passé sur le pont de la Bo[u]teresse, il suivit la riviere, prenant un petit sentier à main droite, qui en fin le conduisit dans le bois où estoit le vain tombeau de Celadon ; & passant plus outre parvint au pré qui estoit devant le temple d’Astrée.: Mais à peine avoit-il mis le pied dedans, qu’il aperceut à l’autre costé deux hommes à cheval, dont l’un estoit armé, & avoit en la main droite un gesse, en l’autre un escu, le heaume couvert par derriere d’un grand panache blanc & noir, qui alloit flottant jusques aupres de la crouppe du cheval, le corselet & les tassettes escaillées, & les mougnons enlevez en muffles de lyons, qui sembloient de vomir la cane du brassal, la cotte de maille descendant jusques aupres de la genoüilliere, où les greves s’attachoient à boucles d’argent. Son espée mousse, & qui sembloit de se tourner presque en demy cercle, pendoit à son costé attachée à l’escharpe, qui luy servoit de baudrier, de la mesme couleur que le panache, & qui rompuë en divers lieux ne sembloit estre que le reste des bois, & d’un long voyage, aussi bien que son panache presque gasté des pluyes & des ronces.

Aussi-tost que Paris l’apperceut, se souvenant de ce qui estoit autrefois advenu à Diane, lors que Filidas & Filandre furent tuez, il se rejetta dans le bois : & toutesfois desireux de sçavoir ce qu’ils feroient, les alla accompagnant des yeux à travers les arbres. Il vid donc qu’aussi tost qu’ils furent entrez dans le pré, & qu’ils eurent apperceu l’agreable fontaine qui estoit à l’entrée du Temple, le Chevalier voulant mettre pied à terre, l’autre, qu’il jugea estre son Escuyer, courant promptement, luy tint l’estrieu, & print son cheval, que débridant, sans respect du lieu, il laissa paistre l’herbe sacrée : Cependant le Chevalier se coucha aupres de la fontaine, où s’appuyant d’un coude, & s’estant deffait de l’autre main son heaume, prit deux ou trois fois de l’eau dedans la bouche, & s’en refreschit & lava le visage. Paris le voyant desarmé, creut que son intention n’estoit pas de faire du mal à personne, & cette opinion luy donna la hardiesse de s’en approcher d’avantage, se cachant toutefois le plus qu’il pouvoit dans l’espaisseur des arbres, entre lesquels il vint si pres d’eux, qu’il pouvoit voir & ouyr tout ce qu’ils faisoient & disoient. D’abord il remarqua que ce Chevalier estoit jeune & beau, quoy qu’il parut en son visage une extreme tristesse, & apres considerant ses armes, il jugea qu’il estoit Gaulois, n’estans gueres differentes de celles qu’il avoit accoustumé de voir, & de plus qu’il estoit amoureux : car il portoit, d’argent, à un Tygre, qui se repaissoit d’un cœur humain, avec ce mot :

Tu me donnes la mort, & je soustiens ta vie.
Il eust peut-estre regardé toutes ces choses plus long-temps & plus particulierement, s’il n’en eust esté empesché par les souspirs de ce Chevalier, qui ayant tenu quelque temps les yeux immobiles sur la fontaine, revenant en fin en luy mesme, comme d’un profond sommeil, avec des sanglots qui sembloient de luy devoir arracher la vie : il vid que levant les yeux au Ciel, il dit assez haut à mots interrompus, telles paroles :


SONNET,
C’est faute de courage que de supporter tant d’infortunes.

Faut-il encor se flatter d’esperance,
Faut-il encor escouter ses appas ?
Faut-il encor marcher dessus les pas
De cette folle & trompeuse creance ?

N’avons nous point encor la cognoissance
Que nostre bien pend de nostre trespas :
Et que l’honneur desormais ne veut pas
Que nous ayons plus longue patience ?

Ces maux, ces morts, ces tourmens infinis,
Jamais de nous ne se verront bannis,
Et seulement nous vivrons à l’outrage.

Celuy qui peut tant d’offences souffrir,
Sans promptement se resoudre à mourir,
A bien un cœur, mais n’a point de courage.

Ces paroles furent suivies de plusieurs souspirs, qui en fin changez en sanglots, furent accompagnez d’un torrent de larmes, qui coulant le long de son visage s’alloient mesler avec l’eau de la fontaine : Quelque temps apres s’estendant du tout en terre, & laissant aller negligemment les bras, il devint pasle, & le visage luy changea, de sorte que son Escuyer qui avoit tousjours l’œil sur luy, le voyant en cet estat[,] de peur qu’il n’évanoüyt, y accourut promptement, le mit en son giron, & luy jetta un peu d’eau au visage, si à temps que n’ayant du tout perdu la cognoissance & les forces, il revint plus aisément en luy-mesme : mais ouvrant les yeux, & les haussant lentement contre le Ciel. O Dieux ! dit-il, combien vous plaist-il que je languisse encores ? Et puis relevant les bras, il joignit les mains sur son estomach, que ses yeux noyoient d’une si grande abondance de larmes, que son Escuyer ne se peut empescher de souspirer : De quoy s’appercevant : Et quoy Halladin, luy dit-il, tu souspires ! ne sçais-tu pas qu’il n’y a personne au monde à qui il doive estre permis qu’à moy, si pour le moins cette permission doit estre donnée au plus miserable qui vive ? Seigneur, respondit l’Escuyer, je souspire à la verité, mais plus pour voir un si grand changement en vous, que pour le desastre que vous plaignez : Car estre trompé d’une femme, estre trahy d’un rival, que la vertu s’acquiere des envieux, & que la fortune favorise quelquefois leurs desseins, je ne trouve cela nullement estrange, puis que c’est presque l’ordinaire : mais je ne me puis assez estonner de voir ce courage de Damon, que jusques icy j’ay creu invincible, & duquel vous avez rendu tant de preuves, & pour lequel vous avez tant esté estimé & redouté des amis & des ennemis, flechir à cette heure, & se laisser abbatre sous un accident si commun, & auquel les moindres courages ont accoustumé de resister. Est-il possible, Seigneur, que quand ce ne seroit que pour ne point mourir sans vengeance, vous ne vueilliez vous conserver jusques à ce que vous ayez treuvé Madonthe, pour en sa presence tirer raison de ceux qui sont cause de vostre desplaisir ? Considerez pour Dieu qu’une calomnie qui n’est point averée tient lieu de verité, & que cela estant, Madonthe a eu raison de vous traitter comme elle a fait. A ce nom de Madonthe, Paris vid que le Chevalier reprenoit un peu de vigueur, & que tournant les yeux à costé, comme essayant de regarder celuy qui parloit à luy : Il luy respondit d’une voix assez lente, Ah ! Halladin mon amy, si tu sçavois de quels supplices je suis tourmenté, tu dirois que c’est faute de courage, pouvant mourir, de les souffrir plus longuement : Dieux qui voyez & oyez mes injustes douleurs, & mes justes plaintes, ou donnez-moy la mort, ou ostez-moy la memoire de tant de desplaisirs. Les Dieux, respondit l’Escuyer, se plaisent autant à favoriser de leurs graces ceux qui essayent avec courage & prudence de s’ayder eux-mesmes en leurs infortunes, qu’à combler de disgrace ceux qui perdant & le cœur & le jugement, ne sçavent recourir qu’aux prie res & aux vaines larmes. Pourquoy pensez vous qu’ils vous ayent donné une ame plus genereuse qu’à tant d’autres personnes ? Croyez-vous que ce soit pour en user, & vous en servit seulement aux prosperitez, ou aux rencontres de la guerre ? C’est, Seigneur, pour en produire les effects en toutes les occasions qui se presentent, & principalement aux adversitez : afin que ceux qui verront ces vertus en vous, loüent les Dieux d’avoir mis en un homme tant de perfections, & que les considerant en vous, ils ayent cognoissance de celle de l’ouvrier. Et voudriez-vous maintenant trahir leur intention, & les esperances que chacun a eu de vous ? Je me souviens, Seigneur, d’avoir ouy dire à ceux qui vous ont veu en vostre enfance, & en vostre plus tendre jeunesse, que dés le berceau vous donniez cognoissance d’un courage si relevé, & si genereux, que chacun jugeoit que vous seriez en vostre temps exemple à chacun d’une ame invincible : Et voudriez-vous bien pour si peu démentir de si favorables jugemens ? Plusieurs femmes ont creu chose honteuse de flechir aux coups de la fortune : Et quoy qu’elles soient d’un naturel soubmis & flechissant, si est-ce que s’estans vertueusement opposées à ses desseins, elles l’ont bien souvent contrainte de les changer. Et vous qui estes nay homme, dont le seul nom vous commande d’estre courageux, vous qui estes Chevalier nourry parmy les plus durs exercices de la guerre, Vous qui vous estes acquis tant de reputation dans les plus grands perils ? Vous dis-je, en fin qui estes ce Damon, qui n’a jamais rien treuvé de trop hasardeux, ny de trop difficile pour la grandeur de son courage, vous laisserez vous tellement abatre par cet accident, & abatu perdrez vous de sorte le courage, que vous vueilliez mourir sans faire une seule action, je ne diray pas digne du nom que vous portez de Chevalier, mais de celuy-là d’homme seulement ? Halladin, Halladin, respondit le Chevalier en souspirant, toutes ces considerations seroient bonnes en une autre saison, ou à un autre homme que je ne suis pas. Helas ! quelle action puis-je faire qui me contente, sinon de mourir, puis que toutes les autres desplaisent à celle pour qui seule je veux vivre ? Tu sçais bien que Madonthe est la seule chose que je desire : mais puis qu’elle est perduë pour moy, que veux-tu que je desire que la mort, si je n’ay plus d’esperance de treuver quelque relasche à mes peines, qu’en elle seule ? Mais comment sçavez-vous, respondit l’Escuyer, que cette Madonthe soit perduë pour vous ? Mais toy-mesme, dict le Chevalier, comment sçais-tu qu’elle ne le soit pas ? Permettez-moy, repliqua-t’il, de vous dire que je le puis mieux sçavoir que vous : Car, Seigneur, quand vous me commandâtes de luy porter vostre lettre, & la bague de Thersandre, & à la meschante Leriane le mouchoir plein de vostre sang, je les rencontray de fortune ensemble ; & quoy que la perfide & malheureuse qui est cause de vostre mal, demeurast immobile au message que je luy fis de vostre part, si est-ce que j’aperceu premierement paslir Madonthe, puis trembler, & en fin voyant vostre sang, & oyant vostre mort, elle fust tombée de sa hauteur si on ne l’eust soustenue, tant elle fut surprise de douleur : Et si je vous eusse creu en vie, il n’y a point de doute que je vous en eusse aporté quelque bonne nouvelle. O Halladin mon amy, dict le Chevalier, que voila une foible conjecture ! si tu cognoissois le naturel des femmes, tu dirois avec moy que ces changemens procedent plustost de compassion, que de passion : car il est certain que naturellement toute femme est pitoyable, & que la compassion a une tres-grande force sur la foiblesse de leur ame, naturel que mal-aisement peuvent-elles si bien changer, qu’il n’y en demeure tousjours quelque ressentiment. Et c’est de là d’où vient ce que tu as remarqué en Madonthe : Mais, ô Halladin ! ce n’est ny pitié ny compassion : mais amour & passion que je desire d’elle, & c’est ce que pour moy tu ne verras jamais en son ame. O Dieux ! s’escria l’Escuyer, & à quoy estes vous reduits, puis que vous estes vous mesme le plus cruel ennemy que vous ayez ? Je n’eusse jamais pensé qu’un desplaisir eust peu de cette sorte changer le jugement : Mais soit ainsi que Madonthe ne vous ayme point, si toutefois, vaincu d’amour vous en desirez les bonnes graces, quelle apparence y a t’il que vous ne deviez aller où elle est, & non pas fuir comme vous faites & les hommes & les lieux habitez ? Puis, dit-il, que la haine s’augmente, plus on void la chose haïe, ne fuy-je pas avec raison la veuë de Madonthe, en ayant recogneu la haine ? & si estant privé de ce qu’on desire, tout ce que l’on voit est desagreable : Pourquoy treuves-tu tant estrange que ne pouvant voir Madonthe, je ne vueille voir personne ? Ne sois point si cruel, Halladin, que de me ravir encores ce peu de soulagement qui me reste. Mais qu’est-ce, Seigneur, repliqua l’Escuyer, que vous cerchez en ces lieux champestres & sauvages ? La mort, dict le Chevalier, car c’est d’elle seule que j’espere quelque allegement. Si cela est, adjousta l’Escuyer, encor vaudroit-il mieux aller mourir devant les yeux de Madonthe, pour luy faire voir que vous mourez pour elle, que non pas de languir comme vous faites parmy les rochers & les bois solitaires, sans que personne le sçache. Tu dis fort bien, Halladin, respondit le Chevalier en souspirant : mais ne sçais-tu pas qu’elle s’en est fuye avec son cher Thersandre, & se tient cachée de tous, pour jouïr de luy avec plus de commodité ? Penses-tu que dés l’heure que le fleuve où je me precipitay, ne voulut me donner la mort, je n’eusse recouru au fer & au feu, si je n’eusse eu le dessein que tu dis ? Mais helas ! il semble que toutes choses soient conjurées contre moy, puis que pour mon regard le fer ne tuë point, & l’eau ne peut noyer. A ce mot, les larmes luy empescherent la parole, & la pitié fit le mesme effect en l’Escuyer : de sorte qu’ils demeurerent quelque temps sans parler. Paris qui les escoutoit attentivement, oyant au commencement nommer Madonthe, ne pouvoit se figurer que ce fut celle qu’il avoit veuë déguisée en Bergere, avec Astrée & Diane : mais quand il ouyt le nom de Thersandre, il cogneut bien que sans doute c’estoit elle, & cela le rendit plus attentif, lors que l’escuyer reprit ainsi la parole. Quant à moy, si j’estois en vostre place, je ne voudrois pas mourir pour une personne qui m’auroit changé pour un autre : que si toutefois ce desplaisir me transportoit de sorte que je me resolusse à la mort, je voudrois que celuy qui seroit cause de ma perte me devançast & mourust de ma main : car outre que je crois la vengeance en semblable chose estre un souverain bien, encores voudrois je faire cognoistre à celle qui m’auroit changé, la mauvaise election qu’elle auroit faite ; & puis quelle apparence y a-t’il de laisser heritier de nostre bien celuy qui se resjoüit de nostre mort ? Je vous conseillerois donc, Seigneur, si vous estes resolu à cette cruelle fin, qu’auparavant vous fissiez mourir, je ne dis pas Madonthe (car je m’asseure que vous ne hayrez jamais ce que vous avez tant aymé, encor que l’outrage que vous en avez receu y en pourroit bien convier d’autres) mais Thersandre ce ravisseur de vostre bien, & à qui desja vous n’avez laissé la vie que pour estre instrument de vostre mort. Or en cecy, respondit incontinant le Chevalier, j’avoüe que tu as raison, & qu’il faut qu’il meure, en quelque lieu que je le trouve, & fust-ce devant les yeux de cette ingratte : mais ne sçais tu pas, Halladin, qu’il se tient caché ? Ah le malicieux qu’il est ! il a bien jugé que je prendrois cette resolution ; & pour y remedier, luy, Madonthe, & sa nourrisse se sont tellement perdus, que personne ne sçait où ils se sont retirez. O Dieux ! si ma destinée est telle que je ne doive jamais avoir contentement de ce que j’aime, permettez au moins que par la vengeance j’en reçoive de ce que je haïs.

Cependant qu’il parloit ainsi, & que Paris n’en perdoit une seule parole, le miserable berger Adraste venoit chantant à haut de teste des vers mal arrangez, & sans suitte : Ce malheureux Amant depuis le jugement que la Nymphe Leonide donna contre luy, en faveur de Palemon, ressentit tellement la separation de Doris, que n’en ayant plus d’esperance l’esprit luy en troubla : il est vray qu’encores avoit-il quelquefois de bons intervalles, & lors il parloit assez à propos : mais incontinant il changeoit & disoit des choses tant hors de sujet, qu’il esmouvoit à pitié ceux qui le cognoissoient, & contraignoit de rire les autres. Et parce que son mal estoit venu d’amour, cette impression aussi comme la plus vive & la derniere, luy estoit tellement demeurée en la memoire, que toutes ses folies n’estoient que de ce suject, & lors que les bons intervalles luy permettoient de se recognoistre, il ne les employoit qu’à se plaindre de la rigueur de Doris, de l’injustice de Leonide, de la fortune de Palemon, & de son propre malheur. Ces estrangers se teurent pour l’escouter, mais malaisément eussent-ils peu entendre ce qu’il disoit, puis qu’il n’y avoit pas une parole qui se suivist : Luy toutesfois ravy en sa pensée, sans les voir, s’en vint chantant jusques aupres d’eux, & n’eust esté le hannissement des chevaux, peut-estre eust-il passé sans les voir ; Le Chevalier qui parmy ses paroles avoit souvent ouy repliquer le nom d’Amour, de beauté & de passion, cogneut bien de quel mal il estoit tourmenté, & desireux de sçavoir en quelle contrée il estoit, s’estant relevé avec l’ayde de son Escuyer, il luy parla de ceste sorte. Amy, ainsi les Dieux te soient favorables, dy nous en quelle contrée nous sommes, & quel est le mal que tu vas plaignant ? Adraste qui comme je vous ay dict n’avoit rien en sa pensée que son amour, regardant ferme le Chevalier, luy respondit, Elle est si belle qu’il n’en y a point qui l’égale : mais Palemon me l’a ravie : Le Chevalier pensoit qu’il parlast de la contrée, & Adraste entendoit de Doris : Surquoy il reprit tout estonné. Et comment estoit-elle à toy ? Elle l’estoit par raison, respondit-il, & aussi sera-elle bien tienne, si tu ne portes ce fer inutilement, & si tu as le courage de tuer ce ravisseur du bien d’autruy. Et qui est ce Palemon, repliqua le Chevalier. C’est Palemon ? respondit froidement le berger. J’entens bien, adjousta l’estranger, qu’il se nomme Palemon, mais quel est-il, & quelle est sa condition ? A ceste demande Adraste commença de se troubler un peu plus qu’il n’estoit, & regardant d’un œil hagard le Chevalier, il respondit : Palemon, c’est celuy qu’Adraste n’ayme point. Et Adraste, reprit le Chevalier, qui est-il ? Alors le berger entrant du tout en sa frenaisie, fit un grand esclat de rire, & puis tout à coup se mettant à pleurer, il dit : Si la menteuse Nymphe ne s’est pas souciée de son Amour, Doris qui au commencement toutesfois en pleura, s’en alla en fin : Et quoy que je l’appellasse, elle ne tourna pas seulement la teste pour me regarder : Mais, dit-il tout en sursaut, traitte-t’on ailleurs de ceste sorte ? Le Chevalier au commencement estonné de ses paroles, cogneut en fin qu’il avoit l’esprit troublé, & parce qu’il jugea qu’Amour en estoit cause, il en eust plus de pitié, & se tournant vers son Escuyer ; Voila, dit-il, si je ne meurs bien tost, la fortune que je cours, car sans doute ce berger est devenu fol d’Amour. L’Amour, reprit incontinant Adraste, est plus aymable que Palemon, & s’il n’eust jamais esté, je croy que Doris seroit icy, ou moy là où elle est. Et suivant ce propos, le malheureux berger dit des choses si mal arrangées, que quelquesfois l’Escuyer estoit contraint d’en sousrire, dequoy s’appercevant le Chevalier, Tu te ris, luy dit-il, Halladin, de ce pauvre berger, & tu ne consideres pas que peut-estre bien tost tu auras le mesme sujet de te rire de moy. De moy, dit incontinant le berger, je suis Adraste, & voudrois bien sçavoir si Palemon vivra long temps.

Et parce qu’il reprenoit tousjours de ceste sorte, la derniere parole qu’il oyoit, le Chevalier qui s’ennuyoit d’estre diverty de ses pensées, commande à son Escuyer de brider leurs chevaux, & montant dessus s’en alla à travers le bois, par le mesme chemin que Paris estoit venu, qui fut deux ou trois fois en volonté de se faire voir à lui, & lui offrir, comme à estranger, toute sorte d’assistance, à quoy il luy sembloit estre obligé, fut pour les loix de l’hospitalité, fut pour le voir atteint du mesme mal qu’il souf froit : mais il eust peur que s’il s’engageoit aupres de ce Chevalier, il ne perdit l’occasion de faire service à Diane ; outre que cognoissant Thersandre & Madonthe, il avoit volonté de les advertir de ce qu’il avoit appris : Ces considerations furent cause que reprenant le chemin qu’il avoit laissé il continua son premier dessein.

A peine estoit-il hors de ce bois, que jettant la veuë dans le grand pré qui le joignoit, il vid venir la belle troupe qu’il alloit cherchant, & qui s’en venoit au petit pas, tantost chantant, & tantost discourant de diverses choses. Entre les autres, il y avoit Astrée, Diane, Philis, Stelle, Doris, Aminthe, Celidée, Florice, Circene, Palinice, & Laonice : Car encor que quelques-unes de celles-cy fussent estrangeres, si est-ce que le desir de voir la beauté d’Alexis, que chacun loüoit si fort, & les raretez qu’on disoit estre en la maison d’Adamas, les fit joindre à ceste compagnie ; Il y avoit aussi plusieurs bergers, entre lesquels estoit Lycidas, Sylvandre, Hylas, Tyrcis, Thamire, Calidon, Palemon, & Corilas, qui ne cessoient ou de chanter, ou de discourir, comme j’ay dit, pour tromper la longueur du chemin : & de fortune quand Paris les apperceut, Hylas chantoit tels vers.


STANCES,
De son humeur inconstante.

Je le confesse bien, Philis est assez belle,
Pour brusler qui le veut :
Mais que pour tout cela je ne sois que pour elle,
Certes il ne se peut.

Lors qu’elle me surprit, mon humeur en fut cause
Et non pas sa beauté,
Ores qu’elle me perd, ce n’est pour autre chose
Que pour ma volonté.

J’honore sa vertu, j’estime son merite,
Et tout ce qu’elle fait :
Mais veut-elle sçavoir d’où vient que je la quitte :
C’est parce qu’il me plait.

Chacun doit preferer, au moins s’il est bien sage,
Son propre bien à tous :
Je vous ayme, il est vray, je m’ayme d’avantage :
Si faites-vous bien vous.

Bergers si dans vos cœurs ne regnoit la faintise,
Vous en diriez autant.
Mais j’ayme beaucoup mieux conserver ma franchise,
Et me dire inconstant.

Qu’elle n’accuse donc sa beauté d’impuissance,
Ny moy d’estre leger.
Je change, il est certain : mais c’est grande prudence
De sçavoir bien changer
.

Pour estre sage aussi qu’elle en fasse de mesme,
Esgale en soit la loy,
Que s’il faut par destin que la pauvrette m’aime,
Qu’elle m’ayme sans moy.

A ces dernieres paroles, Paris se trouva si pres, que Silvandre le recogneut : & parce qu’il tenoit Diane sous le bras, il jugea bien qu’il déplairoit à sa Maistresse, s’il ne quittoit à Paris la place par honneur, qu’il n’eust jamais quittée à personne par Amour : Afin donc de l’obliger en cette action, il luy dict assez bas, Commandez-moy, ma Maistresse, de vous laisser, afin que ce que je ne puis faire de ma bonne volonté, je le fasse par vostre commandement. Berger, dit-elle en sousriant, puis que vous jugez qu’en cette faveur que vous me faites, ce commandement vous puisse servir, je le vous commande. O Dieux ! dit le Berger, qui se pourroit empescher d’estre entierement à vous, puis que vous obligez mesmes en desobligeant ? Il n’osa luy dire d’avantage, de peur que Paris ne l’oüit, car il estoit si pres, que Diane s’avança pour le salüer, & le reste de la trouppe aussi. Et Silvandre n’eust plustost quitté la place, que son rival la prit avec autant de contentement, qu’il l’avoit laissée avec regret. Apres quelques discours ordinaires, & que Paris s’apperceut que Madonthe ny Thersandre n’estoient point en cette compagnie, il en demanda des nouvelles à Diane : à quoy Laonice respondit, que ce matin elle s’estoit trouvée mal, & que Thersandre luy avoit tenu compagnie. J’eusse bien voulu, adjousta Paris, l’avoir rencontrée icy pour l’advertir que quelques-uns de ses ennemis sont arrivez en cette contrée, afin qu’elle & Thersandre s’en donnent garde. Silvandre qui avoit tousjours l’œil sur Diane, oüit ce que Paris disoit ; & parce qu’il estimoit fort la vertu de Madonthe, il se chargea de l’en advertir à son retour. Laonice qui ne cerchoit occasion que de se venger de ce berger, remarqua la promptitude dont il s’estoit offert à faire cet office, afin de s’en servir en temps & lieu. Diane mesme qui commençoit d’avoir quelque bonne volonté pour ce Berger, y prit garde, comme nous dirons cy apres : de quoy Laonice s’aperceut bien : mais cependant pour ne faire trop attendre la venerable Chrisante, toute la trouppe se mit en chemin ; Et parce que Diane avoit prié Philis, de ne laisser Paris pres d’elle, sans qu’elle y fut, de peur qu’estant seul il ne luy parlast de son affection, elle se mit de l’autre costé de la bergere, & la prit sous le bras. Calidon conduisoit Astrée, & Tyrcis & Silvandre s’estoient mis ensemble ; quant à Hylas sans prendre party, il estoit tantost le premier, & tantost le dernier de la trouppe, sans s’arrester particulierement aupres de pas une de ces Bergeres, & sur tout ne faisoit non plus de semblant de Philis, que s’il ne l’eust jamais veuë : dequoy Tyrcis entroit en admiration, & apres l’avoir quelque temps consideré, il ne peust s’empescher de luy dire fort haut : Est-il possible Hylas, que vous soyez aupres de Phillis, sans la regarder ? Hylas feignant de ne l’avoir point enco res veuë, tourna la teste d’un costé & d’autre comme s’il l’eust voulu chercher, & en fin arrestant la veuë sur elle : Je vous asseure, luy dit-il, ma feu maistresse, que j’ay tellement le cœur ailleurs, que mes yeux ne m’avoient point encore averty que vous fussiez icy : mais à ce que je voy vous y estes aussi bien que moy, je ne sçay si c’est le mesme suject qui vous y ameine. Il pourroit bien estre semblable, respondit Philis, mais nous y sommes avec differente compagnie : car vous y estes avec le desir de voir la belle Alexis, & moy avec le regret de vous avoir perdu, & mesme au jeu de la plus belle, comme vous dites. Il ne falloit point, respondit Hylas, adjouster ceste condition d’avoir perdu au jeu de la plus belle, pour augmenter le desplaisir que vous en devez avoir : car si vous considerez bien la perte que vous avez faite, vous jugerez qu’elle ne pouvoit estre plus grande, ny que vous ne pouviez rien perdre que vous deussiez avoir plus cher. Et à quoy, respondit Philis, puis-je recognoistre ce que vous dites ? A ce qui vous en est avenu, adjousta Hylas : car me perdant si promptement, ne sçavez-vous que la premiere chose que le Ciel nous oste, c’est ce qui vaut le mieux ? Et quoy, interrompit Tyrcis, est-il possible Hylas, que vous pensiez le Ciel estre cause de vostre humeur inconstante ? Tout ainsi, respondit Hylas, qu’il l’est des vaines larmes que vous respandez sur les froides cendres de Cleon. Les choses qui ne dépendent pas de nous, adjousta Tyrcis, & dont les causes nous sont incogneuës, le respect que nous portons aux Dieux, nous les faict ordinairement r’apporter à leur puissance & volonté : mais de celles dont nous cognoissons les causes, & qui sont en nous, ou que nous produisons, jamais nous n’en disons les Dieux auteurs, & mesmes quand elles sont mauvaises, comme l’inconstance : car ce seroit un blaspheme. Que l’inconstance, respondit Hylas, soit bonne ou mauvaise, c’est une question qui ne sera pas vuidée aisément, mais que la cause n’en soit incogneüe, ou si nous la cognoissons qu’elle ne vienne des Dieux ; Ah Tyrcis ! il faut que vous le confessiez, ou que chacun recognoisse qu’en vos larmes vous avez pleuré vostre cerveau, car la beauté n’est-ce pas un œuvre de nostre grand Tautates ? Et qu’est-ce qui me fait changer que ceste beauté ? Si Alexis n’eust pas esté plus belle que Philis, je n’eusse jamais changé celle-cy pour elle : que si vous niez que la beauté en soit la cause, il faut bien qu’elle soit incognüe à toute autre, puis que je ne la cognoy pas moy-mesme, & estant telle, pourquoy ne la rapporterons-nous à Dieu, sans blaspheme ? puis mesme que nous voyons par l’effect que ce changement est bon & raisonnable, estant selon les loix de la nature, qui oblige chaque chose à chercher son mieux. Que la beauté, respondit froidement Tyrcis, soit un œuvre de Tautates, je l’avoüe, & de plus, que c’est la plus grande de toutes celles qui tombent sous nos sens : mais de dire qu’elle soit cause de l’inconstance, c’est une erreur, tout ainsi que si on accusoit le jour de la faute de ceux qui se fourvoyent, parce qu’il leur faict voir divers che mins ; & moins encores s’ensuit-il que si la cause vous en est incognüe, elle le doive estre à tout autre : car plus grand est le mal, moins est-il recogneu du malade, & pour cela faut-il conclurre, que le sçavant Myre ne le puisse non plus recognoistre. Et quant à ce que vous dites que cette inconstance est selon les loix de la nature, qui ordonne à chacun de chercher son mieux, prenez garde, Hylas, que ce ne soit d’une nature dépravée, & toute contraire à l’ordonnance que vous dites : car quelle cognoissance avez vous eue jusques icy, que ç’ait esté vostre mieux ? quant à moy, je n’y remarque pour vostre plus grand avantage que la perte du temps que vous y employez, que la peine inutile que vous y prenez, & que le mépris que chacun fait de vostre amitié : Si vous estimez que ces choses vous soient avantageuses, j’avouë que vous avez raison : mais si vous vous en raportez aux jugemens qui ne sont point attaints de vostre maladie, vous cognoistrez bien tost que c’est le plus grand mal qu’en l’aage où vous estes vous puissiez avoir.

Diane qui prit garde que Tyrcis parloit à bon escient, & que peut-estre Hylas s’en fascheroit, voulut les interrompre, & empescher que ce discours ne passast plus outre, dequoy faisant signe à Philis, elle la pria de prendre la parole, ce qu’elle fit incontinant de ceste sorte. Mon feu serviteur, luy dict-elle, autrefois vous vous plaigniez qu’en toute cette trouppe vous n’aviez ennemy que Silvandre, il me semble qu’à cette heure Tyrcis a pris sa place. Ma feu maistresse, respondit Hylas, ne vous en estonnez, c’est l’ordinaire que les mauvaises opinions prennent pied aisément parmy les personnes ignorantes. Tyrcis vouloit respondre lors qu’il en fut empesché par le pauvre Adraste, parce qu’estant arrivé dans les bois de Bon-lieu, ils le virent parlant aux arbres, & aux fleurs, comme si ç’eussent esté des personnes de sa cognoissance, quelquefois il se figuroit de voir Doris, & lors mettant un genoüil en terre il l’adoroit, & comme s’il luy eust voulu baiser la robbe, ou la main, il luy faisoit de longues harangues, où l’on n’eust sçeu remarquer deux paroles bien arrangées : d’autrefois il luy sembloit de voir Leonide, & lors il usoit de reproches, en luy souhaittant toutes sortes de mauvaises fortunes : mais quand il se representoit Palemon, ses jalousies estoient bien plaisantes, & les discours aussi du bonheur qu’il s’imaginoit : car encores qu’ils fussent fort confus, il ne laissoit de rendre tesmoignage de la grandeur de son affection. Ceste trouppe passa fort pres de luy, & quoy que sa veuë seulement fit pitié à chacun, si est-ce que quand il apperceut Doris, il les toucha tous encores plus vivement, parce qu’il demeura immobile comme un terme, & les yeux tendus sur elle, & les bras croisez sur l’estomach, sans dire mot sembloit estre ravy : Et en fin la monstrant de la main, lors qu’elle passa devant luy, il dit avec un grand souspir, La voila ; & puis l’accompagnant des yeux, il ne les destournoit point de dessus elle, tant qu’il pouvoit la voir, mais quand il la perdoit de veuë, il se mettoit à courre, & la devançoit, & sans tourner les yeux sur nul autre de la trouppe, il s’arrestoit devant elle, & la laissoit passer sans luy dire autre chose, & l’alla accompagnant ainsi jusques au sortir du bois : car (comme s’il y eust eu quelque barriere pour l’en empescher) il n’osa outrepasser le lieu où la premiere fois Diane le vid aupres de Doris, mais de là la suivant des yeux, quand il la perdit de veuë, il se mit à crier, Or Adieu Palemon, & garde la moy bien, & à ce mot se r’enfonça dans le bois, où presque il demeuroit ordinairement, parce que ç’avoit esté le lieu où Leonide avoit donné son jugement contre luy. Chacun en eut pitié, horsmis Hylas, qui apres l’avoir quelque temps consideré s’en prit à rire : Et se tournant vers Silvandre, Voila berger, luy dit-il, l’effect de la constance que vous loüez si fort. Qui de nous deux, à vostre avis, court plus de danger de luy ressembler ? Les complexions plus parfaites, respondit Silvandre, sont plus aisément alterées : Et quant à moy, adjousta-il en sousriant, j’aymerois mieux estre comme Adraste, que comme Hylas. Le choix de l’un, dict Hylas, est bien en vostre pouvoir, mais non pas de l’autre ? Comment l’entendez vous, reprit Silvandre ? L’intelligence, continua Hylas, n’en est pas difficile : Je veux dire que si vous voulez, vous pouvez bien devenir fol comme Adraste, vostre humeur y estant desja assez disposée, mais vous n’aurez jamais tant de merites que vous puissiez ressembler à Hylas. C’est en quoy vous estes le plus deceu, repliqua Silvandre : car les choses qui despendent de la volonté peuvent estre en tous ceux qui les veulent, d’autant qu’il n’y a rien de si grand, que ceste volonté ne puisse embrasser : mais celles qui despendent de quelque autre ne s’acquierent pas de ceste sorte, les moyens estans bien souvent difficiles : C’est pourquoy chacun qui le veut, peut estre vertueux ou vicieux, mais non pas sain, ou malade. Or l’estat où est le pauvre Adraste n’est pas volontaire, mais forcé, comme venant d’une maladie dont les remedes ne sont point en ses mains, & celuy où vous estes despend entierement de la volonté. Si bien que vous voyez par raison, qu’il est plus aisé de vous ressembler, qu’à ce berger miserable. Et quand il seroit ainsi, adjousta Hylas, encores vaudroit-il mieux estre comme moy, qui puis, si je veux, me delivrer de ce mal que vous dites, que comme Adraste, puis qu’il ne s’en peut défaire. Il est vray, respondit froidement Silvandre : mais ne voyez-vous pas que si vous laissiez l’inconstance, vous ne vous ressembleriez plus, & j’ay dict que j’aymerois mieux estre comme Adraste, que comme Hylas ; c’est à dire Adraste fol, & Hylas inconstant ? Vrayment, interrompit Philis, c’est trop presser mon feu serviteur, il faut que je die pour luy que l’inconstance est encores plus recevable que la folie, puis qu’elle n’oste pas l’usage de la raison, qui est ce me semble ce qui nous rend differens des bestes. Vous vous trompez bergere, reprit Silvandre, car le mal d’Hylas & d’Adraste sont veritablement des maladies : mais celle d’Hylas est d’autant plus à rejetter, que les maladies de l’ame sont pires que celles du corps : car pour la raison que vous alleguez, elle n’est pas considerable en ce que l’ame, quoy qu’elle ne produise les effects tels que ceux des autres hommes, si la cause en vient du deffaut du corps, ne laisse pour cela d’estre raisonnable, comme nous voyons en ceux qui sont surpris du vin. Or le mal d’Adraste vient sans doute de la foiblesse de son cerveau, qui n’a peu soustenir le grand coup que l’ordonnance de la Nymphe Leonide luy a donné : mais celuy d’Hylas procede d’un jugement imparfaict, qui luy empesche de discerner ce qui est bon ou mauvais, & qui par ce defaut porte sa volonté aux vices dont il a fait habitude ; Et parce que l’ame raisonnable est celle qui donne l’estre à l’homme, & le rend differant des bestes, il est beaucoup meilleur, selon vostre mesme opinion, d’avoir le corps imparfait que l’ame ; Voire je diray bien plus, il vaudroit beaucoup mieux estre un beau Cheval, ou un beau Chien, que d’avoir la figure d’un Homme, & n’en avoir pas la forme telle qu’elle doit estre, parce qu’un cheval est un animal parfaict, & celuy qui a l’ame defaillante en sa principale partie telle que l’entendement, en est un infiniment imparfait, & ainsi je concluds, qu’il vaut mieux estre malade comme Adraste, que comme Hylas.

Chacun se mit à rire de ceste conclusion, & l’éclat en fut tel, que Hylas ne pust de long-temps parler pour estre ouy : Et lors qu’il voulut prendre la parole, ils virent la sage Chry sante, qui les ayant apperceus de loing, venoit vers eux, avec bonne trouppe de ses Vierges. Cela fut cause que mettant fin à leurs disputes, ils s’avancerent tous pour la salüer, & luy rendre l’honneur qui estoit deu à sa vertu, & à la profession qu’elle faisoit.

Fin du premier livre.

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LE
DEUXIESME
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTREE
de Messire Honoré d’Urfé.



 Le Temple de la bonne Déesse, où presidoit la Venerable Chrysante, estoit au pied d’une agreable coline, qu’un bras de la belle riviere de Lignon lavoit d’un costé de ses claires ondes, & de l’autre s’eslevoit un boccage sacré au grand Thautates. Dans ce Temple somptueux que les Romains avoient dedié à Vesta, & à la Bonne Déesse, servoient les Vierges Vestales, selon les coustumes des Romains : La premiere d’entr’elles se nommoit Maxime, & les Vierges Druides faisoient leurs sacrifices selon la Religion des Gaulois dans le boccage sacré. La venerable Chrysante leur commandoit à toutes, quoy qu’elle fust Gauloise & de l’ordre des Druydes. D’autant que quand les Romains, sous pretexte de vouloir secourir les Heduoys, qu’ils nommoient leurs amis & confederez, se saisirent des Gaules, & là les soubmirent à leur republique, l’une des principales marques de leur victoire fut de faire adorer leurs Dieux par tous les endroits de leur usurpation ; ne leur semblant pas d’en estre entierement possesseurs, s’ils n’y rendoient leurs Dieux interessez, & obligez de la leur conserver : Et toutefois pour ne se monstrer au commencement trop insupportables, ils permirent aux Gaulois, qui n’adoroient qu’un Dieu, soubs les noms de Thautates, Hesus, Tharamis, & Bellenus, de conserver leurs anciennes coustumes, & de vivre en leur premiere Religion, pourveu qu’ils souffrissent aussi la leur, sçachant bien qu’il n’y a rien qui soit plus difficile aux hommes que d’estre tyrannisez en leur croyance. Et pour cette cause quand ils entrerent dans les Estats des Segusiens (outre la consideration de la Déesse Diane, à qui ils pensoient que cette contrée appartint) ils ne voulurent y changer aucune des coustumes, ny pour la police de mœurs, ny du gouvernement, ny de la Religion : mais quand ils trouverent en ce boccage sacré un Autel dedié à la Vierge, qui enfanteroit, à l’imitation de celuy des sages Carnutes, & dessus la figure d’une Vierge qui tenoit un enfant entre ses bras, & que la divinité qui y estoit adorée estoit servie par des filles Druides, ils y eurent beaucoup plus de respect, estimant que ce lieu estoit consacré soubs autre nom, ou à la Bonne Déesse (au service de laquelle les hommes ne pouvoient assister) ou à la Déesse Vesta, sur le temple de laquelle ils avoient accoustumé de mettre la statuë d’une Vierge avec un enfant entre ses bras. En cette opinion, pour ne diminuer en rien l’honneur & le service qui estoit rendu à l’une de ces deux Déesse, qu’ils avoient en tres-grande reverence, ils y bastirent un temple à toutes deux, avec deux Autels esgaux : Et en l’honneur de la bonne Déesse l’appellerent Bon-lieu, & en celuy de Vesta y mirent des Vestales. Et parce qu’ils estoient infiniment religieux envers les Dieux qu’ils adoroient, ne sçachant si ces Déesses vouloient estre servies à la façon des Romains ou des Gaulois, & aussi pour contenter les habitans de la contrée, ils y laisserent les Vierges Druides en leurs anciennes coustumes & ceremonies, ausquelles comme à celles qui estoient les premieres, ils donnerent toute authorité en ce qui estoit des mœurs & de la conduite de l’œconomie ; & par ainsi la venerable Chrysante estoit maistresse absoluë & des Vierges Druides, & des Vestales.

 Ce Temple estoit grand, & plus spacieux encores qu’on n’eust jugé en le voyant, parce qu’il estoit de forme ronde, ayant sa couverture de plomb ; sur le milieu & plus haut de laquelle s’eslevoit la statuë d’une Vierge tenant un enfant entre ses bras. Dans le milieu du Temple estoient posez les deux Autels avec une si juste distance, que l’un n’estoit point plus esloigné du milieu que l’autre. Aux costez de chacun, il y avoit un petit Arc de marbre blanc, soustenu de trois colonnes, sur lesquel[le]s on mettoit les premices, & les fruicts avant que de les offrir. A la porte il y avoit un vaze où ils tenoient l’eau qu’ils nommoient Lustrale, en laquelle la torche qui servoit à l’Autel quand ils avoient celebré les choses divines, avoit esté premierement esteinte.

 Lors que cette troupe fust rencontrée par la venerable Chrysante, il estoit encore si matin, que les sacrifices journaliers n’estoient pas commencez : ce qui fut cause qu’apres les premieres salutations elle y convia ces belles Bergeres, disant aux Bergers, qu’elle estoit bien marrie de leur oster cette agreable compagnie, mais qu’elle y estoit contrainte par l’ordonnance de la Déesse, qui vouloit que les hommes fussent bannis de ses Autels.

 Paris, Calydon, & Sylvandre qui y avoient le plus d’interest, respondirent qu’ils estoient bien en colere contre le peu de merite des hommes, puis qu’il estoit cause que leurs Déesses ne les avoient pas jugez dignes d’assister à leurs sacrifices, qu’ils ne laisseroient cependant de les supplier de se contenter de leur faire ce mal, & qu’elles ne missent de mesme dans les cœurs de leurs Bergeres une semblable haine contre les hommes. A quoy la venerable Chrysante respondit, que ces sages Déesses n’avoient pas banny par haine les hommes de leurs Autels, mais pour quelques bons respects, & peut-estre pour ren- dre leurs Vestales plus attentives à leurs mysteres, n’en estant point distraites par la veuë des personnes de qui les perfections les pourroient faire penser ailleurs. Hylas qui n’avoit guere de devotion aux Dieux de son pays, & par consequent beaucoup moins à ceux qui luy estoient estrangers, prenant la parole pour Paris & pour Sylvandre, luy respondit : Si ces Déesses ne nous veulent point de mal, je m’en remets à ce que vous en dites : mais si m’avoüerez vous, Madame, que nous avons occasion de nous plaindre d’elles, & qu’il nous est bien permis de desirer que s’il ne leur plaist de changer d’avis, on ne leur fasse plus de sacrifice en ces contrées, ou pour le moins qu’il soit defendu aux Belles, qui se trouveront en la compagnie d’Hylas, d’y aller, pour quelque occasion que ce soit. Berger, dit la venerable Chrysante, Dieu n’exauce que les souhaits qui sont justes, & qui sont faits avec une bonne intention. A ce mot, elle se retira dans le Temple, parce qu’une Vestale estoit venuë sur le sueil de la porte crier, selon leur coustume, pour la troisiesme fois :

Loing d’icy, loing profanes.

 Cela fut cause que Hylas ne put luy respondre, comme il eust bien desiré : car aussi-tost qu’elle fut entrée, les portes furent fermées, de sorte que Paris & tous ces Bergers furent contraints de les aller attendre dans le boccage sacré, où le Druide devoit faire le sacrifice, quand celuy de Vesta seroit achevé.

 Ces Vierges Vestales estoient vestuës de robbes blanches, presque carrées, & si longues par le derriere, qu’elles les pouvoient jetter sur leurs testes pour se voiler, quand elles entroient dans le Temple pour sacrifier. Ce jour estoit dedié à Vesta : car pour n’estre surchargées de trop de sacrifices, les jours estoient separez, où l’on sacrifioit à Vesta, ou à la bonne Déesse. Or celuy-cy estant pour Vesta, aussi-tost que le Temple fut fermé, & que toutes les Vierges Vestales & Druides, & les Bergeres eurent pris leurs places, elles se prosternerent en terre au premier coup que la Vestale Maxime donna d’un livre sur un banc, qui se levant & prenant un rameau de laurier qu’une jeune Vestale luy presenta, & qui estoit moüillé dans l’eau qu’ils appelloient Lustralle, qu’elle luy portoit apres dans un vaze d’argent, elle s’en jetta un peu dessus, & puis en fit de mesme sur toute la compagnie, qui prosternée recevoit cette eau avec grande devotion. Apres, s’estans toutes relevées, & elle retournée en son siege, une autre jeune Vierge luy presenta une corbeille pleine de chapeaux de fleurs : elle en mit un sur sa teste, & en feit de mesme à six autres qui se vindrent mettre à genoux à ses pieds, & qui estoient celles qui devoient servir au sacrifice : l’ une incontinent alla prendre le Simpulle, petit vase, avec lequel elles souloient sacrifier : l’autre prit le coffre des parfums qui se nommoit Acerra : la troisiesme porta le gasteau de fromant nommé Mole-salée, qui estoit couronné de fleurs : l’autre portoit l’eau qui devoit servir au sacrifice, car en ceux de Vesta on n’y usoit point de vin : Et en celuy-là mesme de la bonne Déesse on ne le nommoit pas vin, mais laict : la cinquiesme portoit le faisseau de Verveine : & la derniere un panier de fleurs & de fruicts. Estans toutes devant elle, elle s’achemina jusqu’au pres de l’Autel de Vesta, au devant duquel elle se prosterna, & ayant quelque temps demeuré à genoux, elle commença un hymne en la loüange de la Déesse, que toutes les Vestales qui estoient dans le Temple continuerent : & ayant chanté le premier couplet, elles se leverent toutes, ayant chacune un flambeau en la main, & marchant deux à deux : les plus jeunes passerent les premieres, & les anciennes apres, & puis les six qui portoient les chappeaux de fleurs, & enfin la Maxime avec son baston pastoral, & allerent trois tours à l’entour de l’Autel, commençant à main gauche, à la fin desquels chacune se remit en sa place, horsmis la Maxime & celles qui estoient chargées des choses necessaires pour le sacrifice : car celle qui portoit le faisseau de Verveine le posa à main gauche sur l’Autel, où le feu estoit tousjours allumé & gardé nuict & jour par deux Vestales, parce que quand il s’estaignoit, elles croyoient qu’il leur devoit arriver quelque grand desastre, & la Vestale qui estoit en garde estoit rudement chastiée par le Pontife : & puis on le r’allumoit, non à d’autres feux materiels, mais aux rayons du Soleil, qui ramassez en des vases de verre, faisoient éprandre ce feu qu’ils nommoient sacré. L’autre Vestale qui portoit les fleurs & les fruicts, les posa sur l’arc de marbre dont nous avons parlé : Et les autres quatre demeurerent debout devant la Maxime, qui alors se prosternant devant l’Autel s’accusa à haute voix de ses fautes, puis advoüa qu’elle n’oseroit approcher le sainct Autel de la Déesse, se sentant soüillée de trop de vices, & trop indigne de luy offrir chose qui luy fust agreable, si ce n’estoit par son commandement. Et puis s’en approchant encor d’avantage, elle baisa & encença l’Autel de tous costez, & enfin laissant l’encensoir au pied, y mit quantité d’encens & de parfums, dont l’odeur remplissoit tout le Temple : Et lors prenant la Mole-salée & couronnée de fleurs, & la tenant d’une main fort eslevée, de l’autre elle prit le coing de l’Autel, & puis se tournant du costé de l’Orient, elle profera à haute voix & lentement les paroles qu’une Vestale luy disoit mot à mot, & qu’elle lisoit dans un livre, de peur d’y faillir, ou de les mal prononcer : car lors que cela arrivoit, elles croyoient que les sacrifices n’estoient pas agreables à la Déesse, & les falloit recommencer. Les paroles estoient telles :

 O redoutable Déesse, fille de la grande Rhée, & du puissant Saturne, qui nourris & eslevas Jupiter en ton giron, lors que sa mere le tenoit caché : Vesta que les Thirreniens appellent LABITH HORCHIA, & qui és la premiere & la derniere engendrée de toy, reçoy ceste de- vote immolation que nous faisons pour le peuple & Senat Romain, pour la conservation des Gaulois, & pour la grandeur & prosperité d’Amasis nostre Dame souveraine. Et nous fay la grace que ton feu qui est en nostre garde, ne s’esteigne jamais, & que la requeste qu’apres la victoire obtenuë sur les Titans tu fis au grand Jupiter d’estre tousjours Vierge, ait aussi bien esté obtenuë pour nous que pour toy, puis qu’estant toutes à toy, nous pouvons aussi avec raison estre estimées une partie de toy-mesme.

 Aux dernieres paroles de ceste supplication, tout le chœur des Vierges respondit, Qu’il soit ainsi. Et lors elle posa la Mole-salée sur l’Autel, puis le panier de fleurs & de fruicts que la Vestale qui en avoit la charge luy presenta, & de tout ensemble en mit un peu dedans le feu qui estoit allumé pour le sacrifice, avec force encens & drogues aromatiques : Et puis prenant de l’eau dans le vase dit Simpulle, en tasta un peu, & en arrosa la Mole-salée, les fleurs, les fruicts & le feu. Toutes ces choses achevées, se reculant un peu de l’Autel, elle commença un hymne à la loüange de la Déesse, que toutes les Vestales continuerent, à la fin duquel il y en eut une qui estoit vis-à-vis de la Maxime, qui se tournant vers les autres, dit à haute voix, Il est permis de s’en aller : Qui estoit signe que le sacrifice estoit achevé.

 Lors la venerable Chrysante, qui sans se mesler en ses sacrifices, ny les Vierges Druydes aussi, y avoit seulement assisté pour le respect qu’elle portoit à l’authorité Romaine, sortit du Temple & avec toute sa suitte, horsmis les Vestales, qui se retirerent en leurs demeures, s’en alla au boccage sacré, où les Vacies & Bergers l’attendoient, les uns pour le sacrifice : mais les autres, autant pour la devotion qu’ils portoient à leurs Bergeres, qu’à leur grand Thautates.

 Hylas impatient en apparence plus que tous les autres, pour le desir qui le pressoit de voir bien tost sa tant aimée Alexis, fut contraint pour ne perdre point ceste bonne compagnie, d’assister au sacrifice du Vacie : mais sa plus ardente oraison fut, que Thautates se contentast des plus courtes ceremonies pour ceste fois, à fin que tant plustost on prist le chemin qu’il desiroit ; Et d’effect à peine le dernier mot du sacrifice fut prononcé, qu’il se leva, & contraignit toute la trouppe d’en faire de mesme. Mais sa haste ne fut pas moindre lors que le disner fust achevé : car voyant que la venerable Chrysante se remettoit sur le discours, Madame, luy dit-il en l’interrompant, si vous ne donnez ordre à nostre depart, une partie de cette trouppe a fait dessein de vous aller attendre aupres de la belle Alexis. Philis prenant la parole pour la venera- ble Chrysante ; Et quelle mauvaise humeur, dit-elle, est la vostre, Hylas, de vous fascher en ce lieu, & où esperez vous de trouver une meilleure compagnie ? Ma feu maistresse, respondit-il, si je vous aimois comme j’aime Alexis, & que vous ne fussiez point icy, je dirois pour respondre à vostre demande, que la meilleure compagnie pour moy seroit où vous seriez : Mais parce que cela n’est pas, je vous diray pour la mesme raison, que la meilleure compagnie pour moy est aupres d’Alexis ; & pour vous rendre preuve que je dis vray, si vous ne partez à ceste heure mesme, il n’y a plus d’Hylas pour vous aujourd’huy. A ce mot, faisant une grande reverence, il se preparoit de s’en aller, lors que toute la trouppe accourant autour de luy, essaya de l’arrester à moitié par force : Et cependant qu’il se debattoit pour s’eschapper de leurs mains, ils virent entrer un homme que la venerable Chrysante recogneust incontinant pour estre de la maison d’Amasis, qui la vint advertir de sa part, que sa maistresse venoit coucher chez elle, pour faire le lendemain un sacrifice aux Dieux infernaux, à cause de quelque fascheux songe qu’elle avoit fait. Ce messager fut cause qu’Hylas pressa encore d’avantage, voyant que la venerable Chrysante ne pouvoit estre de la partie, & son importunité fut telle, que ces belles bergeres furent forcées de partir plustost qu’elles n’eussent fait, quoy que le desir d’Astrée fust assez grand pour la convier de se haster : mais sa discretion luy faisoit dissimuler, ce que la franchise d’Hylas ne luy permettoit pas de pouvoir faire. Ayant donc pris congé, elles se mirent en chemin, accompagnées de ces gentils bergers : & parce que quelquefois les sentiers estoient estroits, chacun prit à conduire celle qui luy estoit la plus agreable, horsmis Silvandre, qui par respect avoit esté contraint de quitter Diane à Paris ; & d’autant que Philis avoit esté priée de Diane de ne la point laisser seule aupres de luy, de crainte qu’il ne revint aux mesmes discours de son affection, que quelques jours auparavant il luy avoit tenus, toutes les fois que le chemin le pouvoit permettre, Philis prenoit Diane de l’autre bras, & mesloit le plus qu’elle pouvoit ses discours parmy les leurs, feignant de le faire sans dessein.

 Il advint qu’estans sortis du bois, & ayans passé Lygnon, sur le pont de la Bouteresse, le chemin s’eslargit de sorte qu’ils pouvoient aller plusieurs de front : ce qui donna commodité à Philis d’appeler encore Lycidas aupres d’elle, & voyant que Silvandre estoit pour lors contraint d’entretenir Hylas ; Et bien Silvandre, (luy dit-elle fort haut, afin d’interrompre plus honnestement Paris) à vostre advis, qui a rencontré meilleure place de nous deux ? Je crois, respondit le Berger, que celle que j’ay dés longtemps est la meilleure. Vous auriez, dit Philis, de fortes raisons, si vous me faisiez avoüer ce que vous dites, & vous auriez fort peu d’affection si vous le croyez ainsi. La verité, respondit froidement Silvandre, ne laisse d’estre vraye, encore qu’on ne la croye pas, si bien que quelque jugement que vous fassiez, ou de la place que je tiens, ou de l’affection que je porte à Diane, il ne peut les changer ny rendre autres qu’elles sont : car il n’est pas plus vray que Philis est Philis, que la place que je tiens est meilleure que la vostre. J’ay tousjours oüy dire, adjousta Philis, que plus on est pres de la personne aymée, & plus l’Amant se contente. Vous avez, repliqua le berger, ouy dire la verité. Toutesfois, continua Philis, me voicy pres de Diane, & il me semble que vous en estes fort esloigné. J’en suis encor plus pres que vous, respondit-il, car si vous estes à son costé, je suis en son cœur. Je ne te plains donc plus, interrompit Hylas, de la peine que je pensois que tu eusses de marcher : car à ce conte, il ne tiendra qu’à Diane que tu ne fasses de longs voyages sans guere travailler tes jambes : Silvandre sousrit de cette response, & puis respondit froidement. Je sçay bien Hylas, que tu n’entens pas ce que je dis ; aussi n’estoit-ce pas à toy à qui je parlois, mais à Philis, qui à la verité est bien autant ignorante des mysteres d’Amour, mais qui toutesfois a si bonne volonté de les apprendre, qu’elle merite mieux que toy de les ouyr. Voicy, dict Hylas, une loüange qui n’est pas à desdaigner pour Philis, disant qu’elle desire d’apprendre les mysteres d’Amour : que s’il est ainsi, & qu’elle vueille estudier en mon escole, je les luy apprendray à bon marché. Tous les bergers se mirent à rire des paroles d’Hylas, & parce que Silvandre prit garde qu’Astrée & Diane baissoient les yeux, il voulut changer de discours, & pour ce, il luy dict : Je voy bien, Hylas, que tu enseignes ta doctrine fort librement : mais pour revenir à ce que j’ay dit à Philis, je te repliqueray encores que je suis plus prés de Diane, qu’elle n’est pas, encor qu’elle soit à ses costez, parce que Diane est en mon cœur. Vous avez dict, reprit incontinant Philis, que vous estiez en son cœur. Et je l’avoüe encores, respondit Silvandre. Si est-ce, adjousta Philis, qu’il y a bien de la difference, & mesme selon ce que je vous en ay ouy dire autresfois : car j’entendrois que vous aymez Diane, si on me disoit qu’elle fust en vostre cœur ; & qu’elle vous ayme, si l’on disoit que vous fussiez dans le sien. A parler, dit Silvandre avec le commun, on l’entend comme vous le dites, mais quand on discourt avec les personnes un peu mieux entenduës, l’un signifie l’autre. Et en voicy la raison. Estre en quelque lieu s’entend de deux sortes, l’une, quand le corps occupe une place, & lors la surface de la chose contenuë est le lieu ; l’autre c’est quand l’ame, qui est toute spirituelle, agit en quelque lieu : Car rien ne pouvant agir immediatement en quelque lieu qu’il n’y soit, il s’ensuit que si mon ame agit de cette sorte dans le cœur de Diane, qu’elle y est. Or si comme nous avons dit autresfois, l’ame vit mieux où elle aime, que où elle anime, puis que le vivre est une action immediate de l’ame, il s’ensuit que si j’ayme Diane, je suis veritablement en elle. Cela respondit Philis, est un peu bien obscur pour moy, toutefois encor ne preuveriez-vous par là, sinon que vostre ame y est, & non pas Silvandre, & par ainsi ma place est encore la meilleure, puis que pour le moins une partie de moy, & celle que j’ay ouy dire estre la plus fertile en passions, qui est le corps, est plus prés que vous n’estes pas. J’avoüe, respondit-il, que du corps vous en estes plus pres que moy ; mais il ne faut pas conclurre pour cela, que vostre place soit la meilleure, parce que l’ame est de telle sorte superieure au corps, qu’au prix d’elle il n’est de nulle consideration, tant s’en faut qu’il puisse tenir quelque rang aupres d’elle. Pleust à Dieu, Berger, dit Hylas, que nous fussions tous deux amoureux d’une mesme bergere ; car puis que tu mesprises si fort le corps, je le prendrois fort librement pour moy, & je te laisserois volontiers l’esprit, quand mesme ce seroit celuy du plus sçavant de nos Druides : & pour te monstrer que je te dy vray laisse moy le corps d’Alexis, & je te laisse l’esprit d’Adamas, qui est un si sçavant homme. Chacun se mit à rire du party que l’inconstant presentoit à Silvandre, & cela l’empescha de luy respondre si tost : mais peu apres il prist la parole de ceste sorte.

 Si chaque chose estoit prisée selon son merite, il est certain que le choix que tu fais n’est pas le meilleur, parce que le corps que tu veux seulement aimer, n’est pas un object digne d’estre aymé de l’ame, d’autant que l’amour doit tousjours adjouster quelque perfection à l’Amant, comme chacun avouë, quand on dit, que l’amour est desir d’un bien qui defaut. Et par cette ordonnance l’Amant seroit obligé d’aimer tousjours quelque chose de plus qu’il ne seroit pas : Mais concedons à ces esprits qui sont tant abaissez, qu’ils ne font que trainer par terre, sans se pouvoir re- lever à ce qui est par-dessus eux, qu’ils puissent aimer ce qui leur est esgal : Je m’asseure qu’il n’y a personne qui pour le moins ne confesse, qu’il est honteux de s’abaisser à l’amitié de ce qui est moins que nous ne sommes. Que si cela est vray, comment pourroit-on estimer le corps digne d’estre aimé de l’ame, puis qu’il est si vil & abaissé par-dessous elle ? Mais outre que cette amour est honteuse, je tiens qu’elle est impossible, ou pour le moins insensée, si nous voulons y adjouster les conditions que la vraye amour doit avoir : Car celuy qui aime, n’a point de plus violent desir que d’estre aimé de la chose aimée ; mais n’est-il pas impossible que celuy qui n’aime que le corps, en soit aimé, d’autant que l’amour peut estre seulement en l’ame ? Et par là ne vois-tu pas, Hylas que ceux qui aiment le corps, sont imitateurs de la folie de Pigmalion, qui devint amoureux d’un marbre ? Aussi pour monstrer que cela ne se doit point, la nature y repugne, & je m’asseure que tu l’avoüeras si l’on te le demande : car confesse la verité, Hylas, si Alexis estoit morte, en aimerois-tu le corps ? Et parce qu’il ne respondoit point : Tu es muet, continua Silvandre, est-ce la verité qui te confond, ou la honte d’avoir eu une si mauvaise opinion ? Ny l’un ny l’autre, dit Hylas, mais que veux tu que je responde ? Penses-tu que je sois un devineur ? Ne sçais-tu que quand les yeux voyent ce qu’ils n’ont point veu, le cœur pense ce qu’il n’a point pensé ? Je parle fort asseurement des choses passées quand il m’en souvient, & des presentes quand je les sçay : mais des futures, Eh ! mon amy, pour qui me prends tu ? Penses-tu que ce soit moy qui aye instruict les Sybilles, ou que j’aye esté en leur escole pour apprendre à predire ? Silvandre mon amy, si tu veux discourir avec moy, parlons des choses dont les hommes peuvent parler, sans entrer dans les secrets des Dieux : laissons leur les choses futures, puis qu’ils ont retenu cela en leur partage ; Et si tu me demandes, si j’ayme le corps d’Alexis, je te respondray qu’ouy, & de telle sorte (quoy que tu sçaches dire de tes resveries & de ton amour de l’ame) que si elle n’avoit point de corps, je ne l’aimerois point : mais quand tu me demanderas ce que je ferois quand ce corps n’aura point d’ame, je te renvoyeray vers ceux qui sçavent predire l’avenir, & si tu veux, tu pourras aller avec eux visiter les Destinées, & nous rapporter des nouvelles de leurs conseils ; & moy, cependant que tu feras ce long voyage, je continueray d’aimer le beau corps d’Alexis, non tel qu’il sera d’icy à cent ans, mais tel qu’il est, c’est à dire l’ouvrage des Dieux le plus beau, & le plus parfait.

 Ainsi disoit Hylas, & Silvandre luy vouloit respondre, lors que suivant le chemin il fallut passer une petite planche, où chacun des Bergers s’amusa à aider à sa Bergere mieux aimée. Et lors qu’elles furent toutes de l’autre costé, & que Silvandre voulut reprendre la parole, il en fut empesché par Diane, qui oyant une Bergere, & un Berger qui chantoient, le pria de les escouter. Toute la trouppe tourna les yeux vers le lieu d’où la voix venoit, & s’approchant peu à peu, ils virent une Bergere assise à l’ombre d’u- ne touffe d’arbres, & un Berger à genoux devant elle, & peu apres ils commencerent d’oüir leurs paroles un peu plus distinctement. Elles estoient telles :



ALCIDON, DAPHNIDE.

DIALOGUE.

ALC. Vous verra-t’on jamais changer,
Puis que vous estes si legere ?

DAPH. Alcidon n’est pas mon Berger,
Ny Daphnide vostre Bergere :
Le Destin qui commande à tous
Ne nous fit pas naistre pour nous.

ALC. Jamais le Destin n’accusez
D’une chose si volontaire.

DAPH. Vous aussi ne vous abusez
De rien obtenir au contraire :
Car soit Destin, soit volonté,
Enfin le sort en est jetté.

ALC Vueillez ou ne me vueillez point,
Me donnant à vous je suis vostre.

DAPH. Si nostre vouloir ne s’y joint,
Ce qu’on nous donne n’est pas nostre :
Et je refuse franchement
De vous recevoir pour Amant.

ALC. Recevez moy pour serviteur,
Si vostre Amant je ne puis estre.

DAPH. Non non, je ne vous veux, Pasteur,
Ny pour serviteur, ny pour maistre :
Et si vous voulez vostre bien,
De moy n’esperez jamais rien.

ALC. Quoy que fasse vostre rigueur,
Mon feu sera tousjours extreme.

DAPH. C’est bien avoir faute de cœur
D’aymer si fort qui ne vous ayme :
Car un bon cœur devroit chasser
Par le mépris un tel penser.

ALC. Mais pourquoy ne se changera
Enfin ce farouche courage ?

DAPH. S’il peut changer, ce ne sera
Que pour vostre desavantage :
Mais que je vous ayme, Berger,
Vous n’y devez jamais songer.

 A peine la Bergere eust finy ces dernieres paroles, que cessant de chanter, & voyant que le Berger vouloit continuer, elle luy dit, C’est assez Alcidon : si vous voulez que je m’arreste icy plus long temps, je vous prie cessez ou changez de discours, & croyez que ceux-cy ne vous acquerront jamais rien de plus avantageux envers moy qu’un accroissement de mauvaise volonté. Il y a long-temps, respondit le Berger, que si je n’avois non plus d’esperance en la justice d’Amour qu’en la vostre, je n’aurois pas seulement cessé de parler à vous, mais aussi de vivre. Et quelle esperance est la vostre, dit Daphnide, puis que s’il estoit juste, ce Dieu de qui vous parlez, il y a long temps que vous serviriez d’exemple à tous ceux qui ont la hardiesse de l’outrager ? N’offencez point, dit Alcidon, celuy de qui la puissance ne se mesure qu’à sa volonté, & de qui le pouvoir ne vous a point tousjours esté tant incognu, que vous le deviez maintenant mespriser comme vous faites. La Bergere eust repliqué, n’eust esté qu’elle vit approcher cette troupe, qui luy donna sujet de se taire.

 Astrée & le reste de la compagnie, qui avoient ouy ce que ces estrangers avoient chanté, & entr’ouy une partie de ce qu’ils avoient dict plus bas, conviez de la beauté de la Bergere, & de la bonne mine & gentille disposition du Berger, tant pour satisfaire à leur curiosité, qu’au devoir, auquel les loix de l’hospitalité, religieusement observées en cette contrée les obligeoient, s’addresserent à la Bergere, & apres l’avoir saluée, luy offrirent & à toute sa trouppe toute sorte d’assistance : car en mesme temps s’approcherent d’elle deux autres Bergeres & un Berger, qui s’estoient escartez entre quelques arbres, attendant que la chaleur fust un peu abatue. Daphnide voyant cette belle troupe s’offrir à elle avec des paroles si pleines de courtoisie, luy respondit avec toute la civilité qui lui fut possible, & puis leur dit en general à toutes. Je ne m’estonne plus si le Ciel favorise de ses graces cette contrée plus avantageusement que les autres, puis qu’elle est habitée par des personnes si accomplies de toute sorte de merite. Astrée prenant la parole luy respondit : il n’y a personne icy qui ne soit fort disposée à vous faire service, tant pour satisfaire à nos Ordonnances, qui nous commandent de rendre toute assistance aux estrangers, que pour avoir la gloire de servir des personnes qui le meritent comme vous, & vostre compagnie. Je commence, respondit l’estrangere, à bien esperer de la fin de mon voyage, puis que ma premiere rencontre a esté si bonne. Et puis que les offres que vous me faites me doivent donner la hardiesse de m’enquerir de ce qui m’est necessaire de sçavoir ; Je vous supplie donc, belle Bergere, de me dire s’il y a une fontaine en cette contrée qui s’appelle De la verité d’Amour, & où elle est ? Astrée tournant l’œil sur Paris, & sur Silvandre, comme leur en demandant des nouvelles, demeura sans parler. Qui fust cause que Sylvandre prit la parole, & luy dit, Belle Bergere, la fontaine que vous demandez est veritablement en cette contrée : mais Amour est cause qu’il vaudroit autant qu’elle n’y fust point, estant remise en la garde de quelques animaux enchantez, qui en defendent l’accez. Et où est-elle ? reprit Astrée. Comment, dit l’Estrangere, vous estes de ce pays, & vous ignorez où est une chose si rare ? cela est presque incroyable, & mesme à ceux qui verront vostre visage, qui estant si beau, ne peut pas avoir esté veu sans amour, ny vous par consequent, sans curiosité de sçavoir la verité de l’affection de ceux qui vous ayment, qui, à ce que j’ay ouy dire, se voit en cette fontaine. Je sçay bien, dit Astrée en rougissant un peu, que vostre courtoisie vous fait parler de mon visage si avantageusement, vous semblant d’estre obligée pour les offres que je viens de vous faire, de me gratifier de cette sorte : & c’est pourquoy je ne vous respondray point à cela : mais quant à la curiosité que vous croyez qui doive estre en moy, outre que l’occasion n’y est point, parce que je n’ay jamais eu assez de bon-heur pour estre aymée de cette façon, encores avons nous une coustume parmy nous, que jamais nous ne recourons à la fontaine dont vous parlez, pour cognoistre la volonté de ceux qui nous servent, ayant un moyen beaucoup meilleur, & plus asseuré. Et quel est-il, dit incontinant l’Estrangere, afin que l’un me deffaillant, je puisse recourre à l’autre ? C’est, respondit Astrée, le temps & les effets. Encore, dit Daphnide, que chacun le die comme vous, si tiens-je cette cognoissance bien incertaine, & certes je le puis dire, comme y ayant esté trompée. Si cela nous estoit avenu, reprit Diane, nous y userions d’un autre remede. Et quel est-il ? dict l’estrangere. C’est de ne plus rien aimer du tout, respondit Diane. Voila, dit Alcidon, un remede bien injuste, puis qu’il punit l’innocent, & ne chastie point le coulpable : car celuy qui a trompé une Bergere en feignant de l’aimer, ne se soucie pas de n’estre point aimé d’elle, & par ainsi il ne reçoit point de chastiment de sa faute : & si de fortune elle vient à estre bien aimée de quelque autre, luy qui n’aura point offencé en portera toute la peine. Voila, gentil Berger, interrompit Hylas, comme nos Bergeres sont aussi injustes, que vous les voyez estre belles : & si pour tout cela, nous ne pouvons nous empescher de les aymer ; jugez ce que nous ferions si elles avoient l’esprit aussi doux que le visage. L’une de ces bergeres oyant parler Hylas de cette sorte, commença à tenir les yeux arrestez sur luy, luy semblant de le cognoistre : & sans doute, sans l’habit qui le déguisoit un peu, elle n’eust pas demeuré si long temps en cette peine : Mais enfin pour ne se point méprendre, elle s’adressa à Thamire, & luy demanda assez bas, si ce berger qui parloit n’estoit pas Hylas, & luy ayant respondu que ouy, elle revint vers Daphnide, & s’aprochant à son oreille, luy dit, Madame, vous parlez à Hylas sans le cognoistre. L’estrangere changeant de couleur, & se mettant une main sur le visage, comme de honte d’estre veuë de luy, revestuë de ces habits, se recula un pas ou deux, s’escriant, MON DIEU, Hylas, que l’habit que vous portez vous change, je ne sçay si le mien m’en fait autant ? Lors Hylas s’approchant d’elle, il la considera attentivement, si bien que quoy qu’il y eust long temps qu’il ne l’eust veuë & que l’habit de Bergere la changeast beaucoup, si la recognut-il pour Daphnide, estimée la plus belle Dame qui fust en Arles, ou dans la Province des Romains ; dequoy il demeura si estonné, qu’il ne sçavoit s’il songeoit, ou s’il veilloit. Enfin apres estre demeuré fort long-temps à la considerer, il se retira d’un pas, & plus ravy en admiration qu’il ne se peut dire, se mit à la regarder, & à la considerer, sans pouvoir proferer une seule parole ; Dequoy l’autre estrangere s’apercevant ; C’est sans doute, dit-elle, que voicy la contrée des merveilles, puis que j’y vois des Bergeres qui surpassent les personnes plus civilisées, des beautez sans curiosité, & ce qui est de plus merveilleux, des Hylas sans parole. Hylas à ce mot tournant les yeux sur celle qui parloit, il la recogneut pour estre Carlis, & l’autre Stiliane, & Hermante avec eux ; cette veuë le rendit si confus, que sans pouvoir parler, il courut embrasser Hermante son cher amy, & apres l’avoir tenu quelque temps en ses bras, se separa de luy pour le reprendre par deux ou trois fois : enfin reprenant la parole, Est-ce bien, dit-il, mon cher Hermante que je vois, & que je tiens entre mes bras ? Celles que je voy icy est-il possible que ce soient les plus belles de la Province des Romains ? Et je dirois de l’Univers, si la contrée où nous sommes en estoit dehors : Quoy ! je voy donc la belle, & tant admirée Daphnide, la glorieuse Stiliane, & cette Carlis, qui la premiere m’apprit à aymer ? Les Dieux m’ont fait trop de grace de vous avoir conduite icy, Madame, dit-il, s’addressant à Daphnide, avec vostre compagnie, croyant quant à moy, que c’est pour vous faire estre tesmoing de ma gloire, & de ma felicité. Hylas, respondit incontinant l’Estrangere, vous n’aurez jamais contentement, où comme vostre amie je ne participe ; mais si vous estes estonné de me voir en cet equipage, je ne le suis pas moins de vous avoir rencontré, & deguisé comme vous estes, & en un lieu où je n’avois aucune esperance de vous trouver : mais comme que ce soit, je tiendray cette rencontre pour tres-heureuse, si elle me fait participer à la gloire & à la felicité que vous possedez. Madame, interrompit Carlis, il n’a garde de se resjouyr si fort de ma venuë, ny de celle de Stiliane. Et pourquoy, ma premiere maistresse, entrez-vous en cette opinion ? dit-il : Ne sçavez vous pas que l’on tient que les premieres amours ne s’effacent jamais ? Toutefois, dict-elle, vous monstrez le contraire, puis que l’amour ne peut pas estre quand l’oubly oste la memoire de la chose aimée ; & vous ne pouvez nier que vous ne nous ayez mescogneuës & oubliées. Je suis fait, dict Hylas, tout d’une autre façon que le reste de ceux qui se meslent d’aymer : car jamais je ne perds la memoire de celles que j’ay aymées, ny jamais mon affection ne s’efface : Il est bien vray que quelquefois ma memoire se couvre d’oubly, comme le brasier de cendre, & que mon affection se lasse, comme l’arc qui a demeuré trop long-temps tendu : mais comme le brasier pour peu qu’il soit soufflé se descouvre vif & ardant, & l’arc, quand on le retend, est aussi fort qu’auparavant, de mes- me est-il de ma memoire, & de mon affection lors que ceste cendre de l’oubly est ostée par la veuë & par la presence, ou bien que mon amour par quelque nouvelle faveur se renforce de desir, & d’esperance. Je voy bien, dict Stiliane, qu’en fin Hylas est tousjours Hylas. Mais, adjousta Daphnide, nous sçaurons à loisir un peu plus de vos nouvelles : cependant afin que nous ne fassions quelque erreur envers ces belles & honnestes bergeres, dites nous, Hylas, qui elles sont, & si Astrée ou Diane, ne sont point en cette compagnie. Madame, respondit Hylas, si vous estes venuë en ceste contrée pour ce seul suject, vous pourrez vous en retourner quand vous voudrez, car les voila toutes deux devant vous, dict-il, les luy monstrant. Lors Daphnide s’avançant les salüa encores une fois, & apres les avoit quelque temps considerées, Il est vray, dict-elle qu’en cecy la renommée est moindre que la verité, & qu’il est certain que vostre beauté surpasse ce que l’on en dit. Madame, respondit Astrée en rougissant, les personnes qui vivent comme nous faisons, peuvent dire qu’elles sont au monde sans y estre : car ne voyant que nos bois, & nos pasturages, à peine peut la renommée se charger seulement de nos noms, tant s’en faut qu’elle en doive raconter quelque chose, & en son silence nous pensons luy estre infiniment favorisées : car ce nous est beaucoup de bon-heur, que ne pouvant rien dire de nous à nostre advantage, elle n’en die rien du tout. Vous direz ce qu’il vous plaira, reprit Daphnide, mais puis que j’ay cognoissance de vos noms si faut-il que la renommée me l’ait donnée, estant de sorte esloignée de vos demeures, que n’ayant jamais esté icy, je ne sçaurois les avoir apris que par elle : Et je voy maintenant qu’encores qu’elle parle fort avantageusement de vous, elle est toutes fois infiniment inferieure à la verité, & qu’en cela elle vous faict tort. Madame, dict Diane, vostre courtoisie est celle qui nous donne cet avantage, & quoy que nous soyons presque hors du monde, comme vous disoit ma compagne, si voudrions nous bien estre telles qu’il vous plaist de nous figurer, parce que la perfection est tousjours desirable en qui que ce soit. Vous ne devez point, repliqua l’Estrangere, en desirer plus que vous en avez, car vostre desir outrepasseroit la puissance de la Nature, ne croyant point qu’elle puisse faire deux differentes beautez plus parfaites. Et que diriez-vous, Madame, interrompit Hylas, qu’encores qu’elles soient telles, je n’en ay jamais esté amoureux, ou c’est si peu que ce n’est rien ? Je diray, respondit Daphnide, qu’il n’appartient pas à tous les oyseaux de se plaire en la pure lumiere du Soleil, ny par consequent à vostre mauvaise veuë en ces trop grandes beautez. Tout au contraire, Madame, repliqua Hylas : c’est parce qu’il y en a de plus belles en ceste contrée qu’elles ne sont, & vous sçavez qu’Hylas aime sur tout la beauté. Je croiray difficilement ce que vous dictes, respondit l’Estrangere. Je le vous feray avoüer, dit-il, si vous voulez venir où toute ceste trouppe s’en va. Et afin, discrettes Bergeres, continua-t’il se tournant vers Astrée & Diane, que vous ne vous mescontiez, sçachez que vous voyez devant vous, sous ces habits de berger & de bergere, la plus belle Dame, & le plus gentil Chevalier de la Province des Galloligures, & que peut-estre vostre contrée n’eust jamais une plus grande faveur du Ciel, que de les recevoir : C’est pourquoy, gentil Paris, vous ne devez pas souffrir qu’ils se separent de ceste compagnie, qu’Adamas ne les ait receus en sa maison. Paris & les bergeres s’adressant à Daphnide, s’excuserent de ne luy avoir rendu l’honneur qu’ils luy devoient, & la supplierent de sorte de vouloir faire ceste faveur au grand Druide, qu’en fin elle y consentit, tant pour satisfaire à la priere que Paris, & ces belles bergeres luy faisoient, que pour le desir qu’elle avoit de parler au sage Adamas, sur les affaires qui la conduisoient en ce lieu, ayant desja fort ouy parler de sa prud’hommie.

 Le contentement d’Hylas ne fut pas petit quand il vit ceste resolution. Et parce que Daphnide avoit fort bonne cognoissance de son humeur, & qu’elle l’avoit cogneu en l’Isle de Camargues & en Arles, elle luy fit par les chemins plusieurs demandes, ausquelles les bergeres respondoient quelquefois pour luy, & quelquefois Silvandre : & quoy qu’il voulust se contraindre un peu devant Daphnide, Stiliane, & Carlis, si est-ce qu’il ne pouvoit s’empescher d’eschapper bien souvent en ses responces, & mesme quand Silvandre prenoit la parole ; dequoy ces Estrangeres rioient de sorte, qu’en fin s’adressant à Daphnide. Je croy, luy dit-il, Madame, que prenant l’habit de ces bergeres, vous en avez aussi pris l’humeur, puis que les discours de ce berger vous plaisent si fort : car il ne sçauroit ouvrir la bouche pour me contredire, qu’elles n’en rient à haut de teste. Mais Silvandre mon amy, continua-t’il, se tournant vers le berger, sois certain que c’est de toy que ceste belle Dame se mocque, & non pas de moy, parce que n’ayant esté nourry qu’aux villages, tu ne sçais guere bien comme il faut parler à celles qui luy ressemblent : Et pource si tu m’en crois, tu ne continueras plus ce qui est tant à ton desavantage. Gentil berger, dit incontinant Daphnide, ne croyez point Hylas : vous sçavez assez quel il est, & j’aurois trop de desplaisir que vous eussiez ceste opinion de moy. Madame, respondit Silvandre, nous nous faisons souvent de semblables reproches Hylas & moy, & toutesfois nous ne nous croyons guere l’un l’autre : Mais Hylas, dit-il, se tournant vers luy, tu te trompes fort, si tu crois que je n’aye point de cognoissance de ceste belle Dame : j’aurois en vain esté si longuement parmy les Massiliens, & il faudroit bien que j’eusse eu les oreilles bouchées, & les yeux clos, si je n’eusse oüy parler de son merite, ny veu sa beauté : Je sçay, Hylas, peut-estre mieux que toy, qui est la belle Daphnide, qui Alcidon, & qui le grand & redoutable Roy Euric : peut-estre te raconterois-je plus particulierement la prise qu’il fist & de la ville des Massiliens, & de celle d’Arles, qu’autre qui le voulust faire : & pour-ce ne pense encor que je sois berger, m’estonner par tes discours, n’ayant pas non plus que toy, porté tousjours la houlete, & la pannetiere que tu me vois. Daphnide alors prenant la parole : A la verité, dit-elle, Hylas, ce berger monstre qu’il ne me cognoist pas mal, & je croy aux paroles qu’il tient, qu’il en sçait plus que vous ne pensiez ; mais gentil berger, dit-elle, si ce ne vous est importunité, dites nous où vous avez apris ce que vous racontez ? Madame, respondit Silvandre, j’ay esté longuement dans les escoles des Massiliens, où vostre nom a esté tant chanté des Bardes, qu’il n’y a personne qui ne l’ait oüy. Et comment estes-vous maintenant, dit-elle en ceste contrée avec cet habit de berger, & qui vous y retient ? La Fortune, dit-il, m’y a conduit, & l’Amour m’y arreste. Et moy, dit Hylas, l’Amour m’y a conduit, & Alexis m’y fait demeurer. Et qui est, dit-elle, en sousriant, ceste bien-heureuse Alexis ? C’est celle là, continua Hylas, qui vous fera rougir de honte, & paslir d’envie, la voyant si belle, qu’il n’y a beauté qui puisse egaler la sienne. Vous en dites beaucoup, Hylas, respondit-elle, pour n’estre pas creu, & trop pour estre creu du tout. Que diriez vous, repliqua-t’il, si je vous en disois autant qu’il y en a, puis que n’ayant seulement que commencé d’en parler, vostre croyance est si foible ? Si vos yeux ne me servoient bien tost de tesmoings contre vous-mesme, je m’efforcerois de le vous tesmoigner par mes paroles : mais je me remets à eux, & au jugement qu’ils en feront ; mesme que j’espere que ce sera si tost, que vous souvenant encores de mes paroles, vous avoüerez en vostre ame qu’elles sont veritables, si ce n’est que vous m’accusiez de n’en avoir pas dit assez. Alcidon alors prenant la parole, Pour l’amour de vous Hylas, dit-il, on vous avoüera que vostre maistresse est belle : mais qu’elle surpasse Daphnide, si les paroles me deffailloient pour soustenir le contraire, j’y mettrois le sang & la vie. Et moy, dit Hylas, d’un visage fort serieux, tant qu’il ne faudra que des paroles pour soustenir ce que j’ay dit, je le maintiendray contre qui que ce soit : mais soudain qu’il faudra y employer du sang, je ne le quitteray pas seulement à vous, mais à tous autres qui voudront soustenir le contraire : car je fay profession de parler, & non pas de tuer ; Chacun se mit à rire, & de telle sorte qu’Alcidon ne peut luy respondre de long temps.

 Sans doute leurs discours eussent continué plus longuement, s’ils ne se fussent trouvez si pres de la maison d’Adamas, qu’ils furent contraints de se taire pour la considerer : Cependant Alexis pour avancer d’autant le contentement qu’elle se promettoit de la veuë d’Astrée, s’estoit accoudée sur une fenestre, qui regardoit du costé de la plaine, & discouroit avec Leonide du prochain contentement qu’elle attendoit. Mais lors qu’elle aperceut ceste belle & grande trouppe, s’asseurant qu’Astrée en estoit, elle tressaillit toute, & à mesure qu’elle se venoit approchant, elle alloit aussi discernant tantost une bergere, & tantost un berger de sa cognoissance : mais lors qu’elle recogneut Astrée, ô Dieu que devint-elle ! Elle demeura longuement la veüe sur elle sans dire mot, comme ne pouvant saouler ses yeux de cest agreable object, en fin avec un grand souspir, & la monstrant du doigt à Leonide : La voila, dit-elle, la plus belle & la plus aimable bergere de l’Univers, imitant presque en ce transport Adraste en sa folie. Et apres s’estre teüe pour quelque temps, elle se recula un pas de la fenestre, & pliant le bras l’un en l’autre sur l’estomac : Mais, ô Dieu ! dit-elle, comment m’oseray-je presenter devant ses yeux, puis qu’elle m’a commandé le contraire ? Vous voicy encore, respondit Leonide, en vostre vieille erreur : n’avez vous pas assez debattu avant que venir icy, ces mesmes considerations contre Adamas ? & avez vous desja oublié les raisons, que si prudemment il vous a rapportées ? Ne croyez pas, repliqua Alexis, que je les aye oubliées, mais je sçay bien aussi que comme que ce soit, Astrée me verra & je la verray ; qu’elle parlera à moy, & que je parleray à elle : & n’est ce pas cela contrevenir à ce qu’elle m’a defendu ? Va-t’en, me dit-elle, je me souviendray toute ma vie de ces cruelles paroles. Va-t’en déloyal, & garde toy bien de te faire jamais voir à moy, que je ne te le commande. La Nymphe qui vit bien que si ce discours passoit plus outre, il ne pouvoit que donner beaucoup d’inquietude au Berger, pour ne le continuer d’avantage elle luy respondit. Il ne faut plus Alexis, vous remettre devant les yeux ces considerations : la pierre en est jettée, & il n’est plus temps de demander conseil, si vous devez voir Astrée, les choses sont en tel estat, que de necessité il faut passer plus outre : mais voicy bien l’heure que vous devez monstrer que vous estes homme, & que vous venez de cest Alcipe, de qui le courage a tant esté estimé de chacun. Il faut, dis-je, que changeant de visage & de façon, vous receviez Astrée sans vous estonner, & qu’à son abord vous ayez tant de puissance sur vous mesme, que personne ne s’aperçoive de ce que vous voulez tenir caché. Car il faut que vous sçachiez que les premieres impressions sont celles qui durent le plus long-temps, & sur lesquelles on fait un plus seur jugement ; & pource resolvez-vous à vous déguiser de sorte, que ceux que vostre habit abusera, ne puissent estre détrompez par vos actions. Ha, Madame ! dict Alexis, que ceux qui sont sains donnent aisément conseil aux malades [!] Ne voila pas desja une faute, reprit Leonide, pourquoy ne m’appellez vous vostre sœur, & non pas Madame ? Puis que vous sçavez bien que, comme Adamas veut que j’appelle Paris mon frere, de mesme il m’a ordonné que je vous nommasse ma sœur ; & si vous faictes autrement, quel soupçon ne donnerez vous point de vous-mesme ? Voyez vous, Alexis, vostre visage ressemble si fort à celuy de Celadon, que si vous voulez qu’il ne soit point recogneu, il vous faut user d’un grand artifice pour le desguiser. Ma sœur, respondit Alexis, puis qu’il vous plaist que je vous nomme de cette sorte, je m’estudieray de n’y plus faillir, mais souvenez-vous que jamais personne ne fut plus empeschée que vostre miserable sœur en cette occasion, & que si la fortune ne luy ayde, je ne sçay comment elle pourra tromper les yeux d’Astrée, envers laquelle elle n’a jamais usé de feinte ny de déguisement. C’est aux occasions, dit la Nymphe, qu’il faut faire paroistre ce que nous valons ; efforcez vous un peu, & faictes comme on dict, de necessité vertu, & vous asseurez que l’authorité d’Adamas est si grande, & sa preud’hommie telle en l’opinion de chacun, que pour peu que vous vous y aidiez, il n’y a pas apparence que l’on entre en doute, que vous ne soyez sa fille.

 Elle parloit de cette sorte, quand Adamas ayant esté adverty de la venuë d’Astrée, entra dans la salle pour r’asseurer un peu Alexis, qui ne fut pas une petite prudence : car elle estoit tant hors d’elle mesme, qu’il estoit bien necessaire de la preparer à cette rencontre, de peur qu’estant surprise, elle ne donnast trop de cognoissance de ce qu’elle estoit. Et lors qu’ils estoient plus avant en discours, on les vint advertir que toute cette trouppe estoit desja dans la basse court du chasteau. Alexis changea toute de couleur, & les jambes luy tremblerent de sorte qu’elle fut contrainte de s’assoir. Leonide qui s’en prit garde, affin de mieux couvrir leur dessein, dict à Adamas, qu’il seroit à propos de fermer les vanteaux des fenestres, & ne laisser que fort peu de clarté dans la salle, afin que l’on s’apperceust moins des changemens du visage d’Alexis, & que cest artifice seroit encore à propos pour empescher que la grande chaleur n’entrast si fort dans le logis. Le Druide qui trouva cest advis fort bon, le commanda à ceux qui l’estoient venu advertir de l’arrivée des Bergeres. Mais s’ils estoient bien empeschez de leur costé, Astrée ne l’estoit gueres moins du sien, à qui le cœur battoit de sorte, qu’elle en estoit elle mesme toute estonnée. Ce qui la contraignit, s’approchant de Philis, de luy dire à l’oreille ; Je vous prie ma sœur, trouvez quelque excuse pour nous faire un peu arrester icy, car j’avouë que l’esperance que j’ay de voir en Alexis le visage de Celadon, me met si fort hors de moy, que je crains, si je n’ay le loisir de me r’asseurer un peu, de donner trop de cognoissance de ce que je desire de cacher à chacun, mais particulierement à ces Estrangers. Philis qui estoit advisée, s’approchant de Daphnide, Madame, luy dict-elle, n’estes vous point lasse de ceste aspre montée ? si vous le trouviez à propos, je m’asseure que toute ceste compagnie seroit bien aise de reprendre un peu d’haleine avant que de monter à la salle. Quant à moy, dict-elle, je suis bien de cest advis, & je n’osois le proposer, de peur de vous desplaire à toutes. Hylas qui ne pouvoit souffrir qu’on luy retardast le contentement de voir sa chere Alexis, Madame, dit-il, si vous n’estiez en si bonne compagnie, je n’oserois vous laisser seule ; mais puis que cela est, vous ne trouverez pas mauvais que j’aille dire que vous venez : car j’aime mieux reprendre haleine aupres d’Alexis, & contenter mes yeux des beautez que j’ay laissées dans la maison, que d’estre icy, & ne contempler que les statuës, qui sont dans les niches de ces murailles. A ce mot sans attendre personne, ny mesme la responce de Daphnide il monta l’escallier, au haut duquel à l’entrée de la salle, il rencontra Adamas, Leonide, & Alexis : Et parce qu’ils avoient jugé tous trois que l’amour de Hylas serviroit beaucoup à couvrir ce qu’ils vouloient tenir caché, ils luy firent la meilleure chere qu’ils peurent, & mesme le Druide apres l’avoir embrassé en sousriant luy dit : Il est aisé à cognoistre qui de toute ceste trouppe est le plus de nos amis. Si la haste, dit Hylas, que j’ay euë de venir le premier vous en a donné quelque cognoissance, le retardement que je mettray à m’en aller le dernier ne vous en rendra pas moins de tesmoignage : Mais je voudrois bien que ma venuë fust aussi agreable à vostre compagnie comme elle a esté desirée de moy. Il n’en faut nullement douter, dit Leonide, n’est-il pas vray, ma sœur? J’avouë, respondit Alexis, que quant à moy j’en reçois beaucoup de contentement. Hylas alors s’approchant d’elle, Voyez vous belle Alexis, dict-il assez bas, comme je ne suis guere difficile a contenter : pourveu que de vous trois, vous seule l’ayez agreable, ce m’est assez. Et quoy, reprit Leonide, feignant fort à propos d’en estre faschée, estimez vous, glorieux Berger, si peu le reste de la compagnie ? Je vous asseure que je m’en vengeray, & qu’avant que la journée se passe, vous vous repentirez du mespris que vous avez fait de moy. Elle profera ces paroles avec un visage severe, & representant fort bien ce faint mescontentement. Mais Hylas, qui de son naturel ne se soucioit de femme du monde, que de celle qu’il aimoit. Je m’en repentiray, dit-il, lors que la belle Alexis se repentira de ce qu’elle a dit, & avant que cela soit, si vous ne voulez perdre vos peines, ne cherchez point de vous venger de moy. Et lors qu’elle s’en repentira, ne prenez non plus la peine de faire cette vengeance : car le desplaisir que j’en auray sera si grand, que vous n’y sçauriez rien adjouster. Mon serviteur, respondit Alexis, tant que vous m’aimerez, cette vengeance ne se fera donc point, car vostre bonne volonté m’est trop chere.

 Il vouloit respondre lors qu’Adamas l’interrompit, luy demandant qui estoient les bergers & bergeres qui venoient. Je suis bien aise, mon pere, luy respondit-il, que vous m’ayez fait souvenir de le vous dire : car en partie j’ay devancé cette trouppe pour vous en advertir, & je l’avois oublié, tant la veuë d’Alexis m’empesche de penser ailleurs ; sçachez donc qu’Astrée, Diane, & Philis y sont, & plusieurs autres des hameaux voisins, ensemble quelques estrangers, comme Florice, Cyrcene & leur compagnie : mais cela ne m’eust pas convié de vous en venir donner advis, n’eust esté la rencontre que nous avons faicte en chemin de la belle Daphnide, & du gentil Alcidon, qui desguisez avec des habits de berger, viennent en cette contrée chercher la fontaine de la Verité d’Amour : car Daphnide est la plus estimée Dame de la province des Romains, & Alcidon le plus aymé Chevalier de Thierry, & du grand Euric, & par ainsi vous voyez que je ne suis pas le seul estranger, qui changeant mon habit me desguise de celuy de berger, pour vivre heureusement en vostre con- trée. Adamas, luy respondit, Est-il possible que ce soit cette belle Daphnide, de qui le grand Euric Roy des Visigots a esté tant amoureux ? Et Hylas luy ayant respondu, que c’estoit celle-là mesme, il continua. Encore que je ne l’aye jamais veuë, je ne laisseray pas de la cognoistre, parce que j’en ay un pourtraict, qu’on m’a asseuré luy estre fort ressemblant, si ce n’est que l’habit qu’elle porte m’en puisse peut-estre empescher. Je feray toutefois semblant de n’en rien sçavoir, pour pouvoir rendre à nos bergeres l’accueil que je leur dois.

 Leurs discours eussent bien continué d’avantage, s’ils n’eussent esté interrompus par la venuë de toute la troupe : car Astrée, encore que ce fust elle qui fust cause du retardement, ne pouvant toutefois se priver plus long-temps de la veüe de ce visage tant aimé, en fist signe à Philis, qui pour complaire à sa compagne, s’adressant à Daphnide & à Paris, leur dict tout haut : Hylas par son impatience nous empesche de reprendre nostre haleine à nostre aise, nous contraignant de le suivre : car que dira Adamas, quand il sçaura par luy que nous sommes icy ? Vous avez raison, dit Daphnide, & prenant Astrée, & Diane par la main, elles s’acheminerent toutes de compagnie : Et parce que l’escallier estoit large, elles marchoient toutes trois ensemble, & le reste de la trouppe venoit confusément apres. Adamas les attendoit à l’entrée de la salle, où il les reçeut avec le meilleur visage qui luy fut possible, & feignant de ne point cognoistre Daphnide ny Alcidon, il adressa sa pa- role aux bergers de sa cognoissance, & leur dit en sousriant ; Et quoy, glorieuses bergeres, vous mesprisez de sorte vos voisins, que si je ne m’en fusse plaint, ma fille eust esté long temps icy sans que vous eussiez daigné la venir voir ? Astrée qui prit garde qu’encores qu’il parlast à toutes, toutefois il adressoit sa parole particulierement à elle, luy respondit aussi pour toutes : C’est ainsi, mon pere, que les choses qui dependent de plusieurs sont bien souvent retardées, encores qu’elles soient jugées devoir estre faites promptement. Cette excuse, dict Adamas, n’est guere bonne, & me semble que chacune de vous en particulier me devoit cette cognoissance d’amitié pour celle que je vous porte à toutes. Lors Diane prenant la parole, Mon pere, dict-elle en sousriant, vous sçavez bien que plusieurs ayment mieux donner ce qu’ils ne doivent pas, que de s’acquitter de leurs debtes : Mais si nous avons fait cette faute, nous n’en sommes pas demeurées sans chastiment, nous privant si long-temps de la chose du monde qui merite le plus d’estre veüe. Et à ce mot, parce que Daphnide s’estoit reculée expressement, apres avoir salüé Leonide, Astrée s’avança pour en faire de mesme à la déguisée Alexis : mais quelle devint-elle, quand elle jetta les yeux sur son visage ? Et quelle devint Alexis, quand elle vit venir Astrée vers elle pour la baiser ? Mais en fin, ô Amour ! en quel estat les mis-tu toutes deux quand elles se baiserent ? La Bergere devint rouge comme si elle eust eu du feu au visage, & Alexis, transportée de contentement se mit à trembler comme si un grand accez de fievre l’eust saisie. Hylas qui avoit remarqué de quel courage sa Maistresse avoit salüé cette bergere, en devint si jaloux, qu’il ne peut souffrir qu’elle la tint plus long-temps en ses bras, & cette jalousie fut cause qu’il les separa, & que Diane eust le loisir d’entrer en la place d’Astrée, & apres elle Philis, & puis le reste de la trouppe.

 Mais Adamas qui desiroit de couvrir le plus qu’il luy estoit possible les changemens de visage, & les troubles de l’esprit de sa fille, apres que les premieres salutations furent faictes, & que confusément toute la troupe fut entrée dans la salle, il mit Alexis au lieu le plus obscur, & lors qu’il voulut les faire asseoir, il fit semblant de prendre garde à Daphnide, & à toute sa suitte, & pource s’adressant à Thamire, il luy demanda fort haut, qui estoient ces belles Estrangeres. Hylas, luy dit-il, mon Pere vous en dira plus de nouvelles que moy, s’il vous plaist de prendre la peine de luy en demander : car je ne puis vous en dire autre chose, sinon que les ayant rencontrées en venant icy, il nous a dit qu’elles estoient principales Dames de la Province des Galloligures. Lors Paris s’approchant d’Adamas, luy dit que c’estoit la belle Daphnide, & le renommé Alcidon, si cogneus & pour la beauté, & pour le merite dans la Cour du grand Euric. Le Druide feignant de n’en avoir rien sçeu encore, fist semblant de se courroucer à Paris, de ce qu’il ne l’en avoit point adverty, & lors s’adressant à elle ; Madame, luy dit-il, pardonnez à mon ignorance, & accusez vostre habit si je ne vous ay pas rendu l’honneur qui vous est deu. Mon pere, respondit Daphnide, quand je me suis déguisée de ceste sorte, ce n’a jamais esté en intention d’estre recognuë en ceste contrée, où je ne suis pas venuë pour y tenir le rang de Daphnide, mais seulement pour y trouver le repos que les Dieux m’y ont promis ; & je crois bien que sans Hylas, j’eusse peu achever mon voyage aussi incognüe que je le desirois : mais puis que sa rencontre m’en empesche, je vous supplie, mon Pere, que la cognoissance que vous avez de moy ne vous porte pas à ces devoirs de respect & d’honneur desquels vous parlez, mais à m’aider à trouver les salutaires remedes que les Dieux m’ont fait esperer de recevoir en ceste contrée. Adamas avec beaucoup d’honneur, & de soubmission luy respondit : qu’il essayeroit de la servir en tout ce qu’il seroit capable, & que toutefois il ne pretendoit pas se dispenser pour cela de l’honneur qu’il luy devoit : Et lors luy presentant une chaire, & de mesme à Alcidon, & à tout le reste de la compagnie, chacun ayant pris sa place, Astrée se trouva auprés d’Alexis, & Leonide de l’autre costé, qui empescha que Hylas ne se peut mettre aupres de sa nouvelle Maistresse : & parce qu’il luy sembloit qu’elle s’amusoit trop avec Astrée, & qu’il ne pouvoit souffrir de se voir privé si long temps de son entretien, il l’alloit interrompant, & la contraignoit bien souvent de luy respondre. Phillis prit garde au visage d’Astrée, qu’il l’ennuyoit, & qu’elle eust bien voulu en estre déchargée pour entretenir plus commodément ceste Druide, si res- semblante à son Berger tant aimé, & pour descharger sa compagnie d’une telle importunité, elle dit à Hylas : Mon feu serviteur, encore n’y a-t’il que les anciennes amitiez ; ceste Maistresse que vous estimez si fort, est si belle, qu’elle ne fait pas grand cas de vous, revenez vers moy qui vous aime & qui vous estime comme vous meritez. Hylas qui estoit passionnément amoureux d’Alexis, Ma feu Maistresse, dit-il à Phillis, vous ne prenez pas garde à qui vous parlez quand vous mettez en avant ces anciennes amitiez : car il suffit de les nommer telles pour me les faire haïr : & pour vous monstrer que ce n’est pas d’aujourd’huy que j’ay ceste opinion, oyez des vers que j’ay faits il y a long-temps sur ce sujet, lors que venu de Camargue, j’estois encore sur les rives de l’Arar, & que selon la coustume, aux Bacchanales, nous nous déguisions pour dancer. Et lors s’approchant de Phillis, il dit tels vers :


AMOUR AUX DAMES,
CONDUISANT LES VENTS
pour dancer.

 Je suis Amour, cet Enfant
Qui commande à toute chose,
Et qui de tous triomphant,
De tous à mon gré dispose :
La jeunesse, les apas,
Et les ames sans malices,
Le ris, le jeu, les esbas
Sont mes plus cheres delices.

 Enfant j’aime les enfans,
Chacun aime ses semblables,
Et des vieux je me deffens,
Comme d’Amour incapables :
Où sont aiguisez mes dards,
Où sont mes flammes esprises,
Qu’entre les enfans mignards
Et leurs jeunes mignardises ?

 Aussi j’ayme la beauté,
Qui comme nouvelle rose,
Sous les rayons de l’Esté,
N’est encore bien esclose :
Et tiens pour un grand mal-heur
D’aimer long-temps une belle ;
Car plus que la vieille fleur,
J’aime l’espine nouvelle.

 Qui veut donc suivre l’Amour,
Aime une tendre jeunesse,
Qu’il change de jour en jour,
Pour tousjours d’une maistresse
Ne r’alumer le tison.
Que mes loix veulent qui meure :
Amour est vieux & grison
Quand il dure plus d’une heure.

 Mais je ne sçay toutesfois
Quelle est l’erreur estrangere,
Qui meslant parmy mes loix
Sa doctrine mensongere,
Vient enseigner à l’Amant
Une nouvelle science,
Que quelques-uns vont nommant
Du faux tiltre de Constance.

 Elle dit qu’il faut aimer
Jusque dans la sepulture,
Et qu’on doit mesestimer
Qui cherche une autre advanture :
Voire comme si son mieux
Chacun ne devoit pas suivre :
A quoy serviroient les yeux,
Et pourquoy faudroit-il vivre ?

 Or pour deffendre les miens
D’une si grande folie,
A ceste heure je m’en viens
Des cavernes d’Eolie :
Où dans de profonds cachos,
Pres du centre de la terre,
Les vents qu’on y tient enclos,
Sans cesse se font la guerre.

 Je les ameine avec moy,
Ces vents legers, ô mes Dames,
Pour vous inspirer ma loy,
Et pour chasser de vos ames,
Avec la legereté
Qu’ils ont euë en leur naissance,
Ceste opiniatreté
Que vous appellez Constance.

 Venez donc troupeau leger,
Venez je vous en supplie,
Dedans ces cœurs vous loger
Pour chasser ceste folie :
Faites que d’orenavant
A bien aimer on s’apreste :
Mais qu’Amour comme le vent
Meure soudain qu’il s’arreste.

 Esloignez esloignez vous,
O vous ames trop austeres,
De mes Autels & de nous,
Et de mes sacrez mysteres :
Non, vous ne meritez pas
D’avoir part à nostre gloire,
Contentez vous du trespas
Dont nous aurons la victoire.

 Si vous voulez donc, continua Hylas, que je revienne vers vous, ne me parlez plus de ces anciennes amitiez, car je tiens pour ma devise,

Une heure aimer, c’est longuement,
C’est assez d’aimer un moment
.

 Et ne pensez que l’estime que vous dites faire de moy me puisse attirer, car on ne se soucie gueres d’estre estimé des personnes de qui on a quitté l’amitié, & qui nous sont indifferentes. Silvandre prenant la parole pour Philis, La reputation, dit-il, que chacun desire si fort, qu’est ce autre chose que ceste estime que tu mesprises tant ? & si elle est mesme estimable parmy les ennemis, pourquoy ne le sera-t’elle Hylas, parmy les personnes que tu as tant aimées ? Je voy bien, respondit froidement Hylas, que Silvandre n’a pas la place qu’il desire non plus que moy, & que pour décharger sa colere sur quelqu’un, il me vient faire des contes, dont les nourrisses endorment leurs enfans : Mais, Silvandre mon amy, contre la mauvaise fortune il faut avoir bon cœur, & cependant nous contenter de dire que ce siecle est fort depravé, que les faveurs ne suivent jamais les merites, & que quelque jour la Fortune cessera de nous persecuter.

 Hylas parloit de ceste sorte à Silvandre, parce que Leonide pour favoriser Paris, avoit mis Diane au milieu, de sorte que Silvandre ne pouvant s’en approcher, avoit esté contraint de se mettre entre Celidée & Florice, ce qui estant recogneu de chacun, fut cause qu’ils se mirent tous à rire de ceste responce : Et Philis particulierement qui dit : Il faut advoüer, Silvandre, qu’à ce coup il vous est advenu comme à celuy qui veut separer deux personnes qui ont l’espée en la main, & qui se mettant au milieu en demeure blessé, encore qu’il n’ait point de querelle. Si vous n’aviez point, respondit Silvandre, esprouvé bien souvent que les armes d’Hylas n’ont ny pointe ny tranchant, je ne m’estonnerois pas tant que je fais, de ce que vous dites : mais, Bergere, l’ayant essayé tant de fois, je ne sçay comment vous pouvez avoir ceste opinion. Ne vous en estonnez, dit la bergere, car il a changé d’armes, maintenant il ne combat pas sous les siennes, & celles dont il vous a blessé, sont empruntées d’une personne qui a accoustumé de vaincre. De ceste sorte, respondit-il, je vous avoüeray une partie de ce que vous dites. Et moy, interrompit Hylas, je diray avec plus de verité, que vous ne sçauriez ny l’un ny l’autre, me blesser ny de vos armes, ny de quelque autre que vous puissiez emprunter : car entre vos mains pour bonnes qu’elles soient, elles demeureront sans force contre moy. Et entre les miennes, dit Florice, qu’en direz vous ? Que je ne me souviens plus, respondit-il, si vous en avez jamais eu. Vous ne direz pas ainsi de moy, adjousta Cyrcene. J’advoüeray, dit-il, que quand je ne vous vy qu’un peu, je vous aimay beaucoup, & quand je vous vy beaucoup, je ne vous aimay que fort peu. Sa veuë, dit Palinice, a fait en cela comme le scorpion qui guerit la blesseure qu’il a faite ; mais je m’asseure que vous ne direz pas cela de moy. De vous, dit-il, comme s’il eust esté estonné, eh ! par Hercule, dites moy comment vous appellez vous, à fin que je sçache si vostre nom ne me blessera point mieux que vostre visage ? Je voy bien, reprit Stiliane, qu’il n’y a que moy qui l’ait peu vaincre. Le peu, respondit Hylas, que je demeuray dans vostre prison, monstra assez quelle fut vostre vi- ctoire. A la verité, continua-t’elle, vous en sortistes, mais ce ne fut pas sans payer vostre rançon. Si je vous ay payée, repliqua-t’il, je ne vous doy plus rien, & si vous pensiez de me pouvoir surmonter aussi aisément que vous fistes, vous vous tromperiez fort ; je suis bien devenu plus grand guerrier que je n’estois pas, & je vous conseille de ne vous y point hazarder ; car vos armes ne sont pas d’assez bonne trampe pour fausser les miennes. Croyez Stiliane, adjousta Carlis, qu’Hylas n’est que pour moy, & que comme j’ay esté la premiere qu’il a aimée, je dois estre aussi la derniere : n’est-il pas vray, Hylas ? Souvenez-vous, luy dict-il, Carlis, qu’il est certain que tout revient à son commencement, & que tout ainsi qu’au commencement que je vous vy, je ne vous aimoy point, de mesme aussi la derniere fois que je vous revoy, je n’ay point d’Amour pour vous.

 Il n’y eust personne qui se pust empescher de rire, oyant les gracieuses responces d’Hylas, qui continuerent fort long-temps, cependant qu’Alexis & Astrée parloient ensemble : Mais encores qu’il semblast qu’Alexis deust bien employer ce temps, que la fortune luy concedoit, si est-ce qu’elle demeura long-temps, sans sçavoir par où commencer, estant empeschée par tant de considerations, que peut-estre cette commodité se fust escoulée inutilement, si Astrée n’eust commencé la premiere à parler. Car cette déguisée Druide voyant devant elle celle qui luy avoit faict le commandement de ne se laisser jamais voir à elle, craignant d’estre reco- gnuë ou à la voix ou à la parole, ou en quelqu’une de ses actions, estoit de sorte interdite, qu’elle n’osoit ouvrir la bouche : ce qu’Astrée attribuoit au peu de privauté qui estoit entr’elles, ou bien qu’ayant tousjours esté nourrie parmy les Vierges Druides, & ne sçachant guere des affaires de cette contrée, elle estoit en peine de quoy luy parler : Mais la Bergere estoit bien deceuë, puis que ce qui l’en empeschoit, c’estoit tout le contraire & pour en sçavoir trop. Et parce que ce visage qui luy representoit celuy de Celadon, aussi bien en la memoire que devant les yeux, luy donnoit un extreme desir de gaigner les bonnes graces d’Alexis, qui ne luy estoient desja que trop acquises, elle fut la premiere à rompre le silence de cette sorte. Quand je considere la beauté de vostre visage, & les graces dont le Ciel vous a avantagée par dessus les plus belles de nostre aage, je l’appelle presque injuste d’avoir voulu priver si long-temps cette contrée de ce qu’elle a jamais produit de plus rare, en vous cachant parmy les Vierges Druides, si loing de nous : mais quand je me remets devant les yeux, que de tout ce qui est en l’Univers, il n’y a rien d’assez digne pour servir la grandeur de DIEU : Je dis qu’il est tres-juste d’avoir faict choix de vous, comme de la chose du monde la plus parfaicte. Pleust à Dieu, dict froidement Alexis, que les perfections que la civilité vous fait dire estre en moy, y fussent aussi veritablement que tous ceux qui vous voyent les recognoissent en vous, afin que je fusse en quelque sorte aussi digne de servir nostre grand Thautates, que d’affection je dedie le reste de mes jours à son service : Je ne rougirois pas, belle Bergere, de vous ouyr tenir ce langage, qui me reproche plustost ce qui me defaut, qu’il ne me represente ce que je suis. Je serois marrie, reprit Astrée, que vous eussiez si mauvaise opinion de moy, que de croire que je ne sçache recognoistre en quelque sorte les perfections qui sont en vous : car encore que le Ciel m’ait faict naistre bergere, & ne m’ait donné guere plus d’esprit qu’il en faut pour vivre parmy les bois, si est-ce que comme la clarté du Soleil est veuë par tous les yeux ausquels elle esclaire, quoy que plus ou moins, selon qu’ils en sont capables, de mesme m’est il permis de voir vos perfections & en recognoistre assez pour les admirer, quoy que j’avoüe que plusieurs autres à qui Thautates aura donné plus de jugement les remarqueront mieux : mais ne les sçauroient estimer d’avantage que je fais. Je ne contrediray jamais, repliqua Alexis, à un si favorable jugement ; mais je prieray seulement Dieu que quand vous m’aurez mieux cogneuë vous ne le revoquiez point : car encores que mon dessein, ny ma profession ne me doive pas laisser en ce lieu fort longuement, si est-ce que ce me sera tousjours un extreme contentement d’estre aux bonnes graces de toutes celles qui vous ressemblent, & particulierement de vous, de qui j’ay desiré il y a long temps la cognoissance : & vous asseure que ce desir me fit laisser mes compagnes avec moins de desplaisir, quand je sçeus que je verrois Astrée. Madame, respondit la bergere, cette fa- veur en toute façon est extreme : car si vous en avez eu la volonté si esloignée de nous, ce bonheur ne peut-estre mesuré : & si c’est seulement pour nous obliger que vous le dites, ne sommes nous pas bien-heureuses que cette pensée ait esté en vous ? Mais je diray bien avec verité, que la nouvelle de vostre venuë remplit toute cette contrée & de tristesse & de joye : de tristesse oyant dire vostre maladie, & de joye nous asseurant de recevoir cet honneur de vous voir. Et toutefois, dit Alexis, belle Bergere, vous avez tant retardé de venir icy, que si autre que vous me le disoit, je ne le croirois pas : Mais pour changer de discours, dictes moy je vous supplie, à quoy passez-vous ordinairement le temps ? car on m’a fait entendre que la plus heureuse vie du monde, est celle des Bergers & Bergeres de Forests. Elle est, dit Astrée, veritablement heureuse pour ceux qui n’ont point esté plus aymez de la fortune : car vous sçavez, Madame, que ceux qui ont esté heureux, quand ils perdent une partie du bien qu’ils ont possedé, ressentent plus de desplaisir, que s’ils avoient esté tousjours mal-heureux. Il est vray, dict Alexis, mais en vostre vie champestre & retirée, je ne croy pas que vous soyez guere sujettes à ces coups de fortune. Nous ne les sommes pas tant, dit Astrée, que celles qui vivent dans les Cours, & dans le maniment du monde : mais tout ainsi que les lacs, encor qu’ils soient moins spacieux que la mer, ne laissent d’avoir leurs orages & leurs tempestes ; de mesme est-il de nous, car nous avons aussi nos infortunes & nos malheurs : Et je sçau- rois bien qu’en dire, ayant depuis peu perdu presque en mesme jour & mon pere, & ma mere, perte qui m’a de sorte affligée que je ne pense pas de long-temps m’en pouvoir remettre. Et y a t’il long-temps, respondit Alexis, car il me semble d’en avoir oüy parler ? Il y a environ quatre ou cinq Lunes, dict la Bergere, jour qui me sera à jamais deplorable ! & à ce mot elle fit un grand souspir. Il est bien ennuyeux, dict Alexis, de perdre ceux à qui on est obligé de porter tant d’affection ; si n’y a t’il rien de si naturel que de voir mourir le pere avant les enfans : encor vous doit-ce estre une grande consolation qu’ils vous ayent laissée en aage de vous sçavoir conduire. Une des choses, dit Astrée, qui m’a aussi vivement touchée en leur mort, c’est que presque j’en suis la cause. Il est certain, dict Alexis, que vous me remettez en memoire d’en avoir oüy dire quelque chose, & me semble qu’on me raconta qu’ils s’estoient noyez en voulant vous retirer d’une riviere où vous estiez tombée. Pardonnez moy, Madame, dit Astrée. Il est vray que je tombay dans la mal-heureuse & diffamée riviere de Lignon, voulant ayder à un berger qui s’y noya : & parce que les mauvaises nouvelles sont incontinent portées, ma mere Hypolite le sçeut, & comme on augmente tousjours au conte, on luy dit que je m’y estois noyée ; elle fut surprise d’une si grande frayeur, que jamais depuis elle ne se peust remettre, & mourut incontinent apres, & mon pere du regret de sa perte la suivit bien tost ; Et ainsi je fus privée en mesme temps, & de pere & de mere. Astrée ne peut raconter ces choses sans estre fort esmeuë, & Alexis de mesme, mais feignant que c’estoit pour la compassion, elle luy dict. Et qui estoit le pauvre berger qui se noya ? Je ne croy pas, dict froidement Astrée, que son nom soit cogneu de vous : il se nommoit Celadon, & estoit frere de Licidas, que vous voyez icy. Est-ce, continua Alexis, Celadon fils d’Alcippe, & d’Amarillis ? C’est celuy là mesme, dict Astrée. Je cognois son nom, respondit Alexis, & je me souviens d’en avoir ouy fort souvent parler : Ce fut à la verité un malheureux accident. Je vous asseure, Madame, reprit Astrée, que depuis ce temps là, il semble que toute sorte de plaisir se soit banny de nostre rivage, car autrefois on ne voyoit que jeux & resjouyssances parmy nous, à cette heure chacun est saisi d’un tel assoupissement, qu’on ne jugeroit jamais que nous fussions celles que nous soulions estre : Et quant à mon particulier, j’en ay bien eu du sujet ayant perdu un pere & une mere, qui me tenoient si chere, que maintenant me voyant traiter autrement par mon oncle, entre les mains de qui je suis tombée, je le ressents doublement : mais, Madame, je vous enttretiens d’ennuyeux discours, pardonnez-moy s’il vous plaist. Tant s’en faut, repliqua Alexis, que vous m’obligez infiniment, & me faites un extréme plaisir de me raconter ces particularitez qui vous touchent : car outre que vostre merite, & vostre vertu obligent chacun à vous estimer, il faut que vous croyez que particulierement je desire que vous m’aimiez, & pour-ce continuez si vous me voulez faire plaisir. Mada- me, dict Astrée, si Dieu m’a faict cette grace de vous donner cette bonne volonté à mon advantage, je la reçois pour tresgrande, & vous jureray, si toutefois vous me le permettez, & que vous ne pensiez que ce soit outrecuidance, que dés le moment que j’ay eu l’honneur de vous voir, il y a eu quelque chose qui m’a tellement donnée à vous, que rien ne m’en retirera que la mort.

 Alexis vouloit respondre, & peut-estre fussent elles entrées bien avant en discours, si la jalousie de Hylas ne les en eust empeschées : mais tout effrontément ne pouvant plus supporter cette longue conference entre ces deux Amants, il se vint mettre à genoux devant Alexis, & luy prenant une main, la luy baisa avant qu’elle s’en fut pris garde, tant elle estoit attentive à son discours : s’en estant enfin apperceuë, elle retira sa main, & luy dit. Et quoy, mon serviteur, ces belles bergeres de Lygnon, ont elles accoustumé de vous permettre ces familiaritez ? Les Vierges Druides, d’où je viens, trouveroient cela fort estrange. Ma Maistresse, dict Hylas, tout ainsi que je ne me conduis pas selon les incivilitez de ces bergeres dont vous parlez, aussi ne devez vous suivre les austeritez de ces Druides ; autrement ny vous ny moy n’en recevrons pas beaucoup de contentement. Je ne sçay, dit Alexis, ce que vous voulez dire, mais si say bien qu’il vous faudra avoir de fortes raisons, pour m’empescher de suivre les exemples des sainctes Vierges, parmy lesquelles j’ay esté si longuement nourrie. Je croy bien, dict froidement Hylas, ce que vous dictes, mais vous devez aussi penser qu’il ne vous faut pas de moindres persuasions pour me faire changer de naturel. Je serois bien marrie, respondit Alexis, de vous contraindre d’en changer, car je vous veux bien tel que vous estes : mais permettez que la Loy soit esgale entre nous, c’est le moins, que comme à vostre Maistresse, vous me deviez accorder. Il est vray, dict Hylas, mais comment l’entendez vous ? Je l’entends, continua Alexis, que comme je vous veux bien tel que vous estes, que vous me vueilliez bien aussi telle que je suis, & qu’ainsi sans que vous changiez ny moy d’humeur ny de complexions, nous nous entre-aymions tousjours comme nous avons commencé. Je veux bien, dit Hylas, une partie de ce que vous dites, mais l’autre n’est pas selon mon intention : Et je crains que vous n’ayez trop apris parmy ces Clergesses des Carnutes. Chacun se mit à rire du discours de Hylas : Et cependant Adamas entretenoit Daphnide & Alcidon de cette sorte :

 Madame, luy disoit-il, je ne doute point que ce ne soit pour un bon sujet que vous soyez venüe en cette contrée ; car autrement vous n’eussiez pas pris une si grande peine, vous qui estes nourrie & eslevée dans les douceurs, & delicatesses de la Cour, & qui luy avez si longuement servy de lustre, & de loy : Et je n’aurois garde de vous en demander la cause, si ce n’estoit ce que vous m’en avez desja dit. Car cognoissant par là que vous attendez quelque service de moy, le desir que j’ay de vous en faire, me rendra plus hardy à vous supplier de me le dire, à fin que je vous y serve & selon vostre merite, & selon mon devoir. Mon pere, respondit Daphnide, & l’asseurance que j’ay en vostre preud’hommie, & la necessité que j’ay de vostre assistance, me feront tousjours remettre entre vos mains, & ce secret & un plus grand encores si j’en pouvois avoir. Et je dis si j’en pouvois avoir, car je ne croy pas que jamais il s’en presente un qui soit plus important pour moy que celuy cy. J’estimeray, dit le Druyde, ma condition plus heureuse, lors que j’auray plus de moyen de m’employer pour vostre service : Et pour vous faire paroistre combien j’ay fait d’estime de vostre merite, avant que d’avoir eu l’honneur de vous voir, si vous voulez prendre la peine de voir une gallerie qui est en ceste maison, vous trouverez que vostre pourtrait y est au rang qu’il merite. Je n’eusse jamais creu, dit Daphnide, que chose si peu digne d’estre ny veuë ny conservée, eust esté si soigneusement recherchée par le grand Adamas : toutefois puis que cela est, je veux croire que les Dieux qui sont bons, vous ont donné ceste curiosité, afin de m’ayder en ceste occasion dont tout mon repos & contentement peut proceder. Et pour vous dire ce que c’est, je le feray avant que de partir d’aupres de vous, aussi a-ce esté la principale occasion qui m’a conduite icy : Cependant, mon pere, dites moy je vous supplie, en quel lieu de ceste contrée est la Fontaine de la Verité d’Amour, & par quel moyen pourray-je y aller ? Il est fort aisé, dit le Druyde, de vous dire en quel lieu est ceste Fon- taine, car elle n’est pas loing d’icy : mais je croy impossible maintenant que vous y puissiez aller, pour les dangereux enchantemens qui y ont esté faits, à cause de Clidaman & de Guyemants, il y a quelques Lunes, par lesquels certains Lions, & quelques autres animaux sauvages y ont esté mis pour la garder, lesquels ont tant de force & d’agilité, qu’il n’y a point d’apparence que par force on y puisse rien faire. S’il ne faut, dit Alcidon, que mettre la vie pour le service de Madame, elle aura bien tost le contentement qu’elle desire. Je croy bien, dit froidement le Druide, que si la valeur & le courage pouvoient quelque chose contre les enchantemens, la belle Daphnide auroit ce qu’elle desire, par le vaillant & courageux Alcidon : mais il faut que vous sçachiez que toute la force de tous les hommes ensemble, ne sçauroient rompre le moindre sort qui se fasse ; d’autant que les esprits qui sont d’un genre superieur aux hommes, sont tellement puissants, qu’un seul pourroit par sa propre puissance ruiner tout l’Univers, si le grand Thautates pour la conservation des hommes ne les en empeschoit. Or ces esprits par les conventions qu’ils font avec ces hommes qui se nomment Magiciens ; (quoy que ce nom soit trop honorable pour eux) s’obligent si estroittement à executer ce qu’ils promettent, qu’il n’y a force humaine qui les en puisse empescher : de sorte que pour en voir la fin, ou il faut recourre aux vœux & aux supplications, à fin que Hesus, le Dieu fort, fléchy par nos sacrifices les rompe, ou bien il faut attendre que le temps prefix, & les con- ditions ordonnées par ceux qui ont fait l’enchantement aviennent. Et quelles sont les conditions ? dit Alcidon : Elles sont, adjousta Adamas, veritablement estranges ; car l’enchantement ne peut finir qu’avec le sang ; & la mort du plus fidelle Amant, & de la plus fidelle Amante, qui fut oncques en ceste contrée. Voila, dit Daphnide, un estrange sort, & qui ne peut estre que mal-heureux. Pourveu, reprit Alcidon, que l’Amante se peust trouver, je fournirois bien de ce fidelle Amant. Ouy, respondit Daphnide en sousriant, pourveu qu’aimer en divers lieux, fust fidelité. Puissiez vous seulement, repliqua-t’il, produire aussi bien les tesmoignages de la vostre, qu’Alcidon iroit librement mettre sa vie en ce hazard. Je vous asseure, dit Daphnide, que je ne suis point si desesperée, que de me vouloir faire mourir pour finir cet enchantement, & s’il ne doit jamais prendre fin que par ce moyen, ce ne sera pas moy qui esprouveray l’avanture. Si est-ce, Madame, adjousta Alcidon, qu’il semble que les Dieux ayent ceste volonté, puis qu’ils nous ont commandé d’y venir. J’obeïray, dit Daphnide, tant qu’il me sera possible à la volonté des Dieux : mais pour me faire faire ceste preuve, il faudra bien qu’ils me le commandent plus clairement & plus absolument. Voila que c’est, repliqua Alcidon, que d’une foible amitié. J’avoüe, dit-elle, que si cela tesmoigne la foiblesse de la mienne, vous aurez tousjours plus d’occasion de la croire telle : car je ne sçaurois me resoudre à estre sacrifiée pour le public. Outre que n’y ayant rien que j’ayme maintenant, pourquoy serois-je tant hors de moy, que de me vouloir priver de vie pour quelqu’un, puis qu’encor que j’aymasse plus que je ne sçaurois dire, je ne le voudrois pas faire ? Et que j’estimerois celuy hors du sens qui seroit de contraire opinion, n’y ayant pas grande apparence que celuy qui aime bien, vueille se priver de la veuë, de la presence, voire de la jouyssance de ce qu’il aime, pour mettre fin à un enchantement.

 Mais mon pere, dit-elle, se tournant vers Adamas, je voy bien qu’Alcidon me contraint de vous descouvrir le suject qui nous ameine icy : S’il vous plaist nous nous retirerons à part, je le feray tres-volontiers, à condition que vous nous donnerez le conseil que vous jugerez le meilleur. Madame, dit le Druide, je voudrois vous pouvoir aussi bien conseiller, que d’affection je m’offre à vous rendre toute sorte de service ; Et s’il vous plaist nous laisserons icy toute ceste bonne compagnie, & vous prendrez la peine de venir en une galerie qui est pres d’icy, où vous ne serez accompagnée que de ceux que vous appellerez. A ce mot se levant, Adamas s’adressant à Leonide, à Paris, & a Alexis, & leur commanda de demeurer avec ces belles bergeres & gentils bergers, cependant qu’il conduiroit Daphnide dans la galerie ; Et vous Hylas, dit-il, luy mettant une main sur l’espaule, je vous supplie d’entretenir ceste bonne compagnie, & comme l’un de nos meilleurs amis, faire l’honneur de ma maison. Encores, dit froidement Hylas, que j’aye plus accoustumé de faire le des- honneur que l’honneur des maisons où je me trouve, si est-ce que pour vous obeïr, je le feray, pourveu que ma maistresse me promette de faire ce que je luy diray : Chacun sousrit de ceste responce d’Hylas, & Alexis mesme qui mettant la main sur les yeux comme si elle eust eu honte, luy dit d’une fort bonne grace ; Vous voudriez peut-estre mon serviteur, vendre vos paroles trop cherement. Non, non, dit incontinant Hylas, je ne veux que parole pour parole. Si cela est, dit Alexis, & qu’Adamas me le permette, je le veux bien. Priez donc, ma belle maistresse, dit-il, toute ceste trouppe, & Hylas avant tous les autres, de vous tenir compagnie pour tout aujourd’huy, & un peu plus long-temps encores si vous voulez : car il n’y auroit pas apparence que tant de bons amis se separassent si tost. Adamas qui fut fort aise de ceste requeste, prenant la parole avant qu’Alexis put respondre. Je vous asseure Hylas, dit-il, que je vous en prie tous de bon cœur, & que celuy qui ne m’accordera ceste demande, me desobligera grandement. Et moy, respondit incontinant Hylas, je vous dis pour tous, que nous vous obeyrons, & d’aussi bon cœur que vous nous en priez, & de plus, qu’encores que tous les autres s’en voulussent aller, j’y demeurerois plustost seul, pour vous rendre preuve de la puissance que vous avez sur moy. Je vous asseure Hylas, interrompit Daphnide, que vous avez merveilleusement bien profité en ceste contrée, & que vous y avez de sorte appris la civilité, que quand vous serez en Camargue vous en pourrez tenir escole. Madame, dit Hylas, si tous mes escoliers devoient estre semblables à ma maistresse, je ne dis pas que je n’en prisse la peine ; mais autrement, croyez que je ne voudrois pas leur enseigner ce que j’en sçay, si ce n’est qu’il y en eust quelqu’une comme vous. Vous m’obligez de me mettre à l’esgal de ceste belle Dame, dit-elle monstrant Alexis. Pardonnez moy, Madame, reprit incontinant Hylas, je n’ay jamais pensé à faire ceste faute : aussi faudroit-il bien un plus sain jugement que le mien, qui est desja tellement prevenu par l’affection que je porte à celle que vous dites, que je ne puis ny voir, ny juger chose quelconque, qui ne soit à son avantage.

 Daphnide eust respondu si elle eust oüy ces paroles, mais elle s’estoit desja fort esloignée, sans s’amuser à luy, & avoit emmené avec elle Alcidon, Stiliane, Carlis, & Hermante : le reste demeura dans la sale, où la collation leur fut apportée, attendant l’heure du soupper.

Fin du deuxiesme livre.

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LE
TROISIESME
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.



LA galerie où le sage Adamas conduisit Daphnide & Alcidon, estoit plus considerable pour les curiositez qui s’y trouvoient, que pour la magnificence de sa structure, parce qu’encores que les marbres des portes & des fenestres rendissent son bastiment fort beau & fort riche, & que les justes distances des jours, la reglée proportion de la hauteur & de la largeur y fussent exactement observées selon la longueur qu’elle avoit, & que les lambris & les dorures n’y fas- sent point espargnées, si est-ce que le soing que le sage Druyde avoit eu de l’enrichir de toutes les choses plus rares que produit non seulement l’Europe, mais & l’Asie & l’Affrique, & non seulement de son temps, mais de tous les siecles passez, & desquels la memoire n’estoit point entierement perdue, surpassoit de telle sorte la richesse du bastiment, que si le premier attiroit les yeux par sa beauté, l’autre retenoit les esprits en admiration de tant de raretez qui surpassoient mesme la pensée.

La voûte qui sembloit estre soustenuë sur une grande frise, estoit toute peinte des plus anciennes Histoires des Gaulois, depuis le Grand Dis Samothes, jusques à ce Francus, qui pour estre absent & empesché à d’autres conquestes, laissa l’administration des Estats aux Druydes & aux Chevaliers Gaulois. Là n’estoit oublié le Grand Dryus, qui par l’institution des Druydes avoit laissé la religion & les loix de ses peres à ses futurs neveux : Ny aussi le pourtrait du Grand Hercule Gaulois quand il espousa la Princesse Galathée, & qu’avec son eloquence & ses armes il attira les Gaulois à la civilité, & à la generosité par son exemple. La se voyoit Sigouesus & Bellonesus, dont l’un passant les Alpes vainquit & nomma la Gaule Cisalpine : & l’autre passant la forest Hircinie, fonda le Royaume des Boyens. Bref, on voyoit les Gaulois sous Brennus triompher dans Rome de ces grands Citoyens, & pesant l’or de leur rançon adjouster encore sur le poix l’espée victorieuse de leur vainqueur : & de là passant en la Grece, fonder les Galathes, & se moquans des vaines superstitions de ces Idolatres, ravir l’or & les tresors du Temple d’Apollon, & s’en revenir victorieux en leur patrie.

Au dessous des frises dorées, & chargées de ce que les pays estrangers ont de plus rare, se voyoit une seconde frise, qui avec diverses sortes de festons rapportoit un tres-grand ornement à cet edifice : dans l’entre-deux comme dans des niches estoient placées les statuës des Empereurs Romains, le Grand Cesar jusques au troisiesme Valentinian. Mais l’une des plus curieuses choses de ce beau lieu, estoit l’entre-deux des fenestres remplis des cartes de toutes les Provinces particulieres de la Gaule, si fidelement & si justement rapportées, que l’on pouvoit en se promenant apprendre non seulement les distances des lieux, mais les situations des villes, les climats des Provinces, les cours des fleuves, les passages des rivieres, & la propriété de chaque endroit de ce petit monde. Et pour faire remarquer encor plus la curiosité du Druide, on n’avoit point oublié dans ces cartes, ny bataille remarquable, ny siege d’importance, qui n’eust esté mis en l’endroit mesme où il avoit esté faict : de sorte que l’espouvantable siege d’Alexia, & toutes les signalées expeditions de Cesar se voyoient dans les mesmes lieux où elles avoient esté faites.

A l’entour de ces cartes, on voyoit les portraits au naturel des Princes qui avoient dominé ces Provinces de temps en temps : de sorte que du costé de la seconde Belgique l’on voyoit Pharamond, Clodion, & Meroüée, & aupres de luy, mais sans couronne, Childeric son fils, parce qu’il n’estoit pas encore Roy des Francs, son pere estant encore en vie. En la carte des Sequanois & Hedvois, l’on voyoit Athanaric, & sa femme Blisinde, qui encores qu’il n’eust jamais passé le Rhin, ne laissoit d’y estre mis comme pere du vaillant Gaudiselle premier Roy des Bourguignons, qui vint sur les rives de l’Arar & du Rosne : Auprez de ce Roy estoit sa femme la sage & pieuse Theudelinde. Apres eux leur fils Gundioch, qui le premier asseura veritablement sa Couronne dans les Gaules : & enfin Gondebaut avec ses trois freres, Chilperic, Godomar, & Godegesile. Bref, le Druyde avoit esté si curieux, qu’il estoit malaisé d’y desirer quelque chose qui n’y fust pas. De sorte que Daphnide, Alcidon & leur compagnie alloient admirant toutes ces raretez, comme les plus curieusement recherchées qu’ils eussent jamais veües. Et de fortune jettant les yeux sur la carte d’Aquitaine, la belle Daphnide y vid de suitte ces vaillans Visigotz qui y avoient regné. Depuis qu’elle les eust aperceus, il luy fut impossible d’en retirer la veuë, parce qu’elle en recogneut & le nom & le visage de plusieurs, & entre autres de Torrismond, de Thierry son frere, & du vaillant Euric, pres duquel elle se vit peinte, telle qu’elle estoit en l’aage de dix-huit ou vingt ans : elle tint longuement les yeux dessus, & apres les destournant sur le portraict d’Euric, elle ne se put empescher de souspirer, & de dire : O grand Euric, que la journée fut mal-heureuse, qui te ravit à ton sceptre, & aux tiens, & que j’ay bien occasion de te regretter, puis qu’il ne m’a esté permis de te suivre ! Madame, reprist Alcidon, il faut advoüer que la perte du grand Euric a esté generale, mais elle eut esté encore plus grande, si la vostre y eut esté adjoustée. Et pensez vous que les Dieux, en vostre conservation, n’ayent pas eu soing de moy ? Vous vous trompez Madame, car leur bonté est telle, qu’ils ne rejettent jamais les justes supplications qui leur sont faites. C’est dequoy je me suis estonnée, dit Daphnide, puis qu’ils ne les rejettent point, pourquoy la mienne n’a pas esté exaucée, qui a esté faicte avec tant de justice & de raison : car y a-t’il rien de plus juste ou de plus raisonnable, que d’accompagner en la mort celuy qu’on a tant aymé en la vie ? Adamas qui prenoit garde que ce discours ne pouvoit qu’estre fort ennuyeux à cette belle Dame, l’interrompit en la conviant de s’asseoir, & la suppliant de vouloir conformer sa volonté à celle du grand Thautates, & de croire que toutes les choses estoient si sagement disposées par luy, que la prudence humaine estoit contraire d’avoüer qu’elle estoit aveugle au pris de la sienne : Lors Daphnide s’asseant aupres d’Adamas, & le reste de la compagnie, elle prit la parole de ceste sorte.


HISTOIRE
D’Euric, Daphnide, & Alcidon.

Je sçay bien, mon Pere, que le grand Thautates faict toutes choses pour nostre mieux : car nous aymant comme l’œuvre de ses mains, il n’y a pas apparence qu’il deffaille d’amitié envers nous : Mais si me permettrez vous de dire, que tout ainsi que les medecines que l’on faict prendre au malade pour sa santé, ne laissent d’estre ameres & difficiles à avaler : de mesme ces coups que nous recevons de la main du grand Dieu, encor qu’ils soient pour nostre bien, ne laissent d’estre bien pesans à qui les reçoit, & que celuy qui se plaint de ce que Dieu ordonne, manque veritablement à ce qu’il doit : mais que celuy qui gemit, & se deult de l’aigreur des coups, ne fait que payer les tributs de sa foiblesse & de son humanité. J’avouë que les biens que j’ay receus de sa main sont sans nombre, & que les faveurs surpassent de beaucoup les adversitez que j’ay euës : mais d’autant que nous sommes plus sensibles au mal qu’au bien, je suis contrainte de dire que les desplaisirs que j’ay receus m’ont presque effacé la memoire de mes bon-heurs. Et que pour ce suject, estant resoluë de me retirer des orages du monde, il n’y a rien eu qui m’en ait empeschée que la poursuitte que ce Chevalier m’a faite, que je nomme importunité quand je parle à luy : mais qu’à vous, je puis avec plus de verité appeller du nom d’opiniatreté. Et parce que c’est l’occasion qui nous conduit en ceste contrée, je vous supplie, mon pere, de me permettre de vous raconter ce qui s’est passé entre nous, afin que la fontaine de la Verité d’Amour nous estant interdite, nous puissions par vostre bon conseil & avis, sortir de la peine où nous sommes tous deux.

Sçachez donc que Thierry ce grand Roy des Visigots, estant si honorablement mort en la bataille donnée aux champs Cathalauniques contre Artile, il laissa plusieurs enfans apres luy, non seulement successeurs à sa Couronne, mais aussi à son courage, & à sa valeur, celuy qui recueillit sa succession le premier, fut Torrismond son fils aisné : celuy cy estant receu & couronné dans Toulouse, fit dessein de mettre son principal estude, non seulement à estendre les limites de son Royaume, mais aussi à le rendre plein de Chevaliers & de Dames, les plus accomplis qu’il luy seroit possible. Et il sembla que le Ciel en mesme temps se pleust d’aider & favoriser ceste volonté : car jamais Ataulfe ny Vuailla ses predecesseurs, ny mesme le grand Thierry son pere, n’avoit eu tant d’accomplis Chevaliers, ny tant de belles & sages Dames, que ce grand & genereux Roy. Ma fortune voulut qu’en ce temps-là je fus menée à la Cour par ma mere qui y estoit retenuë, par les charges que mon pere y avoit : je ne pouvois avoir alors que quinze ou seize ans : mais j’avoüeray bien que je ne cedois à autre de mon aage, en la bonne opinion de moy-mesme, fust pour l’asseurance de ma beauté (que la flatterie des hommes qui m’approchoient, m’avoit donnée) fust pour l’amour que chacun porte à soy-mesme (qui me faisoit juger toutes choses plus parfaites en moy qu’aux autres) tant y a qu’il me sembloit que j’attirois les cœurs aussi bien que les yeux de tous ceux qui estoient en la Cour. Le Roy mesme, qui estoit l’un des plus acomplis Princes qui eust jamais esté entre les Visigots, n’avoit point desagreable de me voir, & de me caresser : mais d’autant qu’il n’y avoit point de conformité en nos aages, il se retira de moy, considerant bien que ceste amour estoit plus propre & convenable à un plus jeune qu’il n’estoit pas.

En ce mesme temps, Alcidon estoit aupres de luy, & je puis dire sans le flatter, encor qu’il soit icy, que c’estoit le Soleil de la Cour, & que la beauté de son visage, la parfaite proportion de sa taille, son adresse, sa bien-seance en toutes choses, sa douce humeur, sa courtoisie, sa valeur, la vivacité & gentillesse de son esprit, sa generosité, & bref tant d’autres perfections qui le rendoient recommandable, luy acqueroient au jugement de tous, l’avantage en toutes choses sur tous les plus relevez, & estimez de son temps. Aussi le Roy qui estoit infiniment, desireux que sa Cour esclairast par toute l’Europe, & que les grands & vertueux desseins de ses Chevaliers, la rendissent plus recommandable aux autres nations, voyant le merite d’Alcidon en ceste ten- dre jeunesse, en voulut prendre un soing particulier, s’asseurant bien, que si ceste plante estoit soigneusement cultivée, il en naistroit des fruits si doux & si estimables, qu’il en recevroit du contentement, & sa Cour de la gloire.

Ne rougissez point, Alcidon, de m’oüyr parler de vous si avantageusement en vostre presence ; Je veux, dit-elle, se tournant vers luy, que vous sçachiez que la haine que justement je vous porte, ne m’empesche pas de voir ny de dire la verité : & par ce qu’elle s’arresta, comme si elle eust voulu qu’il respondit : C’est, dict-il, ce qui m’estonne que vous voyez en moy des choses si cachées, que peut estre tout autre qui me cognoistra bien, vous contredira, & que vous ne vueillez voir ny croire mon extréme affection, & mesme estant telle qu’autre que vous, qui me cognoisse, ne la peut ignorer. Et quand J’ay longuement debatu cela en mon ame, enfin je n’en puis trouver autre raison, sinon que peut estre vous estes de l’humeur de ceux qui loüent tousjours ce qui est à eux, & lors qu’ils s’en veulent deffaire, c’est lors qu’ils font paroistre de l’estimer d’avantage. Nous vuiderons, dit-elle, ce differant une autre-fois, & reprenant le fil de son discours, elle continua de ceste sorte :

Torrismond ayant fait dessein de rendre Alcidon le plus accomply qui luy seroit possible, & sçachant bien que les plus belles actions, & les plus genereux desseins prenoient naissance de l’Amour, à fin de luy en mettre les semences en l’ame, il luy commanda de m’aimer & de me servir. Alcidon qui n’estoit pas si jeune (encor qu’il n’eust à peine attaint la dix-&-huictiesme année de son aage) qu’il ne jugeast bien quelle faveur le Roy luy faisoit, & que tout son avancement despendoit de luy obeyr, se resolut de ne manquer aucunement à ceste ordonnance, qui eut tant de force sur son ame, que comme si c’eust esté un arrest prononcé mesme par le destin, il se donna à moy autant qu’en cet aage il le pouvoit estre. Et parce que pour nourrir la jeunesse en tous les honnestes exercices qu’il se pouvoit, le Roy faisoit tenir le bal fort souvent, avec des courses de bagues, des joustes, & des tournois ; il advint que bien tost apres qu’Alcidon eut receu ce commandement, le bal se tint en la presence de Torrismond & de la Royne. On avoit de coustume de se parer quand le bal se tenoit : de fortune ce jour là, comme si c’eust esté à dessein, & luy & moy, nous trouvasmes vestus de blanc. Et parce qu’il desiroit faire cognoistre au Roy combien il vouloit obeyr à ses commandemens, lors que le grand bal commença, il me vint prendre ; dequoy le Roy s’aperceut, & remarquant que la jeunesse de l’un & de l’autre, ne nous permettoit pas la hardiesse d’ozer parler l’un à l’autre, il s’en prist à rire, & dist à ceux qui estoient autour de luy : Je ne sçay qui a assemblé ce couple, mais si c’est la Fortune, elle monstre en cela qu’elle n’est pas tant aveugle qu’on la dit, car je ne croy pas qu’il s’en puisse faire un plus à propos. Ils sont aussi innocents que leurs habits le monstrent, & je m’asseure qu’ils n’ont pas eu encore seulement la hardiesse de se dire un mot. Et il avint comme le Roy le disoit : car le jeune Alcidon, fut par honte, ou que quelque estincelle d’amour qui commençoit de s’espandre en son ame, le retint en ce respect) laissa passer tout le soir sans parler à moy, qui de mon costé estant encore sans dessein, ne l’y conviay point, mettant tout mon estude à estaler aux yeux de chacun, les beautez que plusieurs en me flattant me disoient estre en moy.

Depuis ce jour, ceste affection s’alla bien augmentant, & avec tant de force, que si Amour pour moy luy lioit le cœur, en eschange il luy deslioit bien la langue pour raconter & alleger son mal : & j’avouë que ses merites & ses services donnerent tant d’eloquence à ses paroles, que je fus enfin persuadée qu’il m’aymoit, & peu apres qu’il meritoit d’estre aymé. Durant ce temps, il s’avança de sorte aux bonnes graces de son maistre, qu’il n’y avoit charge aupres de luy pour grande qu’elle fust, à laquelle il ne deust raisonnablement aspirer : & d’effect, apres luy avoir donné un si libre accez aupres de sa personne, qu’il n’y avoit lieu si retiré qui luy fust interdit, il luy en donna une des plus belles de sa Couronne, encor que peut estre son bas-âge en eust esloigné quelque autre : il est vray que tant d’aimables perfections rendoient sa jeunesse si recommandable, que l’envie mesme de la Cour, ne blasma point l’eslection que le Roy en avoit fait. Mais, ô sage Adamas, dans le comble de ces prosperitez, Thorrismond cogneut bien puis apres, qu’il n’y a rien au monde de durable, & que la Fortune qu’avec raison on peut peindre à deux visages, afin d’entremesler les maux aux biens, ne veut pas que les humains ayent tousjours la veuë de l’un seulement, qu’au contraire elle leur monstre tantost l’un & tantost l’autre, selon qu’il luy plaist de se tourner. Car ce grand Roy au milieu de son Royaume, & de toutes ses forces, fut malheureusement tué par un Myre, que les Romains nomment Cyrurgien. Ce meschant patricide estant appellé pour tirer du sang au Roy, au lieu de le saigner comme on a accoustumé, luy couppa de sorte la veine, qu’il ne put jamais estancher le sang, fut qu’il le fit par mesgarde ou par meschanceté : tant y a que le Roy voyant ce malheureux accident, de colere prist un couteau de la main gauche, & en tua le Myre : mais cela ne luy servit de rien, car il le suivit incontinant, & mourut bien tost apres, au grand desplaisir de tous ses subjets.

Jugez, mon pere, si ceste mort inopinée ne fut pas bien effroyable aux plus asseurez, & à plus forte raison à ma mere, & à moy : elle fust cause qu’aussi-tost que nous pusmes, nous nous retirasmes en la Province des Romains, où estoit nostre bien & nos maisons, craignant quelque tumulte dans ce Royaume, privé d’un si grand Roy. Quant à Alcidon, son desplaisir fut tel, que l’on croyoit qu’il ne vivroit pas, & sans que je le redie à ceste heure, il sçait bien que je ressentis ses ennuis, & regrettay sa perte, comme nostre amitié me le commandoit, encores qu’il eust de telle sorte oublié & moy, & les promesses d’amitié qu’il m’avoit faites, que je n’eus jamais de ses nouvelles durant tout ce temps-là. A Torris- mond succeda son frere Thierry, qui en mesme temps prist la Couronne des Visigots, & le desir de l’augmenter : & pour en trouver sujet, ayant sceu que le Roy des Sueves vouloit estendre ses limites dans l’Espagne (quoy qu’il eust espousé sa sœur) il luy manda, que s’il ne se desistoit de ceste entreprise, il s’y opposeroit : de quoy Richard ne faisant compte (c’est ainsi que s’appelloit le Roy des Sueves) Thierry passa les Pirenées, le combatit, & le surmonta : Thierry estant mort fort tost apres, Euric son frere luy succeda, qui par sa valeur se sousmit presque tous ses peuples revoltez : & apres voyant que les Romains qui nous appelloient leurs anciens amis & confederez, nous vouloient sousmettre comme le reste des Gaules, il tourna ses armes vers nous, je veux dire en la Province des Romains.

Je ne m’arresteray point à vous déduire par le menu ses victoires : puis que cela sert fort peu à nostre discours : je me contenteray de vous dire qu’apres avoir pris la ville des Massiliens, il vint assieger celle d’Arles, parce que jusques en ce temps-là, je n’avois point eu de nouvelles d’Alcidon, & il n’avoit non plus eu de memoire de moy, que s’il ne m’eust jamais veuë. Mais alors comme s’il se fust esveillé d’un profond sommeil, il se ressouvint de m’escrire : Vous pouvez juger, mon pere, si un jeune courage comme le mien, je veux dire glorieux à outrance pour la bonne opinion que j’avois de moy-mesme, avoit ressenty ce long silence, que je ne sçavois de quel nom appeller, ne me pouvant figurer que ce pust estre mespris, me semblant que je valois trop pour estre mesprisée. Tant y a que pensant plus souvent en luy qu’il n’avoit pas fait en moy, j’avois cent & cent autres fois juré de ne me soucier plus de luy, & que quand il reviendroit à moy avec toutes les sousmissions qui peuvent estre imaginées, je ne le regarderois jamais autrement que d’un œil indifferant. Et je ne nieray pas toutefois que ceste perte ne me touchast l’ame de quelque desplaisir, lors principalement que nos enfances me revenoient en la memoire, & que je tournois les yeux sur le souvenir qui m’estoit resté de ses merites, & de ses perfections ; de sorte que quand je receus ses lettres, je demeuray irresoluë, si je devois les lire ou les renvoyer cachetées : enfin il le faut confesser, l’amour surmonta le dépit : car je l’avoüe, je l’avois aimé, & ne m’estois peu encore si bien retirer de ceste affection, que je n’y fusse assez engagée, pour me convier à sçavoir de ses nouvelles, & quel estat je pouvois faire de luy : je rompis donc le cachet, & leus telles paroles :


LETTRE
D’Alcidon à Daphnide.

Je ne sçay, Madame, si vous ne recognoistrez plus cette escriture, ou si vous aurez encores memoire du nom d’Alcidon, tant mes malheurs m’ont longuement esloigné de vous, & empesché de vous en rafraischir la memoire par quelque bon service. si vous vous en souvenez encore, & si la perte de deux maistres tant aymez, & les loingtains voyages où les armes m’ont employé continuellement me peuvent servir d’excuse envers vous, je vous supplie, Madame, & par la memoire du Grand Thorrismond, & par la donation qu’il vous fit de moy, vouloir pardonner à mon silence, & au long-temps que je n’ay eu l’honneur de vous voir, attendant que je puisse par vostre permission vous faire sçavoir de bouche, les occasions qui m’ont privé de ce bien ; & si vous voulez surpasser entierement mes esperances par vos faveurs, ordonnez moy en quel lieu il vous plaist que je reçoive ce contentement : & vous verrez qu’Alcidon ne fut jamais plus à vous qu’il l’est encores, & que les fruicts verds, qu’il vous dedia, vous ont esté fidelement conservez jusques en ceste saison, que vous le trouverez moins incapable de vous faire service, qu’en ce temps que vous luy fistes l’honneur de le recevoir pour vostre serviteur tres humble.

Que c’est, sage Adamas, que des flateries dont Amour abuse la jeunesse ! Je ne leus pas si tost ceste lettre, qu’encore que je sceusse bien le contraire de ce qu’il m’escrivoit, toutefois je ne consentisse incontinant à me laisser voir à luy. Il est vray, que craignant la legereté des hommes, & mesme des jeunes hommes : & particulierement celle d’Alcidon, de laquelle les tesmoignages estoient encor assez vifs en ma memoire, Je fis dessein au commencement de ne me monstrer point si volontaire à sa premiere supplication, mais de le laisser un peu en ceste incertitude, afin de luy en donner plus de desir, sçachant assez que l’amour aspire tousjours à ce qu’il croit luy estre le plus deffendu ; & en ceste deliberation je mis la main à la plume pour luy faire une desdaigneuse responce, & telle que son silence de deux ans pouvoit meriter : mais quelque demon, je ne sçay si je le dois dire bon ou mauvais, m’en empescha, me representant le merite d’Alcidon, sa jeunesse qui estoit excusable, les divers accidens qui estoient survenus durant ce temps-là : & bref les dépits qu’une affection mesprisée fait concevoir en un jeune courage : de sorte que changeant mon premier dessein, je me resolus de le voir, en intention de luy faire apres payer chere- ment sa faute ; si de fortune je le voyois bien embarqué à m’aymer. En ceste resolution je luy escrivis telles paroles :


RESPONCE
De Daphnide à Alcidon.

Ce n’est pas l’amour, mais la curiosité, qui me conseille de vous permettre de me voir ; ne prenez donc point le congé que je vous en donne à vostre avantage : mais soyez meilleur mesnager de la faveur que vous recevez d’elle, que vous n’avez esté de celles que vostre enfance vous a fait avoir de moy. Et Adieu.

L’armée pour lors estoit autour d’Arles, & le Grand Euric ayant pris la ville des Massiliens, faisoit dessein de forcer celle-cy, & de se rendre maistre de toute la Province des Romains, & de ruiner & ravager tous ceux qui ne voudroient se sousmettre à luy. En ceste resolution, il renforce son armée, & fait le degast par tout où il n’a pas esperance que ses armes puissent attain- dre : ce fut lors que le Veniscin, les Reyois, les Tricastins, Arause, Albe des Helviens, Valence, & Plusieurs autres sentirent la fureur de ses armes, cependant qu’il s’opiniatroit au siege de ceste forte ville, qui comme chef de ceste Province resistoit plus que tout le reste, tant pour sa force naturelle, que pour le grand nombre de gens de guerre qui s’estoit jetté dedans.

Quant à mon pere, lors que nous sortismes ma mere & moy de la Court, apres la mort de Thorrismond, il s’estoit retiré dans une place forte, qu’il avoit dans l’Aquitaine. La charge qu’il en avoit, & son âge le luy commandant ainsi : car il avoit plus de deux siecles. Ma mere, qui avoit redouté la guerre, pensant la fuïr s’en estoit venüe dans ceste Province des Romains, & ce fut là où depuis elle fut la plus forte. Il est vray que quand elle y vit venir l’armée du Grand Euric, elle se retira dans les extremitez du Veniscin le long de la riviere de Sorgues, où elle avoit une maison assez bonne, & une de ses sœurs mariées, à quatre ou cinq lieuës de là, avec un Chevalier des principaux de la contrée.

Lors que je receus les nouvelles d’Alcidon, l’indisposition de ma mere me donna commodité de pouvoir disposer plus librement de moy-mesme : car son mal procedant de son long aage, & non point d’autre maladie violente, à laquelle les remedes pussent apporter guerison, elle estoit bien aise que je me divertisse & passasse mon temps, tantost à me promener le long de la riviere, & tantost à visiter mes voisines, dont la plus part estoient de mes parentes ou alliées. Je manday donc de bouche à Alcidon par celuy qui m’apporta sa lettre, que s’il se trouvoit à Lers, qui est un chasteau situé sur le Rosne, le quatriesme de la Lune suivante, je le verrois, & que je choisissois ce lieu là, parce que je sçavois bien que le maistre du logis estoit de ses amis, & serviteur du Roy Euric : mais qu’il y vint le plus secrettement qu’il pourroit, parce que si on sçavoit qu’il y fust, outre la fortune qu’il courroit, pour estre dans le pays de ses plus grands ennemis, encor ne me seroit-il pas possible d’y aller, pour ne donner sujet aux envieux de médire.

A ce mot la belle Daphnide se teut pour quelque temps ; & comme si elle eust pensé à ce qu’elle avoit encor à dire, elle passa la main deux ou trois fois sur son front. Enfin, relevant le visage, & se tournant vers Alcidon, Je voulois continuer, luy dict-elle : mais il est plus à propos, que tout ainsi que j’ay dit ce qui me touche, vous racontiez aussi ce que vous avez faict, afin que le sage Adamas oyant par nos bouches mesmes, ce qui est arrivé à chacun de nous, il puisse estre mieux asseuré de la verité. Alcidon alors respondit, Vous me commanderez tout ce qu’il vous plaira, Madame, & moy j’obeïray tousjours à ce que vous m’ordonnerez plus promptement, & plus librement qu’il ne vous plaira pas de me le faire sçavoir : mais il me semble que vous blessez beaucoup la preud’hommie de ce grand Druide, quand vous dictes qu’il aura plus de creance à mes paroles, quand je parleray de ce qui me touche, qu’aux vostres : estant tres-certain que vous sçavez mieux ce que je fais, & que je pen- se que moy-mesme, que je ne fais ny ne pense rien que par vous, & cela est si vray, que si vous aviez dict que ma vie fut une mort, je ne vivrois pas un moment, tant tout ce qui est de moy, est soubsmis à tout ce qu’il vous plaist d’ordonner. Adamas alors prenant la parole, Seigneur Chevalier, dict-il, si j’estois autant amoureux de ceste belle Dame que vous l’estes, ceste creance pourroit bien avoir quelque lieu : mais cela n’estant pas, il est certain que ce que vous me direz de vous mesme, me donnera plus d’asseurance de la verité : Et puis que la discretion vous en donne l’authorité, vous ne devez point en faire de difficulté. Comment, interrompit Daphnide, que je luy en donne l’authorité, non seulement cela : mais de plus, je le luy ordonne, afin que suivant ce qu’il dict, il ne puisse me desobeyr, sans encourir le blasme d’une personne qui ayme plus en parole qu’en effect ? Alcidon alors faisant une grande reverence : Ce tesmoignage, dit-il, est bien foible pour esgaler le desir que j’ay de vous obeyr ; toutesfois, il n’y aura jamais rien qui me fasse contrevenir à vos commandemens. Et lors il prist la parole de ceste sorte.

Je ne rediray point icy ce que ceste belle Dame a dict, ny moins veux-je entreprendre de m’excuser de ce qu’elle me blasme : car je m’asseure qu’il se trouvera quelque lieu plus commode, avant que ce discours finisse, auquel je pourray luy remonstrer mes raisons, & luy faire cognoistre la sincerité de mon affection, ou bien qu’elle me permettra quand j’auray finy, de raconter ce qu’elle m’ordonne, de me pouvoir deffendre, non pas contre elle, mais seulement contre les mauvaises impressions qu’elle peut avoir receuës de la calomnie dont je voy que mon innocence est accusée : Et par ainsi reprenant le discours où elle l’a laissé, je diray seulement que quand sa response me fust donnée, & que de bouche je sceus par celuy que je luy avois envoyé, ce qu’elle me mandoit, & qu’il ne tiendroit qu’à moy que je n’eusse le bon-heur de la voir, jamais homme ne se creut plus heureux, ny ne fust plus contant, ny plus satisfaict de sa fortune que moy : Cent fois je releus & rebaisay la lettre qu’elle m’escrivoit, & cent fois je me fis redire ce qu’elle me mandoit, & à chasque fois j’embrassois ce fortuné messager : & parce que c’estoit un homme en qui je me fiois grandement, & qui plusieurs fois m’avoit rendu preuve de sa fidelité : aussi s’il n’eust esté tel, je ne l’eusse pas employé à une affaire qui me touchoit si vivement : Je luy faisois cent & cent demandes d’enfant, ne me pouvant saouler de luy faire dire si elle estoit aussi belle que je l’avois veuë, si elle monstroit de m’aymer, & sur tout, s’il n’avoit point recogneu qu’elle aymast quelque autre chose. Et quand il me respondoit selon mon desir, je l’embrassois avec un si grand transport, qu’il juroit ne m’en vouloir plus rien dire, puis qu’en luy faisant ces caresses, il craignoit que je ne l’estouffasse entre mes bras.

Lors que Thierry mourut, il laissa sa Couronne, comme cette belle Dame vous a desja dict, à son frere Euric, Prince qui pour ses grandes & vertueuses actions, acquist par le consentement de chacun, le tiltre & le surnom de Grand, & qui sembloit avoir esté conservé par le Genie de la Gaule, parmy tant de dangers, comme le seul des hommes capable de luy rendre & sa splendeur, & son repos. Or ce Prince ne Succeda pas seulement à la Couronne de ses freres, mais aussi à leurs desseins & volontez : de sorte qu’il me prist en la mesme affection que Thorrismond m’avoit fait paroistre : évenement qui est assez rare aux changemens des Princes, de qui les successeurs peu souvent affectionnent ceux que leurs devanciers ont aymez : toutefois plus pour mon bon-heur que pour mon merite, j’eus cette fortune, que comme j’avois esté eslevé par Thorrismond, & maintenu par Thierry, je fus chery & favorisé du grand Euric, non plus comme enfant, mais comme homme en aage de luy pouvoir rendre le service auquel ses predecesseurs m’avoient obligé. Et la bonne volonté de ce grand Roy m’avoit tellement rendu familier aupres de sa personne, qu’il y avoit fort peu de choses que je luy peusse celer, & moins ce qui estoit de l’Amour que toute autre : parce que ce Prince ; encor qu’il fust grand en tout, surpassoit toutesfois tous ceux de son aage en courtoisie & en Amour. Cette fois ne pouvant ny ne devant esloigner son armée sans son congé, je pris le temps qu’il estoit seul en son cabinet, où apres un petit sousris. Seigneur, luy dis-je, trouverez vous bon que je propose une entreprise que j’ay extremement à cœur, & qu’en- semble, je vous supplie de me permettre de l’executer ? Alcidon, me respondit-il, vostre courage vous porte tousjours à ce qui est le plus dangereux ; & je voudrois bien que vous fussiez meilleur mesnager de vous mesme que vous ne l’avez pas esté jusques icy : Car encor que la fortune se fasse paroistre amie en quelques occasions, si est-ce qu’une personne prudente ne doit pas la tenter si souvent qu’il l’ennuye, ou luy donne suject de luy monstrer l’inconstance de son humeur : toutesfois, dites moy quelle est cette entreprise ; & d’autant que j’ay plus d’experience que vous, s’il y a apparence qu’elle se puisse faire, je le vous diray, ou bien je vous enseigneray comme elle devra estre disposée. Seigneur, luy repliquay-je en sousriant, si c’estoit de Mars que cette entreprise despendit, je croirois bien recevoir de vous, en la vous proposant, l’instruction qu’il vous plaist me promettre : mais ne voulant en ce dessein qu’Amour pour guide, Amour dis-je, qui est aveugle & enfant, il n’y a pas apparence d’y demander l’ayde de vostre prudence ny experience. Le Roy alors en m’embrassant, Ny mesme en cela, dit-il, Alcidon, mes advis ne vous seront point inutiles : car, comme vous sçavez, je ne suis pas moins soldat d’Amour que de Mars. Et sur ce propos, me prenant par la main, il ne me laissa en repos, qu’il n’eust apris de moy le nom de Daphnide, & le lieu où je devois aller : il l’avoit souvent ouy nommer, mais il ne l’avoit jamais veuë, & sçavoit fort bien par le rapport qu’on luy en avoit fait, que c’estoit une tresbelle Dame : cela fust cause qu’au lieu de me distraire de mon dessein, il m’offrit non seulement de m’y faire assister, mais de m’y accompagner luy-mesme : & lors qu’il vit que je n’y voulois point consentir, il m’ordonna d’y aller avec peu de personnes : mais sur des bons chevaux, & avec des gens qui n’eussent point de peur du peril, parce que d’y aller fort accompagné, c’estoit donner trop de cognoissance à l’ennemy de mon passage. Que sur tout je ne sejournasse dans aucune ville ny bourg : mais que je me resolusse de marcher d’une traicte, ou bien de repaistre dans quelque bois, en cas de necessité : Mais, me dict-il, souvenez-vous, si cette belle vous fait paroistre de la bonne volonté, de ne perdre point l’occasion : car outre que l’incommodité de la guerre vous empeschera de la voir fort souvent, & ainsi vous ne pourrez recouvrer les occasions perduës, encores faut-il que vous sçachiez qu’il y a une certaine heure en la volonté des femmes, que si on la rencontre, on obtient tout ce qu’on leur peut demander, & au contraire si on la perd sans s’en servir, jamais plus, ou pour le moins fort rarement, se peut-elle recouvrer. Apres ces conseils d’Amour & plusieurs autres, qu’il seroit trop long à raconter, il me donna congé de partir.

Le Chasteau de Lers, où Daphnide avoit choisi le lieu de nostre entreveuë, estoit situé sur le bord de ce grand fleuve du Rosne, dans le Veniscin, & à la verité c’avoit esté avec beaucoup de jugement que cette belle Dame avoit faict cette eslection, parce que le Seigneur de ce lieu- là estoit serviteur & officier du Roy Euric, & le servoit en son armée, en ce qui concernoit les Machines de guerre, ayant commandement sur les Cathapultes, Belliers, & Janclides, & autres tels instruments, & de plus, estoit mon amy fort particulier. La femme de ce Chevalier estoit en quelque sorte parente de Daphnide, si bien qu’il estoit presque impossible de choisir un lieu plus commode, n’y ayant qu’un seul mal, que pour y aller de nostre armée, il falloit faire dix ou douze grandes lieuës, & tousjours dans le pays de l’ennemy : & quoy que le peril fut grand, si est-ce qu’Amour qui me commandoit ce voyage, me fist clorre les yeux à tous les dangers que je pourrois courre pour luy obeyr.

Je prends donc avec moy celuy qui m’avoit apporté la responce de cette belle Dame, tant pour l’asseurance que j’avois en luy, que pour l’asseurance que j’avois en luy, que pour me servir de guide, parce qu’il sçavoit fort bien tous les chemins de cette contrée, y ayant esté eslevé & nourry ; & afin d’obeyr à ce que le Roy m’avoit commandé, je ne pris avec luy que deux autres Chevaliers ; & ainsi tous quatre bien montez, nous nous mettons en chemin une heure apres disner, & sans estre recognus de personne, car nous avions pris d’autres habits ; nous commençons nostre voyage, sous la faveur d’Amour, qui fut bien telle, qu’apres avoir marché le reste du jour & toute la nuict, suivante, sur le lever du Soleil nous arrivasmes à Lers, où la maistresse du logis me receut avec tant de courtoisie, que je creus au commencement qu’elle fust avertie du dessein qui me con- duisoit : mais peu apres je recognus qu’elle n’en sçavoit rien, & que toute la bonne chere qu’elle me faisoit ne procedoit que de l’amitié qu’elle sçavoit que son mary me portoit ; car elle monstra une trop grande curiosité de descouvrir le sujet de mon voyage. Cela fut cause que pour le cacher mieux, je lui fis entendre que je marchois pour une affaire de tres-grande importance au service du Roy, & que n’osant aller de jour, de peur d’estre recogneu, je la suppliois de ne vouloir point dire mon nom, & de commander que la porte de chasteau se tint tousjours bien fermée, & que la nuict estant venuë, je partirois le plus secrettement qu’il me seroit possible. Elle comme tres-avisée, & tres-desireuse que le Roy, avec lequel son mary estoit, fut bien servy, y donna tel ordre, que fort peu de personnes sçavoient dans sa maison mesme, que je fusse Alcidon, & d’autant plus que j’avois changé de nom en entrant.

Desja la moitié du jour estoit passée, sans que j’ouisse aucune nouvelle de cette belle Dame, ou pour le moins, si le jour n’estoit point tant avancé, il me sembloit bien, tant je trouvois l’attente longue, qu’il fut encores plus tard, & j’en avois une telle impatience, qu’il estoit bien mal aisé qu’elle ne fust recognuë, pour peu que l’on eust eu de cognoissance de mon dessein. Apres avoir quelque temps supporté cette peine, le desir que j’avois de devancer par la veuë le bonheur que j’esperois recevoir ce jour là, me fit monter au plus haut d’une tour, faignant de vouloir descouvrir le pays. Il n’y eust petit ha- meau autour de nous, bois ny coline, de qui je ne demandasse le nom, ny isle dans le Rosne, ny rocher de qui je ne m’enquisse, me semblant de mieux couvrir mon inquietude : mais rien ne me pouvoit contenter, quoy que ceste vertueuse Dame fit veritablement tout ce qui luy estoit possible, pour me rendre ce sejour moins ennuieux.

Enfin, apres une longue & tres-longue attente, & lors que je commençois de desesperer de mon bien, je vis venir un chariot du costé par où je sçavois qu’elle devoit arriver, & le monstrant à ceste honneste Dame, elle demeura quelque temps à le considerer : enfin s’estant un peu approché, elle se tourna vers moy. Si je ne me trompe, me dit-elle, ce chariot vient icy, & si c’est celuy que je juge, vous y verrez l’une des plus belles filles de ceste contrée. Et qui est-elle, luy respondis-je assez froidement ? Je ne sçay, me dit-elle, si vous ne l’avez jamais veuë avec sa mere en la Cour du Roy Thorrismond : mais si cela est, je m’asseure que vous vous souviendrez bien de son nom : car encor qu’elle soit ma parente, je ne laisseray de dire avec verité, qu’il n’y avoit rien de plus beau qu’elle, encore qu’elle ne fust en ce temps-là qu’un enfant : C’est, continua-t’elle, la jeune Daphnide ; A ce mot, je fis semblant de ne m’en souvenir que fort peu, & puis tout à coup, Si fay, si fay, luy dis-je, je m’en souviens, elle avoit son pere & sa mere, avec laquelle elle demeuroit : car elle n’estoit pas des filles de la Royne. Elle n’en estoit pas, dit-elle, pour un sujet que peut-estre vous n’au- rez pas sceu, car vous estiez trop jeune : mais en effect, c’estoit une pure jalousie de la Royne, qui avoit opinion que Thorrismond la vit de trop bon œil, & toutefois je vous asseure qu’en ce temps-là ce n’estoit qu’un enfant, comme vous jugerez bien lors que vous la verrez : car il n’y a rien de si jeune qu’elle est encores. Comment, luy dis-je, Madame, je vous supplie que je ne la voye point, de peur que je ne sois descouvert, & que mon entreprise ne soit rompuë : car si cela arrivoit, outre la fortune que je courrois, encor feroy-je un fort mauvais service au Roy mon maistre, qui pretend faire un grand effect sur ses ennemis par ce moyen. Elle respondit alors que je n’eusse point de crainte de cela, tant parce que Daphnide à sa priere le tiendroit secret, que parce que son pere, comme je sçavois, estoit si affectionné serviteur du Roy, qu’elle n’avoit garde d’y faillir. Moy qui mourois d’envie de la voir, je feignis toutefois de me laisser emporter à ceste persuasion, & enfin je luy dis : Je suis tant serviteur de toutes les Dames, que je ne me puis imaginer qu’il y en ait une seule qui me vueille faire mal ; & puis estant si belle que vous me dites, je ne croiray jamais qu’il m’en puisse avenir un plus grand que de ne la voir point. A ce mot, on vit que le chariot prenoit le chemin de la porte, qui nous asseura que c’estoit elle : & la maistresse du logis toute réjouye de si belles hostesses, me prenant par la main, me dit : Ne vous plaist-il pas que nous l’allions recevoir ? Allons, luy dis-je en sousriant, allons nous remettre entre ses mains, peut estre que ceste sousmission nous garentira mieux que la resistance, puisque c’est ainsi que les ames genereuses sont surmontées plus aisément.

Avec semblables discours, nous donnasmes presque le loisir à ces belles Dames d’entrer dans la basse-court du Chasteau, où la maistresse du logis les alla recevoir, & leur disoit à l’oreille, l’hoste qu’elle avoit chez elle, & qu’elles sçavoient y estre aussi bien qu’elle mesme, je dis elles : parce qu’avec la belle Daphnide il y avoit deux de ses sœurs fort belles, mais non toutefois approchantes à la beauté de ceste belle Dame. Quant à moy, j’estois retiré dans une salle basse, d’où je faisoit semblans de n’oser sortir pour n’estre apperceu, mais il fust tres-à propos pour ne descouvrir ma passion, que je fusse seul à leur arrivée, parce que j’estois de sorte transporté, qu’il eust esté bien mal-aisé qu’on ne s’en fut apperceu pour peu qu’on eust voulu remarquer mes actions ; & mesme quand elles commencerent de sortir du chariot : car la premiere qui mit pied à terre me sembla si belle, & il y avoit si long temps que je n’avois veu Daphnide, que j’avoüe que je disois en moy-mesme, c’est celle-cy : puis voyant la seconde plus blanche encore & plus belle, je me reprenois, & me sembloit que c’estoit celle là : mais je ne demeuray pas long temps en ceste erreur : car incontinent apres ceste belle Dame se fit voir, qui me ravit de telle sorte, que je ne sçay ce que j’eusse fait, si j’eusse esté en lieu où il m’eust fallu contraindre : Mais les ceremonies qu’elles firent ensem- ble à leur rencontre, & les baisers qu’elles se donnerent, furent cause que j’eus le loisir de me remettre un peu. Si bien que quand elles entrerent dans le logis, je m’estois tellement r’asseuré, qu’apres les avoir saluées, je peus dissimuler mon émotion ; & lors m’adressant à celle qui d’abord avoit repris sur mon ame toute l’auctorité qu’elle y souloit avoir, & plus grande encore, je luy dis : Madame, puis que la Fortune l’a voulu ainsi, j’avouë que je suis vostre prisonnier, Seigneur Chevalier, me respondit-elle fort haut, nous ne refusons point cét advantage sur vous : mais nous aymerions mieux que nostre merite nous l’eust acquis, que nostre fortune. Vostre merite, repliquay-je, vous en peut donner de beaucoup plus grands, & la fortune vous donne celuy cy, comme estant trop peu de chose pour vostre merite. Si ay-je creu autrefois le contraire, dit-elle d’une voix plus basse, lors que vous me faisiez ces mesmes asseurances : mais avec des paroles qui monstroient plus de sincerité, que celles dont vous usez maintenant. En ce temps là, respondis-je, la presomption de la jeunesse me persuadoit ce que je vous disois : mais maintenant que j’ay plus de cognoissance de ce que je vaus, j’en parle aussi avec plus de verité. Que si toutesfois vous voulez qu’il soit ainsi, il faut dire que justement la fortune vous redonne ce qui estoit desja à vous : Cela, adjousta-elle en sousriant, n’est pas sans difficulté, cependant pensez de quelle sorte vous payerez vostre rançon pour sortir de nos mains : car il ne faut point que vous esperiez d’avoir liberté par autre moyen. Le prix de ma rançon, repliquay-je, pour excessif qu’il soit, ne me sçauroit estre si difficile à trouver, qu’à faire prester consentement à mon cœur de vouloir sortir de vos mains : Et quoy, dit-elle en sousriant, vous vous souvenez encore de l’escole du Roy Thorrismond, & des propos dont vous souliez entretenir les Dames en ce temps la ? Aussi luy dis-je, le dois-je faire avec vous, puis que vous aussi vous usez des mesmes yeux & des mesmes beautez dont vous souliez vaincre tous ceux qui vous osoient regarder. Je pensois, respondit-elle, que des personnes toutes de fer & de sang, comme sont ceux qui suivent le Roy Euric ne parlassent que de meurtre & de carnage : mais à ce que je vois par tout où est Alcidon, il est tousjours Alcidon : c’est à dire, la mesme courtoisie & la mesme civilité : & à ce mot elle entra dans la sale avec toute la compagnie.

Les premieres ceremonies estans passées, nostre courtoise hostesse nous faisant apporter des sieges, je croy que par civilité, & non par autre dessein, elle m’en fit donner un aupres de Daphnide, un peu reculé du reste de la compagnie, de sorte que me voyant en lieu où je pouvois parler plus librement, & l’affection, & mon devoir me convierent d’entrer sur les remercimens, pour la faveur que je recevois d’elle en ceste entre-veuë. Mais lors que je voulus ouvrir la bouche, elle m’interrompit avec un visage severe, & me mettant la main sur les miennes, elle me dit : Vous ne devez pas croire Alcidon, que vous me soyez obligé de ceste visite, car je ne la vous ay accordée, que pour vous punir, sçachant bien que pour peu que vous m’ayez aymée en mon enfance, vous mourrez maintenant d’amour, me voyant telle que je suis. C’est veritablement le sujet qui m’a fait prendre la peine de venir icy, je veux dire pour vous chastier, & non pas pour vous gratifier : car puis que vous vous estes rendu tant indigne des faveurs que vous avez receuës de moy, j’ay voulu espreuver si les chastimens vous feroient mieux recognoistre & ce que vous me devez, & ce que vous vous devez à vous-mesmes. Vous semble-t’il, oublieux que vous estes, que ceste beauté que vous voyez devant vous merite, ayant esté aymée par vous, & mesmes ayant eu tant de tesmoignages de sa bonne volonté, vous semble-t’il, dis-je, qu’elle merite d’estre mise en oubly, & que deux ans se soient escoulez sans que vous en ayez eu mémoire ? Pensez-vous, infidelle, qu’un silence si long puisse estre excusé par les incommoditez & les miseres du temps ? & qu’il y ait ny rigueur, ny cruauté de guerre qui me puisse persuader que ce ne soit un defaut d’affection, & non pas d’occasion ? Je scay bien que si je le vous permets, vous ne manquerez pas d’excuse, & qu’il ne tiendra qu’a moy que je ne croye que ce silence est un tesmoignage de vostre affection, parce que je sçay bien que c’est l’ordinaire de ceux qui ayment fort peu, de dire beaucoup, mais je vous deffends de parler, non pas que je craigne que vous me persuadiez ce que je dis, je suis assez resoluë à ne vous croire point : Mais parce que je ne veux pas mesme que vous ayez ce contentement de dire devant moy quelque chose qui vous soit si agreable, que vous seroient les excuses dont vous useriez en ceste occasion, & par là vous cognoistrez que ceste veuë, de laquelle vous pensez m’estre obligé, ressemble au sucre empoisonné, qui avec sa douceur ne laisse de donner la mort. Je voulus respondre : mais je n’ouvris pas si tost la bouche, qu’en m’interrompant elle me dit : Et quoy Alcidon, vous vous souciez aussi peu de me desobliger en ma presence, que vous avez fait en mon absence ? ce n’est pas le moyen de vaincre Daphnide. Que vous plaist-il donc, luy dis-je, que je fasse ? Souffrez, dit-elle, & taisez vous. C’est ainsi que par le silence se doit expier le peché de vostre silence. A ce mot je me teus pour luy obeyr, monstrant toutefois par mon visage combien je souffrois de peine, de ne pouvoir parler en ma deffence : Elle au contraire, monstrant un œil plus favorable, apres s’estre teuë quelque temps, reprit ainsi la parole.

Ceste Daphnide que vous voyez devant vous, oublieux Alcidon, c’est celle-là mesme à qui vous fistes les premiers sermens de fidelité, & qui la premiere aussi vous donna la foy que vous luy demandastes, de vous aymer autant qu’elle vivroit, c’est celle-là de qui vous avez si souvent moüillé la main de vos larmes encores innocentes, lors qu’elle faisoit semblant de ne vous croire pas, ou qu’elle estoit un peu lante à vous respondre, avec d’aussi grandes asseurances de bonne volonté, que celles que vos paroles luy donnoient. Mais elle se peut bien dire aussi à vostre confusion, qu’elle est la seule qui a sceu conserver sans tache la foy qu’elle vous avoit donnée, puis qu’encores qu’elle ayt eu tant d’occasion de vous laisser, que dis-je laisser ? mais de vous haïr : Elle a toutesfois tousjours continué de vous aimer, & de cherir en son ame les agreables asseurances que vous luy aviez données : & quoy qu’elle ait en tant de sujet de se desabuser, jamais son cœur n’y a peu consentir, ayant resolu de plustost quitter la vie, que les gages si chers que vous luy aviez donnez de vostre amitié. Ces yeux qui ont esté si souvent idolatrez par le jeune Alcidon, sont tesmoins qu’encores qu’ils en ayent esté privez si longuement, n’ont jamais veu tarir la source de leurs larmes, quand je me suis si souvent ressouvenuë de nostre enfance & de vos jeunes promesses, que je voyois si trompeuses lors qu’en tant d’années ou plustost de siecles, vous n’avez pas eu mémoire d’une personne à qui vous aviez promis un eternel souvenir. Oyez Alcidon, oyez quelle a esté ma vie, depuis la mort de ce grand Roy, à qui vous & moy avions tant d’obligation : & vous jugerez que vous estes le plus injuste de tous ceux qui vivent, & que vostre silence vous auroit rendu indigne de l’amitié de toute sorte de personnes, si mon affection n’estoit encore plus grande que vostre offence.

Alors elle commença de prendre depuis le commencement de nostre separation, jusques à ceste entreveuë, ne laissant en arriere une seule occasion où elle avoit peu sçavoir de mes nouvelles, pour me reprocher l’oubly dont elle m’accusoit ; & au contraire pour me tesmoigner la mémoire qu’elle avoit eu de moy, elle me raconta presque tout ce qui m’estoit arrivé de plus remarquable, & lors qu’elle eut longuement continué, & que veritablement je demeurois estonné qu’elle en sçeut tant de particularitez : Vous estes esbahy, me dict-elle, que je vous raconte de cette sorte vostre vie : mais si vous eussiez esté tel que vous deviez estre, c’eust esté par vous que je l’eusse apprise, non pas par quelque autre, & par ainsi ce qui est maintenant tesmoignage du deffaut de vostre amitié, l’eust esté de la durée de vostre affection, parce que le soing que vous eussiez fait paroistre de sçavoir de mes nouvelles, & de me donner des vostres, eus testé un aussi glorieux tesmoing de vostre amour, que vostre silence a esté un signe honteux de vostre oubly.

Elle continua de cette sorte en ses reproches, & à me raconter & sa vie & la mienne, plus d’une heure durant, sans que jamais elle me permist d’ouvrir la bouche pour ma deffence, ny pour luy respondre. Enfin cette orgueilleuse beauté pensant avoir assez tiré de preuve de la puissance qu’elle avoit sur moy, changeant tout a coup & de visage & de parole : Maintenant me dit-elle, Alcidon, je vous permets de parler, me contentant de vous avoir osté la parole deux heures durant en me voyant, en eschange des deux ans que volontairement vous avez esté muet pour moy en mon absence. C’est bien, luy dis-je en sousriant, user d’une grande bonté, que de changer les années en des heures. Je l’a- voüe, me repliqua-t’elle, mais c’est d’autant que la faute que vous avez commise est telle, qu’aussi bien ne sçauroit-elle estre esgalée par quelque grandeur de supplice, que l’on vous peust donner, & qu’aussi bien je me veux monstrer autant pitoyable envers vous, que vous me recognoissez maintenant puissante a vous punir si je le voulois. Madame, luy dis-je alors, que je baise vos belles mains, pour remerciment de tant de faveurs & de graces que vous me faictes : si je n’avois peur qu’on ne s’en aperceust, je me jetterois à vos pieds, pour vous tesmoigner combien je reçois de bon cœur l’honneur que vous me faictes : mais ne l’osant pas, vous recevrez la volonté que j’en ay, au lieu de cette sousmission, & pour ne point contredire le jugement que vous en avez faict, j’avoüe ma belle Dame, la faute dont vous m’accusez : mais si vous me permettiez de vous dire, non pas pour ma deffence, mais pour la verité seulement, l’occasion qui m’a rendu muet, peut-estre jugeriez-vous que je serois aussi tost digne de loüange que de blasme. Maintenant, dict-elle, que je vous ay pardonné & donné permission de parler, vous pourrez dire tout ce qu’il vous plaira, & Dieu vueille que vous ayez de si bonnes raisons, que je puisse estre persuadée que vous m’ayez tousjours aymée, comme vous m’aviez promis. Je diray donc, continuay-je, qu’ayant receu l’extreme déplaisir que vous pouvez bien penser que je ressentis, par la mort de ce maistre qui m’avoit tant aymé, & relevé par ses faveurs presque par-dessus l’envie de ceux de mon aage, je jugeay que j’offencerois grandement sa mémoire, & que cette offence seroit avec raison estimée ingratitude, si je souffrois que quelque petite espece de contentement s’approchast seulement de mon ame, tant s’en falloit que je deusse ny rechercher, ny recevoir les grands plaisirs, ou les grandes joyes. Si vous avez creu quelquefois que le jeune Alcidon ait aymé passionnément la belle Daphnide, vous me ferez bien l’honneur, Madame, de croire aussi que le contentement de sçavoir de ses nouvelles devoit estre l’un des plus grands qu’il peust recevoir en ce temps-là : Mais puis qu’en temps de dueil nous ne permettons pas mesme à nostre corps de l’habiller autrement que de noir, pour ne mettre rien autour de nous, qui ne tesmoigne & ne nous represente nostre tristesse, à plus forte raison ce triste & desolé Alcidon devoit-il pas, pour esloigner toute resjouyssance de son ame, se priver de ce contentement, & de tout celuy qui luy pouvoit venir de vous, qui estes tout son bien & toute sa felicité ? J’esleus donc, pour satisfaire & à mon devoir & à mon affliction, de m’interdire l’honneur de vos nouvelles, afin de ne voir ny n’ouyr rien qui me peust divertir de ma tristesse : Mais Amour sçait, & ce miserable cœur aussi qui vous aime, ou plustost qui vous adore, si de tous mes plus cuisans ennuis, il y en a eu un seul qui lui ait esté plus sensible, que celui de se voir esloigné & de vostre presence & de vostre mémoire. Et deux choses principalement vous le doivent tesmoigner. La premiere, que si ce n’estoit la passion que j’ay pour vous, l’aage où je suis ne me permettroit pas de vivre, comme j’ay faict solitaire & sans amour, parmy un si grand nombre de belles Dames. Et l’autre, qu’aussi-tost que le temps par ses diverses revolutions, a guery en quelque sorte l’extreme regret que la perte que j’avois faite m’avoit donné, la continuelle pensée que j’avois de vous ne m’a jamais laissé en repos, que je n’aye eu l’honneur de vous voir, sans que le danger des chemins, & sans que l’esloignement du Grand Euric, qui ne cede point envers moy à la bonne volonté que Thorrismond m’a faict paroistre, m’en ait peu empescher : Me voicy donc, Madame, à vos pieds, pour vous resigner toutes mes affections & toutes mes pensées, & pour vous supplier de les recevoir, non pas comme un present nouveau, ou une nouvelle acquisition, mais comme une chose qui est vostre dés qu’encor enfant, mon destin, mon maistre, & mon cœur me donnerent à vous : Je reçois, me dit elle avec un visage assez riant, je reçois vostre excuse, comme on faict d’un mauvais payeur, le payement d’un debte, quoy que la monnoye soit un peu legere : & je veux croire ce que vous me dites, à condition que jamais à l’avenir vos actions ne me donneront sujet d’en douter.

Lots que je voulus luy respondre, je fus interrompu par la maistresse du logis, qui nous vint advertir qu’il estoit heure de soupper : nous remismes donc le reste de nostre discours apres le repas, qui ne fut pas si tost finy que feignant par civilité de vouloir entretenir l’une de ses sœurs, elle s’aprocha de nous, & m’ayant un peu sepa- ré des autres, nous reprismes les mesmes devis que nous avions laissez : mais avec tant de contentement pour moy, que j’avouë n’en avoir jamais eu auparavant un plus grand ; une partie du soir se passa de ceste sorte : enfin l’heure du repos nous contraignant de nous separer, nous advisames qu’il n’y avoit pas grande apparence pour une entre-veuë si courte, d’avoir fait un si dangereux voyage, outre que nous prevoyons bien, qu’il seroit mal-aisé de nous revoir de long-temps, & toutesfois estant contrainte de partir le lendemain, pour ne donner soupçon à nostre hostesse, nous fusmes longuement en peine de choisir quelque lieu qui fust commode. Enfin elle me dit, mais avec une parole assez douteuse, Je ne voudrois pas Alcidon, vous mettre en danger, mais puis que vous m’en pressez si fort, je vous diray bien que j’ay une sœur mariée à cinq ou six lieuës d’icy, où nostre entre-veuë se pourroit bien faire, si ce n’estoit que mon beau frere est fort ennemy du Roy Euric, & toutesfois s’il n’y avoit encores que ceste difficulté, nous y pourrions remedier, mais vous diriez que c’est par malheur, qu’il y faict une grande assemblée pour le mariage d’une de ses sœurs, & voyez comme toutes choses nous sont contraires : Je ne pense pas qu’en toute cette Province, il y ait un seul Chevalier qui ne soit ennemy du Roy vostre maistre. J’avouë, mon père, que je trouvay ce dessein un peu dangereux : mais quand je me representois qu’il n’y avoit que ce moyen d’estre aupres de ceste belle Dame, je ne trouvois point de peril qui ne fust moindre que celuy de son esloignement, cela fut cause que je luy respondis : Que jamais le danger ne seroit ce qui me feroit perdre une heure de sa veuë, pourveu qu’elle me le commandast, que seulement je la suppliois de me faire guider, & de donner ordre que quand je serois dans le logis, je ne fusse veu de personne : car je m’asseurois que sous son favorable commandement, il n’y auroit rien qui me peust nuire.

Avec ceste resolution, nous nous separasmes, & le matin m’ayant laissé un des siens, qui luy estoit tres-fidelle, elle partit sans que j’eusse l’honneur de la voir, expres pour oster tout soupçon à nostre hôtesse, & pour avoir plus de loisir à pourvoir à ma seureté. Quant à moy je partis sur les trois heures du soir avec ma guide, apres avoir fait les remercimens à mon hostesse, ausquels sa courtoisie m’avoit obligé. Je ne raconteray point icy la fortune que je courus, par les diverses rencontres que nous fismes, parce qu’Amour me garantit de tout mal, monstrant assez par là qu’il commande aussi bien au Dieu Mars, qu’à tous les autres. Le lieu où je fus conduit estoit bien l’un des plus solitaires de toute ceste contrée, & tel qu’il faloit veritablement pour cacher les entreprises d’un Amant. Le long de ce grand fleuve du Rosne on trouve un grand nombre de belles villes, qui semblent prendre plaisir de se mirer dans ses ondes, & de contraindre en plusieurs endroits la furie de sa course : Mais l’une des plus belles & des mieux peuplées, c’est Avignon, à cinq ou six lieuës de laquelle du costé d’Orient s’estend une valée, qui pour estre close de trois costez par des hautes colines & de grands rochers, fut au commencement appellée Val-close, & enfin par corruption du langage, duquel le vulgaire ignorant, est tousjours le maistre, elle fut nommée Vaucluse, du bout de ceste valée, & sous les pieds de certains grands & espouventables rochers sous une fontaine merveilleuse, qui donné commencement à la riviere de Sorgues, qui fort peu loing de là se separant en deux bras, fait comme une petite isle, où est située la maison où je devois aller, & qui pour estre assise entre ces deux ruisseaux, & environnée de leurs claires ondes, a pris le nom de l’isle. Le lieu d’où ceste fontaine sort est à la verité pour sa solitude en quelque sorte venerable, mais un peu horrible pour les rochers qui y sont tout à l’entour, & pour ce fort peu frequentée des personnes. Et ce fut là où ma guide me fit mettre pied à terre, & laisser tous ceux qui estoient venus avec moy, qui le firent avec un grand regret, & par mon commandement. De cette source jusques à l’Isle il y a un peu plus d’un quart de lieuë, traitte que je fis avec d’autant plus d’incommodité, que je marchois à pied & de nuict, & avec des doubtes & des incertitudes si grandes, qu’Amour faisoit bien paroistre en moy, que non seulement il est aveugle, mais qu’encores il oste la veuë à tous ceux qui sont à luy. Enfin nous parvinsmes sur les huict ou neuf heures du soir à l’entrée du jardin de cette maison, où quoy qu’on m’eust promis que je trouverois la porte ouverte, elle estoit toutesfois fermée, & encore demeura long temps à s’ouvrir, depuis que nous eusmes fait le signal. Jugez, sage Adamas, quelles pensées en ce temps-là me pouvoient passer par l’esprit, & si quelque temps apres que j’ouys mettre la clef dans la serrure, je n’avois point d’occasion de douter que Mars ne se presentast à ceste porte au lieu de Venus : Toutesfois amour plus fort encore que toute autre passion, me faisoit resoudre à tous les pires evenemens qui me pouvoient menacer. Enfin estant en ceste peine, la porte s’ouvre, & d’abord se presente à mes yeux une belle Dame vestuë comme on a accoustumé de peindre la Déesse Diane, les cheveux espars, le sein & les espaules découvertes, la manche retroussée par-dessus le coude, les brodequins dorez en la jambe, le carquois sous l’aisselle, & l’arc d’yvoire en la main gauche. Je fus ravy la voyant si belle, & estonné la trouvant en cét habit : mais je sçeu depuis qu’elle s’estoit ainsi déguisée en Diane, à cause de la conformité de son nom, parce qu’elle se nommoit Delie, qui est l’un des noms de Diane, & pour dancer ce soir avec ses sœurs, & d’autres jeunes Dames qui estoient venuës pour honorer ceste grande assemblée. D’abord qu’elle me vit, Entrez, me dit-elle, me prenant par la main, entrez Chevalier, & venez esprouver cette perilleuse avanture sous la conduite de Diane. Je luy respondis, Sous la faveur d’une telle Déesse, il n’y a rien que je n’entreprenne. Les entreprises quelquesfois, dit-elle, semblent fort aysées au commencement, qui apres se trouvent bien difficiles, & prenez garde que celle où vous vous mettez ne soit de ceste qualité. Si celle-cy n’estoit grande, repliquay-je, je ne fusse pas venu de si loing pour m’y esprouver. Je suis bien aise, me dit-elle, de vous voir avec ceste resolution, & sçachez qu’Amour & la Fortune aydent à une ame courageuse : Et pour vous monstrer combien je desire de vous voir venir à bout de ce que vous entreprenez, je vous donne sauf conduit pour tout ce qui est en ceste maison enchantée, sinon pour les yeux de vostre maison enchantée, sinon pour les yeux de vostre maistresse, & de ceste Diane qui parle à vous : J’accepte, luy dis-je, ceste asseurance, & en disant ce mot je mis le pied sur le sueil de la porte, & luy baisant la main ; J’accepte, luy dis-je, encore un coup ceste asseurance limitée, car de penser qu’il y en aye quelqu’une qui me puisse deffendre, ou des yeux de ma Maistresse, ou des vostres, ce seroit estre trop ignorant de leur pouvoir, & ce ne seroit pas un moindre defaut de courage d’en demander pour ne mourir, en voyant tant de beautez, puis qu’il n’y a point de mort plus glorieuse, ny point de trespas plus desirable. Or bien, dit-elle, avant que vous sortiez de ceste avanture, nous verrons quelle sera vostre fortune, & quel vostre courage ; cependant ne laissez d’entrer ceans, ô vaillant chevalier, mais aux conditions de ceux qui ont accoustumé d’y entrer : Et quelles sont-elles ? luy dis-je, vous les sçaurez, me respondit-elle, quand vous y serez : Et quoy, luy dis-je, faites vous difficulté de me les declarer de peur de m’estonner ? vous vous trompez belle Diane, car je la veux espreuver à quelque condition que ce puisse estre, pourveu qu’il n’y en ait point qui contrarie à l’affection que j’ay voüée à ma Maistresse : A ce mot j’entray dedans tout seul, & elle referma la porte, & celuy qui m’avoit conduit retourna dans les rochers de Vaucluse. Me voila donc tout seul avec Delie dans ce jardin, & faut que j’avouë qu’elle s’estoit tellement avantagée par ce bijarre habit, qu’elle se pouvoit dire fort belle, & qu’un cœur qui n’eust point esté preoccupé, eust trouvé assez de subjet en elle pour bien aymer : Et parce qu’elle vit que je demeurois muet à la considerer, pensant que ce fust d’impatience de n’aller point assez promptement vers la belle Daphnide, elle me dit en sousriant : Et quoy Dam Chevalier, avez-vous eu tant de hardiesse à l’entrée de ce lieu, pour monstrer si peu de courage maintenant à parachever ceste avanture ? Et quel deffaut belle Diane, luy dis-je, remarquez vous en mon courage, pour me le reprocher ? Que faut-il que je fasse, & contre qui me faut-il esprouver pour monstrer ma valeur ? Comment, respondit-elle en mettant une main sur le costé, n’avez-vous point devant vous un assez fier & courageux ennemy, pour vous faire mettre la main aux armes ? J’avouë, luy dis-je, belle Déesse, que vous estes un fier & tres-dangereux ennemy, pour une personne qui auroit un cœur : mais certes contre moy vos armes seront bien vaines, qui m’en suis privé pour le donner à ceste Daphnide qui le possede il y a si long temps : de sorte que s’il ne me revient autre profit de ma perte, j’auray pour le moins celuy-cy, qu’elle me guarentira de l’ou- trage qu’à ce coup je pourrois recevoir de vos yeux. Et quoy, me dit-elle, je n’ay donc point d’esperance de pouvoir gaigner quelque chose en vous ? Vous pouvez, luy respondis-je, esperer de gaigner en moy tout ce qui est à moy. Vous voulez dire, reprit-elle, toute autre chose sinon vostre cœur. Et bien bien Alcidon, vous n’estes pas encore reduit à la bonne foy, mais avant que vous eschapiez de mes mains, je vous feray parler d’un autre langage. J’en ay bien veu d’autres, qui au commencement disoient comme vous, & qui toutesfois avant que le combat fust achevé trouvoient bien un cœur pour payer leur rançon, se donnant volontairement pour vaincus ; Ceux là, respondis-je, ou ne l’avoient que presté, ou s’ils l’avoient donné, le desroboient pour le vous redonner : mais cela ne peut advenir en moy, qui ne l’ay pas seulement donné, mais la volonté, l’ame & la vie aussi. Et si vous aviez du courage, vous qui me reprochez d’en avoir si peu, vous ne voudriez pas esprouver vostre valeur ny vostre force contre une personne sans deffence, comme je suis, ou bien si en toute façon vous desirez d’essayer la force de mes armes, vous me devriez conduire où est mon cœur, afin qu’alors, sans supercherie vous fissiez sur moy la preuve de ce que vous valez : Mais certes maintenant quel honneur sera le vostre, de vaincre une personne desja vaincuë ? Il sera, ô belle Diane, tout tel que si vous donniez des coups de lance à celuy qui seroit desja mort, qui est proprement blesser d’autres blessures. Je vous entends bien, me dit-elle, vous voudriez que je vous menasse promptement vers Daphnide : mais ne croyez point, Alcidon, que nostre inimitié soit si cruelle, que je ne l’eusse desja fait, s’il eust esté temps ; Voyez-vous, me dit-elle alors, ceste fenestre où il y a des balustres qui se jettent un peu en dehors, c’est celle-là de la chambre de Daphnide : quand il sera temps que vous y alliez, on y mettra un flambeau pour nous en advertir : mais asseurez vous que si vous avez de la peine icy, vostre maistresse n’en a pas moins où elle est, à se desmesler de tant d’importuns, qui comme de fascheuses mouches luy sont continuellement à l’entour, & mesmes de son beau-frere, qui pensant luy faire plaisir, ne bouge d’aupres d’elle : mais pour peu que vous soyez honneste homme, vous ne vous ennuyerez point en ma compagnie : car il y en a plusieurs qui m’ont asseurée que quand je voulois, elle n’estoit point trop desagreable, & je suis en humeur de traicter avec vous de telle sorte, que ce que vous ne voudrez pas faire de bonne volonté, je le vous feray faire de force, je veux dire qu’en despit que vous en ayez je vous veux empescher de vous ennuyer. Il faut confesser encore un coup, luy dis-je, qu’il est impossible d’avoir un cœur, & ne vous point aymer : Car, belle Delie, il y a en vous tant de perfections, que de quelque costé qu’on vous regarde on y rencontre de tres-grands sujets d’Amour. Vous pensez tousjours, me dit-elle, eschapper de mes mains avec ceste excuse, mais avant que nous nous separions, je vous en feray bien trouver un, & si cela advient, que direz vous Alcidon ? Je diray, repliquay-je, que vous faites des miracles, ce qui ne doit point estre trouvé estrange, puis que vostre beauté égalant la puissance des plus grands Dieux, il vous doit estre aussi bien permis d’en faire qu’à eux : mais me permettez vous de parler librement ? Je vous en supplie, me dit-elle, car vous voyez bien comme je fais. Je diray donc, continueray-je, belle Diane ; Qu’il est vray que la Lune est le plus beau flambeau qui reluise maintenant au Ciel (& de fortune, alors la Lune esclairoit) & s’il n’y avoit point de Soleil, ne faudroit-il pas dire que ce seroit le plus bel Astre de tous ? Je l’avouë respondit Delie, mais que voulez vous entendre par là ? Je veux dire, repris-je, que de mesme la belle Diane à qui je parle, seroit la plus belle du monde, si elle n’avoit point de sœur, & qu’il n’y a que cela qui l’empesche d’emporter ce tiltre par-dessus toutes les plus belles Dames. Si j’avois, dit-elle, une creance aussi facile à vous adjouster foy, que j’ay d’ambition d’estre ceste belle de qui vous parlez, je vous promets, dit-elle Chevalier, par cet arc & par ces fleches, que si je ne pouvois la tuer de ma main, pour le moins je l’empoisonnerois, ceste sœur qui m’empesche ce prix de beauté : mais j’ay grand peur que si je m’en estois privée, il ne m’avint puis apres comme à la Lune quand elle ne peut plus voir son frere, qui devient & obscure & laide : je veux dire qu’aussi ma sœur n’estant plus aupres de moy, je perdrois toute la beauté que j’ay pour vos yeux, qui à ce que je vois ne me trouvent belle, que d’autant que je suis accompagnée de ceste sœur.

Je voulois luy respondre, mais le flambeau tant desiré parut enfin à la fenestre, & mon affection qui m’y faisoit ordinairement tenir les yeux, ne me permist pas de perdre le temps a luy respondre, pour ne m’esloigner davantage le contentement d’estre aupres de ma belle Maistresse. Monstrant donc le signal a Delie, je la suppliay de parachever le bien qu’elle avoit commencé de me faire : Je le veux, me dit-elle, en me prenant par la main, aussi sçavez-vous bien que c’est l’ordinaire de la Lune, de qui je porte le nom, d’esclairer la nuict & servir de guide à ceux qui sont égarez : Quoy qui m’en puisse avenir, luy dis-je, je vous suis obligé de la vie, encores que je craigne fort que ceste obligation ne me soit bien cher vendue, puis que vous m’allez remettre entre les mains de celle de qui la beauté fait mourir tous ceux qui la voyent ; outre qu’estant si accoustumée de voir languir & mourir, il y a grande apparence qu’elle n’aura pas beaucoup de compassion de ma peine. Ceux, dit-elle, que je prends en ma protection, ne sont jamais si mal traitez, & soyez certain, que si cela eust deu estre, ce n’eust pas esté moy qui vous eust ouvert la porte, car je ne conduiray jamais personne au supplice : & quant à ce que vous dites de sa beauté qui fait mourir ceux qui la voyent, n’ayez peur, Chevalier, de ceste fortune, vos armes sont bonnes & bien espreuvées, car ceux qui doivent perdre la vie pour voir quelque chose de beau, meurent tous quand ils me voyent, si bien que vous n’estant point mort lors que vous m’avez veuë, ne craignez plus de le faire, pour quelque autre beauté que ce soit.

Nous allions parlant de ceste sorte, & d’une voix assez basse, lors que nous arrivasmes au corps de logis, où estoit la bien-heureuse demeure de ma Maistresse, & trouvant une petite porte ouverte, nous montasmes par un escalier fort estroit, jusques à la porte de la chambre, avec le moindre bruit qu’il nous fut possible, & lors Delie me faisant arrest et, entra seule qu’il nous fut possible dedans pour voir qui y estoit : mais elle trouva qu’il n’y avoit que la belle Daphnide, qui feignant d’avoir mal à la teste, s’estoit mise sur un lict, pour se demesler de tant de gens, & pour mieux feindre, n’avoit rien laissé d’allumé dans la chambre, qu’une petite bougie, faisant semblant de ne pouvoir souffrir la clarté : Elle retourne incontinant me querir, & me prenant par la main me mene dans la ruelle du lict de sa sœur, en luy disant, Voyez Daphnide, ce que Diane a pris en sa derniere chasse : J’avouë, dis-je en sousriant, que je serois vostre, si un cœur pouvoit estre à deux : mais estant desja à ma belle Maistresse, c’est à elle à qui je me viens rendre, avec protestation de ne vouloir jamais sortir d’une si belle prison ; C’est en quoy, dit Delie, vous monstrez avoir peu de jugement, aymant mieux vous rendre à une Nymphe, comme est ceste Daphné, qu’à une Déesse telle que je suis, & mesme à une Diane, qui est la Maistresse de toutes les Nymphes. Jupiter, Apollon, & pres- que tous les autres Dieux, luy dis-je, ont ordinairement mesprise l’amour des Déesses, pour suivre celle des Nymphes, & si jamais il n’y en eut une si belle que celle-cy, entre les mains de laquelle je remets & ma vie & mon ame : & a ce mot me jettant a genoux, je luy pris la main, que je baisay plusieurs fois, sans qu’elle fist semblant de me respondre, tant elle estoit hors de soy : Dequoy s’apercevant Delie : Est-ce à bon escient, dit-elle, ma sœur, que vous voulez estre adorée de ce Chevalier, le laissant ainsi à genoux devant vous sans luy rien dire ? Elle alors comme revenant d’un profond sommeil, me relevant me salüa, & puis respondit à la sœur ; il faut Delie, que ce Chevalier me pardonne ceste faute, & qu’il ne la prenne pas comme procedant d’incivilité, mais de la crainte dont je suis saisie, pour le danger où je le vois à mon occasion : Je m’estonne, dit Delie, de vous voir si poltronne, estant ma sœur : Moy, dis-je, qui suis si hardie, que d’aller prendre le plus vaillant Chevalier de l’armée du grand Euric : mais quand cela ne seroit pas, comment pouvez vous avoir faute de courage, ayant le cœur du vaillant Alcidon, ainsi qu’il dit ? Ah ! genereuse Delie, luy respondis-je, en souspirant, c’est veritablement un mauvais signe pour moy, de voir ma Maistresse si peureuse, car cela monstre qu’elle n’a pas receu ce cœur dont vous parlez, autrement elle auroit plus de pitié du mal qu’elle me fait, que de crainte du peril où je suis : Si je pouvois Alcidon, respondit ma belle Maistresse, remedier quand je voudrois aussi bien à l’un comme à l’autre, vous auriez quelque raison de faire ce jugement, mais souvenez-vous que si je n’aymois point ce Chevalier qui se plaint de moy, ny je ne serois maintenant en la crainte où je me trouve, ny lui au peril où je le vois. Je lui respondis, Si ces paroles sont veritables, garantissez moy, Madame, du mal qui me peut venir de vous, & ne doutez point que quand tous les hommes ensemble me voudroient faire mal, j’en pusse recevoir, estant favorise de l’honneur de vos bonnes graces. Delie alors en sousriant, Je voy bien, dict-elle, que pour peu que vous demeuriez ensemble, la peine de l’un se changera en contentement, & la crainte de l’autre en asseurance. Et toutesfois pour empescher que la fortune ne vous interrompe vos desseins, parlez le plus bas que vous pourrez, & je vay m’asseoir sur ce coffre aupres de la bougie, faisant semblant de lire, pour l’esteindre si quelqu’un vient, ou pour l’entretenir, & luy dire de vos nouvelles, sans qu’il vous en vienne demander. Mais, Chevalier, dit-elle s’adressant à moy, souvenez-vous que quand je vous ay ouvert la porte, & que je vous ay permis de vous essayer en cette aventure, ç’a esté avec promesse que vous m’avez faite, d’observer les conditions qui vous seroient proposées quand vous seriez entré : si vous estes comme je vous tiens, digne du nom de Chevalier errant, il faut que vous mainteniez vostre parole : Vous m’avez, luy dis-je, si bien tenu ce que vous m’avez promis, que je serois bien lasche & recreu Chevalier, si je n’en faisois de mesme. Vous estes donc obligé, me dit-elle, suivant les conditions qui sont establies en ce lieu, de n’entreprendre, pour occasion que ce soit, ny pour quelque commodité qui se presente, ou qui vous soit donnée, chose quelconque contre l’honneur des Dames qui sont icy, au contraire vous devez estre contant des faveurs qu’elles voudront vous faire, sans que vous en puissiez rechercher ny demander de plus grandes. Plustost, luy respondis-je, mon espée me soit mise dans le cœur, que je reçoive jamais une pensée contraire à cette ordonnance. Tout Chevalier d’honneur y est obligé par le nom seulement qu’il porte, & je cognois bien maintenant que c’est icy l’aventure de la parfaite Amour, puis que ce respect est l’une des principales ordonnances d’Amour : J’ay bien tousjours pensé, respondit Delie, que vous ne contreviendrez jamais à cette coustume, cognoissant assez la discretion & l’honnesteté d’Alcidon, mais je me resjouys grandement que vous l’aprouviez, comme vous faictes paroistre, puis qu’elle n’est establie que pour vous. Comment, dis-je, ceste coustume n’est establie que pour moy, & faut-il en faire pour retenir ma seule indiscretion ? a-t’on eu opinion que je sois plus outrecuidé que tous les autres Chevaliers errans ? Ce n’est pas cela, me dict-elle, mais n’est-il pas raisonnable que cette contraincte soit establie pour vous seul, en cette adventure que vous nommez de la parfaicte Amour, puis qu’il n’est permis qu’a vous seul de l’esprouver : mais d’autant que pour en venir à bout, vous devez avoir à faire avec un plus rude champion que je ne suis pas, afin que vous ne puissiez vous plaindre de supercherie, je vous laisse seul aux mains avec cét ennemy qui est aupres de vous.

A ce mot, sans attendre ma responce, elle se recula, & s’alla asseoir avec un livre en la main, comme elle nous avoit dit, nous laissans seuls ma belle maistresse & moy : dequoy me sentant transporté de contentement, apres m’estre assis sur le lict aupres d’elle, je luy pris la main, & la baisant plusieurs fois, je luy dis : Est-il bien possible, Madame, que quelquefois & mon sang & ma vie me puissent aquitter envers vous de cette extréme obligation ? Ne pensez pas, me dit-elle, qu’elle soit petite, & si vous sçaviez toutes les peines que j’ay eues pour vous rendre ce tesmoignage de ma bonne volonté, vous l’estimeriez sans doubte plus que vous ne faictes : car encore que ma sœur se monstre maintenant si hardie, croyez moy Alcidon, qu’elle n’a pas tousjours esté ainsi, & qu’il n’a pas fallu de foibles persuasions pour l’y faire consentir. Et puis quel artifice a-t’il fallu pour tromper non seulement mon beau-frere, mais tous ses parens & ses amis, ou pour mieux dire toute une Province entiere, puis que le malheur a voulu que cette assemblée se soit ainsi rencontrée pour nous incommoder ? mais tout cela encores est fort peu au prix de ce que je vous vay dire. Considerez Alcidon, quelle resolution a esté la mienne, de mettre mon honneur & vostre vie en un si grand hazard : car vous permettre de me venir trouver en ce lieu, & à ces heures, n’est ce pas mettre & l’un & l’autre en compromis ? Madame, luy dis- je en luy rebaisant la main : pour respondre en quelque sorte à l’extreme affection que j’ay pour vous, Amour & vous, seriez bien injustes, si vous ne me donniez que des preuves ordinaires de vostre bonne volonté. J’avouë bien que celle-cy est par dessus mon merite : mais confessez aussi qu’encore n’egale-t’elle point mon affection, puis que ce n’est seulement que se fier entre les mains de la Fortune. Et mon affection est telle, que la mort mesme toute asseurée ne me sçauroit divertir de vostre service. Alcidon, me respondit-elle, Dieu vueille que si la bonne volonté que vous avez pour moy est telle que vous dites, elle puisse continuer autant que ma vie : mais je crains fort que ce ne soit l’amour d’un jeune cœur, ou pour mieux dire, que ce ne soit ou la sœur ou le frere de celle que j’ay desja veuë en vous. Madame, luy dis-je, les doutes entrent ordinairement dans les ames de ceux qui ne sont pas bien affermis en la creance qu’ils ont, & ceux que je vois maintenant en vous, me tesmoignent ce que je crains le plus, qui est une foible amitié de vostre costé, car l’un des premiers effects d’une vraye amour, c’est d’oster à l’Amant toute sorte de meffiance de la personne aymée, aussi est-il impossible de pouvoir aymer celuy duquel on se deffie. C’est en quoy, me repliqua-t’elle, vous devez cognoistre la grandeur de mon amitié, puis qu’ayant tant de justes occasions de douter de vous, toutefois elle est encore plus forte que tous ces empeschemens, & me contraint de vous rendre de tels tesmoignages de ma bonne volonté : S’il vous plaist, luy dis-je, Madame, que je le prenne de ce biais, j’avoüe que ce sera à mon advantage : & toutesfois ne pouvant laisser la perfection de l’amour qui est en moy sans deffence, permettez moy de vous dire, qu’à tort vous m’accusez de jeunesse, puis que j’ay desja deux fois dix ans. Ah ! me dit-elle, Alcidon, avant qu’il y ait tant soit peu d’asseurance, il en faut avoir deux fois douze : Je me mis à rire, & luy respondis, Cela, Madame, est bon pour ceux qui n’aiment que des beautez ordinaires, mais pour moy & pour vous, le temps n’y sert de rien, parce que vos liens & vos nœuds sont trop forts, & trop serrez, pour pouvoir se deffaire en quatre ans. Et quoy donc, me dict-elle, apres quatre ans vous pensez-vous en pouvoir deffaire ? Pardonnez moy, Madame, luy respondis-je en sousriant, mais je veux dire, que ces quatre ans estans passez, j’auray les deux fois douze ans, aage où vous dites, qu’il se faut asseurer, & perdre toute meffiance.

Elle me vouloit respondre, lors que Delie se mit à tousser, pour nous advertir qu’elle oyoit venir quelqu’un, & incontinent apres son beau-frere entra, auquel faisant signe du doigt, elle le fist arrester à la porte, où elle l’alla trouver au petit pas, & feignant de ne vouloir point esveiller sa sœur, elle marchoit comme si elle eust mis les pieds nuds sur des espines. Son beau-frere luy demanda des nouvelles de Daphnide, & comme elle se portoit. Elle a plaint, luy dit-elle, longuement, & elle ne faict que de s’endormir. Et quoy, luy respondit-il, ne viendrez vous point danser, & les habits que vous avez mis seront-ils inutiles ? Je ne sçay, mon frere, luy dit-elle, peut-estre que la grande douleur de ma sœur passera, si elle peut un peu dormir : si cela est, j’yray finir nostre dessein avec les autres, mais si son mal continuë, il faudra que nous remettions la partie à une autrefois, & si vous venez d’icy à une demie-heure, nous en serons asseurez.

Son beau frere s’en retourna avec ceste resolution, & elle s’en vint nous redire tous leurs discours : & lors que je luy dis, qu’elle le devoit remettre au lendemain : elle me respondit : Je voy bien, Alcidon, que vous avez pris par la frequentation le naturel des Princes, qui ne pensent jamais qu’à ce qui les touche, & n’ont point de soucy des interests d’autruy : vous ne vous souciez gueres de ce qui nous peut avenir lors que vous n’y serez plus, pourveu que tant que vous y demeurerez, vous y soyez sans incommodité. Vous avez tort, luy dit la belle Daphnide, d’expliquer si mal ce que ce Chevalier a dit, car je m’asseure qu’il a plus de soin de nous, que vous ne dites : mais s’il nous aime, comme je le croy, il ne faut pas trouver estrange, qu’il se plaise de demeurer aupres de nous sans compagnie le plus long-temps qu’il pourra, & toutefois il me semble fort à propos, quand nostre beau-frere reviendra, que vous luy disiez que je me porte mieux, & que s’ils veulent venir danser ceans, j’en seray bien aise, pourveu qu’il y ait le moins de gens qu’il se pourra, & le moins d’instrumens, & qu’apres avoir dancé le bal, que vous & vos compagnes avez appris, on s’en aille en quelqu’autre lieu, car nous ferons mettre Alcidon dans ce petit cabinet qui est dans cette ruelle, & moy je ne tiendray que les rideaux de devant ouverts, & demeureray sur le lict, afin de leur monstrer qu’il n’y a personne ceans.

Ce conseil fut trouvé bon, & pour me monstrer le lieu, elle prit une petite clef, & sans se bouger de dessus le lict, elle ouvrit la porte, & faisant apporter la chandelle, me monstra le petit cabinet, où il n’y avoit place que pour deux petites chaires & une table : le lieu estoit tout lambrissé & doré, & si proprement accommodé, qu’il monstroit bien que c’estoit la petite retraite, où la maistresse du logis venoit seule entretenir ses pensées, & qui en avoit remis la clef à Daphnide pour s’y retirer, quand elle se faschoit d’estre parmy tant de personnes : En ce lieu donc, me dit-elle, vous pourrez demeurer en asseurance, & mesme si vous laissez la porte un peu entr’ouverte, vous pourrez voir quand ma sœur & ses compagnes danseront, & encores que vous soyez accoustumé à voir la somptuosité, & les magnificences de ce grand Euric, si est-ce que je m’asseure que ce bal ne vous sera point desagreable, pour la diversité des habits, & pour la nouveauté des inventions. Je luy respondis, que toutes choses me seroient tousjours tres-agreables, pourveu qu’elles luy plussent, & que je demeurasse aupres d’elle.

Cependant que nous parlions ainsi, le beau-frere revint, & si doucement, de peur qu’il avoit de reveiller Daphnide, qu’il ne s’en fallut guere qu’il ne nous surprit. Delie donc qui l’entr’ouyt la premiere, nous faisant signe s’y en alla, & emporta la bougie expressément pour empescher que je ne fusse veu, & d’abord, relevant un peu la voix, Vous avois-je pas bien dict, mon frere, luy dit elle, que si nous avions un peu de patience, ma sœur nous verroit dancer : la voila qui est esveillée, & avec un si bon courage qu’elle nous veut voir : N’est-il pas vray, ma sœur, continua-t’elle, adressant sa parole à ma belle maistresse : Il est vray ma sœur, respondit elle, mais mon frere, je vous supplie qu’il y ait le moins de gens qu’il se pourra, & le moins d’instrumens, car j’ay peur que le bruit ne fasse renouveller mon mal de teste. Le frere infiniment aise de ses nouvelles, retourna incontinant pour les dire à ceste bonne compagnie, & pour donner ordre à tout ce qui estoit necessaire : cependant j’eus loisir de me mettre dans le petit cabinet, & elle d’acommoder de sorte & les rideaux de son lict, & la tapisserie, qu’il estoit impossible de me voir, encores que la porte fust assez entr’ouverte, pour me laisser voir presque tout ce qui se feroit dans la chambre.

A peine avions nous bien accommodé toutes choses, quand une grande partie des Chevaliers assemblez vint dans la chambre, avec un grand nombre de belles Dames, & entre autres Stiliane, & Carlis, qui ont accompagné icy ma belle maistresse. Apres quelques paroles de civilité, (car il faut avoüer que les Chevaliers de la Province des Romains & du Veniscin, sont des plus courtois de toute la Gaule) chacun se mit a dis- courir de ce que bon luy sembloit : mais enfin tous leurs discours vindrent à parler du Roy Euric, & de la guerre qu’il faisoit, de laquelle ressentant tous grandement l’incommodité, il n’y en avoit un seul qui ne s’en pleignist, & qui porté de passion ne médit de ce grand Roy : le moindre mal qu’ils en disoient, c’estoit de l’appeler barbare & cruel, la ruyne des Gaules & de toute l’Europe, & apres ils entroient sur les souhaits. L’un le desiroit estre son prisonnier, l’autre de le voir mort, l’autre d’avoir rompu toute son armée : & les plus avantageux souhaits pour luy, estoient qu’il n’eust jamais esté. J’escoutois tous ces discours, & jugez quel traitement j’en devois esperer si j’eusse esté trouvé. Je croy qu’ils n’eussent pas de long temps cessé de parler de ce grand Roy, selon leur passion, n’eust esté qu’on ouyt quelque instrument, qui fit cognoistre que Delie & ses compagnes estoient prestes à danser : chacun se mit en la place plus commode pour bien voir, & peu apres ces belles Dames entrerent, mais si bien vestues, & d’une cadance si nouvelle, & le tout avec une si gentille invention, qu’il faut avoüer qu’il n’y avoit rien de plus beau. Je ne sçaurois redire maintenant ce que c’estoit, aussi ne sert-il de rien pour ce qui nous touche : seulement je diray, qu’entre les autres representations, il y avoit des filles vestues, les unes en Déesses, & les autres en Nymphes, qui representoient toutes les choses qui se forment en l’air. Je me ressouviens des vers de celle qui representoit le foudre : ils estoient tels.


STANCES.

I.

Mortels, je ne suis pas ce foudre espouvantable,
Dont s’arme Jupiter, & se rend redoutable,
Lors que tout en colere il tonne dans les Cieux ;
Mais ce foudre d’Amour, plein d’esclairs & de flames,
Qui ne suis eslancé que par le clein des yeux,
Dont Amour va bruslant les genereuses ames.

II.

Je ne fais mes efforts sur un rocher sauvage,
Ny dessus un escueil, l’horreur de quelque plage,
Ny sur un corps humain, acte plein de rigueur.
La butte de mes coups n’est chose si petite,
Sans point toucher le corps je sçay blesser le cœur,
Et parmy tous les cœurs, celuy qui le merite.

III.

Et voyez, ô Mortels ! de combien je devance
Du fondre accoustume l’ordinaire puissance :
Il ne s’ose approcher des superbes Lauriers.
Et moy tout au rebours, je ne frappe personne,
Qui n’ait dessus le front par ses effects guerriers,
Des Lauriers meritez la superbe Couronne.

Mais, ô sage Adamas ! ce que je vous raconte est hors de propos, & suffit seulement que je vous die, qu’encores que ce qui estoit representé fust veritablement tres-beau & tres-bien dancé : toutesfois le temps me duroit fort qu’il ne fust finy : parce qu’il me sembloit que c’estoit autant me desrober du temps que je pouvois bien mieux employer. Quand il pleust a Dieu ce bal s’acheva, & quand il pleut au Dieu du sommeil, il commanda a toute l’assemblée de se retirer. Delie demeura seule dans la chambre avec sa sœur, & lors le prisonnier d’Amour sortit de sa prison, & non point sans dire des injures à Delie, de ce que leur representation avoit esté si longue. Voyez, dit-elle, comme vous estes de mauvaise compagnie ; de tant de Chevaliers qu’il y avoit icy, je m’asseure que vous estiez le seul qui s’y faschast : Mais, ma sœur, puis qu’il est si difficile, je vous conseille de le chasser de ceans : car comment pouvez vous esperer de le contenter vous seule, puis que toutes ensemble nous ne l’avons peu faire ? Ma sœur, dit Daphnide froidement, toutes les choses qui sont au monde ne nous sçauroient contenter, si ce contentement ne vient de nous-mesmes, comme toutes les drogues de tous les Myres de l’Univers ne sçauroient guerir un corps, si le corps par sa propre vertu n’en retire sa guerison, c’est pourquoy il faut qu’Alcidon, s’il veut estre content, se vueille contenter soy-mesme, & non pas esperer que le grand nombre de personnes le puisse faire. Madame, luy respondis-je, si j’avois en ma puissance la volonté comme les au- tres hommes, je pourrois vouloir ce que vous dites : mais puis que je l’ay remise entre vos mains, c’est de vous de qui mon contentement depend, & selon ce que vous dites, pour faire que je sois content, il faut que vous vueillez que je le sois. Ma sœur, dit Delie en sousriant, ne pleignez plus le temps que vous avez tenu ce Chevalier en cage au chevet de vostre lict, car il me semble qu’il a fort bien apris à parler. Delie, repliqua Daphnide, en se mettant une main sur le visage pour cacher sa rougeur, Vous estes si peu sage, que je ne sçay, si vous continuez, quelle vous deviendrez.

Apres quelques autres discours, elles furent d’avis de me mettre dans le petit cabinet, jusques à ce qu’elles fussent deshabillées, & que leurs filles de chambre s’en fussent allées. Mais quand elles m’ouvrirent la porte, je trouvay que Delie s’estoit mise au lict avec sa sœur : & parce qu’elle prit bien garde que je n’en estois pas trop satisfait : Et quoy Chevalier, me dit-elle, il semble que vous me fassiez la mine, pourquoy me regardez-vous de si mauvais œil, puis que c’est vous qui estes cause que je suis icy ? Je voy bien, luy respondis-je, que j’en suis cause aussi n’en puis-je estre marry, puis que ma belle Maistresse le veut ainsi : Il est vray que j’eusse esté bien aise de pouvoir parler à elle sans tesmoin, Vous n’avez donc pas envie, me dit-elle, de tenir ce que vous luy direz : car ne sçavez vous pas que pour faire un bon contract, il y faut tousjours des tesmoins ? Amour, luy repliquay je, nous serviroit de tesmoin. Amour, dit-elle, ne peut pas estre tesmoing, car il faut qu’il soit juge, & peut estre encor ne pourra-t’il pas estre juge, car il est dangereux qu’il ne soit lui-mesme complice de vostre tromperie, Si Amour ne peut pas estre tesmoing, repris-je lors, en ce qui est de l’amour, encor moins Diane, qui s’en est tousjours declarée ennemie. Si je n’en puis estre tesmoing, dit elle, j’en seray le denonciateur pour en faire la punition. Jugez, respondis-je, si vous y estes en ce dessein, si je n’ay pas occasion de vous desirer hors de là ? Daphnide, qui n’avoit point encores parlé, nous interrompant, & s’adressant à moy. C’est moy, dit-elle, Alcidon, qui luy ay ordonné de se mettre où elle est, & le dessein qui me l’a fait faire est tant à vostre advantage, que quand vous le sçaurez, vous en serez peut-estre glorieux. Car ce n’est pas pour tesmoigner contre vous, ny pour vous accuser, comme elle dit. Je suis trop asseurée de la discretion d’Alcidon, & de la puissance qu’il m’a donnée sur luy. Mais ayant plus de doubte de moy que de vous, j’ay voulu qu’elle fust icy pour m’empescher par sa presence de faire plus que je n’ay resolu : Si de fortune la bonne volonté que je vous porte me vouloit faire outrepasser ce que je dois contre le dessein que j’en ay fait : J’avoüe, Madame, luy dis je froidement, que ceste crainte que vous avez est bien glorieuse pour moy, mais le remede que vous y apportez est bien cruel & importun. Il faut, me respondit-elle, Alcidon, que vous m’aymiez comme je vous ayme, & que comme je fais gloire d’aymer un Chevalier sans reproche, de mesme vous pensiez que celle qui merite d’estre aymée de vous, doive estre non seulement sans blasme, mais sans le soupçon mesme du blasme.

Nos discours furent longs sur ce sujet, & si agreables, que je ne me donnay garde que le jour parust à travers des vitres, & des vanteaux : nous commençasmes alors à consulter si je devois partir ou demeurer. La belle Daphnide qui estoit tousjours en peine de me voir en ce danger, au commencement estoit d’opinion avec Delie que je m’en allasse avant qu’il fust plus grand jour : mais quand je l’eus un peu r’asseurée, & que je luy eus remonstré que de long temps peut estre ne pourrois-je pas retrouver la commodité de la revoir, elle consentit a mon sejour, quoy que Delie y contrariast : mais enfin l’Amour l’emporta par-dessus ses raisons, & fut resolu que je demeurerois encores tout ce jour en ce lieu bien-heureux, & que la nuict estant venuë, je pourrois partir avec plus de seureté. Et à fin que je ne demeurasse point tout seul en ma petite prison, la belle Daphnide resolut de tenir le lict tout le jour, feignant de se ressentir du mal du jour passé, car le cabinet estoit si pres du chevet de son lict, que nous pouvions parler ensemble sans estre oüys du reste de la chambre. Ceste resolution estant prise, Delie se chargea d’avertir de nostre dessein celuy qui m’avoit conduit, afin qu’il donnast ordre à tout ce qui estoit necessaire, tant pour empescher que ces Chevaliers qui estoient venus avec moy ne fussent apperçeus, que pour les faire trouver au lieu & à l’heure que nous avions prise.

Plusieurs fois oyant discourir nos Druides de l’estat & de la vie du grand Thautates, & des ames immortelles des hommes, qui apres ceste vie, pour recompense de leurs vertus s’en vont dans le Ciel aupres de luy, où elles doivent demeurer à jamais, Je me suis grandement estonné, & presque ne pouvois comprendre que ce ne fust une vie bien desagreable & ennuyeuse que la leur, puis, à ce qu’ils disent, qu’ils n’y boivent, ny mangent, ny dorment, ny font aucune autre chose que perpetuellement penser & contempler, me semblant que le temps leur devoit estre bien long, le passant tout en imaginations. Mais j’avouë que depuis ce temps j’ay recogneu le contraire, lors que je considerois combien promptement & agreablement pour moy se passoient les heures pres de ceste belle : car je ne fus de ma vie plus estonné, que quand je vis esclairer le jour, ne me semblant pas que la nuict eust duré une heure, tant elle avoit passé, ou plustost s’en estoit envolée promptement.

Chacun estant desja levé dans le logis, Delie fut contrainte d’en faire de mesme, & il fallut que je me renfermasse dans ma prison : car elle ne voulut jamais permettre que je la visse habiller, parce qu’il falloit qu’elle fut servie de ses filles. Je luy offris bien, & l’en suppliay, de me permettre que je fisse ce matin l’office de ses Damoiselles, mais ce fut en vain, quoy que sa sœur en sousriant luy dit, que j’estois si accoustumé de donner la chemise au grand Euric, qu’il ne falloit point douter que je ne la sçeusse bien donner a elle aussi. Vous sçavez bien, luy respondit-elle, que la chemise des femmes est cousue jusques en bas, ce que ne sont pas celles des hommes, & je craindrois qu’en me la mettant il ne la décousist, ou la dechirast, & par ainsi il vaut mieux que ce soient mes filles. Criez, dit Daphnide, s’il vous fait mal. Il n’est plus temps, respondit Delie, de crier quand le mal est fait, il faut que ce soit auparavant, afin qu’il ne se fasse : Et pour conclusion, dit-elle en sousriant, encore que cet oyseau soit bien privé, il faut qu’il demeure en cage. Vous voyez Alcidon, dit Daphnide, comme mes persuasions ont peu de force. Madame, luy respondis-je, je ne parle point pour ma liberté, puis que je voy que vos paroles sont inutiles : mais je prie Amour que quelques fois il me vange d’elle. Amour, dit-elle, n’a rien affaite avec Diane. Et toutesfois, luy dis-je, pour baiser un Endimion, ceste Diane quitta bien le Ciel. Et peut-estre encores ne fut-elle pas si desdaigneuse, que pour une toison elle ne favorisast le Dieu Pan, encore qu’il eust les pieds de bouc & des cornes en la teste. La Diane, dit-elle, dont vous parlez, respondra quand elle voudra a ceste calomnie : mais je vous diray bien que si je ne change fort d’humeur, je ne voudray jamais que celuy que je baiseray l’endorme, & quant aux cornes de Pan, il est certain que s’il advient que j’ayme quelqu’un, j’aymeray tousjours mieux qu’il les porte que moy. Et toutefois, luy dis-je, la Lune de qui vous avez le nom les porte bien : c’est parce, me respondit-elle, qu’elle n’est point mariée, & ce qu’elle en fait, ce n’est que pour advertir les Amants ausquels elle esclaire la nuict en leurs larcins, que les cornes qu’ils vont faire à autruy leur seront quelquefois renduës par d’autres : Mais, continua-t’elle, tous ces discours sont bons, vous avez beau prolonger, si faut-il entrer en ce cabinet : & a ce mot passant le bras par-dessus sa sœur, elle me poussa dedans & ferma la porte sur moy, & puis appellant ses filles qui estoient en une garderobbe voisine, elle s’habilla sans faire bruit, feignant que Daphnide se trouvoit mal, & puis laissant les fenestres fermées, s’en alla donner ordre à ce que nous avions resolu. Cependant, encor qu’il y eust quelques personnes dans la chambre, nous ne laissasmes de parler ensemble, sans toutesfois ouvrir la porte ; & quoy que ce fust d’une parole assez basse, si est-ce qu’une fille passant assez pres du lict entr’ouyt, non pas les paroles, mais ouy bien le sifflement qu’en parlant bas on fait pour prononcer quelques lettres, & de fortune cela fut en mesme temps que Delie soigneuse de nous, s’en revint en la chambre, qui fut cause que ceste fille s’adressant à elle, luy dict qu’elle pensoit que sa sœur fut plus malade qu’elle ne disoit : Et pourquoy ? dit Delie, Parce, respondit la fille, qu’elle resve, car je l’ay ouye parler toute seule : Et qu’a-t-elle dit ? repliqua Delie, Je n’ay pas ouy, adjousta la fille, les paroles bien distinctes, mais asseurez vous qu’elle parle. Vous estes bien plaisante, reprit Delie, ne sçavez vous pas que c’est sa coustume, aussi tost le matin qu’elle est esveillée de faire ses prieres & recommandations aux Dieux, taisez vous, & n’en parlez point. Cette fille creut Delie, qui peu apres s’ap- procha de nous, & nous fist ce conte, nous avertissant de parler un peu plus bas : Je le feray, luy respondis-je, mais belle Delie, ne vaudroit-il pas mieux faire sortir chacun dehors, affin que ceste porte me peust estre ouverte ? Ah, Ah, dict-elle, en se mocquant de moy, Je suis a ceste heure belle Delie, & tantost j’estois une Diane cornuë, & qui aymois Pan le vilain pour une toison : Je voy bien que vous avez une ame douce, & qui aymois Pan le vilain pour une toison : Je voy bien que vous avez une ame douce, & qui reçoit fort bien les enseignemens qu’on luy donne, il faut que vous demeuriez encores où vous estes, jusques à ce que vous ayez bien apris à parler de Diane, car autrement elle seroit en colere, & pourroit vous chastier & nous aussi. A ce mot, elle s’en alla faire sortir toutes ses filles, & commanda à l’une de faire apporter quelque consommé pour donner à sa sœur : mais parce qu’elle n’avoit gueres souppé, qu’elle en apportast plus que de coustume : La fille revint incontinent avec ce qu’elle luy avoit commandé, & elle refermant la porte & entr’ouvrant un peu une fenestre, s’en vint l’apporter à sa sœur : & se joüant comme de coustume : Je veux, dict-elle, que ce Chevalier sorte pour cognoistre de quelle façon je me sçay vanger des injures qu’il m’a faictes : & lors ouvrant la porte : Venez Dam Chevalier, continua-t’elle, & voyez de peur que j’ay que vous ne mouriez, avant que j’aye eu le loisir de vous faire souffrir les supplices ausquels je vous ay destiné, je vous apporte icy dequoy vous nourrir un peu, car je serois trop marrie que vostre trespas devançast mon entiere vengeance. Elle proferoit ces pa- roles avec tant de grace, qu’il estoit impossible de s’empescher d’en rire : Et apres que sa sœur eut un peu repris d’haleine ; Mais dict-elle, Delie, comment avez vous eu ce que vous luy apportez, & ne s’en sera t’on point apperceu ? Ouy, respondit-elle, si je n’avois pas plus d’invention que vous : contentez-vous qu’un de ses jours je vous veux vendre, & que ce sera vous mesmes qui en ferez le marché, sans que vous en sçachiez rien : Et pour ne laisser refroidir ce que je vous apporte, prenez-en un peu, aussi bien ay-je dict que c’estoit pour vous, & le reste sera pour ce Chevalier, à qui je veux tant de mal : Il vaut mieux, dict-elle, le luy laisser du tout, car je m’asseure qu’il en a plus de besoin que moy, pour la longue traite qu’il a faicte sans manger. Voire, dit Delie, pourveu qu’il ne meure pas, encor n’est-il que trop heureux, & à ce mot elle contraignit sa sœur d’en prendre un peu, & puis voulut que j’en fisse de mesme : & parce que je m’en excusois, Non, non, dit-elle, recevez-le, car je ne sçay si d’aujourd’huy vous mangerez autre chose que des confitures, qui sont dans ce petit cabinet, de peut d’estre descouvert par tant de gens qui sont ceans : Et prenez le cas que ce que vous faictes tous deux, ce soit boire en nom de mariage.

Avec semblables discours, nous passasmes tout le matin, & l’heure du disner estant venuë il me fallut renfermer, affin de n’estre veu par ceux qui luy apportoient la viande ; & le malheur voulut qu’elle n’avoit pas presque finy le repas, que toute la chambre fut pleine de ces Chevaliers dont peut-estre y en avoit il plusieurs qui en estoient frapez d’Amour : & de fortune le beau-frere s’assyant sur le pied du lict, en fit mettre des principaux dans des sieges en la ruelle. & si pres de moy que je ne pouvois presque souffler sans estre ouy. Considerez, sage Adamas, en quel estat j’eusse esté s’il me fust venu volonté de tousser ou d’esternuer ?

La pluspart de leurs discours estoient de la guerre du Roy Euric, & des preparatifs qui se faisoient en divers lieux pour luy resister, dequoy je fus bien aise d’estre adverty, pour en donner advis au Roy, qui depuis ne luy fut pas inutile : mais le plus fascheux fut, qu’ils demeurerent à l’entretenir jusques au soir ; je vous laisse à penser leur peu de discretion, puis que la voyant malade, ils ne laisserent de demeurer presque tout le jour autour de son lict. Enfin se voulant aller promener, ils la laisserent toute seule, & lors les portes estans fermées, je sortis du cabinet, que Delie me vint ouvrir : Et bien, me dict-elle en l’ouvrant, que vous semble de ceste aventure, & comment la nommerez vous, sera-ce du nom de parfaitte Amour ou d’extreme patience ? Ce sera, luy dis-je, de celuy de la plus agreable que j’eus jamais : Et toutes fois, adjousta Daphnide, Que direz vous du long temps que vous avez esté dans ceste caverne ? Je diray, luy respondis-je, Madame, que cela ne doit pas estre trouvé estrange, puis que l’on dict bien, qu’en un certain temps, lors que l’Ours voit esclairer le Soleil, il se renferme dans sa caverne pour quarante jours. Et pourquoy n’ay-je deu me renfermer dans la mienne pour quelques heures, puis que j’ay veu ce matin vos beaux yeux qui sont mes Soleils, esclairer avec tant de clairté, que jamais je ne les vis si beaux ? Vous en direz, reprit Delie, tant de miracles que vous voudrez, mais si ne sçaurois-je croire que la liberté ailleurs, ne vous fust bien aussi agreable que ceste prison, & mesme avec une si grande contrainte. Si Diane, luy respondis-je, sçavoit que c’est que d’aimer, & quel contentement on reçoit d’estre aupres de la personne aymée, elle ne seroit pas tant incredule qu’elle est, & au contraire, elle croiroit qu’à ce coup, puis qu’elle nomme le lieu où j’ay esté une prison ; J’ay trouvé le proverbe faux, qui dict, nulle belle prison : car je n’ay jamais esté dans le Palais du grand Euric avec plus de plaisir ny de contentement.

Nous continuasmes quelque temps ce discours, avec tant de felicité pour moy, que les heures ne me sembloient que des momens. Et celle du souper estant venuë, il me fallut encore renfermer : mais ce fut pour peu de temps : car Daphnide ayant, comme je croy, pitié de me laisser seul si longuement, se hasta de sorte que sa sœur se plaignoit qu’elle n’avoit pas eu le loisir de manger, toutesfois elle eut mémoire de moy, & je ne sçay comment, ny avec quelle excuse elle me fit garder quelque chose, quoy que veritablement ce fut sans que j’en eusse affaire : seulement je suppliay la belle Daphnide, puis qu’il falloit que je partisse si tost, de vouloir pour le moins s’exempter ce soir de la visite, pour ne dire importunité de tous ces Chevaliers, afin que le temps qui me restoit pust estre employé aupres d’elle, ce qu’elle pourroit faire en feignant de se trouver mal, & que la longue demeure qu’ils avoient faicte aupres de son lict en estoit cause. Elle y consentit avec quelque peine, & soudain Delie leur alla donner à tous le bon soir de sa part, & faire ses excuses de ce qu’elle se retiroit de si bonne heure.

Me voila cependant seul aupres de ma belle Maistresse : car Delie, de peur que personne ne m’y surprist, nous avoit enfermez dedans, & avoit emporté la clef. L’amour alors & la commodité me donnerent un grand assaut, car aymant passionnément cette belle Dame, & me voyant seul aupres d’elle, c’estoit assez pour me convier à la rechercher de quelque chose de plus : mais il y avoit encores deux autres tres-grandes considerations. L’une, les asseurances qu’elle me donnoit de sa bien vueillance, qui ne me devoit pas rendre peu hardy : & l’autre, les preceptes que j’avois du Grand Euric, de ne point perdre l’occasion. Et toutesfois jugez, Madame, de quelle qualité est l’affection que j’ay pour vous : vous sçavez bien que je ne vous en fis point d’autre semblant, sinon que me mettant a genoux au chevet de vostre lict, & vous prenant une main, je la vous baisay avec un grand souspir, tant le respect qui accompagne tousjours une grande amour, eut alors de pouvoir sur moy. Il est vray, sage Adamas, que ayant demeuré de cette forte quelque temps, je luy dis, presque comme hors de moy : Et bien Madame, comment ordonnez-vous que je vi- ve ? Je ne veux pas, me dict elle, que ce soit comme vous avez faict par le passé : car maintenant que vous avez cette preuve de ma bonne volonté, je ne le vous pardonnerois jamais. Voila, luy respondis-je, Madame, une dure ordonnance & à laquelle je proteste de desobeyr. Comment Alcidon, dict-elle, se levant sur le lict tout en sursaut : Comment vous protestez de me desobeyr, pensez-vous bien à ce que vous dites ? Et de fortune en mesme temps Delie mit la clef dans la serrure, & nous oüysmes qu’elle ouvroit la porte : cela fut cause que craignant que quelqu’un ne fust avec elle, je me retiray dans le cabinet sans luy point faire de response : mais quand elle eut refermé la porte, & que je la revis seule, je revins en ma place, & voulus reprendre la main de ma belle Maistresse, mais elle toute en colere la retira, en me disant si haut que Delie l’entendit, Vous me ferez plaisir Alcidon, puis que vous estes en cette volonté de ne m’importuner pas d’avantage. Delie oyant ces paroles eut opinion que j’eusse recherché sa sœur de quelque chose qui luy fust desagreable, & cette opinion luy fit dire en sousriant, Voicy une grande colere, & je vois bien que les bons ouvriers en peu d’heure font beaucoup de choses, puis que je les voy si changées depuis que je m’en suis allée. Je gage, continua-t’elle, Chevalier, que vous avez contrevenu aux coustumes que je vous ay dites de cette aventure. Ah non ! respondit sa sœur, mais peut estre a-t’il bien fait pis, car s’il eut fait ce que vous dites, il n’eust esté que parjure Amant, au lieu qu’en ce qu’il a fait, il se declare perfide & traistre. Voila, luy dis-je, sage Delie, deux grandes injures, & toutesfois je les endure patiemment, jusques a ce que nous ayant ouy tous deux, vous jugiez & ordonniez quelle reparation elle me doit faire : car je vous veux bien pour mon Juge. Vrayment, dit Daphnide, voila le Chevalier le plus outrecuidé qui fut jamais, il ose bien demander reparation en ce qu’il ne doit attendre que punition : Mais Delie, puis qu’il vous veut bien pour son Juge, je vous veux bien aussi pour le mien, oyez ce qu’il a dict, & le condamnez au supplice qu’il merite, si toutesfois il s’en peut trouver un qui puisse égaler son offence. Et afin qu’il ne die pas que je le rapporte trop aigrement, je veux bien que vous l’oyez de sa bouche mesme. Alors je respondis froidement, Voyez mon Juge, combien mon affection surmonte la rigueur de Madame, elle requiert que vous me punissiez cruellement : & moy, si j’ay failly, je vous fay pour son contentement la mesme requeste : mais si c’est elle qui a faict, non pas une faute (je ne croiray jamais qu’elle en puisse faire) mais quelque injure à mon amour, je ne requiers pas qu’elle soit punie : car si je luy voyois du mal, je mourrois de peine, mais qu’il luy soit ordonné de ne plus offencer ny d’effect ny de pensée l’affection que je luy porte. Je veux bien, respondit Delie, estre vostre Juge à ces conditions, faictes moy donc entendre vostre different : Aprenez le je vous supplie, luy dis-je, de sa propre bouche : car outre que je sçay qu’elle ne peut dire que la verité, encore est-il raisonna- ble, que vous sçachiez par elle, puis qu’elle m’accuse qu’elle est la faute dont elle demande que je sois puny. Il est vray, dit Delie, c’est à vous à parler la premiere. Je vous l’auray bien-tost fait entendre, reprit-elle, car nous n’avons pas eu long discours ; il m’a dit ces mesmes mots : Comment, Madame, ordonnez vous que je vive ? Je luy ay respondu, Je ne veux pas que ce soit comme vous avez fait par le passé : car à ceste heure que vous avez quelque preuve de ma bonne volonté, je ne le vous pardonnerois jamais. Il m’a respondu, C’est une trop dure ordonnance, & à laquelle je proteste de desobeyr, & lors que je luy reprochois ceste desobeyssance, vous estes entrée, & m’avez empeschée de sçavoir ce qu’il vouloit respondre : voila tout ce que nous avons dit. Lors Delie se tournant vers moy, Daphnide a-t’elle dit la verité ? Ouy, mon Juge, luy respondis-je, & c’est dequoy je vous demande justice : car des injures de perfide & de traistre, je n’en dis rien, parce que vous les avez ouyes, & outre cela, ce n’est qu’une suitte de la premiere offence : Mais, dit Delie, comment entendez vous qu’elle vous ait offencé, puis que selon ce que vous avoüez, c’est vous qui avez fait la premiere faute ? Car, Chevalier, respondez moy, ne vous dites vous pas Amant de ceste belle Dame ? Ouy, luy respondis-je, & avec tant de verité, que quand je cesseray de l’aymer, je cesseray de vivre. Or, reprit Delie, ne sçavez-vous qu’une des principales loix d’Amour, c’est que l’Amant obeysse aux commandemens de la personne aymée ? Ouy, luy res- pondis je, pourveu que ces commandemens ne soient point contraires à son affection, comme si elle commandoit de n’estre point aymée, elle ne devroit pas estre obeye. Vous avez raison, reprit Delie : car toute chose naturellement fuit ce qui la destruit : mais comment pouvez vous vous excuser de n’avoir failly à ce precepte d’Amour en ceste occasion où vous avez non seulement trouvé dure l’ordonnance qu’elle vous faisoit de l’aymer, mais de plus, avez protesté de luy desobeyr ? Mon Juge, luy respondis je, je ne l’ay pas seulement protesté, mais je le proteste encores, & avec une telle resolution, que si j’avois à mourir & à remourir autant de fois que j’ay vescu de jours depuis l’heure de ma naissance, je l’eslirois plustost que de faire autrement. Voyez, dit alors Daphnide, tout en colere, oyez comme il parle, & le punissez s’il se peut comme il merite. Mon Juge, interrompis je alors en sousriant : Que ma belle maistresse me commande d’entrer pour son service dans des bataillons armez, qu’elle m’ordonne de me jetter dans un feu ; voire, s’il luy plaist toute à ceste heure, que je me mette ce poignard dans l’estomach, je le feray devans ses yeux pour luy obeyr, & pour luy rendre tesmoignage du pouvoir qu’elle a sur moy, & si elle ne croit mes paroles, qu’elle en tire telle preuve qu’elle voudra : car je suis tres-asseuré qu’elle ne me commandera jamais rien de si hazardeux, que mon amour ne me donne assez de force & de courage pour l’executer incontinent : Mais ne vous souvenez vous point que quand sous l’habit & sous la faveur de Diane, vous me receutes à la preuve de ceste adventure, je vous promis d’en observer les coustumes, pourveu qu’elles ne m’ordonnassent rien qui fust contraire à mon Amour ? Je m’en souviens, respondit Delie, Vous ne devez donc point, repris je, ô mon Juge ! trouver mauvais que j’aye fait ceste mesme protestation à ma maistresse : puis que si j’eusse fait autrement, j’eusse esté traistre & perfide envers elle & envers Amour. Je luy demande comment il luy plaist que je vive. Je ne veux pas, me dit-elle, que ce soit comme vous avez fait par le passé. Mais si par le passé je l’ay aymée autant qu’un cœur peut aymer, en m’ordonnant que je ne fasse pas comme j’ay fait, n’est ce pas me commander que je ne l’ayme plus ? Et ne serois-je pas desloyal & perfide, si j’obeyssois à une telle ordonnance ? Non, non, Madame, continuay-je m’adressant à Daphnide, si vous ne sçavez point quels sont vos yeux. Sous pretexte que vous ne les voyez que dans un miroir, ne pensez pas que nous qui les voyons en eux mesmes, n’en ressentions les blesseures jusques en l’ame, & ne recognoissions que veritablement ceux qui ont esté blessez n’en peuvent jamais guerir. Je vous ay aymée enfant, j’ay continué homme, & je vous aymeray dans le cercueil en despit de la froideur de la mort, rien ne m’esloignera jamais de ceste resolution, & ceste pensée sera tousjours dans mon cœur tant que je vivray, & parmy mes cendres apres mon trespas. Delie alors en sousriant, Je vois bien, dit-elle, qu’Amour est un enfant, & que peu de chose le fait pleurer. J’ordonne pour accorder vostre differend, qu’Alcidon pour chastiment de la faute qu’il a faite d’oser respondre à Daphnide si absolument, qu’il luy desobeyroit encores qu’il en eust raison, sans delay baisera la main de sa maistresse, & que Daphnide pour la punir de ce qu’elle luy avoit commandé une chose qu’elle n’eust pas voulu avoir effect si elle l’eust bien entendue, baisera Alcidon pour tesmoignage de son repentir. Ce jugement fut de mon costé executé avec beaucoup de contentement, & tout le reste du soir nous nous entretinsmes de si agreables discours, que quand j’oyois un horologe qui estoit sur la table, il me sembloit qu’il sonnoit les quarts d’heure, & non pas les heures entieres.

Je n’aurois jamais fait si je voulois raconter tous les discours qui furent entre nous, & de peur d’estre trop long, je diray seulement, qu’en fin estant pressé de partir apres avoir reculé mon depart tant qu’il m’estoit possible : Je repris la main de ma belle Maistresse, & mettant un genoüil sur un carreau, je luy dis, Enfin, Madame, me voicy à la fin de mon bon heur, Delie & le temps me pressant de partir : Je voy bien que l’un ny l’autre ne ressent point ma passion, mais vous qui en estes la cause, serez vous aussi insensible comme eux ? Alcidon, me respondit-elle ne vous pleignez point de moy, & vous souvenez, que si je ne vous aimois, je n’eusse pas eu la resolution de vous voir icy, puis que s’il n’y alloit que de ma vie, ce seroit peu de chose, mais y mettant la vostre aussi, & mon honneur, vous devez croire que la passion qui m’a bousché les yeux à toutes ces considerations doit estre tres-grande. Madame, luy dis-je, c’est ce qui me fait estonner qu’ayant desja fait tant pour moy, vous fassiez à ceste heure si peu : Alors sa sœur s’estoit un peu esloignée, & faisoit quelque chose par la chambre, Daphnide me respondit : Souvenez vous, Chevalier, que ceste aventure de laquelle Delie vous a donné l’entrée, ne se doit point achever par importunité de demandes, mais par perseverance & longueur de temps. A ce mot elle me serra la main que je luy baisay, avec un grand souspir : Tout ce que je puis faire donc, c’est, luy dis je, de supplier le grand Saturne, qui conduit les heures, le temps, & les saisons, de les faire passer si viste, que le poinct de mon bonheur puisse arriver avant mon trespas, si pour le moins il doit avenir quelquefois ; autrement qu’il fasse si tost passer celuy de ma vie, que l’ennuy & la peine n’ayent pas le loisir de me donner la mort. Vivez content, me dit-elle, Chevalier, & souvenez vous que je vous ayme : Ce furent les dernieres paroles qu’elle me dist pour lors, parce que par malheur, l’Horologe sonna mi-nuict, qui estoit l’heure que je devois partir : & Delie, de peur que celuy qui m’attendoit à la porte du jardin ne fust apperceu, ne voulut me permettre de demeurer un moment davantage, outre que j’estois si affligé de m’en aller, que presque je ne sçeus luy dire Adieu ; pour le moins je n’ay point de mémoire de ce que je luy dis. Je partis donc de ceste sorte si confus, que j’estois au milieu du jardin, avant que je disse, ny res- pondisse un mot a Delie, dequoy je mettant à moitié en colere : Et quoy, Chevalier, me dit-elle, en me tirant par le bras, avez vous laissé la langue avec le cœur au lieu d’où vous venez ? Je ne sçay, luy dis je, belle Delie, ce que j’y ay laissé, ny ce que j’en ay rapporté, mais bien que ceste aventure où je me suis esprouvé, donne les plus grandes esperances, & les moindres effects qu’on puisse imaginer. Et quoy, me dit Delie, ingrat Chevalier, que vous estes, vous estiez vous imaginé de devoir obtenir d’avantage de ma sœur ? Beaucoup moins, luy dis-je, quand je regardois mon merite, mais beaucoup plus aussi, quand je considerois mon affection. Si vous aviez, respondit-elle, un jugement bien sain, vous eussiez fait peut estre une proposition en vous mesme toute contraire, car vostre merite devoir obtenir beaucoup, estant Alcidon tant estimé de tous ceux qui le cognoissent, qu’il n’y a rien à quoy son merite ne le puisse justement faire attaindre : mais vostre amour ne devoit pretendre à chose quelconque pour encores, estant si jeune, que je ne sçay comment on luy puisse si tost donner le nom seulement d’Amour : pour le moins on ne le devroit pas faire, s’il est vray qu’on ne donne point le nom d’homme à un enfant qui est encor au berceau. Comment, respondis-je, belle sœur de ma Maistresse, vous estimez mon amour jeune, qui est nay en moy presque aussi tost que la cognoissance du bien & du mal, & vous le croyez petit, encore qu’il surpasse en grandeur les plus grands Geans qui furent jamais enfantez de la terre ? Je l’estime jeune, me dit-elle froidement, parce qu’il n’est nay que depuis le jour avant que vous ayez commencé d’entrer en ceste avanture : Et je l’estime petit au prix de ce qu’il sera, & que raisonnablement il doit estre. Mais, me dit-elle en me serrant la main, laissons ce discours, & dites moy quand avez-vous opinion de nous revoir, & quelle resolution en avez-vous prise avec ma sœur ? Vous avez ouy, luy respondis je, tous nos discours, & je suis tant outré de desplaisir de me separer d’elle, que je n’ay plus de mémoire de chose quelconque. Puis que cela est, dit-elle en sousriant, vostre maistresse a bien fait de ne vous point favoriser davantage, car aussi bien ce desplaisir que vous dites vous l’eust fait oublier : Ne croyez pas cela, repliquay-je soudain, car tout ainsi que je n’ay pas oublié que je n’ay point receu les contentemens esperez, de mesme jamais je n’eusse perdu le souvenir des faveurs tant desirées. Ne vous figurez point ce que vous dites, respondit-elle, car la mémoire que vous avez de ce que l’on a fait pour vous, c’est parce qu’on se souvient tousjours beaucoup mieux du mal que du bien receu, & que l’amertume demeure plus long-temps en la bouche que la douceur. Mais puis que vous n’avez point resolu autre chose avec ma sœur, je vous conseille de vous resoudre en vous mesme de la revoir le plustost, & le plus souvent que vous pourrez : car souvenez-vous qu’il n’y a rien que les yeux qui fassent naistre l’amour, ny rien qui le fasse croistre d’avantage que de s’entrevoir souvent. Voyez vous Alcidon, je vous veux tesmoigner que je vous ayme, & puis que vous avez entrepris ceste avanture, & que ç’a esté moy qui vous en ay ouvert la porte, je vous donneray des advis tels, que si vous les suivez, sans doute vous en viendrez à bout. J’ay un peu plus d’aage que ma sœur, cela est cause que j’ay un peu plus d’experience qu’elle, & peut-estre que vous aussi, mais n’abusez pas des enseignemens que je vous donneray, si vous ne voulez vous en repentir. Ma sœur vous ayme, elle me l’a dit, & veritablement je le croy, & vous le pouvez bien juger, par le hazard où elle s’est mise pour vous voir, mais elle est fort jeune, & par ainsi naturellement subjette aux imperfections de la jeunesse. La jeunesse est prompte à recevoir toutes sortes d’impressions, mais aussi prompte à les perdre, & cela d’autant que l’humidité de leur memoire est comme de la cire bien molle, où l’on imprime aysement tout ce qu’on veut, mais qui encor plus aysément perd ces figures imprimées, & mesme pour peu qu’on y en presente de nouvelles. Il faut donc pour eviter ce danger, & si vous voulez tousjours estre aymé, & bien aymé, que par vostre presence, vous renouvelliez souvent ces premieres images, & ne le pouvant par la presence, autant qu’il seroit necessaire, vous le fassiez par lettres & messages, car lors que ces entre-veuës inesperées adviennent, ou ces messages non attendus, ils font un beaucoup plus grand effect, parce qu’en Amour, les biens & les contentemens esperez semblent estre deus, & que ce soit une injure s’ils sont ou retardez ou refusez, au lieu que les autres qui viennent avant l’esperance, font en l’ame de qui les reçoit, comme les coups qui n’ont point esté preveus, c’est à dire des effects beaucoup plus grands. Si je pouvois, luy dis-je, belle Delie, me desobliger au peril de ma vie, des faveurs que je reçois de vous, je m’estimerois infiniment redevable a la fortune : mais n’osant esperer tant de bon-heur, je vous supplieray seulement de croire, que pour tesmoignage de l’estime que je fais de vostre jugement & de vos bons advis, je les observeray religieusement, & conserveray la memoire des obligations que je vous ay, jusques a la fin de ma vie, & pour me desgager en quelque sorte de ce que je vous doy, n’ayant point de cœur pour le pouvoir faire dignement, je m’oblige a vous en remettre un entre les mains, que vous estimerez beaucoup plus que celuy qui souloit estre à moy, & qui est maintenant à Daphnide. Alcidon me dit-elle, en sousriant, je voy bien par vos discours, qu’il est vray que toute chose tourne à son commencement, puis que quand vous entrastes en ce jardin, vous me tinstes les mesmes propos de la perte de vostre cœur, que vous faites maintenant que vous en sortez. Je prie Dieu que celle qui l’a, le possede long-temps, & cependant je verray quels seront les effects de vos promesses, tant en l’observation de mes advis, qu’en la remise de ce cœur que vous me promettez.

A ce mot estans arrivez à la porte du jardin, je pris congé d’elle, & ayant trouvé celuy qui m’attendoit pour me guider, nous nous mismes au petit pas, pour retrouver nos rochers : mais comme si le Ciel eust voulu plaindre nostre separation, tout a coup il se troubla & couvrit de tant de nues, que non seulement nous perdismes la clarté de la Lune, mais fusmes de sorte moüillez de la pluye, que nous fusmes contraincts de nous retirer sous un arbre, attendant que ceste grande furie fust passée. Celuy qui me conduisoit perdit de sorte la cognoissance du chemin, que quand nous voulusmes aller où estoient ceux qui m’attendoient, il s’esgara, & me mena jusques à la source de la fontaine qui donne & le nom & le commencement à la riviere de Sorgues. Ceste fontaine est toute en tournée de si grands rochers, à l’extremité de ceste valée, qu’elle semble estre enclose par eux, comme si c’estoient de hautes murailles, sinon du costé d’où nous venions. Quand ceste source est en son repos, elle semble un grand puits, qui laisse escouler ses eaux pour estre trop remply. Mais, me disoit celuy qui me servoit de guide, quelquefois ceste fontaine est la plus espouvantable qu’il se puisse dire : car voyez vous la hauteur de ce rocher qui est à main gauche, je vous asseure que bien souvent elle faict sauter ses eaux jusques la, & que ses boüillons s’eslevent avec une telle furie, & avec un si grand bruit, qu’il n’y a tempeste de mer qui l’egale : Et n’en sçait on point la cause ? luy dis-je, Non, me respondit-il, car quelquefois elle entre en ceste furie, lors que le temps est le plus beau, & d’effect vous voyez qu’à ceste heure qu’il pleut, elle est aussi calme que les autres sources : Il faut repliquay- je, que cela vienne de quelques vents enfermez qui font cest effort pour sortir.

Cependant que nous parlions ainsi, la pluye se renforça, & parce que je rencontray la concavité d’un rocher, soubs lequel on pouvoit estre à couvert, je luy dis, que j’estois d’avis qu’il allast chercher ceux qui m’attendoient : car je ne pouvois plus aller à pied, & que cependant que je me reposerois, la pluye peut estre passeroit, & qu’apres la Lune venant à esclairer, elle nous ayderoit a trouver le chemin.

Or mon pere, je vous raconte cecy, non pas pour servir a nostre discours, mais seulement pour vous dire une avanture estrange, & que peut-estre jugerez vous telle quand vous l’aurez ouye. Lors que celuy qui me guidoit fut party pour faire ce que je luy avois commandé, & que je me vis seul sous ce rocher sauvage, Amour qui eut pitié de moy ne voulut pas que longuement je fusse sans luy, aussi n’y avoit-il pas apparence que depuis si peu de temps j’eusse quitté le lieu où il estoit en sa gloire, & que je n’eusse point de souvenir. Je fus donc incontinent accompagné des douces pensées de Daphnide, & apres les avoir quelque temps entretenuës, enfin je me mis à chanter tels vers, considerant combien l’absence estoit ennemie de l’Amour.


SONNET,
Les contentemens d’Amour
peu asseurez.

Quand on y songe bien, que l’Amour est penible,
Que d’une grande peine on tire peu de fruict :
Et qu’aux effects d’Amour, celuy n’est guere instruit
Qui pense qu’un bon-heur y puisse estre paisible.

Dés le commencement un desir invincible,
Ne nous laisse en repos ny le jour ny la nuict :
Incontinant l’espoir qui pas à pas le suit,
Apres un vain travail se trouve estre impossible :

Toutesfois cét espoir, pour un plus grand tourment,
N’abandonne jamais, ny n’esloigne l’Amant,
Qui s’ayde à se tromper, & qui s’y fortifie.

Que si par un hazard ce bien nous attaignons,
Par une absence, helas ! soudain nous l’esloignons :
Or ayme pauvre Amant, & sur l’Amour te fie.

A peine avois-je finy ces dernieres paroles, qu’il me sembla que le temps s’estoit esclarcy, & que la Lune ayant persé les nuages plus espais, esclairast plus belle que je ne l’avois jamais veuë : cela me fit sortir de dessous cette concavité du rocher où je m’estois mis pour éviter la pluye, & cependant que je regardois du costé d’où je pensois que ceux qui m’accompagnoient deussent venir ; J’oüys la source de la fontaine qui sembloit de boüillonner, je m’encourus incontinent sur le bord, pensant qu’elle s’esleveroit ainsi que j’avois ouy dire, & voulant voir ceste merveille, je me tins quelque temps un peu reculé du bord. Je vis chose à la verité estrange à ouyr, & difficile à croire : Je vis, dis-je, l’eau s’eslever par dessus ses bords : comme si ce n’eust esté qu’un seul boüillon, & estant venuë à la hauteur de trois ou quatre peids, elle se creva tout à coup, & à mesme temps s’aparut un vieillard de la ceinture en haut, avec la barbe jusques à l’estomach, & les cheveux longs, flottans sur ses espaules & le long de son visage, qui tous moüillez sembloient autant de sources, qui toutes s’assembloient avec celle qui sortoit d’une grande urne qu’il tenoit sous le bras gauche. Ce viellard estoit couronné d’Algue & de joncs, & pour sceptre tenoit en la main droicte un grand rozeau. Cependant que je demeurois estonné de ceste veuë, je vis que tout à l’entour de luy, l’onde commençoit de se souslever en divers boüillons, & qu’estant presque à sa mesme hauteur, soudain qu’il les eust touchez ils se creverent comme avoit faict le premier, & en mesme temps se virent autant de Nayades autour de luy, qu’il y avoit eu de boüillons en la fontaine, toutes, comme luy portant honneur, s’inclinerent devant luy, & sans que je les peusse entendre, deviserent ensemble quelque temps : & puis s’estant relevé par dessus elles, comme en un trosne que l’eau mesme luy faisoit, elles vindrent comme pour hommage lui baiser la main & luy faire un present. L’une luy presentoit un siege couvert de mousse & de limon : L’autre une guirlande de joncs & de rozeaux : une autre, une ceinture d’Algue : une autre, un panier de chastagnes cornuës ; l’une luy offroit un bouquet de fleurs de joncs, l’autre un filé plein de divers poissons ; bref il n’y eut une seule qui pour luy donner quelque preuve de sa bonne volonté ne luy presentast ce qu’elle avoit peu recouvrer le long de ces bords. Apres qu’il eut receu tous ces presents, & que pour tesmoigner combien il les avoit agreables, il les eust remerciées par divers signes ; J’ouys que d’une voix haute & un peu aigre, il dit :

Divines Nayades à qui les destinées ont ordonné de vivre dans mes eaux, & qui vous pleignez d’estre confinées dans ma petite source, au lieu que vous voyez vos sœurs nager à bras estendus dans le large sein du Rosne & de la Durance, Cessez vos plaintes, & avec moy vous réjouyssez de l’avantageuse eslection qu’elles ont faite pour nous : puis qu’encores que l’estenduë de nostre domination, ne soit pas égale en grandeur aux autres, elle les surpasse aussi en tant d’autres privileges, que nous n’avons point d’occasion d’envier aucun de nos voisins : Car nostre vie est douce & reposée : nul ne vient interrompre nostre sommeil, ny nos agreables passetemps, nos rives ne sont jamais ensanglantées d’homicides, jamais nos eaux ne sont troublées par les cheutes ny precipices des sales torrents : & jamais nous ne les voyons empunaisies par la puante poix dont reluisent les vaisseaux. Mais ce qui nous doit le plus contenter, voire ce qui nous doit rendre glorieux par dessus tous les plus grands fleuves de l’Europe ; c’est, ô mes divines sœurs, l’infaillible promesse que nous avons du Destin, & que depuis peu encores il m’a reconfirmée avec ces paroles : Heureux Demon de Sorgues, escoute, me dict il, ce que je te promets ; vingt & neuf siecles Gaulois ne seront point plustost escoulez, que sur tes rives viendra le Cigne Florentin, qui soubs l’ombre d’un laurier chantera si doucement, que ravissant les hommes & les Dieux, il rendra à jamais ton nom celebre par tout le monde, & te fera surpasser en honneur tous les fleuves, qui comme toy se desgorgent dans la mer.

Il vouloit continuer, lors qu’oyant quelque bruit, & comme je croy, appercevant venir ceux qui me cherchoient, je fus tout estonné que luy & toute la troupe frapant des mains tout à coup dans l’eau, ils la firent rejallir si haut que je les perdis de veuë, & je demeuray comme endormy, ainsi que me dirent ceux qui me trouverent, non pas si pres de la fontaine que je pensois estre, mais au mesme lieu où m’avoit laissé celuy qui les estoit allé querir.

Voila, dit Adamas, veritablement une merveilleuse vision, que je penserois quant à moy estre un songe, mais non pas de ceux qui viennent ordinairement, car celuy-cy sans doute signifie que quelque grand & remarquable personnage habitera ces solitaires rochers, & rendra ces rives glorieuses par la grande renommée qu’il acquerra, qui se doit juger devoir estre tres grande, puis que les promesses en sont faites par les destinées, avec des paroles si avantageuses. Je ne sçay, respondit Alcidon, si ce fut songe : mais il est bien certain qu’il me sembloit de veiller. Et puis il continua de ceste sorte.

Je montay à cheval, & pour abreger, je ne m’arresteray point à vous deduire les particularitez de mon retour, tant y a qu’apres plusieurs & divers perils, j’arrivay où j’avois laissé le Roy Euric, qui me receut avec beaucoup de caresses ; & parce qu’outre l’honneur qu’il me faisoit de m’aymer, encor se plaisoit-il infiniment de sçavoir les bonnes ou mauvaises fortunes qu’on avoir en Amour, me prenant par la main, il me conduisit dans une chambre retirée, où ne pouvant estre ouy de personne ; Et bien, me dict-il, soldat d’Amour, vostre entreprise a-t’elle esté heureuse ou malheureuse ? Seigneur, luy dis je, quand il vous plaira que je vous en fasse le recit, vous en pourrez mieux juger que moy. Je veux, me dit il, que ce soit à cette heure mesme, car je meurs d’envie de sçavoir si vous estes aussi heureux en Amour, que je l’ay esté en guerre. Alors pour luy obeyr, je luy racontay tout ce que je viens de vous dire : mais je me repentis bien de- puis de luy avoir parlé si avantageusement & de la beauté & de l’esprit de Daphnide : car je m’aperceus qu’il eut un grand contentement de sçavoir que je n’avois eu que des paroles & des baisers, & lors que je voulus remedier à la faute que j’avois faite, il ne fut plus temps. Toutefois pour luy donner le change, je me mis à parler tant à l’avantage de Delie, que je creus au commencement de l’y pouvoir embarquer : Et le Roy qui estoit trop fin pour ne s’en appercevoir pas, afin de ne me mettre en soupçon, en fit si bien le semblant, que peut estre tout autre y eust esté trompé aussi bien que moy. O que c’est une grande imprudence à un Amant, de donner cognoissance de son affection à son maistre ! Car il esveille en luy quelquesfois des pensées qu’il n’eust jamais euës, & qui en fin par l’esperance le rendent sinon possesseur de son bien, pour le moins pretendant & recherchant une mesme chose. Et Dieu sçait quelle est la force de l’ambition sur l’esprit des femmes, & mesme des femmes qui ont une ame genereuse. Cependant que nous parlions de ceste affaire, on vint avertir le Roy que ceux de la ville d’Arles avoient resolu de se remettre en ses mains aux conditions qu’il leur avoit fait proposer : assavoir de la conservation de leurs franchises & privileges, sans laquelle ils n’eussent jamais consenty à le recognoistre, tant les peuples & habitans de ceste ville sont courageux & hardis. C’est, me dit alors le Roy me tirant un peu à part, pourquoy je vous ay demandé si vous aviez esté aussi heureux en amour que moy en guerre : car ceste ville est le chef de ceste Province, & le donnant à moy comme elle fait, il faut croire que toutes les autres en feront bien tost de mesme a son exemple Seigneur, luy respondis je, c’est un fort bon presage pour moy, & si je viens a bout de mon dessein, je ne voudrois pas avoir changé ma prise a la vostre. Le Roy m’embrassa en sousriant : & puis me dit tout haut, Nous sçaurons une autrefois le reste de vos nouvelles, cependant je vay mettre ordre à contenter ceux de ceste ville pour convier les autres à faire comme elle. C’est, luy dis-je. Seigneur, le meilleur conseil que vous puissiez suivre : car un grand Roy, comme vous estes, doit s’efforcer de se sousmettre les peuples plus par la douceur que par la force.

Cependant que le Roy travailloit de son costé, j’en faisois de mesme du mien : car en mesme temps je depeschay Alizan, qui estoit le nom de celuy que Daphnide m’avoit donné pour me guider, & parce qu’elle se fioit grandement en luy, & que desja sa fidelité & son affection m’estoient cogneues, je le priay de faire en sorte que je peusse par sa prudence revoir encore ceste belle Dame, que je n’oublirois jamais l’obligation que je luy avois, de laquelle je m’acquitterois en toutes les sortes qu’il voudroit. Il part avec un mot de lettre, & me promit de veiller à mon contentement, & qu’il ne laisseroit perdre une seule occasion sans m’en donner advis, & sans me tesmoigner le desir qu’il avoit de me faire service.

Il me laisse de ceste sorte, mais avec tant d’a- mour, que je n’avois autre pensée que celle de Daphnide. J’espreuvay bien alors que les Amants ne mesurent pas le temps comme les autres hommes, selon le cours des moments & des heures : mais selon l’impatience de la passion qui les possede : car les jours me sembloient des Lunes, tant je les trouvois longs, n’ayant point de nouvelle de ceste belle Dame. Alors mon plus doux entretien, quand je me pouvois distraire des hommes, c’estoit ma pensée, qui continuellement me representoit tout ce qui s’estoit passé en ce voyage : mais parce que c’estoit d’autant plus augmenter mes desirs, je me souviens qu’un jour je souspiray tels vers sur ce sujet :


STANCES,
Sur une absence.

I.

He pourquoy ma memoire
Maintenant de ma gloire
Te veux tu souvenir :
Puis que par ceste absence
J’ay perdu l’esperance
D’y pouvoir revenir ?

II.

Dis tu pas que Madame
Conserve dans son ame
L’espoir de mon retour :
Et qu’il faut que de mesme
J’espere, si je l’ayme,
De la revoir un jour ?

III.

Que comme la pensée
D’une peine passée
Plaist quand elle revient,
Une gloire obtenuë
De mesme continuë,
Quand on s’en ressouvient.

IIII.

Tay-toy, tay-toy flateuse
En ma fortune heureuse
Autrefois je me pleus :
Mais ores l’ayant euë,
Le souvenir me tuë
Du bien que je n’ay plus.

V.

Et que l’espoir encore
De voir ce que j’adore
M’apporte guerison :
C’est une flatterie
Pleine de tromperie :
Mais vuide de raison.

VI.

Helas ! Que l’esperance
Sert de peu d’allegeance
Contre le mal presant :
Et que le mal excede
De beaucoup le remede
Qu’elle va produisant.

VII.

Cesse donc, ô memoire,
De r’appeller la gloire
Que je regrette icy,
Tu reblesses mes playes,
Alors que tu t’essayes
De les guerir ainsi.

Le grand Euric n’ayant plus rien à faire autour de ceste ville, qui apres un si long siege s’estoit renduë à luy, voulut pour quelques jours rafraichir son armée, qui avoit esté grandement travaillée en ceste occasion, & la separant en divers lieux, ne retint pres de sa personne que ce qui estoit necessaire pour sa seureté : & parce que c’estoit sa coustume que quand il faisoit treve avec Mars, il recommençoit la guerre avec l’Amour, & avec la chasse, il s’adonna a tous les deux incontinent qu’il en eut le loisir, n’y ayant rien que son courage genereux hayt d’avantage que l’oisiveté, aussi souloit-il dire, que de vivre sans rien faire, c’estoit s’enterrer avant que d’estre mort. La charge que j’avois m’appelloit ordinairement aupres de sa personne, mais l’affection que je luy portois m’y retenoit encores d’avantage, c’est pourquoy j’estois tousjours à ses costez. Il est vray que ceste nouvelle amour ou plustost ce renouvellement de mon ancienne affection envers Daphnide, me rendoit tellement pensif, qu’à peine pouvois-je parler à personne ; dequoy le Roy s’appercevant un jour qu’il estoit à la chasse, fust qu’il voulut se mocquer de ma passion, ou que desja il se pleust d’ouyr parler de celle qui me lioit & la langue & le cœur ; il m’appella, & en sousriant me dit, C’est trop mespriser les personnes presentes pour les absentes, que de demeurer continuellement sans parler pour ne point interrompre vos pensées. Seigneur, luy dis-je, la necessité doit servir d’excuse à qui luy obeyt : A ce que je vois Alcidon, repliqua-t’il, il n’y a que moy qui aye perdu en ceste avanture. Et comment cela, Seigneur ? Luy dis-je : Parce, continua-t’il, que Daphnide, d’un demy serviteur qu’elle avoit en vous, c’est ainsi que l’on pouvoit parler de vostre affection envers elle, elle en a gaigné un tout entier : Et vous au lieu que vous n’aviez qu’un maistre, vous avez à ceste heure & un maistre & une maistresse : Mais moy j’y ay perdu, car au lieu que tout seul je vous possedois, maintenant j’ay un compagnon qui y a part, & Dieu vueille encores que ce ne soit la plus grande. Si je pensois, repris je incontinent, que ceste affection me peut divertir en quelque sorte du service que je vous dois : c’est sans doubte, Seigneur, qu’au lieu de l’amour, j’eslirois plustost la mort, me jugeant trop indigne de vivre, si jusques à mon dernier souspir je ne continuois en ce dessein : Mais si sans manquer à vostre service, je puis parvenir au bon heur qu’Amour me promet, & que mon cœur avec tant de passion souhaitte, je ne pense pas qu’il y ait de la perte pour vous, puis qu’un bon maistre, tel que vous estes, desire tousjours de voir que ceux qui sont à luy ayent du contentement, J’avouë, me dit-il en riant, que ceste affection, pourveu qu’elle ne vous fasse point plus de mal, ne m’en fait point aussi : mais je crains fort, que comme une maladie ne peut pas demeurer longuement sans augmenter ou diminuer, si la vostre ne diminuë bien tost, elle ne s’augmente de sorte que nous ne vous perdions. Et pource il faudroit, ou vous en divertir, ou y mettre quelque remede. Seigneur, luy dis-je, le soing qu’il vous plaist avoir de moy me garentit de toute sorte de peril : mais de guerir ou diminuer mon affection, c’est entreprendre une chose impossible, & à laquelle je ne consentiray jamais. Voila, me dit le Roy, une forte & grande passion. Seigneur, respondis-je, si vous en voyez le suject, je m’asseure que vous diriez qu’elle est encores trop petite pour l’égaler. Mais, adjousta-t’il, est-il croyable qu’elle soit aussi belle que vous la dites ? Seigneur, luy respondis-je, si je ne craignois d’estre moy-mesme la cause de ma ruyne, je vous en dirois, & avec verité, encore d’avantage : mais j’ay grande peur que je n’aiguise par ce moyen le fer qui m’ostera la vie : Et comment l’entendez-vous ? me dit-il. Et parce que je ne respondois point : Parlez Alcidon, continua-t’il, dites moy librement quelle est vostre crainte, & me l’estant fait commander deux ou trois fois, enfin je continuay. J’ay peur, & non point Seigneur sans raison, que Daphnide estant si belle ne gaigne autant sur vostre ame que sur la mienne : que si ce mal-heur m’arrivoit, il est bien certain que la mort seroit mon recours, mais une mort si desesperée que mes plus grands ennemis en auroient pitié. J’ay cogneu, me dit il alors, il y a quelques jours, par les propos que vous m’avez tenus, que vous estiez en ceste doute, & j’ay voulu parler à vous expressément pour vous en ester. Je ne voudrois par faire ce tort à qui que ce fut des miens, sçachant assez combien l’on peut ressentir une telle injure, à plus forte raison, à vous à qui j’ay donné assez de tesmoignage d’une particuliere bien-vueillance. Vivez contant & asseuré de ce costé là : car je vous jure par la coronne que je porte, qu’il n’y a beauté humaine qui me puisse porter à une telle faute. Seigneur, luy dis-je, si je pouvois je me jetterois à vos genoux pour vous remercier de ceste grace, que je n’estime pas moins qu’une nouvelle vie, vous pouvant jurer avec verité, que la peine où j’en estois m’eust mis dans le cercueil, si elle eust continué.

Nos discours n’eussent pas si tost cessé, si la chasse venant vers nous, ne nous y eust contraints : quant à moy je demeuray le plus contant homme du monde, m’asseurant en la parole qu’il m’avoit donnée, & cela fut cause que depuis toutes les fois qu’il m’en parloit, je luy en disois franchement tout ce que ma passion m’en faisoit juger. Quelques jours s’escoulerent de cette sorte, sans que j’eusse nouvelle d’Alizan, qui ne m’estoit pas une petite peine : mais en mesme temps les affaires du Roy le convierent (pour recevoir quelque place qui se vouloit mettre en ses mains) de s’acheminer avec partie de son armée, du costé où Daphnide demeuroit. Ayant sçeu cette resolution par le Roy, je luy dis, transporté de joye, A ce coup Seigneur, je recevray la faveur que vous me voulustes faire, quand j’allay voir ma maistresse : car vous passerez à la porte de sa maison. Je m’en resjouys, me respondit-il : car nous verrons si elle est si belle que vous la figurez, & si je parle à elle, je recognoistray bien tost si vous en devez esperer quelque chose.

Voila donc le Roy en chemin, & pour ne particulariser ce qui ne touche point au discours que j’ay à vous faire, je laisseray sage Adamas, à ceux qui escriront ses faicts, ample subject des plus belles histoires, de raconter les exploicts de guerre qu’il fit en ce voyage, & diray seulement, qu’estant à une lieuë de la maison de Daphnide, le Roy me dict qu’il vouloit la voir, & que par honneur il n’oseroit passer si prez d’elle & de sa mere, sans ceste demonstration de bien-vueillance envers le pere, qui l’avoit servy & le servoit encores si dignement. Je luy respondis, J’ay grande peur, Seigneur, qu’a ceste fois l’Amour ne se mesle avec l’honneur. Vous voicy, me dit-il, en sousriant, en vostre premiere folie. Ne croyez vous pas ce que je vous ay juré avant vous l’avoir promis ? Si je l’eusse faict c’eust esté tromperie, mais à ceste heure ce seroit perfidie ; perdez ceste opinion si vous ne me voulez offencer, & au contraire soyez certain que je vous y rendray tous les bons offices que vous pouvez attendre du meilleur de vos amis.

Je depeschay incontinent vers Daphnide, pour l’advertir de la venuë du Roy ; & quand nous fusmes à la veuë de la maison, je me voulus mettre devant, mais il me commanda de demeurer pres de luy : Parce, me dit-il a l’aureille, en sousriant, que je sçay bien que ma veuë sera plus aggreable si je vous y mene, que si j’y allois tout seul : J’estime, luy dis-je, que ceste Dame a trop de jugement pour ne recognoistre, comme elle doit, l’honneur que vous luy faictes : mais prenez garde, Seigneur, que vous n’alliez en lieu où vous ne perdiez le nom d’invincible, que vous vous estes acquis jusques icy : car je vous asseure que ce lieu se peut appeller la maison des Graces : Daphnide estant accompagnée de deux sœurs qui ne cedent point à autre qu’à elle, & si je n’eusse esté desja engagé, il y en a une qui s’appelle Delie, qui sans doute m’eust acquis entierement : N’est-ce pas, me respondit le Roy, celle de qui vous m’avez parlé ? C’est, luy dis-je, Seigneur, celle-là mesme, qui est bien la plus accomplie Dame que je vis jamais, si, comme je luy ay dit, elle n’avoit point de sœur : C’est à elle, repliqua le Roy, en sousriant, à qui il faut que je m’adresse. Et a ce mot, nous arrivasmes si pres du Chasteau, que les Dames estans sur le pont, le Roy mist pied à terre pour les salüer, & puis prenant la bonne mere par la main entra dans la salle, où il l’entretint quelque temps, luy demandant des nouvelles de sa santé, & de celle de son mary, & si elle n’avoit point peur de la guerre. Cependant je parlois à la belle Daphnide, qui encore que tousjours tresbelle, ce jour-là toutesfois il se peut dire qu’elle se surpassoit soy-mesme, ayant adjousté à sa beauté naturelle tant de grace par l’agencement de son habit & de sa coiffure, que je ne vis jamais rien qui meritast tant d’estre aymé. Delie estoit aupres d’elle, & parce que ravy en la contemplation de ce que mes yeux regardoient, je demeuray quelque temps avant que de parler, Vous vous en allastes, me dit-elle assez bas, sans cœur, & à ce que je vois vous revenez sans langue, si vous en perdez autant à chaque voyage, pour peu que vous en fassiez, celle à qui vous estes ne sera guere bien servie de vous. Vous pensez vous moquer, luy dis-je, belle Delie, mais il est bien certain, que si celle qui vous empesche d’estre la plus belle du monde continuë, je ne sçay ce que je deviendray. Et de qui parlez vous ? dit Daphnide, De vous, Madame, luy respondis-je, qui vous plaisez à faire mourir tout le monde d’A- mour, adjoustant tant de beauté à celle que la nature vous a donnée, qu’il ne faut point que personne espere de vous voir sans donner sa liberté pour rançon ; Je veux croire, respondit-elle, pour favoriser Alcidon, que cela seroit, si chacun me voyoit avec les yeux d’Alcidon. Mais laissons ce discours, & nous dites quel est vostre chemin ? Je sçay bien, luy dis-je, que celuy qui m’a conduit icy est celuy de ma felicité, & que quand je partiray, ce sera celuy de mon enfer. Vous estes gracieux, respondit Daphnide en sousriant, Je vous demande où va le Roy, & où s’adresse vostre armée ? Je voulois luy respondre, mais le Roy qui m’appella me contraignit de m’en aller vers luy : Alcidon, me dit-il, venez moy servir de tesmoing : N’est-il pas vray que la forte & puissante ville d’Arles s’est remise en nos mains ? Il est certain, Seigneur, luy respondis-je, & que bien tost si vous voulez continuer d’exercer vos armes, il faudra chercher d’autres Royaumes, & enfin d’autres mondes, tant elles sont heureuses à vaincre & à surmonter : On ne me veut pas croire, reprit le Roy, c’est pourquoy je vous prie de raconter à cette Dame incredule, de quelle sorte non seulement Arles, mais presque toute cette Province, qui se disoit des Romains, est maintenant à nous. Ce n’est pas Seigneur, respondit la bonne vieille, que je ne croye tout ce que vous me dictes, mais c’est que veritablement nous avons jusques icy tenu cette ville imprenable. Non, non, repliqua le Roy, je veux qu’il le vous fasse entendre par le menu, affin qu’une autre fois vous ne doutiez point de ce que je vous diray : Et a ce mot me donnant le change, il me mit en sa place & prist la mienne ; Je le recognus bien, mais parce qu’il avoit accoustumé de faire ainsi bien souvent, je ne m’en estonnay point, ny pour lors je n’entray point en soupçon : au contraire je fus bien ayse de le voir prez de Daphnide, parce que Delie s’estoit voulu reculer, il la retint, & parla quelque temps à toutes deux : il me fut impossible d’en ouyr les discours, tant parce qu’il estoit un peu esloigné, que d’autant que je parlois continuellement à ceste bonne vieille. Mais il faut advoüer, que quand peu apres je vis que le Roy prenoit Daphnide par la main, & la retiroit seule vers une fenestre, je commençay d’entrer en doute, & la parole me mouroit bien souvent dans la bouche, ou si je parlois, c’estoit comme une personne qui resve : je ne pouvois de là où j’estois sinon remarquer leurs visages, & leurs actions, & tout ce que j’en voyois, me faisoit soupçonner ce que je redoutois le plus, de sorte que j’eusse bien voulu qu’il fust venu quelque forte alarme, pour faire partir le Roy d’où il estoit : Je ne sçay s’il y demeura long-temps, car il me dura si fort que j’eusse juré le jour estre deux fois passé, si je n’eusse bien veu que la nuict n’estoit point encore venue. Enfin le Roy print congé, & remontant à cheval continua son voyage. Daphnide me voyant partir, & le suivre, me fit signe qu’elle vouloit parler à moy, qui fut cause que je commanday à l’un des miens qu’il fit cacher mon cheval, afin que j’eusse subjet de demeurer un peu apres la trouppe, & il le fit si à propos que quand j’eus mis le Roy à cheval, le mien ne se trouva point, de sorte qu’encore qu’il m’apellast deux ou trois fois, si fallut-il que je demeurasse, feignant toutesfois de me courroucer à ceux qui estoient à moy, du peu de soing qu’ils avoient. Le Roy & presque toute la trouppe partit, & faisant semblant de rentrer dans le logis, seulement pour ne laisser ces belles Dames au Soleil, je tiray à part Daphnide : Et bien Madame, luy dis-je, que vous semble du grand Euric ? Mais vous, me dict-elle, que pensez-vous des discours qu’il m’a tenus ? Je sçay, luy respondis-je, qu’il n’y a rien de plus accomply que ce grand Roy. Or, me repliqua-t’elle, je vous veux dire de mot à mot, les propos que nous avons eus, & par là vous jugerez qui des deux vous ayme le mieux : Lors qu’il m’a retiré vers la fenestre comme vous avez veu, afin que Delie ne le peust ouyr, quoy que par civilité il l’eust arrestée avec moy, au commencement : il m’a dit, Je ne m’estonne plus si Alcidon s’est mis au hazard où il a esté pour vous voir, car il est certain qu’il n’y a rien au monde de si beau que vous estes belle, & que tout ce que j’ay veu jusques icy ne peut estre estimé tel, quand on vous a veuë. Il m’a faict un peu rougir en me tenant d’abord ces discours, & mesme lui oyant parler de vous, & de chose que je ne pensois pas qu’il sceut : toutesfois faisant semblant de ne sçavoir ce qu’il vouloit dire, je luy ay respondu, Je ne sçay, Seigneur, à quel propos vous me parlez d’Alcidon, ny quel est le hazard qu’il a couru, mais si fay bien qu’il n’y a rien en moy qui merite, ny d’y arrester vos yeux, ny d’employer les belles paroles d’un si grand Roy. Et quoy, m’a-t’il dit, belle Dame, pensez-vous que Alcidon soit party de mon armée sans mon congé, & sans me dire où il alloit ? Les ordonnances de la guerre sont trop rigoureuses contre ceux qui font autrement, & de plus asseurez-vous qu’il est trop jeune pour avoir une si bonne fortune, & la pouvoir taire Je suis si peu guerriere, luy ay-je respondu, & l’aage d’Alcidon m’importe si peu, que je ne me suis jamais enquise jusques icy, ny quelles sont les ordonnances de la guerre, ny le silence de celuy de qui vous parlez. Et quoy, m’a-t’il repliqué, vous pensez donc que je ne sçache pas qu’il vous a veuë par deux fois : au commencement chez un Chevalier qui a charge des machines de guerre en mon armée : & puis chez vostre sœur, où vous l’avez tenu dans un cabinet autant qu’il y a voulu demeurer ? Non non, ma belle Dame, il n’y a rien qu’il ne m’ait raconté, & si particulierement, que vous ne m’en sçauriez rien dire d’avantage. Il faut, luy ay-je respondu, qu’Alcidon se fie beaucoup en vous, car je ne croy pas, Seigneur, que cela soit des ordonnances de la guerre. Et en disant ces paroles, j’ay esté contrainte de me mettre la main sur le front, feignant de me frotter les sourcils de honte que j’avois, de penser que le Roy sçeust toutes ces particularitez. Mais luy en sousriant, Ce ne sont pas, m’a-t’il dict, des ordonnances de la guerre, mais ouy bien de celles de la vanité des jeunes personnes, qui ne peuvent rien taire que ce qu’ils ne sçavent pas, afin que si ce sont des affaires d’Estat, on pense qu’ils y soient des plus avancez ; & si ce sont de celles d’Amour, on les croye plus aymables, en ce disant plus aymez qu’ils ne sont. Et lors me retirant la main du visage : Mais a t’il continué ? ne soyez point faschée que je le sçache, puis que vous aimant & honorant comme je fais, je n’ay garde d’en faire jamais semblant, & seulement si vous m’en croyez, & si vous voulez ne vous point ruiner de reputation, retirez vous de cette jeunesse, & rompez toutes recherches : car soyez certaine, que tout ainsi qu’il m’en a parlé à cette fois, il en fera de mesme, si l’humeur luy en vient, à quelqu’autre qui ne sera pas si discret que je suis. Et toutefois vous ne luy en devez pas sçavoir mauvais gré, car encor a-t’il esté fort retenu, & plus que son aage ne le permet, de n’en parler qu’à moy seul. Jugez, me dict-elle, Alcidon, en quel estat vous m’avez mise, de luy declarer ces choses, que sur tout vous deviez taire : Je ne sçay comme je n’en suis beaucoup plus en colere contre vous, quand je considere le tort que vous m’avez faict. Madame, luy dis-je avouë que j’ay fait une tres-grande faute, mais je m’asseure que vous l’excuserez, s’il vous plaist, de vous souvenir de quelle sorte nous avons vescu durant la vie de son predecesseur, je veux dire le Roy Thorrismond, car celuy-là ayant esté par son commandement la cause de nostre premiere amour, j’ay pensé que celuy-cy ne me faisant pas paroistre moins de bonne volonté, en favoriseroit l’accomplissement : mais à ce que je vois, leurs desseins en ce qui me touche sont bien differens, puis que celuy-là n’avoit autre volonté que de me rendre bien-heureux, me donnant ce qu’il eust bien voulu pour luy-mesme : & celuy-cy au contraire, de me rendre le plus malheureux homme qui vive, me ravissant ce qu’il pense estre à moy, & sans quoy il sçait bien que je ne veux pas mesme la vie. Car je prevoy, par la cognoissance que j’ay de son humeur qu’il vous veut aimer, & que la façon dont il vous a parlé de moy, n’a pas esté pour haine qu’il me porte, ny pour le croire comme il le dit, mais seulement qu’ayant dessein d’acquerir vos bonnes graces, & croyant que vous me faites l’honneur de m’aimer, il me veut mettre mal avec vous, afin que vostre esprit n’estant point engagé ailleurs, il puisse plus aisément vous gagner & venir à bout de ses desseins : Mais, Madame, si vous pensez qu’il puisse parvenir à ce qu’il desire, & qu’un jour j’aye à voir ce changement en vous, je vous adjure par la memoire du grand Thorrismond, qui nous a tant aimez, de ne souffrir point que je vive, mais de me le dire de bonne heure, afin que par ma mort je previenne un si malheureux accident. Daphnide alors en sousriant, Je suis bien aise, me respondit-elle, de vous voir en la peine où vous estes, tant pour vous empescher une autrefois de retomber en la mesme faute que vous avez faite de parler si librement de ce que vous devez taire, que pour recognoistre par la crainte que vous avez du Roy & de sa bonne volonté envers moy, que veritablement vous m’aimez. Mais, Alcidon, je vous aime trop aussi pour vous y laisser plus longuement : vivez donc en asseurance de ce costé la, & soyez certain, que tant qu’Alcidon m’aymera, jamais autre ne sera aymé de Daphnide, & qu’il n’y a ny grandeur, ny authorité du Roy qui me fasse jamais changer ceste resolution.

Nous eussions bien discouru plus longuement, n’eust esté que le Roy qui m’avoit envoyé querir par deux fois, y t’envoya pour la troisiesme, en peine comme je croy de ce que j’estois pres de Daphnide, sçachant bien qu’elle me diroit, si elle avoit le loisir, quelque chose de ce qui me touchoit. Je party donc apres avoir baisé la main à ma belle Maistresse, & avoir pris asseurance d’elle, que si le Roy continuoit, elle ne laisseroit rien passer sans me le dire. Et je m’en vins au galop apres le Roy, que je trouvay assez pres de la, qui s’estoit arresté à faire voler expres, comme je pouvois juger, pour avoir excuse de m’attendre, afin que si je ne fusse pas si tost venu, il eust peu me renvoyer querir. Quand je fus aupres de luy, Je vous ay envoyé querir, me dit il, parce qu’il est fort dangereux de venir apres une armée avec peu de gens, d’autant que si l’ennemy a envie de faire quelque effect, c’est tousjours en semblable occasion, & mesme que j’ay eu advis par mes espies que l’ennemy n’est pas loing. Je le remerciay du soing qu’il avoit eu de moy, & quoy que je n’en fisse pas semblant, si cognus-je bien, que quand il disoit que l’ennemy n’estoit pas loing, il ne mentoit pas, puis qu’il estoit si pres de moy, & je n’en avois point pour lors un plus dangereux, ny un plus cruel que luy. Et voyez, sage Adamas, quelle est la folie d’Amour ? je me ressentois de sorte de l’offence qu’il me faisoit, que si ce n’eust esté de peur d’encourir le blasme de Chevalier peu fidele, je ne sçay ce que je n’eusse point fait contre luy : Et toutefois encor que par plusieurs fois j’eusse resolu de me plaindre, au moins à luy, du tort qu’il m’avoit fait, si est-ce qu’ayant un peu consideré ce qui en pouvoit advenir, je fis dessein de dissimuler, & faire semblant de n’en sçavoir rien, sçachant bien qu’en toutes personnes les desirs qui sont contrariez se rendent plus violents, & qu’en ceux qui ont la puissance, il n’y a rien qui ait plus de pouvoir de les retenir ou empescher d’user de violence, que quand ils pensent que leur dessein n’est pas entierement recogneu : Mais la grande contrainte en la quelle je vivois, me travailla de sorte que je tombay malade : & voyez, mon pere, quelle estoit mon affection, puis qu’elle eut le pouvoir de me reduire en l’estat où je fus depuis. Le Roy ne pensoit pas au commencement que mon mal fust si grand que je le ressentois : mais augmentant de jour à autre, & ses affaires le contraignant de ne se guere arrester en un lieu, il fut enfin contraint de me laisser dans la ville d’Avignon, au rapport de ses Medecins, qui luy dirent la grandeur de mon mal.

Je demeuray donc en ceste ville si mal, que sans le contentement que je recevois des lettres de Daphnide par le moyen d’Alizan, je ne sçay ce que je fusse devenu, tant pour la tristesse qui m’avoit saisi, que pour le desplaisir de ne suivre le Roy en ses conquestes, ne pouvant assez dire combien je regrettois la perte de ces belles occasions : & toutefois au commencement je demeuray plus de huict jours dans le lict, avant que j’eusse des nouvelles de Daphnide, parce qu’elle n’estant point avertie de mon mal, & me croyant a l’armée, elle y avoit envoyé Alizan. Cependant, moy qui pensois qu’elle sçeust ma maladie, je me consommois d’ennuy & de desplaisir, ayant opinion que son silence procedoit de faute de bonne volonté, & lors je blasmois & l’inconstance & l’ambition des femmes, pensant que l’affection que le Roy luy avoit fait paroistre, en fust asseurément la cause. Enfin ma patience ne pouvant plus souffrir que je vesquisse en ceste incertitude, je luy envoyay celuy des miens, qui la premiere fois luy avoit porté de mes lettres, & en l’extremité de mon mal, je luy escrivis ce peu de mots :


LETTRE
D’Alcidon à Daphnide.

J’ay bien à ce coup occasion de me plaindre de ma fortune, me voyant delaissé en mesme temps de mon Maistre, & de ma Maistresse (je ne sçay, Mada- me, s’il m’est encor permis de vous nommer ainsi) Mais aussi me dois je bien loüer d’elle, qui jugeant que c’est à tort que l’un & l’autre me traitte de ceste sorte, ne me veut laisser plus long temps en vie, pour ne me faire souffrir cest injuste supplice plus longuement.

Or voyez, sage Adamas, comme Amour se plaist quelquefois de blesser & de guerir ceux qui sont à luy presque eu mesme temps ? Alizan ayant esté envoyé en l’armée pour sçavoir de mes nouvelles, & ayant appris que j’estois demeuré malade en Avignon, retourna en diligence vers sa maistresse, qui me le depescha tout aussi tost, & de fortune le mesme jour que je luy avois escrit, de sorte qu’à la mesme heure presque que celuy que je luy envoyois arriva vers elle, Alizan me vint trouver qui m’apporta les siennes ; elles estoient telles :


LETTRE
De Daphnide à Alcidon.

Ce porteur qui vous est allé chercher bien loing vous trouvera plus pres, à mon grand regret : que je sçache l’estat de vostre santé, si la mienne vous est chere.

Quand je receus ce message, & qu’apres je sçeus de bouche, que le sujet pourquoy elle ne m’escrivoit que si peu de mots, n’estoit seulement, que pour la creance qu’elle avoit qu’estant si malade comme on luy avoit dit, je n’en peusse pas lire d’avantage, Vous sçaurois-je representer, sage Adamas, quel fut mon contentement ? l’estois à la verité fort mal, les Medecins qui ne sçavent que les remedes du corps, avoient travaillé en vain pour ma guarison, puis qu’elle ne despendoit que de l’ame. Il est vray que dés l’heure que le fidele Alizan fut arrivé, je repris un peu de force, & pour ne manquer au commandement que je recevois de Daphnide, je le renvoyay le lendemain au matin avec une telle responce :


RESPONCE
D’Alcidon à Daphnide.

C’est à vous, Madame, à qui il faut demander des nouvelles de la santé d’Alcidon, puis qu’elle sera tousjours toute telle qu’il vous plaira : si vous luy continuez l’honneur de vos bonnes graces, il se porte bien ; autrement il n’est pas seule- ment mort, mais il ne veut pas mesme avoir vescu.

D’autre costé, Daphnide voyant l’opinion ou plustost la jalousie où j’estois, fut bien aise qu’Alizan m’en peut oster, parce qu’elle sçavoit fort bien que j’avois une grande creance en luy ; & pour faire encor plus paroistre sa bonne volonté, elle me renvoya celuy qui l’estoit allé trouver de ma part, avec tant de bonnes paroles, & tant d’asseurance de ne point changer de volonté, que je fus contraint de la croire, sa responce fut telle :

RESPONCE.
De Daphnide à Alcidon.

S’il est vray qu’on juge autruy par soy mesme, j’ay grande occasion de douter de la foy que vous m’avez promise, puis que vous faites un si mauvais jugement de la mienne : N’est-ce point que si vous estiez en ma place, l’ambition l’emporteroit par dessus l’Amour ? Ah ! nn, je ne veux point mesme avoir ceste opinion de vous : car j’avouë Alcidon, que si je l’avois, je ne vous aymerois point tant que je fais. Ne me faites non plus ce tort, si vous ne voulez que je croye que de vostre costé vous commencez de diminuer l’affection que vous m’avez jurée.

Nous continuasmes plusieurs jours à nous escrire de ceste sorte, avec tant de contentement de mon costé, que le mal fut : contraint de me quitter, & lors que je commençois de reprendre mes forces, & que j’esperois de jour en jour de pouvoir monter à cheval, Alizan me vint trouver pour m’apporter deux lettres que le Roy luy avoit escrites de l’armée. Et pour me rendre plus de tesmoignage de la franchise dont elle y usoit, elles estoient encores cachetées, & accompagnées de ce mot de lettre :


LETTRE
De Daphnide à Alcidon.

Nous commençons de faire la guerre, j’envoye deux coureurs en vos prisons, personne n’a encore parlé à eux, ils sont prisonniers à discretion, traitez-les comme il vous plaira, je les vous donne comme je feray tous les autres qui me tomberont entre les mains.

Je receus en mesme temps un grand plaisir & un grand desplaisir : Je ne sçaurois representer combien j’eus de contentement de voir que Daphnide me tint si bien ce qu’elle m’avoit promis : mais je receus un coup bien cuisant quand je vis que le Roy l’entreprenoit contre ce qu’il m’avoit juré. Car de me retirer de Daphnide, je le jugeois impossible, & je sçavois fort bien, que si l’esprit de ceste belle Dame se trouvoit assez fort pour lui resister, Euric transporté de passion s’en prendroit à moy, & m’esloigneroit de sa Court. Que si aussi elle fléchissoit, & qu’elle se laissast vaincre, il n’y avoit point d’esperance de salut pour moy. En ceste doute je demeuray longuement incertain ; enfin l’Amour estant tousjours en mon cœur le plus fort ; je me resolus de luy conseiller de ne plus recevoir, s’il luy estoit possible de semblables messages, & toutefois la curiosité me fit desirer de voir ce que le Roy luy escrivoit, ayant opinion que si je faisois autrement, aussi ne laisseroit-elle pas de les lire, sans que je le sçeusse, ayant donc dés long-temps apris, que c’est prudemment faict de donner ce qu’on ne peut vendre, je luy fis une telle responce.


RESPONCE
D’Alcidon à Daphnide.

Ces deux prisonniers ne sont pas de qualité de demeurer longuement en mes prisons ; je les vous renvoye tous deux : mais prenez garde que si vous en escoutez d’autres, on ne die que forteresse qui parlemente se veut rendre.

Je serois trop ennuyeux à vous raconter toutes les lettres qu’en ce temps là nous nous escrivismes : car n’estans qu’à six ou sept lieuës l’un de l’autre, nous avions presque tous les jours de nos nouvelles ; tant y a que le Roy ayant resolu de vaincre aussi bien en Amour, qu’en guerre, s’opiniastra de sorte en la recherche de cette belle Dame, que quelque excuse qu’elle puisse trouver, il faut qu’elle avouë, que si ce ne fut Amour, ce fut pour le moins l’ambition qui la convia de l’escouter, & de recevoir cette recherche. O Dieux ! quelle est la folie de celuy qui pense y avoir quelque chose de certain dessous la Lune, je veux dire qui ne soit sujecte au changement ? Cependant que nous continuons de nous escrire, le Roy continuë de son costé son entreprise, & moy qui croyois avoir occasion de me rire de luy, je me treuvay enfin estre non pas le moqueur, mais le moqué. Pardon, ma belle maistresse, si cette verité vous offence, elle me contraint de sorte que je ne puis luy nier les paroles que vous oyez. Et bien bien, Alcidon, interrompit Daphnide, ce n’est pas icy le lieu où je vous veux respondre, continuez vostre discours comme il vous plaira. Alors Alcidon reprit ainsi la parole.

Le Roy ayant achevé ce qu’il avoit entrepris contre ses ennemis, s’en revint par le mesme chemin qu’il avoit faict en allant, expres pour voir sa nouvelle maistresse : & toutesfois afin que je n’en sceusse rien, il passa le soir avant que son armée, estant presque seul, & logea dans sa maison. Il avoit tellement choisi ceux desquels il s’estoit faict accompagner, que je n’en sçeus rien de long temps apres, & encore par une rencontre telle que je diray bien tost. Cependant le Roy vint en Avignon, où il me fit l’honneur de s’enquerir de moy, & parce que je recevois un extréme desplaisir de la poursuitte que je voyois qu’il faisoit de cette belle Dame, je ne me pouvois remettre de la maladie que j’avois euë : mais ny bien malade, ny bien guery, j’allois trainant ma vie avec tant de melancolie, que je n’estois pas cognoissable. Le Roy qui en fut adverty m’envoya visiter plusieurs fois, & luy mesme prit la peine de me voir, & toutefois sans jamais me parler de Daphnide, ny me faire semblant de l’avoir veuë, ou d’en avoir memoire : Je n’avois garde de mon costé de luy en ouvrir la bouche : mais je diray bien que j’avois un si grand regret de me voir si mal traitté de ce maistre, à qui j’avois fait tant de service, & mesme contre sa parole, que sa veuë rengregeoit de sorte mon desplaisir, que jamais il ne sortoit de ma chambre, que mon mal ne s’augmentast.

Depuis ceste derniere fois que le Roy fut chez Daphnide, elle ne m’escrivit plus que par acquit, & seulement pour m’oster la cognoissance de de ce qu’il falloit enfin que je sceusse : car les amours des grands Princes ne peuvent guere demeurer sans estre descouvertes. Quant aux lettres qu’elle recevoit, elle ne m’en envoyoit plus comme elle souloit, si ce n’estoit de celles où il n’y avoit point d’apparence de grande intelligence entre eux, & encores fort rarement. J’allois ainsi vivotant avec tant de desplaisir, que quand je m’en ressouviens, je m’estonne comme cent fois il ne me mit dans le cercueil. Quelquefois sur le soir quand le temps estoit beau, & que le Soleil avoit perdu sa grande force, je m’allois promener sur les rives du Rosne, du costé de la maison de cette belle, & là presque seul j’allois entretenant mes pensées, jusques à ce que le jour se cachoit sous la terre : Et lors revenant au logis, je continuois presque le reste de la nuict en ces mesmes imaginations. Combien de fois, tenant presque pour certaines les conjectures que j’avois de mon malheur, ay-je voulu sortir de cette vie, qui ne me restoit plus, à ce que je jugeois, que pour me donner du temps à ressentir mieux mes ennuis & ses trahisons ? Combien de fois avec desdain ay je recogneu le tort que j’avois d’aymer une beauté si volage ? & en mesme temps combien de fois ay-je faict resolution de rompre les perfides liens de mon servage ? Perfides les pouvois-je bien dire ! puis que ses serments & ses promesses, qui avec sa beauté m’attachoient à son service avoient esté si vains & si trompeurs : Mais helas ! combien de fois aussi ay-je recogneu que n’estant plus à moy-mesme, je ne pouvois rien faire ny resoudre que selon la volonté de celle à qui j’estois ? Or jusques icy, sage Adamas, mon mal m’estoit encores incertain, & je pouvois dire que je le devançois par le soupçon : mais voicy comme enfin la verité me fut descouverte.

Je m’allois promenant, comme je vous ay dit, quelquefois sur les rives du Rosne, non pas pour me divertir, mais pour mieux entretenir mes mortelles pensées. Un soir que j’estois prest à m’en retourner à mon logis : (O Dieux ! pourquoy ne le fis-je un peu plustost, j’eusse pour le moins d’autant éloigné le cuisant desplaisir que je receus alors, & qui faillit de me conduire au tombeau) ne voila pas un jeune Chevalier de la Court, qui estoit fort de mes amis, le pere duquel servoit le Roy en la recherche qu’il faisoit de cette belle Dame, qui passa tout contre moy à cheval sans me recognoistre, ne jugeant pas que celuy qu’il voyoit ainsi seul à ces heures, peust estre Alcidon, qu’il sçavoit ne marcher jamais si peu accompagné, mais passant un peu plus outre, & recognoissant un jeune Escuyer qui me servoit, il luy demanda ce qu’il faisoit en ce lieu, & luy ayant respondu, qu’il attendoit que je me retirasse, il me monstra du doigt : soudain ce Chevalier rebroussant chemin, mit pied à terre, & m’ayant salüé, me supplia de luy pardonner la faute qu’il avoit faite, de passer si pres de moy sans me cognoistre. Apres quelques propos communs que nous eusmes ensemble sur ce subject, je luy demanday, d’où il venoit, & où il alloit. Luy qui estoit infiniment ignorant de l’amour que je portois à cette belle Dame, & qui n’avoit cognoissance que de celle du Roy, par le moyen de son pere, me respondit assez franchement. Je viens d’un lieu où l’on a eu memoire de vous : car je vous en apporte une lettre pour tesmoignage, & lors mettant la main dans la poche, il la prit, mais ensemble une autre que je vis toute semblable à la mienne, n’y ayant qu’un chiffre sur le ply. Je recognus incontinent l’escriture, & mon soupçon me persuada aysément que celle qui n’avoit qu’un chiffre s’adressoit au Roy, & toutesfois pour en estre plus asseuré, voyant la franchise don ce jeune Chevalier parloit à moy, en prenant celle qu’il me presentoit, je luy demanday pour qui estoit l’autre. Pour qui peut-elle estre, me respondit il, que pour le Roy ? mon pere qui est tombé malade, me la donnée pour la luy porter. Il m’en parloit de cette sorte, croyant que je sçeusse aussi bien cette nouvelle amour du Roy, que je n’avois pas ignoré presque toutes les autres qui avoient devancé celle-cy, & voyant qu’il y alloit si bonnement, quoy que le coup me fit une profonde blesseure, si ne laissay-je de sousrire, non pas de ce qu’il disoit, mais de sa naïfveté : Et en mesme temps je luy dis, Je croy mon cher amy, que vous ny vostre pere n’estes pas sans peine : Comment Seigneur, me respondit-il, sans peine ? Je vous jure que jamais tous les voyages de guerre que le Roy nous a faict faire, ne nous en ont tant donné que ce traistre & maudit Amour, & mesmes depuis que le Roy en s’en revenant alla voir cette belle Dame, & jugez-le par la maladie que mon pere y a prise. Mon cher amy, repliquay je en l’embrassant, ceux desquels les grands Princes se servent en semblables occasions ne sont pas ceux qu’ils ayment le moins : c’est pourquoy vous n’estes pas peu obligé à cette belle Dame, qui sera cause, outre vostre merite, que le Roy vous cherira & aymera beaucoup plus que de coustume. Seigneur, me dit-il, je ne sçay ce qui en pourra arriver, mais j’ay grand’ peur que cette Dame de qui vous parlez le possedera tellement tout, qu’elle n’en fera point de part à personne. Le desplaisir que ces paroles me rapporterent me contraignit de luy donner congé beaucoup plustost que je n’eusse pas fait, perdant & le courage & la curiosité d’en sçavoir d’avantage, & pour le faire en aller, je luy dis que le Roy l’attendoit avec impatience, & qu’il ne luy esloignast point d’avantage ce contentement.

Je demeuray de cette sorte tout seul, sinon accompagné de tant de fascheuses & mortelles pensées, que plus d’une heure se passa avant que je me peusse resoudre à me laisser voir à person- ne : enfin la nuict me contraignit de me retirer dans la ville, d’où je faisois dessein de partir le lendemain tout seul, & m’esloigner de sorte de tous les hommes, qu’il n’y en eust plus qui me peussent tromper. Et pour commencer, j’entray dans mon logis par un escalier desrobé, & n’ayant que cét Escuyer avec moy, je me jettay dans le lict sans estre veu de personne des miens, luy commandant de dire à tous ces Chevaliers qui m’attendoient, que je m’estois trouvé mal, & que je leur donnois le bon-soir. De toute la nuict je ne peus clorre l’œil : mais incessamment ravassant, l’Aurore me trouva sans que la volonté seulement de dormir me fust venuë. Et lors que je me voulois preparer à la resolution que j’avois faite, la fiévre me reprit si violente que je fus contraint de la remettre à une autre fois. Je n’avois point encores leu la lettre que Daphnide m’escrivoit, n’ayant ny assez de courage pour la voir, ny assez de haine pour la jetter dans le feu : mais ne sçachant auquel des deux me resoudre, je la tenois entre les mains, & sans la lascher, pour quoy qu’il me fallut faire, je la garday deux jours de cette sorte sans bouger du lict. Enfin la colere me transportant, le soir que je me vis seul : Il faut, dis-je en moy-mesme, il faut voir les trahisons de cette perfide, & puis l’arracher si bien de nostre memoire, qu’il n’y en demeure plus qu’un eternel mespris. A ce mot me relevant sur le lict, je l’ouvris, & à l’ayde d’une bougie qui estoit en la ruelle de mon lict, je leus ce qu’elle m’escrivoit.

Mais à quoy serviroit-il, sage Adamas, de re- dire icy ses paroles, qui n’avoient esté escrites qu’en intention de m’abuser encore plus longuement ? Mais pourquoy aussi ne les redire pas, puis qu’il est necessaire que le Medecin recognoisse la playe, s’il luy veut donner les remedes necessaires ? Je les diray donc, non pas pour ma consolation, mais pour vous faire entendre comme je fus traité.


LETTRE
De Daphnide à Alcidon.

N’auray-je jamais autre nouvelle, sinon qu’Alcidon se porte mal ? Ne le reverray-je jamais tel qu’il estoit quand il entra dans l’aventure de la parfaite Amour ? Et mes vœux ne seront ils jamais exaucez, ou si les Dieux veulent eternellement demeurer sourds aux supplications que je leur fais pour sa santé ? O Dieux ! s’il doit estre ainsi, abregez mes jours, pour abreger ma peine, ou changez moy le cœur, afin qu’il ne soit pas si sensible pour luy. Et vous Alcidon, ou resolvez vous à vous guerir, ou à me faire mourir de douleur.

Voila pas, ô mon pere ! la plus cruelle lettre que je peusse recevoir, apres avoir descouvert la trahison dont elle usoit envers moy, tout transporté de colere, je luy fis ceste responce :


RESPONCE
D’Alcidon à Daphnide.

La guerison d’Alcidon ne depend plus que de la mort, aussi n’ayant trouvé fidelite ny en son Maistre, ny en sa Maistresse, à quoy voudroit-il vivre plus longuement parmy les perfidies ? Et ne vous pleignez plus que les Dieux soient sourds : ils ont enfin exaucé vos supplications, puis que ne voulant redonner la santé à celuy de qui la vie ne vous pouvoit plus servir que de regret d’avoir manqué à tant de sermens inutiles, ils vous ont changé le cœur comme vous desiriez, le rendant insensible pour moy, mais trop sensible pour un autre, qui peut estre fera un jour la vengeance de tant de perfidies, & de trahisons, & tenez cet augure pour veritable : car les Dieux sont trop justes, pour ne me vanger, & vous punir.

Je donnay ceste lettre à celuy des miens qui luy avoit porté la premiere que je luy avois escrite, & luy commanday de s’en revenir sans apporter aucune responce. Ce desplaisir me fut si cuisant que mon mal s’augmenta beaucoup, dequoy le Grand Euric estant averty, & ne pouvant me sçavoir si malade sans me venir voir, encore qu’il eust un peu de honte de m’avoir enlevé ceste belle Dame, contre les promesses qu’il m’avoit faites. Une apres-disnée il me fit l’honneur de me venir visiter : J’estois à la verité fort malade, & toutefois ma plus grande douleur, estoit le souvenir du larcin qui m’avoit esté fait, de sorte que quand on me dist que le Roy venoit en mon logis, je tressaillis, comme si un nouvel accez me saisissoit. Et quand je le vis, il ne me demeura point de sang au visage. Peut-estre s’en fust-on pris garde, si ce n’eust esté que le lieu où j’estois n’avoit guere de clarté, & que la pasleur est un effect de la maladie. Il s’assist au chevet de mon lict, & apres m’avoir demandé des nouvelles de mon mal, & que je luy eus respondu : comme la civilité & l’honneur que je recevois me le commandoient. Il approcha sa chaire, & tournant le dos à toute la troupe, commença de parler plus bas : Et voyant que je ne disois presque pas une parole, il pensa me reveiller en me parlant de Daphnide, n’estant encor averty que je sçeusse ce qui se passoit entr’eux. Il me demanda donc, comme se portoit ceste belle Dame, & s’il y avoit long temps que je n’avois eu de ses nouvelles : Je luy respondis froidement, que je croyois qu’elle fust en bonne santé, & que je n’avois point eu de ses nouvelles depuis le jour qu’elle luy avoit escrit par un tel, & lors je luy dis le nom de celuy qui m’avoit donné ceste derniere lettre. Le Roy rougit, & au commencement voulut nier d’en avoir receu : mais je luy dis, qu’il me pardonnast, & qu’il s’en ressouvint bien, parce qu’elle me le mandoit ainsi : Comment, me dit-il alors, elle le vous a donc mandé ? Ouy, luy respondis-je, Seigneur, & de plus le contentement & l’honneur qu’elle a receu de vous voir à vostre retour chez elle. Il demeura à ce mot un peu confus, voyant que je sçavois si bien ce qu’il pensoit que j’ignorasse le plus, & apres s’estre teu quelque temps. Il faut, Alcidon, me dit-il, que j’avoue la debte, encores qu’à ma confusion. Il est vray que je l’ay veuë, ceste belle Dame dont vous parlez, & que j’en ay eu des lettres. Et de plus, que je l’ayme autant que ma vie. Je ne puis nier qu’en ceste action je ne sois le plus mauvais maistre & le moins fidelle amy qui se trouve, vous ayant traicté de ceste sorte, apres vous avoir promis tant de fois le contraire : mais avoüant que je vous ay fait ceste trahison, que puis-je dire autre chose pour ma deffence, sinon que je me suis trahy moy-mesme avant que vous trahit ? Je m’estois persuadé, que comme il n’y a homme vivant qui jusques icy m’ait peu surmonter : de mesme, il n’y avoit point d’apparence qu’une femme le peut faire, & en ceste opinion je vous ay promis avec tant d’asseurances & de serments, ce que depuis je ne vous ay peu tenir. La cognoissance que j’avois euë de ma force contre les hommes, m’a poussé en ceste erreur de mépriser celle des Dames. Et mon regret est d’autant plus grand que cest Alcidon qui en reçoit le mal. Alcidon que j’ay tousjours tant aymé, qu’il faut bien croire que puis que j’ay fait contre luy ceste perfidie, il m’a esté impossible de faire autrement. Voila, mon cher amy, la confession que librement je vous fais de l’outrage qu’en despit de moy je vous ay faite, avec protestation, que si je puis me demesler des liens dont je suis à ceste heure si estroitement serré, je le feray d’aussi bon cœur que je receus jamais les plus grands contentements dont le Ciel m’ait jusques icy voulu favoriser. Le Roy me dit ces paroles assez mal arrengées, & avec un visage qui tesmoignoit qu’elles partoient du cœur, & parce que je vis qu’il se taisoit, je luy respondis : Seigneur, tout ce qui est au monde y doit estre pour servir à vostre grandeur, & à vostre contentement : à plus forte raison, Alcidon qui n’y demeure que pour vous faire service, & le Ciel qui l’a bien recogneu, prevoyant qu’il m’estoit impossible de vivre, & d’estre privé de Daphnide, afin de la vous donner plus absolument, me veut oster la vie, de laquelle je ne verray jamais si tost la fin que je la desire : puis que mon desastre veut qu’elle soit si necessaire à vostre contentement.

Je ne peus à ce mot retenir les larmes, & le Roy esmeu à ce que je croy de ma douleur, apres avoir quelque temps demeuré sans parler, me dit : Vous ne sçauriez, Alcidon, me vouloir tant de mal, que le tort que je vous fais le merite : Je le recognois, & voudrois avec mon sang y pouvoir remedier : peut-estre le feray-je avec le temps, mais pour ceste heure il n’y faut point penser, & toutefois pour vostre satisfaction, je suis resolu à tout ce que vous voudrez : guerissez vous seulement, & croyez que je ne feray pour vostre contentement, que ce que je ne pourray pas faire. Et à ces dernieres paroles le Roy se retira en son logis, me laissant avec tant de desplaisirs, qu’il n’est pas croyable qu’un autre que moy peust vivre avec tant de douleurs, d’ennuis & de desespoirs.

Fin du troisiesme livre.

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LE
QUATRIESME
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.



Alcidon pressé du cruel souvenir de ses peines passées, & de l’outrage qu’il luy sembloit d’avoir receu en ceste occasion, & de son Maistre & de sa Maistresse, perdit la parole, de sorte que quand apres s’estre teu quelque temps, il la voulut reprendre, la voix ne le luy permit pas, & falut que par force il demeurast un assez long espace de temps sans parler : Enfin s’efforçant, il dit à toute peine : Vous voyez, Madame, comme pour vous obeyr, je suis allé renouvellant mes playes, avec tant de desplaisir, que si celuy-cy n’esgale par sa grandeur celuy que je receus quand ce desastre m’advint, il le surpasse pour le moins par sa longueur, puis qu’il ne sera jour de ma vie que je ne pleigne la cruelle & desastreuse fortune que j’eus en ce temps-là, car veu la cruauté dont vous usez envers moy, je n’espere plus en pouvoir perdre le souvenir que par la perte de ma vie ; ce m’est toutesfois quelque espece de contentement parmy la douleur que ce souvenir m’a r’apportée, quand je pense que je la reçois par vostre commandement, & pour avoir obey à ce que vous m’avez ordonné : Mais si vostre rigueur n’est plus grande encore que ma patience, & si vous pouvez estre esmeuë de quelque compassion, soulagez moy, je vous supplie, Madame, d’une partie de ce fardeau que vous m’avez imposé, je veux dire de continuer ce discours de mes malheurs, & desquels vous pourrez parler avec plus d’asseurance, puis que le personnage que je fais en tout ce qui me reste à dire, c’est seulement de souffrir ce qu’il vous a pleu me faire endurer : & si vous avez eu quelque raison de vouloir que le sage Adamas aprit de ma bouche la verité des choses que j’ay faites, il me semble que je ne vous fais pas une requeste desraisonnable, quand je vous supplie que par vos paroles aussi, il puisse entendre ce qui est procedé de vous entierement. Adamas, sans attendre la responce de Daphnide, se tournant vers elle, Il me semble, Madame, luy dit-il, que ce Chevalier a raison, & que par l’ordonnance mesme que vous luy avez faite, vous y estes obligée : Mon pere, respondit-elle, la loy n’est pas égale entre luy & moy, toutesfois puis que vous le trouvez bon, je feray tout ce qu’il vous plaira, aussi bien ay-je recogneu, qu’encores qu’il die la verité, si est-ce que comme les bons Orateurs, il ne laisse de lascher tousjours quelque parole à l’avantage de sa cause, & lors apres estre demeurée muette quelque temps, elle reprit ainsi le discours.


SUITTE DE L’HISTOIRE
de Daphnide, & d’Alcidon.

C’est avec beaucoup de raison qu’on a tousjours dit, que ceux qui sont interessez ou preocupez de quelque passion, ne peuvent estre Juges bien equitables, d’autant que le jugement estant offencé, il ne peut faire ses fonctions parfaites, non plus qu’un bras ou une jambe qui est blessée de quelque grand coup. Alcidon en rend un bon tesmoignage par les consequences qu’il a tirées si souvent à mon desavantage, plus porté de la passion que de la raison qu’il s’en figure ; & parce que mon discours seroit trop long, si je voulois reprendre tous les poincts où il s’est laissé transporter, je ne m’y arresteray pas, mais seulement diray avec verité ce qui reste de nostre fortune, & laisseray à vostre jugement de discerner sa passion d’avec la verité. Et pour reprendre ce propos où il l’a laissé, je vous diray, mon pere, qu’ayant receu la lettre qu’il m’avoit envoyée, & à laquelle je ne peus faire responce, parce que celuy qui me l’avoit apportée s’en estoit retourné par son commandement, sans me dire Adieu, Je demeuray la personne du monde la plus desolée, me voyant blasmer avec quelque apparence de raison, d’une chose à laquelle je ne pouvois guere remedier. J’appris incontinent apres par des lettres du Roy, tous les discours qu’ils avoient eus ensemble, & puis par Alizan, que j’y avois envoyé expres (sans toutesfois luy escrire) quel estoit son mal, & combien on le jugeoit dangereux. Je demeuray longuement à discourir en moy-mesme sur ce que j’avois à faire : car d’un costé l’affection que je luy portois me convioit d’aller où il estoit pour luy faire entendre combien il estoit abusé, & de l’autre, je n’osois l’entreprendre de peur d’estre blasmée. Je fus longuement irresoluë avant que de pancher entierement d’un costé, & enfin le second voyage qu’Alizan y fit me contraignit par son retour de m’y en aller, parce qu’il me rapporta de si mauvaises nouvelles de sa maladie, que mettant à part toute autre consideration, je me resolus de l’aller voir, & en cette deliberation, je commençay de chercher quelque excuse à mon voyage. Elle se presenta assez bonne bien tost apres, parce que la paix estant faicte, mon beau-frere fut contraint d’aller en Avignon pour r’avoir l’un de ses parens qui avoit esté faict prisonnier dans une ville qui s’estoit renduë au grand Euric, & parce qu’il avoit voulu contredire à cette resolution generale, ceux du lieu s’en estoient saisis, & encore que la paix fut depuis publiée, si est-ce qu’ils ne le vouloient point remettre en liberté, de peur que si la guerre recommençoit, il ne fist quelque entreprise sur eux, & prevoyant qu’il y auroit de la difficulté à son eslargissement, parce qu’il jugeoit bien que le Roy aymeroit mieux favoriser ceux qui pris avoient volontairement son party, & que l’affaire par consequent pourroit prendre un long trait de temps, il voulut y mener sa femme, & elle le pria de faire en sorte que je l’y voulusse accompagner, tant pour faciliter son entreprise, que pour estre accompagnée quand elle seroit contrainte de parler au Roy. Soudain que le mary m’en ouvrit la bouche, ayant opinion que c’estoit le plus honorable pretexte que je pourrois prendre, je luy promis de faire tout ce qu’il voudroit, & qu’il falloit seulement avoir le congé de ma mere : la bonne femme le luy accorda sans difficulté aussi tost qu’il luy en fit entendre le subject, de sorte que deux jours apres nous partismes, & de fortune nostre logis se rencontra vis à vis de celuy d’Alcidon. Le bruit de son mal estoit fort grand, & le Roy l’alloit voir fort souvent, parce que veritablement il l’aymoit : mais quand il fut adverty de mon arrivée, pour avoir la commodité de me voir, il se monstra encore plus desireux de sa santé : car au lieu qu’il ne le voyoit qu’une ou deux fois la sepmaine : depuis il y alla tous les jours, & en allant ou venant il passoit d’ordinaire en mon logis. Quant à moy, le lendemain que je fus arrivé, j’envoyay vers Alcidon, & luy manday par Alizan, que s’il l’avoit agreable je le verrois volontiers, & soudain que j’eus sa responce, je m’y en allay. Je le trouvay fort mal, & pour lors sa chambre estoit pleine de Mires & de Medecins ; de sorte que pour cette fois nos discours ne furent que de sa maladie : à quoy il respondoit fort peu, & tousjours en souspirant, il est vray que son mal couvroit cela, parce qu’on pensoit que c’estoit l’ardeur de la fievre. Le jour d’apres, je pris le temps si à propos, que je le trouvay presque seul, & lors m’aprochant de luy, apres luy avoir demandé en quel estat il se trouvoit, il me respondit avec les larmes aux yeux, & d’une voix assez foible & languissante. Et comment, Madame, me demandez vous l’estat du mal que vous m’avez faict, vous le devez mieux sçavoir que moy, ny que tous mes Medecins ? Alcidon, luy respondis-je froidement, il est certain, que je sçay une partie du mal de vostre esprit : mais je suis fort ignorante de celuy du corps, & c’est celuy-là qui me met en peine : car pour l’autre, quand vous voudrez m’escouter, je m’asseure que vous en serez bien tost guery. Ah Daphnide ! me dict-il avec un grand souspir, je voy bien que s’il est ainsi, vous avez plus de soucy de ce qui le merite le moins : car s’il y a quelque chose en moy qui puisse estre recommandable, c’est cette ame avec laquelle je ne vous ay pas seulement aymée, mais adorée d’une si pure & entiere affection, que je ne croy pas qu’autre que vous la peut jamais mespriser. Cette responce, repris-je, est un tesmoignage de vostre mal, mais ayez seulement le soucy que vous devez avoir de la guerison du corps, & vous verrez que pour l’ame le mal n’en est pas mortel, si pour le moins il vous est encore resté quelque peu de raison. Je sçay, me respondit-il, que le mal n’en est pas mortel : car s’il l’estoit, il y auroit quelque esperance de le voir finir un jour, & je suis tres-asseuré qu’il durera autant que mon ame, que nos Druides m’ont enseigné estre immortelle : mais si est bien celuy du corps, puis que s’il ne s’augmente comme je desire, j’avanceray de mes propres mains le terme de ma vie, affin de n’avoir plus des yeux d’amour pour voir une personne qui en a si peu dans l’ame. Je voy bien, repliquay-je, que vous estes blessé, & que vostre plus grand mal gist en l’opinion, vous croyez que la recerche du grand Euric a eu tant de pouvoir sur moy, qu’elle m’a faict effacer l’affection que je vous ay promise. N’est-ce pas cela vostre mal, Alcidon, vous semblant d’avoir une tres-juste occasion de vous douloir de moy, & de vostre fortune, qui vous a fait aymer une personne volage & inconstante ? Il me respondit alors froidement, Si vous sçavez aussi bien guerir, que recognoistre mon mal, j’avoüeray que vous estes un tres-bon Medecin. Il m’est plus aisé, luy respondis-je, de le guerir, qu’il ne m’a esté de le recognoistre, parce que l’ame est difficilement descouverte quand elle veut, & ç’a esté par hazard que j’ay tiré cette cognoissance de vos paroles, au lieu qu’à vostre guerison la raison & la verité m’ayderont ; & pour commencer, dites moy, Alcidon, à quoy avez vous recogneu que je ne vous aymois plus ? N’est-ce point aux responces que j’ay faictes au Roy, & que j’ay souffert d’estre veuë & recherchée de luy ? Mais despoüillez-vous un peu de passion, & sans avoir aucun interest en cecy, considerez qui est le Roy Euric, qui je suis, & en quelle saison nous sommes : vous verrez qu’Euric est un Prince qui peut tout ce qu’il veut, & à qui les Citez, ny les Provinces, voire ny les Royaumes entiers n’ont peu faire jusques icy resistance, quand son ambition luy a faict tourner ses armes contr’eux ; & croyez-vous qu’Amour soit une moins forte passion, ou que j’aye plus de pouvoir de resister à sa force, que tant de milliers de personnes ? Vous sçavez que je suis sa sujette, que je suis & demeure dans le païs de sa conqueste, & en une saison où il semble que toutes choses soient permises, me croiriez vous bien avisée de le desdaigner & de le rejetter ? Penseriez vous vous mesme de vivre & de demeurer pres de luy, ou dans ses Estats avec asseurance, s’il voyoit que je le traittasse de cette sorte, sçachant par vostre bouche l’amour que je vous porte, laquelle il accuseroit de tout le mauvais traitement qu’il recevroit de moy ? Est-il possible que vostre passion vous ayt de sorte aveuglé, que vous n’ayez peu voir que ce seul remede estoit celuy qui me pouvoit donner le moyen de vous voir ? Enquoy ne se change point un Amour desdaignée ? Le nom de haine est trop peu de chose, & qui voudroit bien representer ce qui s’en produit, il faudroit in- venter une parole qui signifiast haine, colere, rage, desir de vengeance, & plus encores, puis que la tyrannie & la cruauté s’y meslent. Or considerez, Alcidon, en quels termes je vous mettois, & moy aussi, si j’eusse suivy ce conseil. La moindre chose eust esté un commandement qu’il vous eust faict, de ne vous trouver jamais dans ses Estats, & à moy mille outrages, & mille mesdisances que vous ny moy n’eussions jamais peu supporter sans mourir, ou sans vengeance. Voyez à quelles extremitez nous estions, & quels contentemens nous eussions deu esperer en vivant de cette sorte ? & avoüez que mon conseil a esté le meilleur, puis qu’il nous met hors de tous ces dangers, & nous donne le moyen de vivre ensemble, avec plus de commodité que nous n’eussions jamais eu. Helas ! Madame, me respondit-il, qu’il est aisé de cognoistre que toutes ces raisons ne sont que des excuses : car si vous eussiez eu le dessein que vous dites, pourquoy vous fussiez vous cachée de moy ? & pourquoy dés ma premiere plainte ne me les eussiez vous descouvertes ? & non pas user d’une telle tromperie, qui se peut dire trahison, & laquelle je n’eusse jamais sceuë, si la fortune pour me faire sçavoir que j’estois veritablement malheureux, n’eust voulu me la descouvrir. Je vous avoüeray en cecy la verité, luy respondis-je, je vous recognus si esloigné de cét advis, que je pensay n’estre pas à propos de le vous dire, & devoir user envers vous, comme l’on faict avec les petits enfans qui sont malades, ausquels on oint de quelque douceur les bords du vaze où est la medecine, afin que trompez ils l’avalent plus aisément, & que par ceste tromperie ils se conservent la vie, m’asseurant que vous ne le trouveriez point mauvais, quand vous sçauriez mon intention, & que vous en ressentiriez le profit & le remede. Remede, helas ! me dict-il, avec un grand souspir plus amer & plus difficile à prendre, que ne sçauroit estre le mal que vous voulez guerir. Tous les malades, luy respondis-je, quand l’on leur presente les medecines en disent autant que vous, mais quand ils en ressentent les bons effects, & que la santé leur revient, alors ils en loüent les medecines & les Medecins, & avec salaire & remerciment. J’espere que bien tost vous en ferez de mesme : Il me vouloit respondre : mais il en fut empesché par une grande troupe de Chevaliers qui le venoient visiter, & peu apres je le laissay avec eux, non pas entierement guery du mal d’esprit, mais tellement disposé, que mes raisons commencerent d’y trouver place. Et parce que je desirois sur toute chose sa santé, je fus soigneuse de le revoir deux ou trois jours suivans, durant lesquels je luy representay tellement le juste dessein qui me faisoit vivre avec Euric de cette sorte, qu’enfin luy mesme y consentir, voyant, comme je crois, que les affaires estoient en un tel estat, qu’aussi bien n’y pouvoit-il plus remedier : Et sur ce discours je lui promis, que comme nostre affection avoit esté la premiere que j’avois euë, qu’elle seroit aussi la derniere, avec laquelle je luy promettois de m’enfermer dans le tombeau. Que celle que je porterois à Euric s’appelleroit Raison d’Estat, & celle que je continuerois avec luy, Amour du cœur.

Voila, mon pere, les remedes desquels j’usay pour guerir ce malade, qui furent si bons qu’il commença à se r’avoir, & peu apres à sortir du lict, & enfin avant que je partisse d’Avignon il fut guery entierement, & tellement resolu à me voir favoriser le Roy, que bien souvent lui-mesme l’accompagnoit en mon logis quand il me venoit visiter. Il est vray qu’il me falut user d’un tres-grand artifice pour persuader au Roy, que je m’estois du tout esloignée d’Alcidon, & Alcidon mesme n’eut pas peu de peine à luy faire paroistre, que pour son respect il n’avoit plus aucun dessein sur moy, parce qu’ayant sceu la bonne volonté qui avoit esté entre nous, & luy m’aymant bien fort, & par ainsi me jugeant fort agreable, il ne pouvoit penser que le respect eut eu tant de pouvoir sur Alcidon, que d’esteindre l’affection qu’il m’avoit portée : & puis considerant Alcidon jeune & beau, & luy desja fort avancé en son âge chenu & ridé, accidens qui ne sont pas souvent cause de faire naistre l’Amour, & mesme dans un jeune cœur comme le mien, & qu’il avoit trouvé empesché ailleurs à son abord, il ne se pouvoit figurer que j’eusse du tout quitté Alcidon pour luy. Et par ainsi il vesquit longuement avec soupçon d’estre trompé : mais la discretion d’Alcidon, & la froideur dont j’usois avec luy, luy firent enfin perdre ceste opinion, & cela fut cause que se croyant seul possesseur de ma bonne volonté, il ne fit point de difficulté de monstrer tout ouvertement l’affe- ction qu’il me portoit, de sorte qu’apres avoir fait à ma supplication ce que mon beau-frere desiroit, il manda à mon pere & à ma mere, qu’ils vinssent le trouver, afin de trouver occasion de me retenir aupres de luy avec quelque bonne excuse. Encores que l’un & l’autre fust fort vieux, si est-ce que l’ambition, qui tousjours jette ses racines plus avant dans l’ame des vieilles personnes, que dans les jeunes cœurs, les fit resoudre de laisser les commoditez de leurs maisons pour luy obeïr, en esperance de devenir plus grands par ses faveurs.

Nous voila donc à la suitte de la Cour, où le Roy ne trompa point leurs esperances : car il les combla & de bien & d’honneur, desquels toutefois ils ne jouyrent gueres longuement, fust que leur aage estoit parvenu au terme que nul ne peut outrepasser, ou que les incommoditez de la Cour, qu’il est impossible à tout autre qu’au Roy, d’éviter, eussent abregé leur vie, tant y a que peu de temps apres ils moururent tous deux, & sembloit qu’ils ne fussent venus à la suitte du Roy, que pour m’y laisser presque en possession : car autrement je n’y eusse osé venir, au lieu que m’y trouvant toute portée, je m’y arrestay au commencement, sous l’excuse de vouloir donner ordre à quelques affaires domestiques qu’ils m’avoient laissées, & puis pour la poursuite de quelques procez imaginez, & enfin quand l’affection du Roy envers moy fut du tout descouverte, sous l’esperance d’estre sa femme, ainsi que luy-mesme en faisoit courre le bruit.

Durant tout ce temps, il se passa peu de jours sans que je ne donnasse la commodité à Alcidon de me voir en particulier, & que je n’employasse pour le moins deux heures aupres de luy, qui me sembloient tousjours trop courtes quand il faloit nous separer. Il sçait bien que je ne mens pas, & que plusieurs fois pour luy donner ce tesmoignage de ma bonne volonté, je l’ay mis & moy aussi, en de tres-grands hazards, & de la vie & de l’honneur. Il est vray certes que j’ay un tres-grand sujet de me loüer de luy & de sa discretion, pouvant dire, que quelque commodité que je luy aye donnée, ou quelque familiarité que je luy ay fait paroistre, il n’a jamais monstré de vouloir outrepasser avec moy les bornes de l’honnesteté. Et encore que je croye bien, qu’il pensoit que je ne le souffrirois pas, toutesfois je ne laisse de luy estre grandement obligée de ne m’avoir point donné sujet de me douloir de luy.

Vivant de ceste sorte avec beaucoup de contentement, encores que je fusse en continuelle inquietude, que le Roy ne recognut la continuation de nostre bonne volonté, & que cela ne luy donnast occasion de changer, comme il avoit desja fait au desavantage de quelques autres, je m’aperceus qu’il y avoit quantité de Dames principales, qui toutes aspiroient de posseder ce grand Prince, fust pour la gloire de commander à celuy à qui tant de milliers d’hommes vaincus obeïssoient, fust pour l’esperance de venir à la Couronne, si l’amour le convioit de les espouser. Et entre celles qui tenoient le premier rang, j’en remarquay deux. L’une qui se nommoit Clarinte, & l’autre Adelonde. Quant à Clarinte, j’avouë n’avoir jamais rien veu qui meritast mieux d’estre aimé & servy, ayant toutes les conditions qui se peuvent desirer pour estre aimable. En premier lieu, l’envie n’eust sçeu trouver à redire en son visage. Et puis elle avoit la main la plus belle qui se peut voir, la taille si droite & deliée, & la façon & la majesté telle, qu’elle sembloit estre vrayement née pour porter la couronne sur la teste, aussi bien que plusieurs de ses ayeuls avoient fait autresfois, & ce qui rendoit ses coups encor plus inévitables, c’estoit qu’à la beauté de ce corps estoit joint un des plus beaux esprits de l’Univers, de qui les rayons paroissoient en toutes ses actions : mais particulierement en sa parole, qui estoit si charmante, que pour n’en point estre pris, il n’y avoit autre remede que de ne la point escouter. Bref, j’avouë que si j’eusse esté homme, je l’eusse servie, quelque traitement que j’en eusse peu recevoir. Et d’effect, toute fille que j’estois, je ne me pouvois souler de la voir, & de demeurer aupres d’elle, quoy que tant de perfections & de merites me donnassent assez de sujet de la hayr, à cause du dessein que j’avois, & la pretension que je recognoissois en elle.

Quant à Adelonde, c’estoit veritablement une belle dame, mais n’approchant en rien à la beauté de Clarinte, ny à ses merites, & de plus, qui estant mariée, ne pouvoit avoir les hautes pretensions de celle-cy, de sorte qu’encores qu’il m’ennuyast fort de voir Euric la caresser, toutefois elle ne me donnoit pas les grands soupçons que j’avois de l’autre, & cela fut cause que je me resolus de divertir l’esprit de ce Prince premierement de celle-cy, & puis avec plus de loisir d’Adelonde, & mesme que je voyois desja qu’il s’y laissoit presque aller, & qu’encores qu’au commencement il feignit de la visiter, non point par amour, mais par honneur seulement, depuis quelques jours il y alloit plus souvent que de coustume, & se cachoit de moy le plus qu’il pouvoit. Je m’en apperceus assez tost, outre que les espies que je tenois secrettement aupres de ce Prince, m’en advertirent incontinent ; & cognoissant qu’il y falloit remedier & sans perdre temps, apres avoir cherché en moy-mesme ce que j’y pourrois faire, enfin je jettay l’œil sur Alcidon, me semblant que s’il me vouloit seconder en cecy, mon dessein pourroit heureusement reüssir : & parce qu’il estoit necessaire de l’effectuer promptement à la premiere occasion que je peus parler seule avec luy, je luy tins un tel langage :

J’ay demeuré quelque temps irresoluë, si je vous devois faire entendre une chose qui me travaille plus que je ne sçaurois vous representer, craignant que l’affection que vous me portez, ne vous fasse recevoir mes paroles autrement que je ne desire, & toutefois si vous considerez de quelle sorte j’ay vescu avec vous par le passé, & quel tesmoignage je vous ay donné de ma bonne volonté, je m’asseure que vous jugerez avec moy, que la seule necessité de nos affaires me contraint de vous faire la priere que j’ay dilayée jusques icy. Vous sçavez qu’en la fortune où je suis, je n’ay pour envieuses de mon bien que toutes celles qui me voyent, de sorte que j’ay à me garder de toutes, comme des personnes qui voudroient bien estre en ma place ; L’affection que vous m’avez promise, & celle que je vous porte, vous convyent d’avoir soing de moy, mais plus encore vostre propre conservation : car encor qu’on ne sçache pas l’estroicte amitié qui est entre-nous, si est-ce qu’il y a peu de personnes qui n’ayent remarqué que vous avez tousjours porté mes affaires avec passion. Or les maximes d’Estat veulent que la mesme fortune du chef soit commune à tous les membres, si bien que vostre ruine est toute evidente, si la mienne advient. Je vous ay voulu remettre cecy devant les yeux, afin que vous ne trouviez point estrange ce que je suis contrainte de vous proposer pour nostre conservation. Vous voyez que Clarinte, soit qu’elle s’appuye sur la grandeur de ses parens, soit qu’elle fasse ce dessein sur la force de sa propre beauté, s’estudie de gagner la bonne volonté d’Euric, & qui pis est, qu’elle n’y travaille pas du tout en vain, me semblant que ce Prince commence de la trouver plus agreable que je ne desirerois. Vous cognoissez l’humeur assez changeante de celuy avec qui nous avons affaire, & que jusques icy il ne s’est trouvé personne qui l’ait peu arrester : Si Clarinte vient au bout de ses desseins, jugez de quelle sorte elle nous esloignera de la Cour, afin de ne tomber en la mesme confusion où elle nous auroit mis ? C’est pourquoy maintenant que les choses ne sont point tant avancées, que nous n’y puissions remedier, il faut que nous recherchions tous les artifices que nous pourrons imaginer pour nous mettre à couvert de cet orage. De penser que nous puissions user de violence, & y faire consentir l’esprit blessé de ce Prince, c’est estre bien ignorant des effects qu’Amour a accoustumé de produire à son commencement, puis qu’il n’y a rien qui le rende plus grand que les contrarietez qu’il y rencontre, semblable en cela au brasier que le vent rend plus grand & plus allumé : de croire aussi qu’en dissimulant, ou ne faisant pas semblant de le cognoistre, le temps puisse nous y apporter quelque bon remede, c’est un fort mauvais & fort dangereux conseil, parce que encores que l’Amour qui n’est point contrarié, peu à peu de soy mesme se destruise, & enfin devienne presque moins que rien, si est-ce qu’en ceste occasion, l’attente est si perilleuse que le danger en est du tout inévitable, puis que jamais l’Amour ne diminuë qu’apres la possession. La possession de Clarinte ne sera jamais sans mariage, le mariage estant, encor qu’Euric vint à changer d’Amour, elle ne laissera pas d’estre Royne des Visigots, & nous par consequent subjets à toutes ses volontez & violences : De sorte qu’apres y avoir longuement pensé, je n’ay peu trouver autre remede au peril qui nous menace, que celuy que je vous vay dire, lequel je vous conjure encores une fois de vouloir prendre en bonne part, & non point d’un autre sens que je le vous propose. Vous n’estes point ignorant de combien de graces le Ciel & la nature vous ont relevé par dessus le reste des hommes : La preuve que vous en avez fait partout où il vous a pleu, vous en rend assez certain. Je ne fais point de doute que pour peu que vous vueilliez employer vos yeux à regarder Clarinte, elle en ressentira incontinent les charmes ordinaires, & quoy qu’elle n’eust point en l’estomach un cœur de chair, mais de rocher, elle n’en sçauroit eviter les coups, si vous mettez en effect ma priere, il aviendra sans doute, ou qu’elle vous aymera & soudain mesprisant Euric & toute son ambition, elle se donnera toute à vous, ou qu’Euric voyant que vous la recherchez, & qu’elle le souffre, la desdaignera & s’en retirera, & ainsi nous eviterons ce malheur qui nous menace si fort : Si vous y sçavez quelque meilleur moyen, je vous supplie de le proposer, afin que nous voyons auquel nous avons à nous prendre. J’ay differé longuement de vous faire ceste ouverture, craignant que vous n’eussiez opinion que je vous proposois ce party pour vous esloigner de moy, car tant s’en faut, tout ce que je vous en dis, n’est seulement que pour pouvoir à l’avenir demeurer ensemble, & avec plus de contentement & de seureté.

Voila les paroles dont j’usay avec Alcidon, luy monstrant si à nud mon intention, qu’il me sembloit bien ne luy donner nulle occasion de se mescontenter, ou de soupçonner que j’eusse autre dessein que celuy que je luy disois, & toutefois quelque asseurance que je luy donnasse du contraire, ny quelque raison qu’il recogneut luy-mesme, il ne peut se persuader que ce ne fust pour l’esloigner entierement de moy, & avec cét esloignement m’obliger d’autant plus le grand Euric. Parce qu’apres s’estre teu quelque temps, & avoir tenu assez longuement les yeux en terre, il les releva, & avec un sousris qui monstroit bien son mescontentement, il me respondit, Dieu vueille, Madame, qu’en cecy je vous puisse aussi bien servir que vous le desirez : car quant à moy, sans qu’il soit necessaire de me raporter tant de considerations, comme vous avez pris la peine de faire, il suffit de me dire que vostre volonté est telle, mais le cœur me dit, qu’un tres-grand malheur pour moy doit prendre origine de ce commandement. Je luy obeiray toutesfois, non pas pour creance que j’aye des faveurs dont vous dites que le Ciel m’a esté si liberal : car la preuve me monstre assez le contraire, n’ayant jamais rien aymé que vous, qui vous estes ravie de moy, mais pour vous faire seulement cognoistre que jusques à la mort je vous veux obeyr. O Dieux ! est-il possible que le Roy estant aimé de vous, ne soit point encores content, s’il ne me rend entierement miserable ? O Alcidon ! as-tu bien le cœur de supporter ces outrages de la fortune ? Mais pourquoy ne les souffriras-tu pas, puis que c’est la belle Daphnide qui te l’ordonne ainsi ? & lors se tournant vers moy avec une grande reverence : Ouy, Madame, me dit-il, je feray ce que vous me commandez, & me deust-il aussi bien couster la vie que toute sorte de contentement.

A ce mot, ils s’en voulut aller, mais je le retins par le bras, & apres luy avoir representé de nouveau tout ce que je viens de dire, & adjousté encores toutes les meilleures considerations que je peus, je le priay, que quoy qu’il vid nostre perte asseurée, toutefois si c’estoit chose qui luy faschast si fort, de ne faire pas ce que je lui avois dit, parce que toutes autres infortunes me seroient plus aisées à supporter que son desplaisir : mais que s’il vouloit un peu donner de lieu à la raison, il verroit bien que c’estoit à tort qu’il entroit en ces opinions, & qu’il m’offençoit grandement en les recevant : Madame, me dit-il, si je vous offence en cela, j’en feray bien tost la penitence, en ce que vous me commandez, & telle que je m’asseure que vous en aurez pitié, & Dieu vueille que ce ne soit point trop tard : Toutefois je me suis de sorte sousmis entierement à vostre volonté, que je vous proteste d’obeyr à ce que vous m’avez commandé, & ne croyez point que j’y faille, sinon en tant que la puissance me manquera, & quoy que vous voyez le trouble où vous m’avez mis par ce commandement, ne pensez pas je vous supplie, qu’il procede d’ailleurs que de ma trop grande affection, qui ne me peut permettre de m’esloigner de vous, ou d’en servir une autre (encor que ce soit par fainte) sans une tres-grande peine : Alcidon, luy dis-je alors, luy jettant un bras au col, ce n’est pas de ceste heure que j’ay commencé de recognoistre les effects de vostre bonne volonté, ny combien outre vos merites elle m’oblige à vous aimer : mais croyez aussi, que si la mort ne me surprend bien tost, je sortiray quelquefois de ces debtes, & me desobligeray un jour de ce que je sçay bien que je vous dois, par d’aussi grands tesmoignages de mon amitié envers vous, que vous m’en avez rendu, & que j’en reçois maintenant. Et affin que vous puissiez prevoir quel est mon dessein, je vous promets, Alcidon, & vous jure devant le Dieu qui punist les faux sermens, que toute la peine que vous employerez à la recherche de Clarinte, sera mise par moy sur mon conte, & que ce sera moy qui vous en payeray.

Il me semble, que si Alcidon m’aymoit, ces paroles le devroient contenter, & toutesfois je vis bien qu’il se mettoit en ceste entreprise à contre-cœur, & seulement pour ne vouloir pas me desobeyr : Si est-ce que pour observer ce qu’il m’avoit promis, il s’y resolut, & selon sa discretion naturelle, il commença cette recherche, en laquelle, certes, il y trouva plus de difficulté que nous n’avions pensé, & y en eust bien eu encor d’avantage, si la fortune qui s’est tant pleuë à le favoriser en tout ce qu’il a voulu aymer, ne luy eust elle-mesme osté les plus grands empeschemens, par la rencontre que je vous vay dire.


HISTOIRE
De l’artifice d’Alcyre.

Il est aisé à juger que Clarinte estant belle, & telle que je la vous ay dite, & nourrie dans une Cour si remplie de Chevaliers jeunes & genereux, n’estoit pas demeurée si long-temps sans estre servie, & peut-estre encor sans aymer. Entre tous il y en avoit deux, qui sous pretexte du parentage qu’ils avoient avec elle, s’estoient plus avancez en ses bonnes graces : l’un s’appelloit Amintor, & l’autre Alcyre, tous deux, certes, tres-vaillans & tres-aimables Chevaliers, & qui, si je ne me trompe, embarquerent au commencement cette belle Dame en cette affection, sous le nom de l’amitié. Ruse assez ordinaire, & de laquelle Amour se sert bien souvent pour surprendre celles qui semblent estre plus difficiles à le recevoir dans leurs ames. Outre le parentage qui estoit entre ces deux Chevaliers, & qui les devoit lier ensemble d’une estroicte amitié : encore la longue nourriture qu’ils avoient euë ensemble, la conformité des exercices ausquels ils s’adonnoient, & leur mesme aage, les avoit conviez d’estre freres d’Armes, & de se jurer l’amitié & l’assistance, ausquelles ce nom oblige ceux qui en font profession : Mais Amour qui ne veut point souffrir de compagnon, deffit bien tost cette societé, de la sorte que je vous diray. Le feu est difficilement tenu caché sans que la fumée ne s’en apperçoive : mais je croy qu’il est encores plus mal-aisé de couvrir longuement une grande affection, & mesme à ceux qui peuvent y avoir quelque interest. Ceste raison fut cause outre celle de l’ordinaire practique, que ces deux Chevaliers s’apperceurent bien tost de l’Amour l’un de l’autre, & d’autant qu’Alcyre recogneut que Amintor l’emportoit par dessus luy, apres avoir recherché tous les justes moyens qu’il se peut imaginer pour le devancer, & qu’il eut esprouvé que tous ses efforts luy estoient inutiles, il se resolut de recourre à la finesse, & à l’artifice, lui semblant que pour vaincre, il n’y avoit point de ruse qui peut estre blasmée.

C’est presque une chose ordinaire, que toutes les personnes de condition un peu relevées, choisissent entre ceux qui les servent, quelqu’un qui leur est plus agreable, & auquel ils se confient plus qu’à tout autre. Clarinte en avoit fait de mesme entre les filles qui la servoient : car il y en avoit une qu’elle aymoit, & en laquelle elle se fioit entierement ; Alcyre qui sçavoit combien ces personnes ont de puissance & de credit aupres de celles qu’elles servent, avoit de longue main recherché la bien-vueillance de cette fille ; & comme il estoit fort accomply Chevalier, & fort liberal, il se l’estoit tellement acquise, que pour peu qu’il voulust s’y pener d’avantage pour le nouveau dessein qu’il faisoit, il luy fut aisé d’en donner cognoissance telle qu’il luy pleust à Amintor. Ayant donc acquis cette fille de cette sorte, toutes les fois que son compagnon le rencontroit aupres de la belle Clarinte, il luy laissoit la place, & s’en alloit entretenir cette fille qu’il esloignoit des autres, & s’il s’apercevoit qu’Amintor le regardast, il souscrivit avec elle, & avoit tousjours quelque secret à luy dire à l’oreille, faisant tout ce qu’il pouvoit pour le faire entrer en quelque soupçon. Amintor qui prit garde incontinent à cette nouveauté, suivant le naturel de ceux qui ayment, soupçonna bien tost ce qu’Alcyre desiroit de luy persuader, à sçavoir que cette familiarité procedoit de quelque autre plus grande, mais plus cachée qu’il avoit avec sa maistresse. Et d’autant qu’il estoit homme plein de franchise, & qui ne pouvoit rien porter dessus le cœur contre personne, un jour qu’il le trouva à propos, il luy dit : Est-il possible, Alcyre, que vous ayez autant d’affaire avec cette fille de Clarinte que vous en faites de semblant ? Alcyre qui vit reüssir si bien son dessein, ne luy respondit au commencement qu’avec un petit sousris. Et apres, Que voulez-vous, continua-t’il, que je vous die ? vous possedez tellement la maistresse, qu’il faut quand vous y estes, si je ne veux demeurer seul, que je parle à celle que vous me laissez. Il me semble, adjousta Amintor, qu’autresfois vous ne souliez point faire ainsi, & que je ne suis point plus possesseur de la maistresse que je le soulois estre. Qui a-t’il donc de nouveau ? Alcyre demeura quelque temps sans respondre, & le regardant sousrioit, comme faisant le fin, dont Amintor se troubla encor davantage, & voyant qu’il ne disoit mot : Que veut dire, reprit-il, que vous ne me respondez point, y ay-je quelque interest, ou n’est-ce point à mes despens que vous vous entretenez ensemble ? S’il est ainsi, pour le moins que je le sçache, afin que j’aye ma part au passetemps. Alors Alcyre prenant un visage plus serieux : Amintor, luy dict-il, quand nous ne serions pas si proches parens que nous sommes, vous me devez croire assez vostre amy, pour ne vous point traitter de la sorte que vous dites : Mais il est certain qu’il y a long-temps que je vous eusse adverty de ce que vous desirez de sçavoir à cette heure, si je n’eusse eu peur de vous faire desplaisir, & cette mesme consideration m’en empeschera encore, si vous ne m’asseurez du contraire. Je ne vous asseureray pas, dict-il, de n’avoir point de desplaisir de ce que vous pourriez me dire, & mesme estant à mon desadvantage : mais si feray bien, que je vous auray une tres-grande obligation, si vous me dites ce que c’est, afin d’y remedier, ainsi que je jugeray estre à propos. Si vous me promettez, dict Alcyre, d’en user avec discretion, & vous servir de l’advertissement que je vous donneray, seulement pour sortir de la tromperie où l’on vous retient ; je suis tout prest à le vous dire, comme vostre parent & vostre amy : mais autrement je ne le feray pas, puis que sans vous profiter en rien, il me pourroit beaucoup nuire. Et Amintor le luy ayant promis avec toute sorte d’asseurance, Alcyre reprit ainsi la parole. Sçaches Amintor, qu’apres avoir longuement servy la belle Clarinte, ma bonne fortune a esté telle, qu’elle s’est entiere- ment donné a moy, & que je la possede. Ah Dieu ! s’escria le Chevalier, Qu’est-ce que vous me dites ? vous possedez Clarinte ? Je la possede veritablement, reprit froidement Alcyre, & en mettez vostre esprit en repos : car elle est mienne de telle sorte, qu’il se passe fort peu de nuicts que je ne sois aupres d’elle, & c’est pourquoy vous voyez que je m’en retire en compagnie le plus que je puis, affin d’en oster la cognoissance aux plus curieux, ainsi qu’elle m’en a prié. O Dieu ! dit Amintor, en levant les mains joinctes en haut. O Dieu ! ne la punirez vous point, la trompeuse & la perfide qu’elle est ? Je vous asseure, adjousta Alcire, que plusieurs fois j’ay voulu vous en advertir, estant marry de vous voir trompé comme vous estiez : mais (ainsi que je vous ay dict) j’ay eu peur que vous n’en eussiez trop de desplaisir. Amintor alors pliant les bras sur son estomach, & ayant demeuré quelque temps sans parler, reprit enfin de ceste sorte. J’aurois une grande occasion de me douloir de vous, Alcyre, en ce que vous m’avez ravy Clarinte, si je ne sçavois bien que la poursuitte que vous & moy en avons faicte, n’a point esté au desceu l’un de l’autre : mais que comme ceux qui courent au prix, plusieurs entrent dans la course, & un seul le gaigne, de mesme je n’ay point d’occasion de me douloir de vous, si vous l’avez emportée cette Clarinte plustost que moy, au contraire, j’ay beaucoup de subject de me loüer de vous pour la declaration que vous me faictes, afin que je ne demeure plus longuement deçeu. Il ne reste pour le comble de ceste obligation qu’une chose, de laquelle je vous veux conjurer, qui est de me faire sçavoir aussi bien par mes propres yeux ce que vous me dites, que je viens de l’apprendre de vous par les oreilles. J’y feray, respondit Alcyre, pour vostre contentement tout ce que je pourray : mais je crains fort que ce ne sera que rengreger vostre desplaisir. Mon desplaisir, respondit Amintor, ne s’en augmentera point, & quand il adviendroit autrement, il ne seroit que bien à propos, afin que j’aye tant plus de courage de faire la resolution que je dois. Alcyre fit semblant de demeurer un peu empesché sur ceste demande, encore qu’il l’eust desja preveuë, & qu’il s’y fust preparé dés le commencement. Et enfin il luy respondit : Je ne sçay, Amintor, comme je pourray satisfaire à vostre curiosité : car encore que je le desire bien fort pour vostre contentement, je vois une grande difficulté de vous pouvoir mettre dans sa chambre : parce que ce n’est pas tous les soirs que j’y vay, mais seulement lors que la commodité le luy permet, laquelle elle ne me fait sçavoir que lors que chacun est desja presque couché, heure tant incommode, que je ne crois pas que vous y puissiez entrer sans estre veu. Non, non, dit Amintor, ce n’est pas ce que je demande, je fais bien la mesme consideration, il me suffira d’estre aupres de vous quand vous y entrerez. S’il ne tient qu’à cela, dit-il incontinent, vous serez bien tost satisfait, & peut-estre dés ce soir mesmes, si vous demeurez en vostre logis, & Amintor luy ayant promis de l’y attendre, ils se separerent sur ceste resolution.

Jugez, sage Adamas, à quelles impostures nous sommes sujettes par l’exemple de ceste sage Dame, qui encore qu’innocente, est toutefois par la finesse d’Alcire estimée & blasmée par Amintor, comme tres-coulpable ? Il s’alla renfermer dés l’heure mesme dans sa chambre attendant avec impatience que le rusé Alcyre le vint advertir. Luy cependant desireux d’achever aussi bien son entreprise, qu’il luy sembloit d’y avoir donné un bon commencement, & ayant desja de longue main resolu ce qu’il avoit à faire : L’heure estant venuë que chacun estoit prest de se mettre au lict, il se demesle de tous ceux qui estoient d’ordinaire avec luy, & vient trouver Amintor pour le conduire où il luy avoit promis. Le Roy Euric qui se plaisoit grandement parmy les Dames, afin d’avoir plus de commodité de nous voir, nous avoit logées Clarinte, Adelonde & moy dans son Palais, feignant que c’estoit pour nous faire plus d’honneur. Le quartier de Clarinte estoit presque à plein pied de la Cour, & ne falloit que monter trois ou quatre marches pour y aller, & estant sur ce petit perron, on entroit dans sa chambre par deux divers endroits : par l’un on trouvoit une grande salle, & une antichambre avant que d’y entrer. Par l’autre, on passoit par une petite gallerie fort obscure, qui conduisoit en son cabinet par une porte desrobée, & c’estoit où Clarinte couchoit ordinairement : & quand on vouloit passer plus outre sans entrer dans son cabinet, il ne falloit qu’ouvrir une porte tout aupres, par laquelle on entroit dans une tres-grande salle qui condui- soit hors du Palais, par une porte fort peu frequentée.

Alcire ayant de long temps fort bien remarqué tout ce que je viens de dire, conduisit Amintor dans ceste petite galerie, où estant sans point de lumiere, lors que desja chacun estoit retiré, il luy dit, Vous verrez Amintor, qu’aussi tost que je heurteray à la porte du cabinet, on me viendra ouvrir : mais je vous supplie, suivant ce que vous m’avez promis, de vous en retourner sans faire bruit aussi tost que vous m’aurez veu entrer dedans : & puis le laissant à quatre ou cinq pas de la porte, il fit semblant d’aller grater contre celle du cabinet de Clarinte, & il alla à l’autre par laquelle on entroit dans la grande salle, & qui pour estre toute proche ne pouvoit estre discernée par Amintor, & apres y avoir demeuré quelque temps, il revint vers luy, & luy dit doucement à l’oreille : Nous avons un peu trop tardé, elles estoient desja à moitié endormies, mais j’ay ouy qu’elles se levent : je vous supplie encor un coup, quand je seray entré, de vous en aller le plus doucement que vous pourrez, & cependant de vous reculer encor un peu plus, de peur que si les flambeaux estoient encor allumez, vous ne fussiez veu quand la porte s’ouvrira. Amintor le fit, ne pensant point à sa finesse, qui ne tendoit à autre fin qu’a l’esloigner d’avantage de la porte du cabinet, de peur qu’il ne peust s’appercevoir de sa ruse. S’estant donc raproché le plus doucement qu’il peut de ceste porte, il ouvrit luy-mesme celle qui alloit dans la grande sale, & y entrant la referma inconti- nent apres, parce que le ressort estoit fait de telle façon, qu’en la poussant, elle se fermoit d’elle mesme : & Alcyre qui l’avoit remarquée, y estoit venu un peu auparavant, & l’avoit laissée entr’ouverte. Amintor qui l’ouyt ouvrir & fermer incontinent, eut opinion que veritablement c’estoit celle du cabinet de Clarinte, & il est bien croyable que tout autre y eust esté aussi bien trompé que luy, estans si proches l’une de l’autre, & le lieu si obscur : toutesfois pour en estre plus asseuré, il vint prester l’oreille à la porte, pour ouyr s’ils parleroient ou feroient quelque bruit : mais ou fust que veritablement au bruit qu’Alcire avoit fait, quelqu’un s’esveilla dans la chambre de Clarinte, ou que l’aprehension le luy fist sembler ainsi, tant y a qu’il eut opinion d’ouyr quelque bruit, ce qui le transporta de sorte qu’il fut prest plusieurs fois d’enfoncer la porte à coups de pied. Enfin se souvenant de la parole qu’il avoit donnée, & de la proximité qui estoit entr’eux, & en quelle confusion il mettroit toute sa maison, il eut assez de pouvoir sur luy pour s’en empescher & s’oster de là, mais avec tant de regret, que de toute la nuict il ne peut reposer. D’autre costé, Alcyre ayant si bien joüé son personnage, & craignant qu’Amintor ne le vint chercher en son logis, ne voulut point y retourner, ny en lieu où le lendemain quelqu’un peust dire de l’avoir veu, & à ceste occasion passa toute la nuict dans quelques grottes d’un jardin, dont il s’estoit fait donner la clef.Jugez en quel estat il avoit mis Amintor, & combien un Amant doit avoir de prudence, pour eviter les artifices d’un Rival. Le desplaisir de ce Chevalier fut tel, que ne le pouvant declarer à personne, il fut enfin contraint de se mettre dans le lict, & alla quelque temps disputant contre le mal, avant que d’y vouloir donner remede ; De quoy Clarinte estant avertie par le bruit qui en couroit, poussée de l’amitié qu’elle luy portoit, & ignorant le sujet de sa maladie, se resolut de l’aller visiter : mais elle le trouva si triste, qu’à peine la peut il regarder, ce qu’elle attribuoit à la grandeur de son mal : mais l’allant une autrefois visiter, & le trouvant encore plus melancolique & plus froid que la premiere fois, elle ne se peut empescher de luy dire : Il est certain Amintor, que vostre mal doit estre fort grand, puis qu’il ne vous change pas seulement le visage, mais vous rend d’une humeur si differente à celle dont vous souliez estre, que veritablement vous n’estes plus recognoissable, Ha Clarinte ! luy respondit-il en souspirant, combien eust-il esté à propos que ce changement fut arrivé il y a long temps ? Elle demeura estonnée d’ouïr ceste responce, & lors qu’elle vouloit continuer pour en apprendre d’avantage, les Medecins s’approcherent de luy, de sorte que craignant que quelqu’un ne s’en apperceust, elle n’osa repliquer, au contraire s’estant arrestée fort peu de temps aupres de luy, elle se retira la plus mal satisfaire personne du monde.

Cependant Alcire pour ne point perdre temps, apres avoir veu un si bon commencement, & un progrez si favorable à ses desseins, pour se prevaloir encor mieux des occasions qui se pour- roient presenter, se rendit beaucoup plus familier d’Amintor, qu’il ne souloit estre, & demeuroit si assiduellement aupres de luy, qu’il estoit impossible qu’il parlast à personne sans qu’il l’ouyst. Car cognoissant bien que son mal procedoit principalement du desplaisir qu’il recevoit de Clarinte, il ne vouloit point qu’elle l’en peust desabuser, ny que quelqu’un luy fit recognoistre la verité : mais parce qu’il n’avoit pas encore entierement accomply son chef d’œuvre, & qu’il estoit necessaire, que comme il avoit trompé Amintor, il abusast aussi Clarinte, afin que comme il la fuyoit, elle s’esloignast aussi de luy. Un jour qu’il se trouva seul dans la chambre de son compagnon, & qu’il recogneut que le mal le pressoit moins que de coustume, il fit semblant de vouloir escrire quelque chose qui luy estoit d’importance : mais comme s’il n’eust peu venir à bout de ce qu’il avoit à faire, il effaçoit tantost une parole, & tantost rayoit une ligne toute entiere, & enfin feignant de se dépiter contre soy-mesme, rompoit & le papier & la plume contre la table, frappant de colere des mains dessus. Dequoy Amintor sousriant, & ne sçachant d’où procedoit ceste façon de faire, luy demanda, quelle occasion il en avoit : Je vous asseure, luy dit-il, que je pense n’avoir pas aujourd’huy l’esprit bien fait. Ce matin le Roy m’a commandé de faire pour luy une lettre de remerciment à une Dame, pour quelques estroittes faveurs qu’elle luy a faites, & faut que je la luy porte tout à ceste heure, afin qu’il ait le loisir de la rescrire : mais je ne sçay où aujourd’huy mon esprit s’en est allé : je ne puis lier deux paroles bien à propos, & parce qu’Amintor aymoit Alcyre, & qu’il sçavoit bien qu’Euric avoit accoustumé de donner bien souvent de semblables commissions à ceux qu’il aymoit le plus, & qu’il jugeoit personnes d’esprit, il voulut essayer si son mal luy permettoit de faire ceste lettre pour son amy, & pource luy ostant le broüillart des mains afin d’en comprendre mieux le sujet apres y avoir un peu songé ; Il escrivit telles paroles :


LETTRE
D’Amintor au nom du Roy Euric.

C’est à la grandeur de mon affection, & non pas de mon merite, que vous avez voulu mesurer la faveur que j’ay receuë de vous : mais à quoy faut-il que j’esgalle le remerciment que je vous en dois ? Sera-ce point pour ne vous estre redevable à ceste mesme grandeur de mon affection ? Mais estant infinie, avec quoy se pourroit-elle esgaller ? avec ce qui est comme elle infiny, & telle est la volonté que j’ay de vous faire service, laquelle je vous supplie de recevoir, comme celle de la per- sonne du monde qui vous ayme le plus, & qui y est aussi la plus obligée.

Ce qu’Alcyre desiroit sur toutes choses, c’estoit qu’Amintor escrivit ceste lettre sur ce sujet, non pas pour la donner au Roy, ainsi qu’il en faisoit le semblant : mais pour un autre effect qu’il avoit desseigné en luy-mesme. Il loüe donc grandement la vivacité de son esprit, & la facilité qu’il avoit de mettre ses conceptions par escrit, le remercie de ce qu’il a fait pour luy, l’ayant osté d’une peine qui n’estoit pas petite, & la mettant dans sa poche, s’en va feignant de la vouloir rescrire dans un petit cabinet où il souloit se retirer pour semblable affaire. De fortune le broüillart qu’il avoit fait demeura sur la table, que le pauvre malade serra dans une layette, où il avoit accoustumé de mettre semblables papiers, sans autre dessein, que de ne vouloir pas qu’il fust veu. Alcyre cependant prend de la soye, & estant hors de la presence d’Amintor, cachette ceste lettre, & y met un chiffre dessus, & puis s’en va trouver Clarinte, prenant l’heure, qu’il pensa la pouvoir trouver plus seule. Deux jours estoient desja passez depuis la derniere fois qu’elle avoit visité Amintor, & qu’elle en estoit revenuë si mal satisfaite : Toutefois encor qu’elle desirast beaucoup de sçavoir pourquoy Amintor luy avoit parlé de ceste sorte ; si est-ce qu’elle n’avoit osé y retourner si promptement, de peur de donner sujet aux médisans de mal parler d’elle : & maintenant voyant Al- cyre, & sçachant la familiarité qui estoit entre eux, encore qu’elle ne fust pas ignorante qu’il l’aymoit aussi bien qu’Amintor, si ne peut-elle s’empescher de luy demander comme se portoit son malade. Alcyre faisant semblant de ne sçavoir point que son compagnon la servist, luy respondit si froidement : Je croy, Madame, qu’il se portera bien, estant depuis peu devenu si joyeux, qu’il n’y a pas apparence qu’il tienne longuement la chambre, puis que les Medecins disent, que son mal ne procede que d’une grande tristesse. Je croy, respondit Clarinte, que les Medecins ont fort bien jugé : & faut, s’il est si joyeux que vous le dites, qu’il soit bien changé depuis que je ne l’ay veu : car la derniere fois que je fus chez luy, à peine pouvoit-il ouvrir la bouche pour parler à moy. Je ne sçay, respondit Alcyre, quel il estoit lors que vous le vistes : mais si fais bien, que jamais homme ne monstra un visage plus content qu’il fait depuis hier au matin : aussi n’est-ce pas sans raison : si c’est avec raison que celuy se contente qui a obtenu ce qu’il desire. Et je vous supplie Alcyre, dit-elle incontinent, faictes moy sçavoir ce contentement, afin que comme sa parente & sa bonne amie, je participe au plaisir qu’il en a. Je le ferois, repliqua-t’il, pour obeyr à ce que vous me commandez : mais je sçay, Madame, que la pluspart des femmes ne sçavent rien taire, & peut-estre s’il venoit à le sçavoir, je perdrois son amitié que je tiens si chere. J’avouë, respondit-elle, que je suis femme, mais non pas de celles-là que vous dites ne sçavoir rien taire, ayant toute ma vie fait particu- liere profession de ne parler jamais de ce que je promets tenir caché, comme à cette fois je le vous proteste & le vous jure. Sur ceste parole, dit-il, je le vous diray : mais à condition que vous n’userez point de la puissance que vous avez sur moy, pour m’en faire declarer davantage que je ne voudray. Ce seroit trop de discourtoisie, dit-elle, encore que je le peusse faire, de vous y vouloir contraindre. C’est pourquoy je vous asseure de ne vouloir jamais rien sçavoir de vous, que ce que vous mesme m’en voudrez dire. Sçachez donc, reprit finement Alcyre, que le pauvre Amintor est secrettement devenu amoureux d’une des principales & des plus belles Dames de la Cour, & que l’aymant passionnément, & s’estant figuré qu’elle devoit rendre à son affection quelque sorte de tesmoignage de bonne volonté : il y a quelques jours qu’il en voulut retirer quelque preuve : mais s’estant trouvé beaucoup moins heureux qu’il n’avoit eu opinion, il en ressentit un si grand desplaisir, qu’il en devint malade, se donnant de telle sorte du tout à la melancholie, qu’il y avoit peu de personnes qui ne la jugeast estre la seule cause de son mal. Dequoy ceste belle Dame estant advertie, esmeuë à quelque compassion le vint visiter, & depuis ayant recogneu la grandeur de son affection, luy a donné autant de subject de se contenter d’elle, que peu auparavant elle luy en avoit donné de mescontentement : De vous dire quel il est, il n’y a point d’apparence : Puis, Madame, que vous le pouvez juger par l’effect que je vous en dis, tant y a que ce matin il a mis la main à la plume pour luy es- crire, & ne se fiant de personne que de moy, m’a prié de luy porter sa lettre. Clarinte oyant ces nouvelles, ne peut s’empescher de rougir infiniment surprise de la nouvelle de cét Amour, & parce qu’elle ne vouloit pas qu’Alcyre s’en apperceust, elle fit semblant de se moucher, & en mesme temps luy demanda qui estoit ceste courtoise Dame, sans mesme oster le mouchoir du visage, pour empescher que le changement de sa voix ne fust recogneu. C’est, dit Alcyre, ce que vous m’avez promis de ne me commander pas de vous dire : mais pour vous donner plus d’asseurance de mes paroles, & que vous puissiez mieux juger ce que je vous dis, encore que sa lettre soit cachetée, je ne laisseray pas de la vous monstrer ; parce que je reprendray bien son cachet sans qu’il le voye, & lors ouvrant la lettre la luy presenta. Elle qui cognoissoit fort bien l’escriture d’Amintor, soudain qu’elle y jetta les yeux dessus, vit bien que veritablement il l’avoit escrite, & cela luy faisant adjouster foy à tout ce qu’Alcyre venoit de luy dire : Elle leut avec une grande émotion tout ce qui estoit escrit, qui luy donna encore plus de desir de sçavoir à qui ce remerciment s’adressoit. Et ne me direz-vous point, Alcyre, luy dit-elle, à qui ces belles paroles sont escrites ? Madame, dit-il, je la vous eusse nommée dés le commencement, si je n’eusse promis le contraire avec de si grands sermens, que j’aurois horreur de les rompre : mais qu’il vous suffise que c’est l’une des plus belles Dames de la Cour : Je le croy, dit Clarinte, puis que vous le dictes : Mais, continua-t’elle, quelque beauté qui soit en elle, si l’estimeray-je encor beaucoup moindre que sa courtoisie : & puis que vous ne me voulez dire son non, ne me pouvant venger en autre chose, je ne veux pas qu’elle ait le contentement de lire cette lettre, & en mesme temps pressée du dépit, la rompit en diverses pieces. Alcyre feignit d’en estre bien marry, & de l’en vouloir empescher, encor que ce fust son moindre soucy : enfin voyant qu’il n’y avoit plus de remede, il fit semblant de se consoler. Je diray, continua-t’il, qu’en tirant mon mouchoir, elle est tombée dans le feu, où elle a esté plustost bruslée que je n’y ay pris garde, & s’il veut il en refera un’autre.

Se pouvoit-il user avec plus de finesse, pour rompre une amitié des deux costez, qu’Alcyre en cette occasion en inventa ? aussi fit-il un si grand coup en l’un & en l’autre, que Clarinte abusée de cette lettre, & Amintor deceu de ce qu’il pensoit avoir bien veu, estoient si mal satisfaicts l’un de l’autre, qu’ils n’attendoient plus que l’occasion de se voir, pour venir aux extremes reproches, qui fut cause que Clarinte n’alla plus voir Amintor, & qu’Amintor laissa escouler plusieurs jours contre sa coustume, sans l’envoyer visiter, ce qui ne faisoit que les affermir d’avantage en l’opinion qu’Alcyre leur avoit fait concevoir.

Or voyez, mon pere, combien la fortune, quand elle veut, prepare le chemin aisément à celuy qui luy plaist qui parvienne à la fin de ses desseins. J’ay esté contrainte de vous dire un peu au long les finesses d’Alcyre, & les mesconten- temens de Clarinte, afin de vous faire mieux entendre, comme Alcidon pour effectuer la priere que je luy avois faite, parvint aux bonnes graces de Clarinte : parce que c’est une chose tres-asseurée, que sans cette dissension, il eust peu mal-aisément venir à bout de son dessein : Mais comme il a tousjours esté tres-heureux en tout ce qu’il a entrepris, il ne le fut moins à ce coup de rencontrer ce hazard si à propos.

Alcidon a voulu couvrir tant qu’il a peu son infidelité, par les discours qu’il a faits : & quoy que je me sois teuë quand il en a parlé, & que quand il me vint retrouver la premiere fois, je n’en fisse point de semblant, si est-ce que je sçavois tresbien que le long temps qu’il estoit demeuré sans me faire sçavoir de ses nouvelles, avoit veu naistre d’autres affections en luy, que celles qu’il avoit euës pour moy : car sans en chercher de plus esloignées, je sçavois fort asseurément, que Torrismond estant mort, lors que Thierry son frere prit la Couronne, il vit dans l’une des villes d’Aquitaine Clarinte, & qu’il l’ayma : & si je voulois, peut-estre luy pourrois-je bien dire & le temps & le lieu : mais il suffit qu’en son ame il sçait bien que je dis vray. Et parce qu’Alcidon faisoit semblant de ne vouloir point avoüer ce qu’elle disoit ; Non, non, dict-elle, Alcidon, ne niez point la verité, vous sçavez que je dis vray, & que peu de temps apres l’accident de Damon & de Madonthe, Thorrismond venant à mourir, & Thierry luy succedant vous le suivistes en ses voyages, & qu’au siege d’une ville vous vistes cette belle Dame, de laquelle vous eussiez davantage continué le service, si Thierry mesme ne fust mort presque aussi tost qu’il fut Roy, & depuis vous en fustes distrait par le grand Euric, qui vous occupa de telle sorte en ses diverses entreprises, que vous oubliastes aussi bien Clarinte, qu’auparavant vous aviez eu peu de memoire pour moy : & vous contentez Alcidon, que si je voulois, je vous raconterois, non seulement le commencement & le progrez de cette affection, mais peut-estre encores tant de particularitez de vostre vie, que vous vous en estonneriez.

Je dis cecy sage Adamas, non pour luy reprocher son inconstance : car je sçay bien que son âge ne luy permettoit pas alors d’estre plus constant, & que je ne l’avois point obligé d’avoir plus de fidelité pour moy : mais je le dis seulement pour vous faire entendre, qu’il eust beaucoup moins de peine à faire cognoistre sa bonne volonté à cette belle Dame. Je ne nieray pas, interrompit Alcidon, que du temps que vous distes, je n’aye veu Clarinte, & que sa beauté ne m’ait ravy, par une rencontre fort inesperée : Car au siege d’une ville, quelque intermission ayant esté faite des armes, je m’approchay de la muraille où le Roy m’envoyoit, pour faire retirer les soldats qui s’en approchoient trop ; Je vis cette belle Dame sur les creneaux, où elle estoit venuë pour parler à quelqu’un de nostre armée qu’elle cognoissoit : j’avouë qu’aussi tost que je la vis, je l’admiray, & qu’elle faillit dés lors de me couster la vie, parce que la tresve se rom- pant cependant que je la considerois, je ne me donnay garde que je fus tout couvert de traicts & de flesches, que ceux de la muraille me tiroient, & que comme elle portoit en ses habits le signe de la mort, car elle faisoit le dueil de son pere, sa veuë me fut presque mortelle de cette sorte : mais je ne confesseray jamais que cela m’ait fait manquer à ce que je vous dois, & que vous me faictes une extreme injure, quand vous en parlez autrement. Nous en croirons, dit Daphnide, ce qu’il vous plaira, tant y a Alcidon, que cette fois que par mon commandement vous lui parlastes d’amour, n’avoit pas esté la premiere, & qu’à cette occasion l’accez vous en fut plus aysé.

Au commencement, toutesfois sçachant ce qui s’estoit passé entre nous, d’autant que le Roy mesme le luy avoit raconté, elle ne laissa de rejetter bien fort ses paroles : car il faut que vous sçachiez, mon pere, que le grand Euric pensant s’avancer davantage en ses bonnes graces, luy faisoit entendre, que toute la recherche qu’il me faisoit, n’estoit que pour Alcidon, qu’il luy disoit estre passionnément amoureux de moy. Et parce que ce Chevalier desireux de vaincre cette belle Dame, ne s’arresta pas au premier refus qu’elle luy fit : Un jour qu’Euric s’estoit allé promener sur le Rosne, & pour passer le temps en meilleure compagnie, avoit convié une partie des Dames, entre lesquelles nous estions Clarinte & moy, je pris garde qu’Alcidon s’en approcha, & apres avoir parlé quelque temps à elle, je vis qu’il luy donna un papier qu’elle prit, & incontinent apres le despliant le rompit & le jetta dans le fleuve sans le lire. Je ne peus pour lors entendre ce qu’il luy avoit dit, ny ce qu’elle luy respondit, parce que j’estois trop esloignée, & qu’ils parloient fort bas : mais Alcidon me dit depuis, qu’il luy avoit dict : Ne trouvez estrange, Madame, si je viens tenter en ce lieu ce que je n’ay peu obtenir ailleurs, je veux dire, l’honneur de vos bonnes graces, parce qu’ayant esté si malheureux quand je vous en ay suppliée sur la terre, je veux essayer si l’Element de l’eau me sera point plus favorable, & d’autant que quand je vous vois, mon ame s’employe tellement à vous regarder, qu’elle oublie de parler : pour suppléer à ce deffaut, j’ay mis dans ce papier une partie des choses que je voudrois bien, & que je ne puis vous dire : Et à ce mot, il le luy presenta, elle qui eut peur qu’en le refusant, elle ne fust cause que plusieurs s’en prinssent garde, le receut, & luy dit : Vous avez eu raison, Alcidon, de penser que cet Element vous seroit plus favorable que l’autre, s’il est vray que chacun favorise son semblable, car vostre humeur inconstante ne ressemble en rien à la terre, & si faict bien à l’eau qui ne s’arreste jamais : & pour vous monstrer que j’en fais le mesme jugement, je luy donne ce papier où vous dites avoir escrit ce que vous desirez, afin qu’il vous accorde vostre requeste, m’asseurant bien que vous cognoissant aussi inconstant que luy, il vous favorisera autant qu’il luy sera possible : Et à ce mot, rompant la lettre en plusieurs pieces, sans la lire la jetta dans le fleuve. Ah, Mada- me ! luy dit Alcidon, luy voulant retenir le bras, est-ce ainsi que vous mesprisez la plus entiere affection qui vous ait jamais esté offerte ? Ne vous contentez-vous pas, injuste que vous estes, de me brusler le cœur par le feu de vos yeux, sans en noyer les plaintes dans ce fleuve pour ne les voir pas ? Vous avez tort, luy dit-elle froidement, de m’accuser d’injustice, puis que je me fais paroistre tres-equitable de ne vouloir rien retenir de l’autruy, rendant à cet Element si inconstant les pensées & les conceptions du cœur le plus inconstant qui soit en l’Univers.

Cependant que Clarinte parloit de ceste sorte à ce Chevalier, le Roy m’entretenoit, & toutesfois je n’estois pas si attentive à son discours, que je n’eusse l’œil sur Alcidon, & m’asseurant bien que Clarinte feroit quelque action, qui donneroit cognoissance de ce qu’il luy disoit, afin que le Roy y prit garde, expressément sans luy respondre je tins quelque temps les yeux sur eux, & parce qu’il me tira par le bras, comme s’il eust voulu me faire revenir d’un sommeil : Je ne dors pas, luy dis-je, Seigneur, voyez ce que je regarde, & lors je luy monstray Clarinte & Alcidon, & de fortune au mesme temps que le Chevalier luy donnoit la lettre, de sorte qu’il peut voir comme elle la rompit & la jetta dans l’eau. De quoy je fus bien ayse, afin qu’il commençast de prendre garde à ceste nouvelle amour, sçachant bien qu’en semblables affaires, il ne faut seulement qu’en faire voir un peu, & laisser à la jalousie d’achever le reste.

Depuis ce jour, Alcidon continua de sorte & poursuivit si bien son entreprise, que la belle Clarinte, pensant que ce seroit un tres-bon moyen pour gaigner Euric, & pour faire regretter à Amintor, la perte qu’il avoit fait d’elle, fit semblant de luy vouloir un peu de bien : Je dis, fit semblant, car veritablement pour lors elle n’avoit guere autre passion que l’ambition, pour laquelle elle estoit bien ayse d’estre aymée du grand Euric, & que le despit contre Amintor, croyant qu’il se fust retiré d’elle pour quelque autre, à quoy elle jugeoit que la bonne chere qu’elle faisoit à Alcidon luy pourroit estre fort profitable : car elle sçavoit bien que pour r’appeller un Amant qui se retire, il n’y avoit rien de meilleur que de faire naistre la jalousie, & pour en acquerir un de la qualité du Roy, il n’y avoit artifice meilleur que de s’acquerir les bonnes graces de ceux qui en sont aymez & favorisez, comme elle voyoit estre ce Chevalier, afin que par leurs loüanges, ils portent l’esprit de leur maistre à les aymer d’avantage, outre qu’elle en avoit ce luy sembloit un exemple en moy qu’elle sçavoit bien avoir esté aymée d’Alcidon, & qu’elle pensoit estre parvenuë aux bonnes graces du Roy par son moyen. En ceste consideration doncques, elle commença d’escouter ce Chevalier, & de luy faire quelque espece de petites faveurs : dequoy je recevois un tres-grand contentement, pensant bien que quand le Roy s’en prendroit garde, il estoit impossible selon son humeur, qu’il ne s’en offençast grandement, & tout expres lors que je pouvois parler à Alci- don en particulier, je le solicitois tousjours de s’avancer d’avantage en ses bonnes graces, & de la rechercher mesme à la veuë d’Euric, pourveu que ce fust avec discretion, ce qu’il fit de telle sorte, que non pas seulement le Roy & Amintor, mais presque toute la Cour s’en prit garde, d’autant qu’au commencement ny Clarinte, ny Alcidon, n’avoient pas grande opinion de s’aymer à bon escient, mais seulement pour les desseins qu’ils avoient tous deux, lesquels ne pouvoient estre accomplis, s’ils eussent tenu leur amitié secrette, parce que tout l’effect qu’ils en esperoient devoit proceder de la cognoissance qu’ils en donnoient à autruy.

Ils continuerent quelque temps de ceste sorte, durant lequel Amintor s’alla tousjours plus opiniastrant contre l’affection qu’il portoit à Clarinte, ne pouvant consentir que son cœur genereux aymast une personne, de laquelle il pensoit avoir esté si laschement trahy. D’autre costé, elle qui pensoit avoir encor plus d’occasion de le hayr, pour en avoir esté si indignement delaissée, encore qu’elle feignit de ne s’en point soucier, si est-ce qu’elle en ressentoit un despit si vif en l’ame, que ne pouvant s’en vanger si tost qu’elle eust bien voulu, elle ne se pouvoit deffendre de l’extreme tristesse, qui descouvre au visage les ennuis que le cœur veut tenir cachez ; & comme la neige en roulant sur d’autre s’amoncelle & s’agrandist, de mesme ce desplaisir peu à peu se joignant à d’autres ennuis, dont la vie des hommes n’est que trop fertile, s’y joignant encores quelque indisposition du corps, elle se reduit en un tel estat, qu’enfin elle fut contrainte de se mettre au lict, où tout son plus grand exercice estoit de souspirer & de plaindre. Amintor en fut incontinent adverty, parce qu’à cause de leur parentage les domestiques des uns & des autres avoient une tres-grande familiarité ensemble : mais cela encor ne fut point suffisant de vaincre l’esprit offencé de ce Chevalier. Il advint enfin, que le mal de ceste belle Dame rengregeant de jour en jour, il fut adverty qu’une nuict elle avoit eu des deffaillances qui avoient failly de l’emporter, & qu’on ne sçavoit encore ce qui en arriveroit. Il avoit tenu bon jusques là, mais oyant parler de mort, il fallut se rendre, & sans attendre d’avantage, se faisant par force habiller, il se fit trainer tout malade qu’il estoit au mieux qu’il peut au logis de Clarinte, qu’il trouva dans le lict, mais non pas toutesfois en l’extremité qu’on luy avoit dite, parce qu’encore que la nuict elle eust ce fascheux accident, le jour estant venu luy r’apporta de la force & de l’allegement. Elle qui eust attendu toute autre visite plustost que la sienne, & qui grandement offensée contre luy, n’en pouvoit souffrir la presence qu’avec peine, pensant qu’il vint la voir pour continuer ses tromperies, resolut de se faire effort, & en cachant son mal, essayer de luy desplaire en tout ce qu’elle pourroit. En ce dessein apres quelques propos communs, elle luy demanda des nouvelles de la Cour : Car, dit elle, estant dans ce lict où vous me voyez, je n’en sçay que ce que par pitié on m’en vient dire, & en eschange si vous prenez ceste peine, je vous apprendray des miennes. Madame, dit froidement Amintor, il y a si long temps que je ne fais la Cour qu’à mon lict, que ce n’est pas à moy à qui il se faut adresser pour en apprendre : mais n’estant venu icy que pour sçavoir des vostres, vous m’obligerez grandement de m’en dire, me resjouïssant cependant de vous voir en un meilleur estat que l’on ne m’avoit pas figuré ce matin. Et quoy, Amintor, respondit-elle, vous me pensiez peut-estre trouver morte ? Non, non, je ne vous veux pas encor mettre en dépense d’un habit noir : & pour vous monstrer que Dieu-mercy je ne suis pas reduite à un tel estat, je veux en satisfaisant à la curiosité que vous avez de sçavoir de mes nouvelles, vous monstrer que mes pensées tendent bien ailleurs, & lors passant la main sous le chevet, elle ne tira un papier qu’elle luy presenta. Tenez Amintor, continua-t’elle, lisez ces vers qui ont esté faits sur ces fleurs que vous voyez attachées au chevet de mon lict, & puis si vous n’en sçavez deviner l’autheur, je le vous diray. Avant, dit-il, que de les lire, je penserois le pouvoir nommer asseurément, & lors les despliant, il trouva qu’ils estoient tels :


MADRIGAL,
Sur un bouquet de fleurs aupres de Clarinte dans le lict.

Pres d’elle sur son lict un bouquet j’aperçeus,
Que d’envie aussi tost contre luy je conceus :
O fleurs ! au pris de moy, que vous estes heureuses,
En souspirant, leur dis-je, & lors me reprenant,
Je dis incontinent :
Mais pour n’estre amoureuses,
Belles fleurs, je vous croy
Moins heureuses que moy.
Puis soudain au rebours, repensant en moy mesme,
Que je n’ay point de mal, sinon parce que j’ayme :
Je te dis, ô bouquet ! mille fois plus heureux,
N’estant point amoureux.

Amintor ayant leu ces premiers vers, s’arresta pour considerer la lettre, & apres y avoir quelque temps songé : Et bien, luy dit Clarinte, qu’en pensez vous ? Jusques icy, respondit-il, je n’y voy rien qui me fasse changer d’opinion, sinon l’escriture, qui veritablement n’est pas de celuy que je pensois : mais, peut-estre, l’a-t’il fait expres pour en oster la cognoissance à ceux qui les verroient. Je cognois bien, adjousta Clarinte, que vous vous trompez : mais continuez de lire les autres, & peut-estre vous en donneront-ils plus de cognoissance : ou vous mettront entierement hors de l’opinion où vous estes. Lors Amintor continua de ceste sorte :


SONNET
Sur le mesme sujet.

Amour cueillit ces fleurs où prend la belle Aurore,
Ses roses, ses œillets, & ses lys tour à tour :
Qu’apres ouvrant le Ciel & les portes du jour,
En tombant de ses mains, tout l’Orient adore.

Belles fleurs que le Ciel de tant de grace honore,
Qu’heureuses vous serez en un si beau sejour ;
Vous mourrez, il est vray, mais sur l’autel d’amour,
Autel où tous les cœurs voudroient mourir encore.

Que vous vinstes, ô fleurs ! sous un heureux destin,
Vous nasquistes jadis dedans un beau jardin,
Et de mourir icy vous estes destinées.

D’avoir changé de lieu, qu’il ne vous fasche pas,
Car vous mourrez bien mieux que vous n’estes pas nées :
O Dieu ! qui n’esliroit avec vous ce trespas ?

Je ne sçay, continua Amintor, si les vers qui suivent me feront perdre la creance que j’ay : mais jusques icy je la tiens encores tres asseurée, & reprenant le papier, il leut les autres, qui estoient tels :


SONNET
Sur le mesme sujet.

Je la vis dans le lict, un bouquet aupres d’elle :
O combien en ces dons le Ciel est envieux !
Si j’estois comme vous, aupres de ceste belle,
Quel plus heureux sejour voudrois-je entre les Dieux ?

O fleurs ! si vous l’aimiez comme j’aime ses yeux :
La place où je vous vois à quelqu’autre nouvelle,
Vous ne changeriez pas sous l’espoir d’estre mieux :
Mais la fortune en nous n’est-elle pas cruelle ?

Le bien qui me deffaut, vous l’avez vainement,
Le bien qui vous deffaut, je l’ay pour mon tourment,
Sur nous elle use ainsi de double tyrannie.

Comme le Ciel se rit des choses de çà bas,
Il offre ses presens à qui ne les void pas :
Mais à qui les void bien, le cruel il les nye.

Amintor ayant achevé de lire ces vers, demeura fort empesché à juger qui en estoit l’autheur : car au commencement il pensoit que ce fust Alcyre, mais la conclusion de ces derniers luy en ostoit presque l’opinion. Clarinte qui vit bien qu’il ne pouvoit le deviner les reprit, & monstrant d’en estre fort soigneuse, les remit en la place où elle les avoit pris, & puis se tournant à luy. Je vois bien, Amintor, luy dict-elle, que pour ce coup vous n’en devinerez pas l’Auteur, si vous asseure-je que c’est une personne qui merite autant de bonne fortune, qu’autre qui soit en la Cour. J’avouë, Madame, respondit-il, que ces derniers vers m’ostent la cognoissance que je pensois en avoir : Si ce n’est que pour se déguiser d’avantage, il se feigne moins favorisé qu’il n’est pas. Que pensez-vous dire Amintor, reprit incontinent Clarinte, & avez vous opinion que je fasse des faveurs à quelqu’un ? Cela est bon pour celles à qui vous faictes tant de beaux & grands remercimens : mais si vous n’avez oublié la façon dont j’ay vescu avec vous, quand vous en avez recherché de moy ; vous vous souviendrez que je ne suis point personne de qui il en faille attendre. Ha ! Madame, respondit-il en souspirant, je n’ay que la memoire trop bonne de ce que vous me dictes, aussi n’y a-t’il plus que ce seul souvenir qui me reste de tant de services que je me suis efforcé de vous rendre. Mais, helas ! que mes yeux sont de trop asseurez tesmoings pour pouvoir estre démentis ? Le mal de Clarinte estoit grand, mais quand elle l’ouyt parler ainsi, elle se tourna de furie de son costé : Et quel tesmoignage, luy dit-elle, vous peuvent avoir rendu vos yeux, qui soit à mon desavantage ? & parce qu’il ne respondoit point, retenu encor du respect qu’il luy portoit, elle continua. Non, non, Amintor, que vostre silence n’essaye point de couvrir sous le voile du respect la mauvaise volonté que vous avez pour moy, & vous contentez de vos trahisons passées, sans vouloir pour les excuser m’accuser de vostre faute. Vos yeux ny ceux de tous les hommes ensemble, ne peuvent rien tesmoigner à mon desavantage, & si font bien les miens, & ceux de plusieurs autres contre Amintor, comme contre le plus perfide, & le plus ingrat qui vive. Si j’ay jamais manqué, dit-il froidement, à l’honneur, & à la fidelité que je dois à celle qui m’accuse de perfidie & d’ingratitude, je veux Madame que ce moment soit le dernier de ma vie : Mais si vous me permettez de dire ce que vous me demandez. Ouy, ouy, interrompit elle tout en colere, dites hardiment tout ce que vous sçavez, mais soyez plus veritable en vos paroles qu’en vos sermens : Si estois-je resolu, respondit-il, sans le commandement que vous m’en faites, de l’ensevelir dans mon tombeau, & l’emporter avec moy, pour m’empescher de regretter la perte de ma vie, ne l’ayant jamais desirée que pour avoir l’honneur de vous rendre le fidelle service que je vous avois voüé, & qui m’a esté interdict depuis le temps que j’ay sçeu, & veu ce que vous me commandez de vous dire. J’attens avec impatience, dit Clarinte, la fin de vostre discours, pour apres vous faire avouer que vous estes le plus ingrat, & le plus perfide qui soit en l’Univers. Ce que je vous tesmoigneray par vostre mesme escriture : si vous n’estes aussi effronté à le nier, que vous estes traistre & meschant au reste de vos actions. Amintor apres s’estre teu quelque temps, reprit ainsi la parole. Puis que vous me le commandez, Madame, & que vous m’asseurez de me dire aussi ce qui vous convie d’user de telles reproches & injures contre moy, je satisferay à vostre desir, avec protestation toutesfois, que si je mens en ce que je vay dire, je puisse estre puny rigoureusement des Dieux avant que de partir de ce lieu : mais aussi je vous supplie tres-humblement de vouloir mettre un peu vostre esprit en repos, jusques à ce que j’aye eu le loisir de le vous raconter. Quand vous m’avez monstré ces vers, j’ay creu que le bien heureux Alcyre en estoit l’auteur : mais quand j’ay veu dans les derniers, qu’il se plaignoit que ces fleurs avoient le bon-heur qu’il desiroit, & duquel il estoit privé, j’ay changé incontinent d’opinion, si ce n’est qu’il l’ait dit ainsi, pour feindre & pour se déguiser : car je l’ay veu si souvent entrer de nuict dans vostre chambre, qu’il n’a pas occasion d’en souhaiter plus de permission qu’il en a. O Dieu ! s’escria Clarinte, vous avez veu entrer de nuict Alcyre dans ma chambre ? Ouy, Madame, je l’ay veu, respondit-il, & ainsi les Dieux me soient en ayde, comme je l’ay veu de mes propres yeux. Qui eust jamais creu, reprit-elle, une si meschante ame dans Amintor d’oser dire une chose si fausse, & d’appeller encore les Dieux pour ses tesmoings ? Je suis bien marry, Madame, respondit-il, que pour vous obeyr, je sois contraint de vous tenir un propos qui vous est tant ennuyeux : mais soyez certaine que je l’ay veu, de sorte que je ne l’eusse peu voir de plus pres, si je ne fusse entré avec luy. Voicy, reprit Clarinte, la plus insigne meschanceté qui fut jamais inventée, & vous Dieux qui maintenez les innocens, prenez ma cause, faictes voir mon innocence, & punissez ces impostures : & puis addressant sa parole au Chevalier : Il n’est plus temps, continua-t’elle, de dissimuler, je veux que cette meschanceté soit averée, & que le masque en soit osté. La vie ne m’est point chere au prix de l’honneur, & la mort me sera tousjours plus agreable que cette calomnie. Et pource, Amintor, parlez clair, & me dites quand, & comment vous avez veu entrer Alcyre en ma chambre, ou autrement je croiray que tout ce que vous dites n’est que vostre pure invention. Madame, respondit-il froidement, Alcyre a esté celuy qui m’a desillé les yeux, m’ayant premierement dit, & apres à cause de mon incredulité, fait voir les extremes faveurs qu’il reçoit de vous, ayant voulu pour m’en rendre plus certain, que je l’aye accompagné jusques à la porte de vostre chambre : & sur ce discours luy raconta par le menu tout ce qu’il avoit veu, & tout ce qui s’estoit passé entre Alcyre & luy, sans laisser depuis le commencement jusques à la fin, chose qu’il eust veuë. Cette pauvre Dame fut si estonnée de ce calomnieux artifice, qu’elle en demeura quelque temps sans pouvoir ouvrir la bouche ; enfin revenant en soy-mesme, & ramassant ses esprits ; Est-il possible, dict-elle, qu’un esprit humain soit si meschant, que vous me racontez avoir esté Alcyre contre moy, qui ne luy en ay jamais donné subject ? Il faut bien que les Dieux soient infiniment plus clemens que les hommes, puis qu’ils supportent sans la chastier, une si grande meschanceté. Premierement, Amintor, je vous jure & proteste, qu’il n’y a rien au monde de plus faux que cette imposture, & veux que les Dieux ne soient point Dieux pour moy, mais Demons, affin de me chastier de la plus cruelle punition qui fut jamais inventée contre parjure, s’il y a en toute cette meschanceté la moindre chose qui soit vraye. Et en second lieu, je vous conjure par nostre amitié passée, & par la memoire des promesses que vous m’avez faites si souvent de vostre bonne volonté, outre l’obligation à quoy vous astraint le parentage qui est entre nous, de vouloir averer cette meschanceté de telle sorte, qu’il ne vous en demeure, ny à autre qui en ait ouy parler, la moindre doubte qu’il y puisse avoir de la verité : & à cette condition, & non point autrement, je vous pardonne l’offence que vous m’avez faicte, de croire en moy une chose tant indigne de moy. Et quoy que je le puisse faire avant que vous sortiez d’icy, si est ce que je desire pour ma satisfaction, que comme Alcyre & vos yeux vous ont deceus, ce soient eux aussi qui vous detrompent. Vous dites qu’il vient fort souvent me trouver : voyez ce qu’il devient, & je m’asseure que vous trouverez qu’il va ailleurs. Et toutesfois pour ne vous laisser si long-temps en cette mau- vaise opinion de moy, attendant que par autre moyen vous en sortiez encore plus clairement, je vous veux faire recognoistre qu’Alcyre voulant faire cette meschanceté, a bien eu faute de jugement à ne la sçavoir pas faire. Vous m’avez dict, que quand il vous conduisit à la porte de mon cabinet, c’estoit le jour qu’Euric accorda à Daphnide la grace pour ce prisonnier, qu’il y avoit si long-temps qu’elle luy demandoit. J’ay fort bonne memoire de ce jour là, pour un accident qui m’arriva : & qui me l’a fait remarquer, c’estoit le quinziesme de la Lune de Mars : Or je veux que vous oyez les tesmoignages de tous ceux de ma maison, avant que j’aye le loisir de parler à eux, afin que vous cognoissiez que Dieu permet bien que l’innocence soit calomniée, mais non pas oppressée. Et il faut avoüer, qu’en cecy il m’a voulu monstrer une particuliere protection, puis que plus de huict jours auparavant, & plus de huict jours apres le quinziesme de la Lune de Mars, je ne couchois point à mon logis, mais en celuy de ma mere, où j’allois tous les soirs, à cause de quelque indisposition qui luy estoit survenuë. Si cela est, adjousta Amintor, la meschanceté est veritablement toute descouverte. Vous verrez, dict-elle, à cette heure mesme ce qui en est : Et à ce mot appellant toutes ses filles, & en la presence du Chevalier, leur demandant en quel temps elle estoit allée coucher la derniere fois au logis de sa mere, & combien de nuicts elle y avoit demeuré, toutes respondirent de la mesme façon qu’elle avoit desja dit, & verifierent de telle sorte l’imposture d’Al- cyre, qu’Amintor n’en pouvoit plus estre en doubte.

Si ce Chevalier demeura estonné oyant le tesmoignage, de tant de personnes, qui ne pouvoit point estre mis en doubte, vous le pouvez juger mon pere : puis qu’il avoit creu si asseurément le contraire, qu’il jugeoit impossible qu’il fust autrement. Et apres que toutes ses filles se furent retirées, il reprit ainsi la parole. Il faut avoüer, Madame, que l’imposture d’Alcyre a esté grande, & que comme telle, elle a trainé deux grandes offences à sa suitte : L’une qu’il a commise envers moy, & l’autre, qu’il m’a fait commettre contre vous : & parce que je cognois aussi bien mon erreur que sa meschanceté, je commenceray, Madame, dit-il se jettant à genoux devant elle, à vous demander pardon de la mauvaise opinion que j’ay euë de vous, vous suppliant de considerer combien malicieusement cette ruse a esté inventée, & combien la vraye amour est ordinairement sujette à la jalousie ; & puis quand j’auray obtenu le pardon que je vous demande, je sçauray pourquoy Alcyre m’a voulu offencer de cette sorte, & luy monstreray que je sçay mieux me servir de ce que je porte au costé pour descouvrir ces malicieuses impostures, qu’il n’a d’infidelité à trahir un ami, ny de malices à vouloir offencer la reputation de Clarinte. Elle qui avoit tousjours conservé parmy ses depits plus violens, une fort bonne volonté pour ce Chevalier, le voyant à genoux devant elle, le releva avec courtoisie, & l’ayant fait r’asseoir, luy dit les larmes aux yeux.

Encore, Amintor, que la ruse dont a usé Alcyre ait esté tres-grande, si est-ce que l’offence que vous m’avez faicte n’est pas petite, ayant creu de moy une chose à laquelle vostre jugement ne devoit jamais consentir, ayant eu dés si long-temps tant de tesmoignages du contraire. Mais quand je considere l’affection que vous m’avez portée, sçachant bien de ne vous avoir point donné d’occasion de me hayr, je veux charger de toute ceste faute la jalousie, qui ordinairement accompagne ceux qui ayment, & de là tirant cognoissance que vous ne m’avez offencée en cecy, sinon d’autant que vous m’aymiez, je vous veux remettre ceste injure, à condition que vous ferez deux choses pour moy : L’une, que puis qu’Alcyre vient si souvent me voir de nuict, vous le suivrez, affin de sçavoir où il va, car il est tres-certain qu’il ne vient point icy, & vous trouverez qu’il a quelque autre assignation, laquelle je seray bien aise de découvrir, pour luy rendre le desplaisir qu’il m’a voulu faire. Et l’autre, que vous me promettiez de ne vous ressentir jamais de ceste offence contre luy, parce que je cognois bien que vostre courage vous conviera d’en tirer quelque sorte de raison, & c’est chose que je ne puis souffrir, parce que vous m’offenceriez plus qu’il n’a pas fait : d’autant que vous feriez sçavoir à toute la Cour, ce qu’il n’a faict entendre qu’à vous seul, & vous sçavez combien la calomnie tache aisément la reputation des femmes, puis que nostre justification ne peut estre qu’envers quelques particuliers, & les mesdisances s’espandent par toutes les oreilles. Madame, dit Amintor, ce dernier commandement m’est bien difficile, & je vous supplie de considerer que quand ce ne seroit pas pour vous vanger, encor suis-je obligé de faire cognoistre à cet imposteur que je ne suis pas personne qui souffre telles offenses : parce que nostre reputation est si chatoüilleuse, qu’encore que personne n’en sçache rien, toutesfois si en nous mesmes nous pensons d’avoir souffert sans ressentiment quelque indignité, nous ne sommes plus dignes d’estre appellez personnes d’honneur : car la conscience vaut mille tesmoins. Amintor, luy dit-elle, je veux que vous fassiez cela pour moy, & que vous ayez ceste consideration en vous-mesmes, que si Alcire & vous sçavez la tromperie qu’il vous a faite, vous aussi & Alcire, vous sçaurez sa meschanceté & sa perfidie ; & pour ce qui vous touche, quand vous vous souviendrez que tout Chevalier est obligé autant à l’honneur des Dames, comme au sien propre, vous cognoistrez, Amintor, que vous devez avoir soin du mien, & que vous ne devez point faire action qui le puisse blesser. Je ne remets point devant vos yeux, à quelle obligation vous peut lier l’affection que autrefois vous m’avez promise : car je sçay assez combien maintenant elle a peu de pouvoir envers vous. Madame, interrompit Amintor, pour vous monstrer que vous n’avez jamais eu plus de pouvoir sur moy que vous en avez encore, je feray ce que vous me commandez, mais aussi à condition que vous me direz, quelle est la perfidie dont vous m’accusez, & si ceste invention n’est point venue de la mesme boutique d’Alcire. Je crois, dit elle, que cela pourroit bien estre, toutesfois vostre escriture que je cognois fort bien, m’empesche de dire que vous soyez accusé faussement. Et lors faisant apporter sa bource, [il: corriger elle, VER 1619] prit le papier rompu, qu’Alcire luy avoit baillé, & luy en presentant une piece : Vous ne pouvez pas nier, dit-elle, que vous n’ayez escrit cela ? & Amintor l’ayant considerée quelque temps : l’avoüe, respondit-il, que c’est de mon escriture. Or voyons, adjousta Clarinte, ce que ces pieces rejoinctes nous diront de la perfidie que je vous reproche : car je confesse que la lettre m’a esté mise entiere entre les mains : mais le despit que j’ay eu de me voir si laschement trahye de la personne de qui je le devois estre le moins, me l’a fait rompre comme vous la voyez. A ce mot, sans qu’Amintor luy respondit rien aussi estoit-il trop estonné, elle s’efforça de se relever un peu, & en espandant les pieces sur la couverte, elle les remit aisement ensemble, & luy fit lire le remerciment qu’il faisoit pour quelque extreme faveur receuë. Amintor se remettant en memoire le temps qu’il escrivit ceste lettre, & par quel artifice on luy avoit tirée des mains. Il faut avoüer, dit-il, Madame, qu’Alcire est le plus fin, rusé & malicieux homme qui fut jamais ; Il est vray que j’ay escrit cette lettre, & que je la luy ay donnée, mais pour coppie seulement & sans estre cachettée : & continuant son discours luy raconta tout ce qui s’estoit veritablement passé en cest affaire. Mais, continua-t’il, je viens de me souvenir d’une chose qui m’est demeurée entre les mains, qui confirmera ce que vous avez dit, que Dieu n’abandonne jamais l’innocence, & qui vous monstrera la verité de ce que je vous dis : ce sera donc avec vostre permission, que j’envoyray querir une layette où j’ay mis le papier qu’Alcire broüilloit, quand il feignoit de ne pouvoir venir à bout de satisfaire aux commandemens du Roy, par lequel vous verrez que ce que j’ay escrit, n’a esté que pour le soulager, ainsi que je disois. La volonté que Clarinte avoit de bien verifier ceste malice, luy fit trouver à propos de voir ce papier, lequel ayant esté apporté incontinent apres, tesmoigna clairement la verité de tout ce qu’Amintor avoit dit, qui donna un tel contentement à Clarinte (car elle recognut fort bien la lettre d’Alcire) que tendant la main au Chevalier, & se laissant aller dans le lict : Je vous demande pardon, Amintor, lui dit-elle, de la mauvaise opinion que j’ay conceuë de vous, vous protestant qu’à l’avenir, il n’y aura jamais artifice qui me mette en doute de vostre affection. Madame, respondit Amintor en luy baisant la main, je dois marquer ce jour pour l’un des plus heureux de ma vie, puis que tant inopinément il m’a fait deux si grands biens, & lesquels je ne pouvois recevoir par aucun autre moyen : L’un de m’avoir fait cognoistre que mes yeux m’avoient trahy, & l’autre de vous avoir fait voir que je ne suis point autre que vostre fidele serviteur, & je suis tellement hors de moy de deux si bonnes rencontres, que j’avouë n’avoir point assez de parole pour en remercier & vous & ma bonne fortune. Il vouloit continuer, lors que la survenuë du Roy l’en empescha, qui ayant esté adverty du mal de ceste belle Dame, la venoit visiter presque tout seul, de peur que la compagnie ne luy donnast de l’incommodité : Et il arriva tant à l’impourveuë, qu’il surprit les pieces de la lettre qui estoit encore sur le lict. Quant à Amintor, il serra promptement les siennes : mais Clarinte fut si surprise de voir arriver Euric, cependant que ce Chevalier estoit aupres d’elle, qu’elle ne se souvint point de cacher les siennes : Si bien que le Roy les ayant apperceuës y mit la main si diligemment, qu’elle ne le peut jamais empescher d’en prendre toutes les pieces, & quelque priere qu’elle luy fit, ne voulut en façon quelconque les luy rendre, au contraire les serrant curieusement dans son mouchoir, apres s’estre arresté pres d’elle fort peu de temps, se retira dans son cabinet, où rapieçant la lettre la mit toute d’ordre : mais quand il vit le remerciment qu’Amintor faisoit (car il en recognoissoit bien l’escriture) jugez quel il devint. Tous les Amants sont d’ordinaire jaloux : mais sur tous ceux que je vis jamais, ce Roy l’estoit infiniment, fust qu’il aymast avec plus de violence, ou que son courage genereux ne peust supporter que celle à qui il faisoit l’honneur de se donner, ne se donnast entierement à luy seul : Et ceste jalousie le porta à une si grande hayne contre ceste belle & sage Dame, qu’il ne se contenta pas de me le dire, & de monstrer la lettre d’Amintor : mais il le raconta à chacun, & suivant sa passion, y augmenta de sorte, que toute la Cour avoit dequoy con- tenter sa curiosité & sa médisance.

Or voyez, mon pere, comme ce petit broüillon, que l’on nomme Amour, se plaist à se mocquer de ceux qui le servent ? Je desire de rompre l’amitié d’Euric & de Clarinte, & pour le faire, je me sers d’Alcidon : Amour qui me veut gratifier, afin que je n’en aye point d’obligation à ma prudence, suscite Alcire, qui avec une lettre qui tombe, comme je vous ay dit, entre les mains du Roy, fait ce que je recherchois. Alcire veut oster à Clarinte un serviteur, & par ses artifices luy donner sujet de hayr ce Rival, & au contraire la mauvaise satisfaction de Clarinte, est cause qu’elle reçoit Alcidon en ses bonnes graces : & par ainsi Alcire au lieu d’un Rival s’en trouve deux : Alcidon d’autre costé qui donne des vers à Clarinte pour acquerir ses bonnes graces, donne occasion à Amintor de r’entrer en bonne intelligence avec elle, & de cognoistre la tromperie que luy avoit fait Alcire. Alcire tire une lettre des mains d’Amintor, pour le faire hayr de la belle Clarinte, & ceste lettre au contraire est cause qu’il en perd luy-mesme les bonnes graces. Mais ce qui fut le pis, & qui est la cause de mon voyage en ces contrées : voulant faire perdre un serviteur à Clarinte, je luy en donnay un, & me le ravis à moy-mesme pour luy en faire un present. Car Alcidon depuis ce temps, se donna de sorte à elle, qu’il ne fut plus mien que de bouche, & à elle de cœur & d’ame : Volage & inconstante humeur des hommes, où trouveras-tu jamais quelque puissance assez forte pour t’arrester ?

Ce Chevalier donc, ayant commencé par mon commandement, continua de sa volonté le service de ceste belle Dame, de telle sorte qu’elle se pouvoit vanter, que si je luy avois osté un serviteur, elle m’en avoit aussi peu ravir un autre, & avec d’autant plus d’avantage, que si elle aymoit Euric, ce n’estoit que par ambition : mais Alcidon estoit veritablement aymé de moy, qui toutefois pour le commencement ne ressentis pas la perte que je faisois, pour l’extreme contentement que je recevois de me voir delivrée de l’inquietude en laquelle Clarinte m’avoit retenuë depuis quelque temps. Mais je ne jouys pas longuement de ce repos, & sembloit que le Ciel se plaisoit à me voir sur de semblables espines : car à peine commençois-je de me resjouyr de ceste si heureuse victoire, que je me vis contrainte de reprendre les armes, pour ne me voir opprimée par une nouvelle ennemie.

Euric qui pensoit avoir esté grandement offencé de Clarinte, & qui n’osoit point faire de demonstration du ressentiment qu’il en avoit, pour de grandes & tres-prudentes considerations, se resolut de la faire repentir de sa faute, & la chastier par l’envie qu’une autre luy donneroit des faveurs qu’elle recevroit de luy, & qui eussent esté toutes à Clarinte seule, si Clarinte se fust contentée de sa seule amitié. Et en ceste resolution, au lieu qu’auparavant il aymoit en trois divers lieux, il se resolut de mettre toute son affection, ou pour le moins toutes ses faveurs pour quelque temps en un seul sujet.

Je vous ay dit, que quand je priay Alcidon de rechercher Clarinte, il y avoit une autre Dame nommée Adelonde, à qui le Roy faisoit aussi paroistre de la bonne volonté. A ce coup, pour se venger de Clarinte, il se donna du tout à celle cy, & de telle sorte, qu’encores que sa naissance la rendit beaucoup inferieure & à Clarinte, & à moy : Toutesfois à dessein il la nous preferoit de telle sorte, que j’avouë que je fus deux ou trois fois pour rompre avec luy : Mais en cela, Alcidon par ses sages advis, me contraria tousjours, & fit en façon que je me vainquis moy-mesme, & elle, & le Roy aussi par sa patience, si bien que je puis dire luy devoir tous les contentemens que depuis j’en ay receus.

Adelonde qui se vit relevée par dessus son esperance, haussa encore d’avantage ses pretentions, & voyant que le mary qu’autrefois elle estimoit estre toute sa grandeur, estoit cause du retardement qui pouvoit arriver aux effects de ses pensées, elle commença de desirer que bien tost il la laissast seule : & quoy que l’aage qu’il avoit plus qu’elle, fust pour le moins de deux siecles, si luy sembloit-il qu’il ne s’en yroit point encores assez promptement, & eust bien voulu que sa compagnie ne fust pas si longue que sa bonne complexion en ce vieil aage luy faisoit juger. Mais comme elle avoit de l’impatience pour ce sujet, elle avoit encores moins de limite en ce qui estoit de l’Amour que ce grand Prince luy faisoit paroistre : car encores que chacun la jugeast tres-grande, si desiroit-elle qu’elle le fust encores d’avantage : & en ce desir, il n’y avoit rien qu’elle ne recherchast, ny aucun artifice qui luy semblast ou injuste, ou trop difficile : cela fut cause que quelques-uns luy proposant de se servir de charmes pour retenir l’esprit ondoyant de ce Prince, elle ne les refusa point, au contraire, s’en servit comme d’un moyen ordinaire & permis. Elle donne donc au grand Euric un bracelet de ses cheveux, où des lyons de pierrerie servoient de fermoirs. Ces lyons avoient telle vertu, que tant qu’il les porteroit au bras, il ne pourroit aymer qu’elle : peut-estre ne sembleroit-il pas tant estrange que l’amour & l’ambition, qui sont deux passions si puissantes, luy eussent fait commettre ceste faute ; si s’arrestant là, elle n’y eust pas adjousté la seconde, qui veritablement ne proceda que de faute de jugement : Mais pensant qu’il les auroit plus chers, & qu’il seroit plus soigneux & de les porter continuellement, ou de ne les point donner à personne : Elle luy dit, qu’un tres-sçavant Druyde, & qui avoit un soing particulier de la conservation de sa Couronne, sçachant combien de meschantes entreprises se tramoient contre sa vie & contre son Estat, avoit fait ces lyons sous de certaines constellations, & avec un si grand art, que tant qu’il les auroit au bras, il n’y auroit jamais entreprise de ses ennemis, qui peut avoir effect contre luy, & qu’au contraire, toutes les fois que quelqu’un entreprendroit quelque chose à son prejudice, ces lyons l’en advertiroient, en luy serrant doucement le bras avec les ongles.

Mais voyez, mon pere, comme le Ciel se moc- que de ceux qui recherchent de mauvais moyens pour parvenir à leurs intentions. Ce que ceste belle Dame avoit pris peine de recouvrer pour augmenter & se conserver la bonne volonté de ce grand Prince, fut ce qui la luy fit perdre entierement : car aussi tost qu’il sceut qu’elle usoit de charmes & de magie, il creut que toute l’affection qu’il luy avoit portée, n’estoit procedée que de la force des Demons, & non pas de beauté, ny de merite qui fut en elle, & deslors en prit une si grande horreur, qu’il s’en retira plus viste qu’il ne s’en estoit pas affectionné, & depuis quand il en parloit, il ne la nommoit plus Adelonde, mais sa Cyrce & sa Medée.

Je vous ay fait ce discours, mon pere, non pas pour estre necessaire en ce qui est d’Alcydon & de moy : mais seulement pour vous faire mieux cognoistre quelle estoit l’humeur, & quel l’esprit du grand Euric, & juger par là, si je n’avois pas suject de me servir pour conserver sa bienvueillance de toute la plus prudente finesse qu’il m’estoit possible, & si en ce que j’avois ordonné à Alcidon, j’avois eu raison ou non ? Or ce qui reste à raconter de la vie de ce Prince, ne touche non plus à nostre differend, puis que depuis ce jour, nous vesquismes comme nous faisions auparavant. Le Roy revint à moy avec toutes les submissions & tous les repentirs que peut faire & ressentir celuy qui a regret d’avoir offencé une personne qui l’ayme. Et Alcidon continua d’aymer, & de servir devant mes yeux Clarinte, ne me rendant plus les devoirs que mon amitié envers luy pouvoit meriter, & que sa fidelité me devoit, si toutesfois il y en avoit encores en luy quelque estincelle. Quant à moy je m’allois desmeslant le mieux qu’il m’estoit possible des entreprises que mes envieuses me faisoient, & conservant la bonne grace du Roy avec toute sorte de peine & de solicitude, pouvant dire avec verité que la chose qui me travailloit le plus parmi tant de soings qu’il me failoit [NB: forme déjà rencontrée plus haut, VER Lanly] avoir, estoit le peu d’amitié que je recognoissois en ce volage Alcidon, qui n’avoit pas honte de servir ceste Dame en ma presence, apres m’avoir promis tant d’affection & de fidelité. Mais, mon pere, que sert-il d’alonger ce discours, puis qu’il ne reste à vous dire que la perte de ce grand Prince : mais à quoy la raconter, sinon pour me reblesser d’une nouvelle playe sur une blessure qui ne guerira jamais qu’apres mon trespas ? Et toutesfois il faut que je la vous die, puis que je dois cela pour le moins à la memoire du plus grand & du plus genereux Prince qui commanda jamais dans la Gaule. Sçachez doncques, sage Adamas, que le grand Euric ayant espreuvé l’amitié de Clarinte n’estre pas asseurée, & celle d’Adelonde toute pleine d’artifice, il jugea que la mienne seule estoit digne de luy, puis que n’ayans peu soupçonner que j’aymasse autre personne que luy, si ce n’est Alcidon, il m’en voyoit si retirée, qu’il ne pouvoit en concevoir aucune jalousie : Et repassant par sa memoire toutes mes actions, & avec combien de modestie j’avois supporté ses diverses affections, & ses esloignemens, & avec combien de douceur je l’avois receu quand il estoit revenu vers moy, faisant apres comparaison de l’honneur de toutes les autres avec la mienne, je laisse à part celle de la beauté, puis qu’il luy plaisoit de donner ce nom à ce qu’il voyoit en mon visage, Il fit enfin la resolution que j’avois desirée & recherchée avec tant de patience & de sollicitude : je veux dire qu’il declara qu’il me vouloit espouser, & me faire à l’avenir Royne, aussi bien de ses Estats que je l’estois il y avoit long-temps & de son cœur & de son affection. Jugez, mon pere, si j’avois occasion d’estre contente, & tous ceux qui m’appartenoient aussi : Helas ! j’esprouvay bien alors que le ciel ne nous donne jamais un grand bien pour long-temps : Car ne voila pas que parmy les preparatifs des nopces, & entre les rejouyssances & les contentemens, un parricide, tel peut-on bien appeller celuy qui tue le pere du peuple, poussé de l’esprit le plus malin d’enfer me le vint ravir, je puis dire d’entre les bras, d’un coup qu’il luy donna en trahyson dans le cœur.

O Dieux ! comment supportez vous une si effroyable meschanceté sans la punir, & comment n’ensevelissez vous dans le profond des abysmes ce monstre, afin de mettre horreur aux meschans ses semblables, si toutesfois il y en peut avoir quelque autre aussi desnaturé & aussi parfaitement meschant parmy les hommes ? Vous pouvez penser quelle je devins, lors que cette nouvelle me fut apportée par les clameurs de tout le peuple. Quant à moy, il me seroit impossible de le pouvoir redire, car je perdis non seulement l’usage de la raison, mais celuy aussi du sentiment si long-temps, que chacun me tenoit pour morte : O bien heureuse ! si j’eusse peu clorre ma journée avec la sienne, & enterrer avec luy aussi bien tous mes ennuys, que tous mes contentemens l’ont suivy dans le tombeau : A ces dernieres paroles les larmes l’empescherent quelque temps de pouvoir parler, & donnerent assez de cognoissance du ressentiment qu’elle avoit encores de ceste grande perte : mais s’estant essuyé les yeux, & repris un peu ses esprits, elle continua de ceste sorte.

Pardonnez, s’il vous plaist, mon pere, à cette foiblesse de femme, & qui peut-estre seroit excusable en un esprit plus fort que le mien, si les causes en estoient aussi bien cogneuës, qu’elles sont vivement & justement ressenties de moy, & me permettez qu’encores pour un peu de soulagement, je vous die des vers qui furent faits en ce temps-là sur ce sujet, parce qu’encores que ce soit un foible remede, toutesfois il me semble que de se plaindre de son mal, donne quelque espece d’allegement. Ils sont tels :


SONNET
Sur la mort du grand Euric.

Quand enfin des Guerriers, celuy qui tout dispose,
Voulut qu’en son midy se couchast le Soleil,
Et que jamais depuis l’on n’en vist le reveil :
Ainsi disoit Daphnide au cercueil qu’elle arrose.

Puis qu’icy mon Soleil, ta lumiere est enclose :
Puis que c’est pour tousjours qu’on te cache à mon œil,
Reçoy ces tristes vœux, que tesmoins de mon dueil
Je ne rompray jamais, qu’en toy je ne repose.

Les pleurs qui de mes yeux voileront le flambeau,
Les plaisirs que j’enterre en ton mesme tombeau ;
Les desirs estouffez dont fut mon ame atteinte ;

L’amour qu’en un regret je change pour tousjours,
Tesmoigneront en moy de nos pures Amours :
L’ardeur vive à jamais, estant la flame esteinte.

Or mon pere, continua Daphnide, pour laisser ces tristes resouvenirs, qui ne peuvent que vous estre ennuyeux : & pour reprendre le sujet que j’avois commencé, je vous diray, que cependant que j’estois toute en pleurs, & que je ne pouvois trouver ny repos ny consolation en mon ame, ne voilà pas ce cruel (il faut que je donne ce nom à Alcidon) ne le voilà pas, dis-je, qui pour me surcharger de peine, laisse tout à coup sa Clarinte, & s’en revient aussi effrontément vers moy, comme si jamais il ne s’estoit donné à autre personne ? J’avouë que je demeuray estonnée de le voir sans rougir, me parler avec la mesme confidence, & avec les mesmes paroles qu’aupara- vant : mais je fus encores plus offencée, me semblant que c’estoit bien abuser de ma bonté, apres m’avoir si mal traitée (car il n’y a rien qui offence plus une femme que de la quitter pour en aymer une autre) de le voir revenir si effrontemen[t] vers moy, & sans me demander pardon de l’outrage qu’il m’avoit fait, me parler de son amour & de sa passion. Je supportay deux ou trois fois ses discours sans luy respondre. Je croy qu’il attribuoit ce silence à la grande douleur que je devois ressentir pour la perte que je venois de faire : mais enfin voyant qu’il continuoit, la patience m’eschappa, & je fus contrainte de luy dire : Cessez je vous supplie, Alcidon, de me tenir ces langages, qui ne sont plus de saison entre nous : si par le passé ils nous ont esté permis, maintenant que nous sommes & vous & moy si changez de ce que nous soulions estre, il n’y a pas apparence de les continuer. Il me vouloit respondre, mais l’empeschant avec une main que je luy mis contre la bouche, je continuay : Ouy Alcidon, nous sommes changez & vous & moy : moy parce qu’autrefois j’ay creu que vous n’aymiez qu’une seule Daphnide, & maintenant je sçay asseurément le contraire, & vous parce qu’autrefois vous estiez tout à moy, & maintenant c’est la belle Clarinte qui vous a possedé : mais qu’elle jouysse paisiblement de cette acquisition. Je vous promets Alcidon, que tant s’en faut que je la luy debate, je prieray le Ciel qu’il la luy continuë mille siecles. Alcidon monstra bien un grand estonnement, & de se vouloir justifier envers moy de ce que je l’accu- sois : mais estant si certaine de la verité, & ses paroles & ses discours m’esmouvoient plustost au despit qu’à l’Amour. Depuis (car alors voyant qu’il ne cessoit de parler, je le laissay tout en colere) il fit en sorte qu’un matin il me surprit que je n’estois point encore du tout habillée, & que de fortune il n’y avoit dans la chambre que Carlis & Stiliane, qui sont, mon pere, ces deux belles filles que vous voyez, & parce qu’elles estoient fort familieres avec nous, & que mesmes elles s’estoient apperceuës de ce qui s’estoit passé du temps qu’Euric vivoit, ny luy ny moy ne nous cachions guere d’elles, il se met d’abord à genoux, & proteste qu’il ne s’en levera jamais si je ne luy promets de l’escouter patiemment en ses justifications, & qu’apres il veut bien que j’ordonne & de sa vie & de son contentement tout ce qu’il me plaira : Moy qui estois desja assez tourmentée de mon mal-heur, je n’avois guere d’envie d’adjouster à mes desplaisirs les importunitez que je prevoyois, & opiniastre en ceste resolution, je ne voulois point l’escouter, sçachant assez que les hommes d’esprit ne manquent jamais de paroles, quand ils veulent persuader ce qu’ils desirent, & mesme Alcidon duquel je n’ignorois, ny le bel esprit, ny la grace, & je craignois que je ne tournasse à m’embarasser de bonne volonté avec une personne qui m’avoit si indignement quittée pour un[e] autre. Enfin, & Carlis & Stiliane oyant nostre dispute, me dirent que le Juge estoit injuste, qui condamnoit la partie sans l’ouyr : Il est vray, leur respondis-je : mes cheres amies, mais si vous aviez espreuvé comme moy, combien sont puissans les discours de celuy que vous voulez que j’escoute, vous me conseilleriez de leur fermer l’oreille, mieux que ne fait le serpent à ceux de l’enchanteur : Toutefois puis que vous l’ordonnez ainsi, je veux donc que vous soyez obligées à m’assister en tout ce qui m’en peut avenir ; Et me l’ayant toutes deux promis : il se releva, & nous nous assismes sur le pied de mon lict, où il parla tant, & se sçeut si bien excuser, que non point contre mon opinion, car je me doutois bien qu’il les gagneroit, elles furent presque tout à fait pour luy : Et parce que je sçavois assez que ce n’estoient que des propos bien arrengez, & des excuses bien fardées, mais sans aucune verité : je resistay de sorte, qu’enfin nous nous resolumes de recourre à l’Oracle : il nous respondit ainsi.

ORACLE.

Pour sortir de tant de peine,
Dedans les forests un jour
Vous pourrez voir la fontaine
De la Verité d’Amour.

Cette responce assez obscure pour nous, qui n’avions guere de cognoissance de cette contrée, & point du tout de la fontaine de la Verité d’Amour, nous mit en peine ; & parce qu’Alcidon vouloit pour mieux dissimuler, me monstrer un tres-grand desir de me faire voir la verité de son affection ; il s’enquit de tant de costez, qu’en fin il aprist des nouvelles de ceste fontaine : & ne nous laissa jamais en paix, qu’il ne nous eust fait resoudre à ce voyage : Je vous avoüeray bien mon pere, que son importunité peut beaucoup pour m’y disposer : mais l’une des principales raisons qui me le fit faire, fut pour esloigner pour quelque temps les lieux où je pouvois avoir de si cuisans regrets de la perte que j’avois faite, me semblant que quand j’en serois loing, je n’en aurois pas les ressouvenirs si vifs, ny si pressans : Et à cela s’ajousta encores la curiosité de voir s’il estoit vray que ceste contrée fust si heureuse, ou plustost ceux qui y habitent, comme alors que je m’en enquis l’on me voulut faire entendre : car l’on me disoit des merveilles de la beauté du lieu, de la douceur de l’air, de la quantité des rivieres, & du bien qu’elles rapportoient, soit à la fertilité des campagnes, soit à l’abondance des poissons. Mais quand on me racontoit la douce vie des bergers & bergeres de Loire, de Furant, d’Argent, de Serant : mais sur tous de Lygnon, je demeurois ravie & estonnée que toute l’Europe ne vint habiter en Forests, ou que le Forests ne s’estendist par toute l’Europe. Pour sçavoir donc si ceste renommée estoit veritable, je consentis à ce voyage ; & parce que nous sçeusmes que presque tous y alloient vestus en façon de bergers & bergeres, & aussi ne desirant pas estre recogneuë, nous nous deguisasmes de la sorte que vous nous voyez, nous semblant qu’il estoit plus à propos, tant pour ces raisons, que pour n’estre point obligées à trainer une plus grande suite de personnes apres nous.

Vous avez ouy, mon pere, non seulement nostre vie passée, & nostre differend, mais encores le sujet de nostre voyage & de nostre déguisement ; il ne reste maintenant sinon que suivant vostre prudence ordinaire, vous nous donniez & les adresses pour voir ceste fontaine, & les conseils desquels vous avez accoustumé de consoler ceux qui vous les demandent, & qui en ont besoin comme nous.

Ainsi finit la belle Daphnide, laissant Adamas extremement satisfait & de sa prudence, & de son bel esprit ; & parce qu’il vid qu’elle attendoit sa response, apres s’estre r’assis dans sa chaire, & avoir quelque temps pensé à ce qu’il avoit à luy dire, il luy parla de ceste sorte. Qui est celuy, Madame, qui n’a ouy parler du Grand Euric, & qui parmy les merveilles de sa vie, n’a admiré la puissance que la beauté de Daphnide a eu sur son ame ? Je croy que le Gange, & le Tyle en ont ouy si souvent discourir, que vos noms y sont aussi cogneus que parmy les Gaules : Mais j’avouë que la presence qui a accoustumé de diminuer l’opinion que la renommée nous donne des choses absentes, me fait voir que celle de la beauté & du merite de la belle Daphnide est beaucoup moindre que la verité. Je loüe Dieu, que ma maison ait esté honorée de vous recevoir, mais plus encores que je sois si heureux que de vous pouvoir rendre quelque service : Car, & c’est sans flatterie que je le dis, je n’eus jamais plus d’affection au service d’Amasis, & de Galathée, que j’en ay pour vous & pour Alcidon, & j’estimeray le jour heureux qui me fera naistre le moyen de vous faire voir par effect la verité de ce que je dis. Et quant à ce que vous me demandez, que je vous conseille sur la responce de l’Oracle, je ne vous puis dire à ceste heure autre chose, sinon que pour la fontaine que vous cherchez, il est impossible que vous en receviez le benefice qu’il semble de vous promettre, qu’il n’arrive pour le moins de grandes choses : Car, Madame, il faut que vous sçachiez que ceste fontaine, comme je vous ay dit, est veritablement en ce pays, & non pas fort loin de ceste maison. Mais il y a quelque temps qu’à cause de Clidamant & de Guyemants, un sçavant Druyde l’enchanta, & y mit des gardes qu’il est impossible de forcer, tant parce que ce sont des animaux qui naturellement ne peuvent estre surmontez qu’avec une tres-grande peine, & un tres-grand peril, que d’autant qu’ils y sont retenus par enchantemens : & comme je vous en ay desja discouru, tels charmes ne peuvent estre deffaits, que par le sang & la mort du plus fidele Amant, & de la plus fidelle Amante qui se puisse trouver. Et quels sont ces animaux ? interrompit Alcidon, car s’il ne faut que mettre la vie, pour tesmoigner à ceste belle Dame que veritablement je l’ayme & l’ay tousjours aimée, je suis prest à la donner de bon cœur. Si vous trouviez, dit en sousriant le Druyde, comme je vous ay dit un’autre fois, aussi bien la fidelle Amante, que vous estes disposé à faire le per- sonnage du fidele Amant, peut estre pourriez vous avec la perte de vostre vie, donner la veuë de ceste fontaine à la belle Daphnide : Mais je croy que malaisément pourrez vous rencontrer qui vous vueille vous y tenir compagnie ; & cela n’estant pas, laissez ce dessein, & asseurez-vous sur ma parole, qu’il n’y a force ny addresse humaine, qui en puisse venir à bout par autre moyen, que par celuy qui a esté ordonné en faisant le sort. Il y a deux lyons les plus grands & les plus furieux qui ayent jamais esté veus : & deux Lycornes les plus hardies & les plus agiles qu’on sçauroit voir : ces quatre animaux sont de telle sorte opiniastres à garder ce qui leur a esté donné en charge, que jamais ils n’abandonnent l’entrée de la caverne où est ceste fontaine, si ce n’est que l’un des Lyons va quelquefois chercher à manger dans la forest voisine pour tous deux : car pour les Lycornes elles se pa[i]ssent d’herbes & de fueilles comme les chevaux ou les cerfs. Et c’est une chose estrange que ces animaux, quoy que tres-furieux de leur naturel, ne font toutefois mal à personne, qui ne recherche point l’entrée de la fontaine, de sorte que les petits bergers ne s’en estonnent non plus que si c’estoient des chiens : mais quand l’on fait semblant d’approcher un certain pilier, qui est planté assez pres de l’entrée, vous voyez ces Lyons se herisser, grincer les dents, estinceler des yeux, & se foüetter de leurs queuës : & les Lycornes frapper la terre du pied, baisser leurs testes comme soldats qui presentent leurs picques, & si furieusement, qu’il n’y a personne qui ne s’en effroye.

Il ne faut donc point penser à la force : mais d’autant que je sçay bien que le grand Thautates n’est point menteur, & que par son Oracle il vous a respondu, que vous pourriez voir un jour dans le Forests la fontaine de la verité d’Amour, il est bien à propos, ce me semble, que nous discourions un peu sur ce sujet : car les Oracles ne sont jamais faux, mais bien souvent l’interpretation est celle qui nous trompe, parce que quelquefois il les faut entendre selon la parole pure & nette, & d’autrefois allegoriquement. Pour venir maintenant à l’intelligence de celuy qui vous a esté donné pour le prendre selon la parole, j’espererois que bien tost l’enchantement de la fontaine pourroit estre deffait, si ce n’estoit que ce mot, Un jour, me semble parler d’une chose qui est encore bien esloignée : car c’est ainsi que nous avons accoustumé de dire, quand nous souhaittons de voir quelquefois arriver ce qui nous semble trop long à venir : & ceste consideration me fait dire, que peut-estre l’Oracle doit estre entendu de l’autre sorte, laquelle j’expliquerois ainsi.

La proprieté de la fontaine de la verité d’Amour, est de faire voir, si veritablement l’on ayme : doncques toutes les choses qui nous peuvent faire voir la mesme chose, peuvent estre avec raison dites pour ce particulier là, la fontaine de la verité d’Amour, c’est à dire, faisant le mesme effect que feroit ceste fontaine, le temps, les services, & la perseverance le peuvent faire. Il s’ensuit donc, que le temps, les services & la perseverance, sont ceste fontaine de laquelle nous parlons : Et ce qui me fait plus arrester en ceste opinion, c’est ce mot, Un jour : car cela denote une longueur de temps qui apporte les occasions de faire service, & donne le loisir de monstrer la perseverance. De dire pourquoy l’Oracle parlant par allegorie, a plustost particularisé le Forests, que la Province des Romains : puis que là aussi bien qu’icy, le temps pourroit faire ces mesmes effects, Il sera peut-estre bien mal-aysé d’en dire la raison : & toutesfois, puis qu’aux Oracles qui sont les paroles des Dieux, il faut croire qu’il n’y a rien ny de superflu, ny de deffaillant, je penserois que ceste contrée eust esté esleuë pour deux occasions. L’une, pour vous esloigner d’un lieu où vostre qualité, vos affaires, & ceux de vos amis & parens vous pourroient tellement distraire, que la moindre partie de ce temps qui doit estre employé à vous faire avoir ceste cognoissance, seroit celle qui vous resteroit pour vous en servir en ce que l’Oracle commande, au lieu qu’estant icy libres, & sans contrainte, tout le temps sera vostre. L’autre, & que je crois estre la plus veritable, c’est que le Ciel qui monstre de vouloir vostre contentement, vous ordonne le sejour de ceste contrée pour quelque temps, afin que par [l]a conversation ordinaire de ces sinceres bergers & bergeres, vous recognoissiez mieux la sincerité de l’affection qu’Alcidon vous porte, ou que s’il est autrement, la fausseté & la dissimulation en soit tant plustost & tant plus aysément descouverte : car il n’y a rien qui fasse mieux paroistre la blan- cheur qu’en luy opposant quelque chose de bien noir. Je conclus donc, que soit d’une sorte ou de l’autre, que l’Oracle doive estre entendu, vous devez demeurer quelque temps en ceste contrée, tant pour voir si l’enchantement se défera, que pour avoir le loisir de recognoistre la verité de l’affection d’Alcidon, auquel cependant je donne toute sorte de bonne esperance : car il faut croire que les Dieux sont comme les Mires, qui ne s’amusent point à donner des remedes aux maladies incurables. Je veux dire, que s’ils eussent recogneu que la colere de Daphnide eust deu estre perpetuelle, ils ne luy eussent pas proposé ce remede.

Ainsi finit son discours le sage Druyde, & parce que Daphnide faisoit paroistre de se vouloir lever, Adamas en fit de mesme : mais Alcidon le retint, qui le supplia de faire r’asseoir Daphnide, afin qu’il peust en sa presence luy dire quelque chose qui luy estoit de tres-grande importance : Et lors, quoy que presque par force le Druyde l’ayant arrestée, Alcidon reprit la parole de ceste sorte :

Celuy, mon pere, qui pour monstrer que son espée estoit plus ayguë que toutes les choses qui se pouvoient imaginer, respondit, qu’elle l’estoit encores plus que la calomnie, nous vouloit faire entendre qu’il n’y a rien qui perce & l’ame & le cœur avec une plus profonde blesseure, & veritablement je l’ay ressenty plusieurs fois, puis qu’il plaist ainsi à ma fortune, & à ceste belle : mais il y a long temps que l’outrage ne m’en a esté si cuisant qu’il l’est à ce coup, tant pour cognoistre qu’elle continuë ceste mauvaise opinion qu’elle a conceuë de moy, que pour me voir blasmer devant une personne telle que le sage Adamas. Et parce que je sçay bien qu’un blasme qui n’est point verifié tient lieu de verité, & que j’aymerois mieux la mort que de la voir vivre avec ceste opinion ; Je vous supplie, Madame, de me permettre que je puisse dire en ma deffence ce que chacun est obligé pour la verité. Et parce que le Druyde luy respondit, qu’il estoit raisonnable, & que mesme c’estoit commencer d’employer le temps ainsi qu’il sembloit que l’Oracle l’avoit ordonné, il continua de ceste sorte :


HARANGUE
d’Alcidon.

Ceste belle Dame a pris la peine de vous raconter, mon pere, assez au long la suitte de ma miserable fortune, Et j’avouë qu’elle a dit la verité en tout ce qui est de mes actions, sinon lors qu’elle en a voulu faire quelque jugement : mais alors elle me permettra de dire qu’elle a bien fait paroistre que l’œil ne peut voir quelque chose d’autre couleur que de celle qu’est le milieu par lequel passe sa veuë : car ayant l’esprit preoccupé, ou de l’amour du Roy, ou de l’ambition, elle ne pouvoit juger que de la mesme sorte. Et par ainsi toutes les choses qu’elle voyoit en moy, luy sembloient telles qu’elle les voyoit en elle. Helas ! Daphnide, que c’est bien avec regret que je vous fais ceste reproche, & que je voudrois bien la pouvoir rendre fausse avec mon sang, & avec ma vie ! mais, & par les effects & par les paroles vous ne l’avez tesmoignée que trop veritable. Quand vous me commandastes avec tant de protestations d’amitié, de rechercher Clarinte, quelles furent les promesses que vous me fistes ? vous les avez ouyes, mon pere, car elle les a fidelement rapportées, & les raisons aussi pour lesquelles elle jugeoit, qu’il estoit nécessaire que je recherchasse Clarinte, & toutesfois je ne laisseray de les retoucher pour vous en rafraischir la memoire. Si l’on me ruine, dict-elle, aupres d’Euric, vous le serez de mesme, parce que nostre fortune est conjointe ensemble : Mais de quelle ruine me menace-t’elle, de m’esloigner de la Cour avec elle ? si Clarinte, dit-elle, vient à bout de ses desseins, jugez comme elle nous esloignera de la Cour ? Et quoy, Daphnide, est-il possible que de passer le reste de vos jours avec une personne qui vous ayme, & qui vous ayme comme je fais, soit un supplice tant insupportable que vous le dites ? Ah ! que si vos paroles n’eussent pas esté plus artificieuses que veritables, & que l’Amour eust eu autant de pouvoir sur vous que l’ambition, vous ne m’eussiez jamais ordonné de rechercher celle qui ne s’efforçoit de ruiner que ceste sacrée Ambition, qui est cause de tous mes desplaisirs : au contraire vous eussiez embrassé pleine de contentement, ceste occasion qui nous eust redonnez à nous mesmes, & qui nous eust faict vivre ensemble à longues années : Mais je vous supplie, mon pere, voyez la plaisante excuse pour m’esloigner d’elle : Vous n’estes point ignorant, dit-elle, de combien de graces le Ciel & la Nature vous ont relevé par dessus le reste des hommes : si vous recherchez Clarinte, elle en ressentira les effects, & soudain mesprisant Euric & toute son ambition, elle se donnera toute à vous : O Amour ! ne me dois-tu pas la vengeance de ceste trompeuse flaterie ? Elle me veut persuader que Clarinte quitera ceste mesme ambition, qui est cause que Daphnide me rejette & me donne à un[e] autre : mais pourquoy peut-on penser qu’elle me vueille ainsi esloigner d’elle ? Est-ce pour quelque haine qu’elle me portast, ou pour quelque importunité que je luy rendisse ? Nullement : mais pour la seule raison qu’elle mesme allegue. Euric, dict-elle, voyant que vous la recherchez, & qu’elle le souffre, la desdaignera & s’en retirera : Voila, mon pere, le seul suject de toute ceste longue & si artificieuse harangue, elle pense que le Roy ne l’aimera point tant qu’elle souhaite, ou peut-estre qu’il se faschera, s’il n’est entierement asseuré que je ne pense plus en elle : & voila qu’elle me veut donner à Clarinte, afin qu’il s’en apperçoive tant plustost : Et bien je ne plains pas ny le temps que j’y ay employé, ny les soings & la peine que j’en ay euë, puis que ç’a esté en luy obeissant. Mais, mon Dieu, n’ay-je pas subject de me douloir, qu’elle m’ait deçeu par ses discours pour m’esloigner d’elle, qu’elle m’ait abusé de promesse pour m’y arrester, & qu’à mon retour elle m’ait accusé de la faute qu’elle a faicte ? Je vous jure, dict-elle, devant le Dieu qui punit les faux sermens, que toute la peine que vous employerez à la recherche de Clarinte, sera mise par moy sur mon conte, & que ce sera moy qui vous en payeray. Est-il possible, Daphnide, que vous ayez proferé ces paroles, & que maintenant vous vous pleignez de la recherche que j’ay faicte avec tant de soing à ceste Clarinte, puis que vous les deviez mettre sur vostre conte, & que c’estoit vous qui m’en deviez payer ? N’avois-je pas raison de rendre le conte de mes services le plus grand qu’il m’estoit possible ? Mais, me direz vous, lors qu’Euric en perdit la fantaisie, vous ne deviez plus vous y arrester : car ne sçavez-vous pas que l’occasion se changeant doit aussi diversifier les entreprises ? J’avouë, Madame, que l’effect cesse lors que cesse sa cause : mais puis que le Roy s’estoit distrait de l’amitié qu’il portoit à Clarinte, pour la recherche qu’il cogneut que je luy faisois, si j’eusse laissé ceste recherche, pourquoy ne peut-on pas juger avec raison que peut-estre il eust renouvellé ceste amitié, & ceste derniere faute eust esté pire que la premiere : Mais, belle Daphnide, si vous aviez volonté que je revinsse, que ne me le commandiez vous ? Pouviez-vous croire de n’avoir une entiere puissance sur moy, puis que vous en aviez fait des preuves si signalées ? Mais voicy une plaisante accusation : Soudain, dit-elle, qu’Euric est mort, le voila qui laisse sa Clarinte, & sans me demander pardon, s’en vient aussi effrontément à moy, comme si jamais il ne s’estoit donné à personne. Qu’est-ce que desormais il te faut faire, informé [?Infortuné?] Alcidon, pour rendre tesmoignage de ta fidelité, puis que ce qui en doit rendre plus de preuve, est pris pour asseurance du contraire ? Je sers Clarinte par commandement & contre ma volonté, & seulement comme disoit Daphnide, par raison d’Estat, & afin qu’Euric s’en desgouste, & l’on trouve estrange qu’Euric estant mort, meure aussi en mesme temps ceste feinte recherche, & que je l’enterre dans le mesme tombeau, & si j’eusse fait autrement, n’eusse-je pas fait paroistre que j’y avois quelque autre dessein ? Mais il falloit, dit-elle, me demander pardon, avant que retourner à vivre comme de coustume avec moy. Bon Dieu ! est-il possible que celle qui m’a promis des payemens & des recompenses pour faire ce qu’elle m’a commandé, vueille qu’au lieu du loyer je luy demande des pardons ? Et dequoy, Madame, vous plaist-il que je le vous demande ? de ce que vous avez servy, direz-vous, Clarinte ? Mais vous me l’avez commandé & commande encores avec promesse de recompence : Mais pourquoy, me direz-vous, Avez-vous si long-temps continué ? Mais pourquoy, Madame, n’eusse-je pas continué si long temps, puis que j’attendois tousjours vos commandemens ? ne pourroit on pas faire ceste mesme reproche au forçat qui est attaché dans la galere, & de qui la liberté despend de la volonté d’autruy ? Et si l’on luy demandoit pourquoy as-tu demeuré si long temps en ceste captivité ? n’auroit-il pas raison de dire, Mais pourquoy m’y avez-vous laissé si long temps ? vous dites que vous sçaviez bien que j’avois aymé Clarinte & taschez de r’apporter quelque particularité, & si cela est, & que ceste affection vous despleust, pourquoy me commandiez-vous de la servir ? N’est-ce pas pour monstrer que l’ambition en vous avoit plus de pouvoir que l’Amour ? & n’avoüerez-vous pas que puis que comme vous dites j’en faisois difficulté, l’amour estoit plus fort en moy que vostre ambition ? car toutes les raisons que vous m’alleguastes pour m’esloigner de vous, n’estoient qu’en faveur de ceste execrable ambition, & si l’Amour que vous dites que je portois à Clarinte avoit quelque force en moy, pourquoy fis-je tous les refus de la servir qui me furent possibles ? & pourquoy aussi tost que le pretexte que vous aviez pris d’Euric fut perdu par sa mort, laissay-je ceste Clarinte que vous me reprochez ? Quelle occasion en avois-je plus grande apres la mort d’Euric, si ce n’estoit celle que j’ay veritablement alleguée de ma seule affection ? Si Clarinte m’avoit plus mal traitté que de coustume : Si elle avoit fait quelque nouvelle eslection, ou qu’il y eust eu quelque mauvais mesnage entr’elle & moy, il y auroit quelque sujet de soupçonner que ce fust pour cela que je fusse revenu vers vous : mais puis qu’elle ne m’en avoit point donné de sujet, que pouvez-vous penser qui me l’ait fait quitter, que la seule affection que j’ay conservée inviolable pour vous ? Mais, mon pere, peut estre que vous me pourriez demander aussi pourquoy la belle Daphnide, qui m’avoit autrefois fait paroistre tant de bonne volonté & avant & durant l’amitié d’Euric, mesmes au peril de toute sa fortune, auroit apres la mort de ce Prince changé cette volonté envers moy, & ne m’auroit pas voulu recevoir : car il n’y a pas apparence qu’une Dame si accomplie, & si pleine de jugement, change ainsi d’humeur sans occasion : de sorte qu’il y a apparence qu’elle ait recogneu en moy cette faute de laquelle elle m’accuse : Nullement, mon pere, mais en voicy la raison, & ces paroles mesmes nous l’ont descouverte : Il est vray qu’au commencement elle a aymé ce Prince par ambition, & comme elle disoit par raison d’Estat : mais faut-il trouver estrange si l’on se brusle quand on met le doigt dans le feu ? il faudroit plustost s’estonner si l’on ne se brusloit pas, car ce seroit contre nature. Le grand Euric estoit veritablement un Prince si accompagné de toutes les graces qui peuvent faire aymer, que cette belle Dame peu à peu en fust prise sans y penser, & au lieu de l’aymer comme elle disoit, elle l’ayma comme il meritoit. Et pour monstrer que je dis vray, voyez, mon pere, quels desplaisirs furent ceux qu’elle eut de sa perte, & quels ressentimens en a-t’elle conservez jusques icy ? Qui ne jugera que ce sont des effects d’une veritable & tres-ardente affection ? Je ne les veux pas remarquer par le menu : car ce n’est que rendre ma playe plus profonde : mais elle me permettra bien de vous dire des vers qu’elle fit quelque temps apres, lors comme je crois, que je la recherchois avec trop d’importunité. Ils sont tels :


PLAINTE DE DAPHNIDE
sur la mort d’Euric.

STANCES.

I.

Que te sert-il Amour de reveiller mon ame,
Ne croy point que mon cœur puisse estre rechauffé,
Le feu de ses desirs fut alors estouffé,
Quand la mort insensible en esteignit la flame.

II.

Insensible fut-elle aux excez de ma plainte,
Trop insensible helas ! aux traits de la pitié ;
Puis que pour ne ravir à mon cœur sa moitié,
Elle ne peut jamais de mes pleurs estre atteinte.

III.

Elle voulut monstrer contre Amour sa puissance,
Luy ravissant d’un coup ce qu’il eut de meilleur :
Amour comme un enfant pleura bien mon malheur,
Mais que petite helas ! me fut cette allegeance.

IIII.

Je vis clorre ses yeux : mais je vis à mesme heure
Clorre de mon bon-heur le desir & l’espoir,
Que puis-je desirer ne le pouvant plus voir ?
Et quoy plus esperer, si ce n’est que je meure ?

V.

Ma lévre r’assembloit les reliques aymées :
O cruel souvenir ! de l’esprit ondoyant,
Quand la mort les ravit, de vaincre ne croyant,
Si ses mains de deux morts ne restoient diffamées.

VI.

Sa perte de la mienne à l’instant fut suivie,
Le fer qui le frappa m’attaignit dans le cœur,
Ceste cruelle ainsi d’un coup plein de rigueur,
Me fit mourir en luy, car il estoit ma vie.

VII.

Aussi, puis que mon cœur a receu tel outrage,
Que ces myrthes d’amour soient changez en cypres,
En cendres ses ardeurs, ses plaisirs en regrets,
Qui le peut convier de vivre d’avantage ?

VIII.

Toute flame soit donc à jamais estouffée,
Et tous les fers rompus, desquels Amour se sert,
Et dessus ce tombeau soit à jamais offert
Mon cœur privé d’amour en signe de trophée.

IX.

Grand Roy de qui la mort a peu seule en ton ame
Esteindre le beau feu, qui pour moy t’enflama,
Ce fut de ton amour que le mien s’alluma :
J’enferme aussi mes feux où s’enferma ta flame.

X.

Comme la terre esteint le feu de la Chimere,
Le mien s’est estouffé des cendres d’un cercueil,
Et le Phœnix & moy ne bruslons qu’au Soleil,
Mon Soleil n’estant plus, rien ne le peut plus faire.

XI.

Donc je t’appends, ô mort ! ce cœur que tu despoüilles
De l’object qu’en vivant il a jugé si beau :
Je ne veux plus aymer que ce fatal tombeau,
Ny desirer que toy riche de mes despoüilles.

Je m’asseure, sage Adamas, continua Alcidon, que vous jugerez aisément par ces vers pleins d’une affection si extreme, & d’une resolution de ne plus rien aymer, & lesquels elle ne desavouëra pas pour siens, que le mauvais accueil que j’ay receu de ceste belle Dame ne procede point d’ailleurs que de l’amour qu’elle portoit à ce grand Prince, lequel toutefois m’ayant voulu déguiser, elle a tasché de rejetter sur ma faute ce dequoy il falloit accuser les merites du Grand Euric, & mon malheur. Mais, belle Daphnide, qu’il soit ainsi que vous ayez aymé, non point comme vous disiez par raison d’Estat, mais à bon escient, contre qui pensez vous avoir failly ? Ce n’est pas contre une personne qui n’ait assez d’Amour pour pardonner, pour oublier, voire pour effacer tout à fait ceste offence ; c’est contre Alcidon, sur qui vous sçavez que vous pouvez toute chose, il est plus prest à vous donner sa vie & son ame, que non pas à vous reprocher ceste injure : Pourquoy tardez vous à luy tendre les bras, & à l’asseurer par ceste action, qu’il n’y avoit rien qui le peust reduire en l’estat qu’il a esté que la seule fortune du Grand Euric, à laquelle il n’y a rien qui ait peu resister que la seule mort : ce ne me sera pas peu de gloire, que celle que j’ayme ait esté adorée du plus grand Roy de l’Univers, ny peu de satisfaction à ce grand Prince dans le cercueil, que si vous aymez quelque chose apres luy ce soit cét Alcidon qui luy cede à la verité en fortune, mais qui le surpasse en Amour. Si je dis quelque chose qu’en vostre ame vous ne jugiez tres-veritable, reprenez moy de mensonge : mais si vous ne pouvez nyer ceste verité, pourquoy me voulez vous affliger plus long temps, & me faire faire la penitence d’un forfait que je n’ay pas commis ? A ce mot Alcidon se levant de son siege, & se jettant à genoux devant la belle Daphnide, & luy prenant la main. Je jure, dit-il, par ceste main, qui seule m’a peu ravir le cœur, que jamais je n’ay rendu hommage qu’à elle seule, qu’elle seule sera celle qui à jamais aura toute puissance sur moy : establissez & ordonnez de moy & de ma fortune ce que vous voudrez. Alcidon aymera & adorera Daphnide jusques dans le cercueil, quelque rigueur qui soit en elle. Et vous, mon pere, dit-il, s’adressant au Druyde que le grand Thautates a estably Juge en ceste contrée, que tardez vous de condamner ceste belle à me rendre ce cœur qu’elle m’a tant de fois donné, & jure ne le retenir, ny l’avoir agreable, que d’autant qu’il estoit à moy ? Si elle s’excuse en m’accusant d’aymer quelque autre chose, est-il possible qu’elle sçache mieux ce que je fais que moy-mesme ? Elle dit que j’ayme Clarinte ; je jure & je proteste que je ne l’ayme point : pourquoy se veut-elle plustost croire que moy, elle qui ne peut voir que mes actions, & moy qui vois & mes actions & mes intentions ? peut estre elle dira que je la veux tromper, & elle ne se veut pas decevoir : Mais pourquoy la voudrois-je tromper ? car si je ne l’ayme pas, qu’ay-je affaire de son amitié ? & si je l’ayme, peut-elle penser que celuy qui aime quelque chose luy vueille mal tout ensemble ?

Ainsi disoit Alcidon, y adjoustant encores tant d’autres semblables discours, que Daphnide ne pouvant respondre qu’à mots interrompus : enfin le Druyde. Il me semble, Madame, dit-il, que voicy l’Oracle esclarcy, & qu’il est temps desormais de terminer ce differend. Pleust à Dieu, dit-elle, que je le peusse faire en sorte que & Alcidon & moy, eussions le repos d’esprit que nous ostons l’un à l’autre : Vous plaist-il, Madame, respondit Adamas, que j’en sois juge ? Pourveu, dit-elle, qu’Alcidon y consente, & qu’il ne contrevienne jamais à ce que vous en ordonnerez, ce ne sera pas moy qui appelleray de l’ordonnance que vous en ferez. Je proteste, dit Alcidon, qu’il n’y a rien qui me puisse empescher de vous aymer : mais je jure que j’observeray en sorte le jugement du sage Adamas, que s’il m’est contraire, vous n’aurez jamais importunité de moy : & si je manque à ce serment, je veux que les sacrifices, le feu & l’eau me soient interdits à jamais : Alors Adamas, apres avoir quelque temps pensé en luy-mesme : enfin avec la majesté de sa venerable vieillesse : Dites moy, dit-il, Madame, avez-vous bien aymé Alcidon ? Plus que ma vie, respondit-elle : Et maintenant, reprit-il, luy voulez-vous mal ? Je veux mal, dit-elle, non pas à luy, mais à sa legereté : Et s’il n’estoit point volage, repliqua-t’il, & qu’il n’eust jamais aymé que vous, l’aymeriez-vous encores, & ne seriez vous pas bien marrie de l’avoir blasmé à tort ? Sans doute, dit-elle. Or de ceste legereté, continua le Druyde, le pouvez-vous accuser pour d’autre que pour Clarinte ? Et n’est-ce pas assez ? respondit Daphnide : Mais quand il alla servir Clarinte ne luy aviez vous pas commandé, & luy ne le fit-il pas à contre-cœur ? J’avouë, dit-elle, que je fus en cela imprudente, & luy dissimulé : Mais en effect, dit Adamas, s’il s’en fust retiré, & qu’Euric eust voulu revoler encore vers elle, n’eussiez vous pas blasmé Alcidon, d’avoir desobey à vostre commandement ? Je pense qu’ouy, dit-elle. Or escoutez donc, reprit alors le Druyde, vous Daphnide, & vous Alcidon : le grand Thautates, qui par Amour a fait tout cet Univers, & par Amour le maintient, veut non seulement que les choses insensibles, encores que contraires, soient unies & entretenuës ensemble par liens d’Amour, mais les sensibles & les raisonnables aussi. Et c’est pourquoy aux Elemens insensibles, il a donné des qualitez qui les lient ensemble par sympathie, aux animaux l’amour & le desir de perpetuer leur espece ; aux hommes la raison, qui leur apprend à aymer Dieu en ses creatures, & les creatures en Dieu. Or ceste raison nous enseigne que tout ce qui est aymable se doit aymer selon les degrez de sa bonté : Et par ainsi ce qui en aura plus, devra aussi estre plus aymé. Et toutesfois d’autant que nous ne sommes point obligez à ceste Amour, sinon en tant que ceste bonté nous est cogneuë : Il s’ensuit que plus le bon est recogneu, plus aussi doit-il estre aymé : Mais puis que Dieu a fait toute chose pour l’Amour, & que la fin de quelque chose est tousjours plus parfaite, nous pouvons aysément juger, que puis que toutes les choses bonnes ont l’Amour pour leur but, que de toutes, l’Amour est la meilleure. Or cognoissant ceste bonté de l’Amour, nous sommes plus obligez par les loix de la raison, d’aymer l’Amour que toute autre chose, & plus cet Amour est recogneu, plus aussi le devons nous aymer.

L’Oracle qui vous a esté rendu sur le differend qui estoit entre vous, vous reconfirme ce que je dis, car il est tel :

Pour sortir de tant de peine,
Dedans les forests un jour
Vous pourrez voir la fontaine
De la Verité d’Amour.

C’est-à-dire, En Forests enfin vous recognoistrez que veritablement vous vous aymez l’un l’autre, & lors vous sortirez de la peine où vous estes : Car le grand Thautates qui vous a rendu cét Oracle, sçachant combien religieusement vous rendez ce que vous devez & à luy & à la raison, a bien creu que soudain que vous seriez asseurez de l’amitié l’un de l’autre, vous jugeriez estre tres-raisonnable de vous aymer d’un amour égale à vos merites : Et pour ce, Daphnide, puis que vous voyez qu’Alcidon vous ayme, car pourquoy desireroit-il si passionnément d’estre aymé de vous, si veritablement il ne vous aymoit ? Et vous Alcidon, puis que vous voyez l’amour de Daphnide envers vous, car pourquoy seroit-elle jalouse de vous & de Clarinte, si l’amitié qu’elle vous porte n’estoit mere de ceste jalousie ? Je vous ordonne, ou plustost le grand Thautates le vous commande, qu’oubliant toutes les choses passées qui peuvent alterer vos bonnes volontez, & que sans attendre de voir autre fontaine de la verité d’Amour, vous vous reünissiez d’affection, & r’allumiez de sorte ceste ancienne Amour, que comme la cognoissance que vous avez de vos merites, vous oblige à vous aymer d’une tres-grande affection ; vous fassiez paroistre que personne ne peut tant aymer que vous, puis que personne ne peut avoir plus de causes d’Amour, que le Ciel en a mis & en l’un & en l’autre.

A ce mot, Adamas les prenant par la main & les mettant l’une dans l’autre : Qu’eternelles, dit-il, puissent estre ces unions : Il est impossible de representer les contentemens d’Alcidon, qui se pouvoient dire des transports ; ny de redire les remercimens que quelquefois il faisoit au Druyde, & d’autrefois à Daphnide : mais la modestie & l’honnesteté, avec laquelle elle luy respondoit, tesmoignoit assez la vertu & la sagesse qui estoit en elle. Stiliane, Carlis & Hermante, qui estoient presens receurent un extreme contentement de celuy d’Alcidon : car il avoit ce bon-heur qui l’accompagnoit par tout, d’estre aymé de tous ceux qui le voyoient, de sorte que tous s’en vindrent resjouyr avec luy, comme de la meilleure fortune qui luy eust peu arriver.

Fin du quatriesme livre.

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LE
CINQUIESME
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.



Ainsi se termina la dispute de Daphnide & d’Alcidon par la prudence du sage Adamas. Encores qu’il jugeast bien que selon l’Oracle ils devoient sortir entierement de l’opinion que la jalousie leur avoit fait concevoir l’un de l’autre par la veuë de la fontaine de la Verité d’Amour : toutesfois comme personne tres-advisée, jugeant par leurs discours qu’il ne leur pouvoit rendre un meilleur office, ny plus à leur gré, que de les remettre bien ensemble, il pensa estre à propos de leur expliquer l’Oracle de ceste sorte : & en mesme temps les conseiller, comme il fit, de sejourner quelque temps en ceste contrée, à fin que s’il leur restoit encores quelque soupçon des choses passées, & qu’il pleust au Ciel de rompre l’enchantement de la fontaine, ils peussent en s’y regardant se guerir entierement de ceste maladie.

Cependant qu’en la presence d’Adamas ces choses se passoient de ceste sorte, les bergers & bergeres qui estoient dans la salle avec Leonide & Alexis, incontinent que la collation fut achevée, reprirent les divers discours qu’ils avoient laissez : Mais Alexis & Astrée, pour n’estre point interrompuës, se prenant soubs les bras, se mirent à promener d’un bout à l’autre de la salle, qui ne fut pas une petite commodité pour Alexis : car en ces divers tours elle pouvoit plus aysément cacher les changemens de son visage, & excuser mieux les discours interrompus qu’elle luy tenoit. Astrée qui n’estoit pas moins transportée de voir devant elle un visage si ressemblant à celuy de Celadon, ne pouvant dissimuler son contentement, fut bien ayse que ceste commodité de parler à Alexis luy fut donnée en se promenant, tant pour n’estre point ouye de personne qui la peust interrompre, que pour pouvoir avec plus de liberté luy representer l’affection qu’elle lui portoit. Apres avoir donc fait deux ou trois tours sans sçavoir ny l’une ny l’autre par où commencer, enfin Astrée fut la premiere à parler ainsi :

De quelle sorte, Madame, dois-je marquer ce jour pour m’en ressouvenir à jamais, & pour tesmoignage de l’extreme faveur que j’y ay receuë, puis qu’il m’a esté si heureux que de me faire cognoistre à vous, & de vous pouvoir asseurer de la volonté que j’ay de vous faire service : Mal-aysément le pourray-je faire aussi dignement que j’y suis obligée, si je n’y employe la marque que le grand Thautates a voulu donner à nostre petit hameau, qui est le Guy sacré, que ceste année il y a voulu faire croistre, presque pour augure du bon-heur que nous devions recevoir de vostre venuë en ce lieu : monstrant bien par là, que jamais sa main liberale ne s’employe à nous faire une grace seule, mais qu’il l’accompagne tousjours de plusieurs autres. La grace & le bon-heur, dit Alexis, est tout de mon costé, qui me suis treuvée icy en la saison que ce Guy salutaire doit estre cueilly : car cela a esté cause que j’ay eu le bien de vous voir & de vous cognoistre, qui estoit l’un de mes plus grands desirs. Comment, Madame ? repliqua Astrée, nous feriez-vous bien ce tort à toutes, & à moy particulierement, de croire que nous ne soyons venües icy que pour ce Guy salutaire, duquel vous parlez ? Je veux croire, respondit Alexis, tout ce qu’il vous plaira, mais vous me permettrez de dire, que ce ce suject m’a fait avoir à ce coup le contentement de vous voir : & qu’encores que je n’eusse point esté icy, vous n’eussiez pas laissé d’y venir, pour convier Adamas au sacrifice du remerciment. Je vous proteste, Madame, reprit incontinent la bergere, que vous seule estes celle qui m’avez fait venir, & qu’il y a long temps que je n’ay eu un plus grand desir que d’avoir le bien de vous voir, vous suppliant de croire, que ny mon courage ny mon humeur, ne me permettent pas de me mesler des choses publiques, les laissant à nos sages Pasteurs qui les conduisent, & selon leur coustume, & selon ce qu’ils jugent estre avantageux à ceste contrée. Je serois trop glorieuse, adjousta Alexis, si je pouvois me le persuader ainsi, car ce seroit une asseurance de ce que je souhaitte le plus, & que je cherirois autant que chose qui me peust arriver le reste de ma vie : Mais dites moy, belle bergere, ce Guy duquel nous parlons, en quel lieu a-t’il esté trouvé ? Si le Soleil, respondit Astrée, vous permettoit de vous mettre à la fenestre, je le vous ferois voir d’icy. Je pense, dit Alexis, que la montagne le couvre desja de ce costé là : mais encores que cela ne soit pas, il me semble qu’il est si tard, que la grande chaleur peut bien estre passée, & que par ainsi nous n’en recevrons pas tant d’incommodité que de plaisir de la belle veuë de ceste plaine : Et à ce mot ouvrant la fenestre, & s’accoudant toutes deux dessus, apres avoir jetté les yeux d’un costé & d’autre, Astrée commença de ceste sorte :

Voyez vous, Madame, le cours de ceste riviere, qui passant contre les murailles de la ville de Boën, semble coupper ceste plaine presque par le milieu, s’allant rendre au dessous de Feurs dans le sain de Loire, c’est le malheureux & diffameé Lignon, le long duquel vous pouvez voir nostre hameau, vis à vis de Mont-verdun, qui est ceste petite montagne qui s’esleve en pointe de diamant, au milieu de la plaine, & qui semble un escueil dans la mer : car telle pouvons nous dire que ressemble la plaine qui est tout à l’entour : Si vous retirez maintenant vostre veuë un peu à main gauche, vous verrez le Temple de la bonne Deesse, qui est ce Temple rond, au pied duquel passe un bras de ce detestable Lignon ; un peu plus en là, & suivant ceste fascheuse riviere, vous y remarquerez un petit bois, & c’est là où est le chesne bien-heureux, qui porte le Guy sacré ceste année, & veritablement c’est une chose remarquable, qu’il y a une forme de Temple fait de petits arbres pliez les uns sur les autres fort artificieusement : & que personne ne sçait ny celuy qui l’a faict, ny en quel temps on y a travaillé : & toutefois il est si bien disposé & si bien entendu, que tous ceux qui le considerent advoüent que celuy qui en a esté l’artisan doit avoir esté un tres bon maistre : aussi nous pensons presque tous que ce doit estre quelque Pan ou Egipan, ou quelque autre demy Dieu champestre qui en a esté l’inventeur : car c’est l’ordinaire d’attribuer à quelque Dieu les choses qui nous semblent belles, & desquelles l’autheur nous est incogneu. Alexis feignant de ne sçavoir ce que ce pouvoit estre, faisoit l’estonnée de tout ce que la bergere luy disoit, & pour mieux dissimuler, faisoit semblant de ne pouvoir pas bien remarquer le lieu qu’elle luy vouloit monstrer, & que toutesfois elle sçavoit mieux que la bergere mesme qui le luy vouloit enseigner : & au contraire, la belle Astrée la tirant un peu vers elle, & advançant la main pour luy faire porter la veuë droicte au lieu où estoit ce Temple : Voyez vous, Madame, luy disoit-elle, ce bois qui touche presque le bord de la riviere, portez vostre veuë un peu plus à main gauche, vous verrez un petit pré qui semble plus verd que les autres qui sont plus en là : c’est parce que l’herbe n’y est point foulée, & que le bestail n’y est jamais conduit, d’autant que dés long-temps il est dedié à quelque Divinité aussi bien que ceste touffe d’arbres qui le touche : Or ce petit pré sacré semble avoir esté conservé de ceste sorte comme l’entrée de ce Temple artificieux qui est dans ces arbres que vous voyez. Il me semble, respondit froidement Alexis, que je commence de remarquer ce que vous dictes, & mesme que je voy un arbre beaucoup plus eslevé que tous les autres. Il est vray, dit incontinent Astrée, c’est celuy sur lequel est appuyé le Temple, & qui pour estre le plus signalé a eu le bon-heur de porter ceste année le Guy sacré pour lequel l’on doit faire le sacrifice du remerciment. Si j’avois l’esprit de vous pouvoir redire les choses rares qui y sont, & l’artifice avec lequel il est faict, je m’asseure que vous vous en estonneriez : Entre les autres, j’y ay remarqué une image de la Deesse Astrée (car ce Temple luy est dedié) toute differente de celles que l’on a accoustumé de nous representer. Elle est vestuë en bergere, là houlette en la main, & des troupeaux aupres d’elle, & ce que je trouve plus estrange, c’est que ceux qui l’ont veuë aussi bien que oy, asseurent qu’elle me ressemble. Alexis à ce discours ne peut s’empescher de rougir, & il fut fort à propos que personne ne la peust voir : car il eust esté trop aysé de remarquer ce changement, duquel elle mesme se prenant garde, & ayant peur que si de fortune Astrée eust tourné les yeux vers elle, elle ne s’en fust apperçeuë, feignant de s’appuyer du coude sur la fenestre, elle se mist la main sur le visage. Et pour ne luy donner le temps de la regarder : Je crois belle bergere, luy dit-elle, que celuy qui a peint ceste Deesse de ceste sorte l’a fait avec beaucoup de raison : car Astrée qui est la Déesse de la Justice ne peut estre mieux representée qu’en bergere, avec la houllette & les trouppeaux, soit pour monstrer que mesme dans les lieux plus retirez & plus champestres, les innocens & les plus foibles sont par elle maintenus en asseurance, soit pour faire entendre que par le moyen de la justice l’on voit la paix & l’abondance parmy les hommes, qui toutes deux ne se peuvent mieux representer que par les bergeres & par les troupeaux. Mais je l’estime encores plus judicieux d’avoir donné vostre visage à ceste Deesse : Car comment pouvoit-il mieux choisir, puis qu’il avoit à presenter une divinité, que le patron le plus parfait que la nature nous ait fait voir ; vostre beauté estant telle, que je veux croire que ceste Astrée, si elle prend la peine de baisser les yeux sur cét Autel, se glorifiera plus des traicts de ce beau visage, que du sien mesme, & qu’elle aymera mieux estre veuë telle que vous paroissez en terre, que telle qu’on la void dans le ciel. Ces loüanges, dit Astrée en rougissant, sont trop grandes pour une personne si remplie de malheur que je suis : Et mesme venant de vous, Ma dame, à qui elles sont bien mieux deües, il est vray que telle que je puis estre, je suis bien tellement vostre, que vous en pouvez & parler & disposer comme il vous plaira, n’ayant pour ceste heure nulle autre plus grande ambition que de pouvoir meriter le tiltre d’estre à vous. Alexis alors tournant les yeux vers elle : Voulez vous, luy dit-elle[,] belle bergere, que je croye ce que vous me dites ? Je vous supplie, Madame, dit incontinent Astrée, & vous en conjure par ce que vous avez jamais le plus aymé. Ceste conjuration, dit-elle, que vous me faites, outre ce qui est de vostre merite est trop forte, pour permettre que vostre requeste ne vous soit accordée ; c’est pourquoy pour ne manquer à celle par qui vous m’avez conjurée, je vous promets d’oresnavant de croire tout ce que vous me dites de vostre bonne volonté : mais avec condition que jamais vous ne vous en repentiez. Et en eschange je vous donne ma foy, de ne vous refuser jamais chose que vous vueilliez de moy, quand vous me la demanderez au nom de celle que j’ayme le mieux. Madame, reprit incontinent Astrée, je veux que les faisseaux de verveine & de fougere que nous presentons à Thautates, quand pour nostre salut & pour nostre conservation l’on fait le sacrifice du pain & du vin, soient rejettez des Vacies lors que je les offriray : & que le feu ny la fumée n’en soient jamais agreables à Hesus, Tharamis & Bellenus, si jamais je commets ceste faute envers vous, à qui de nouveau je me redonne, & me consacre pour toute ma vie. Et moy, dit Alexis, je vous reçois, belle bergere, du meilleur de mon cœur, & vous donne ceste main pour gage de la foy, avec laquelle je me lie à vous d’une perpetuelle amitié.

Qui pourroit dire le contentement d’Astrée, & qui representer celuy d’Alexis ? l’une pour se voir aux bonnes graces de celle aupres de laquelle elle faisoit dessein de vivre le reste de ses jours, & l’autre pour ouyr ces paroles si pleines d’affection de celle qu’elle aymoit plus que soy-mesme : Et il faut croire que sans la crainte qu’Astrée avoit de ne pouvoir pas faire consentir ses parens au dessein qu’elle avoit de suivre cette chere Druyde en quelque lieu qu’elle allast, & sans l’opinion qu’Alexis avoit qu’estant recogneuë, elle perdroit toutes ces faveurs, il leur eust esté impossible de ne donner cognoissance à tous de l’excez de leur contentement.

D’autre costé, Paris qui estoit aupres de Diane, & qui ne pouvoit assez luy representer son extreme affection, ennuyé de se voir tant de personnes à l’entour qui escoutoient ce qu’il disoit, afin de les entretenir à quelque autre chose, pria Hylas, luy faisant presenter une Harpe, de vouloir chanter quelque chose dessus pour empescher que cette bonne compagnie ne s’ennuyast en sa maison. Hylas qui quelquesfois estoit assez complaisant, prenant ce qu’on luy presentoit, accorda librement de faire ce que Paris desiroit, pourveu qu’il fust ordonné aux autres d’en faire de mesme, & particulierement à Silvandre. Ce berger qui avoit tousjours les yeux sur Diane, cognoissant qu’elle avoit agreable de l’ouyr chanter sans en attendre le commandement, prit la Harpe des mains d’Hylas, & chanta tels vers :


SONNET,
Qu’encores que son amour soit extreme, il croit de n’aymer point assez.

Quand de tous les mortels les cœurs seroient unis
Pour aymer un sujet qui fust le plus aymable :
Leur passion encor ne seroit point capable
D’esgaller mon amour, ny mes feux infinis.

N’adorer rien que vous, & nous estre bannis
De tout autre penser qui puisse estre agreable,
Languir, & souhaiter ce mal est incurable :
Ou d’une prompte mort estre soudain punis.

N’estimer de mon feu sinon la violence,
Brusler de cent desirs, mais tous sans esperance,
De mon extreme amour sont les moindres excez.

Et toutefois, ô Dieux ! quand je vous vois, Madame :
Je vois tant de sujet, & d’amour & de flame,
Que je m’accuse encor de n’aymer point assez.

Sylvandre laissant toute la compagnie fort satisfaite de ce qu’il avoit chanté, baisant la harpe la presenta à Corilas, qui la recevant de bon cœur, & tournant les yeux du costé de Stelle, apres avoir accordé sa voix avec l’instrument, chanta d’une voix fort agreable de ceste sorte :


SONNET,
Que son amour estainte, ne se peut plus r’allumer.

Tant de sermens jurez d’amour & de constance,
Que perfide on vous oit profaner si souvent,
Ne sont pour nous tromper que des propos de vent,
Qui se perdent en l’air, si tost qu’ils ont naissance.

Vous sçavez qu’un brasier prend plus de violence,
Que sans cesse l’on va de souffles esmouvant,
Et qu’un feu, qui couvert languist auparavant,
Par le vent agité reprend sa violence.

Vous le sçavez trompeuse, & pensez en nos cœurs
De r’allumer les feux esteints par vos rigueurs
De ces propos de vent, dont vous faites coustume.

Mais ne le pensez plus, en vain sont vos efforts,
Le vent peut r’allumer des brasiers demy morts :
Mais ceux qui sont esteints jamais il ne r’allume.

Stelle oyant les reproches que Corylas luy faisoit, le voyant finir tendoit desja la main pour recevoir la harpe, & luy rendre ce qu’il luy avoit presté : mais le berger qui s’en douta bien, ne la luy voulust donner, disant qu’il n’estoit pas raisonnable que Hylas à qui l’on l’avoit premierement donnée en fust si long temps privé : Et la luy presentant : Ne vous offencez bergere, dit-il à Stelle, si je la remets à Hylas, puis que si vostre dessein estoit de dire quelque chose selon vostre humeur, je m’asseure qu’il vous satisfera, s’il chante selon son cœur. Hylas feignant de s’offencer : Vous estes bien gracieux, luy dit-il Corylas, de vouloir payer vos debtes avec l’argent d’autruy, pour le moins nous avons Stelle & moy cet advantage, qu’estans tous d’une mesme opinion, nous avons rencontré quelqu’un qui appreuve nostre humeur : mais la vostre est si mauvaise, que vous estes le seul de vostre secte. Et lors prenant la harpe, sans attendre la responce de Corylas, il chanta tels vers :


STANCES.
De l’inconstance.

I.

Avant qu’une amitié déplaise à sa compagne,
Il faut cercher ailleurs de nouvelles amours ;
Que s’il ne nous avient de mieux trouver tousjours,
Celuy n’est pas marchand qui ne perd & ne gagne.

II.

Que si ce que l’on cherche à l’abord ne se monstre,
Il ne faut pour cela s’en aller despitant :
Le fondeur ne rompt pas le moulle au mesme instant,
Que son essay premier, a mauvaise rencontre.

III.

Mais quand nous aurons fait quelque fascheuse prise
Changeon-la de bonne heure, & nous en deffaison :
Voyez vous ces marchands qui vivent par raison,
Comme ils offrent devant la pire marchandise ?

IIII.

Ce qui nous rend prudens, n’est-ce l’experience,
L’experience n’est que d’avoir espreuvé
Cent diverses humeurs, & s’estre conservé :
Ce qui nous rend prudens, c’est donques l’inconstance.

V.

Que j’estime l’Amour que tout plaisir emporte
Sur le premier object qui luy tente les yeux :
La riviere qui court, & passe en divers lieux,
Contente beaucoup plus, que non pas une eau morte.

VI.

Ceux qui d’estre constans, se donnent la loüange,
S’ils ayment longuement, sont eux-mesme inconstans,
En laideur, la beauté se change par le temps :
Et qui l’ayme changée, il faut aussi qu’il change.

VII.

Car sçavez vous que c’est, qu’une beauté passée ?
C’est un foyer qui chaud a d’autrefois esté,
Un grand Hyver qui suit apres un grand Esté :
Bref, une eau qui boüillante est à la fin glacée.

Phillis, qui ne pouvoit souffrir que Hylas s’en allast sans responce : Il me semble, dit-elle, Sylvandre, que vous & moy avons grande raison de respondre à cét inconstant berger, puis que c’est en la presence de nostre Maistresse qu’il ose parler de ceste sorte, outre qu’en quelque lieu qu’un vray Amant entende parler tant au desavantage de la fidelité, je croy qu’il est obligé de la deffendre. Vous avez raison, mon ennemie, respondit Sylvandre, & je l’aurois desja fait, si je n’eusse eu crainte d’estre blasmé d’indiscretion en l’interrompant : Mais si Hylas veut redire les mesmes vers que nous avons ouys, j’essayeray de luy respondre couplet par couplet. Il me seroit mal-aysé, adjousta Hylas, & peut-estre peu agreable à ceste compagnie, de rechanter les vers que je viens de dire : mais afin que tu n’ayes point d’excuse Sylvandre, en voicy d’autres qui ne sont point plus desagreables, & lors retastant la harpe, il voulut commencer, quand Sylvandre luy fit signe qu’il attendist un peu, & tirant de son costé sa musette, en accommode les hanches & le pipeau, & apres l’avoir enflée & adjustée à sa voix, Me voicy prest, dit-il, Hylas, de combatre, si tu n’as perdu le courage, ne laissons point escouler le temps inutilement : car quant à moy qui ay la raison de mon costé, je suis grandement hardy : Et moy, dit Hylas, comme le genereux Lyon desdaigne les autres animaux, qui sont trop inferieurs à sa force, de mesme c’est à contre-cœur que je me prens à toy, puisque tu m’és tant inferieur, soit en esprit, soit en la bonne cause que je soustiens, que je prevois bien la victoire ne m’en pouvoir estre guere honorable. Et à ce mot, joignant la voix au son de la harpe, il commença de ceste sorte : Sylvandre luy respondant couplet par couplet au son de musette.


DIALOGUE.
Hylas & Sylvandre.

I. HYLAS.

Mon amour est un feu, son ardeur luy demeure
Autant qu’il trouve object propre à l’entretenir.
L’object c’est mon plaisir, qui ne voudra qu’il meure,
Que mon plaisir jamais il ne laisse finir.

SYLVANDRE.

Mon amour est un feu, son ardeur luy demeure
Autant qu’il trouve object propre à l’entretenir :
L’object c’est la vertu[;] que la vertu ne meure,
Et jamais mon amour on ne verra finir.

II. HYLAS.

Quand j’ayme, en mon amour je suis du tout extreme,
Et voila cet amour ne dure longuement :
Mais la raison le veut, tout excez vehement
Ne peut durer long temps sans se changer soy-mesme.

SYLVANDRE.

Quand j’ayme, en mon amour je suis du tout extreme,
Et voila cet amour dure eternellement :
Car la perfection ne craint le changement.
Plus l’Amant est parfaict, plus ardamment il aime.

III. HYLAS.

Fy de ces amitiez si longuement gardées,
Est-il rien de plus doux qu’une jeune beauté ?
Mais qu’a l’Amant vieilly dedans sa loyauté,
Que des rances amours, que des beautez ridées ?

SYLVANDRE.

Fy de ces amitiez mortes plustost que nées,
Est-il rien de plus doux qu’une constante amour ?
Si l’amour est un bien, qui n’en jouyst qu’un jour
Le doit bien regretter par des siecles d’années.

IIII. HYLAS.

Mais voyez ces Amans que l’on nomme fideles,
Ne sont-ce point plustost des esprits hebetez ?
Esprits sans point d’esprit, qui ne sont arrestez
Que pour n’oser voler, ou pour n’avoir des aisles ?

SYLVANDRE.

Mais voyez ces Amans que l’on nomme infideles,
Esprits qui faits de plume au vent sont emportez :
Pourquoy les diroit-on, volant de tous costez,
Estre plustost Amans, que non pas irondelles ?

V. HYLAS.

Quelle beauté voit-on en ces roses fanées ?
En ces œillets flestris par la longueur du temps ?
Quels plaisirs donneront ? quels tristes passe-temps ?
N’estans plus de saison ces beautez surannées ?

SYLVANDRE.

Et comment les douceurs seront-elles goustées
De ces fruicts qui trop verds n’ont goust ny sentiment ?
Et quels plaisirs aussi donneront à l’Amant
Ces trop vertes beautez, qui semblent avortées ?

VI. HYLAS.

Le temps consomme tout, rend la beauté moins belle,
Et n’est-ce estre imprudent d’amoindrir ces plaisirs ?
Il faut doncques changer à tous coups nos desirs,
Pour jouyr à tous coups d’une beauté nouvelle.

SYLVANDRE.

Le temps rend à la fin toute chose mieux faite,
Qu’est-ce qui n’a naissant quelque imperfection ?
Il faut donc demeurer en mesme affection,
Si nous voulons avoir une amitie parfaicte.

VII. HYLAS.

Quoy que ce soit, en moy ne fais point ta retraite,
O sotte loyauté ! qui nous va decevant :
Si j’ayme, mon amour ressemblera le vent,
Qui vit tant qu’il se meust, & meurt quand il s’arreste.

SYLVANDRE.

Au contraire en mon cœur, viens selon ta coustume :
O foy l’heur & l’honneur d’un veritable Amant,
J’estime en fin l’Amour comme le diamant,
D’autant plus qu’il ne craint les marteaux ny l’enclume.

Cependant que ces bergers chantoient de ceste sorte, & que le reste de la compagnie estoit attentive à les escouter, Paris qui ne vouloit perdre ceste commodité, s’approchant encores d’avantage de Diane. Fust-il jamais, luy dit-il assez bas, une plus agreable humeur que celle d’Hylas ? Je croy, respondit la bergere, qu’il n’y a point de difference entre luy & la pluspart des autres, sinon qu’il dit plus librement son intention. Comment, repliqua incontinent Paris, auriez vous bien ceste mauvaise opinion des hommes, & les estimeriez-vous bien aussi inconstans que luy, sans y mettre autre difference, que le taire, ou le dire ? Je n’ay point, respondit Diane en sousriant, de mauvaise opinion des hommes : car je ne crois pas que ce soit erreur à eux de faire comme Hylas, estant une chose assez naturelle d’aymer ce qui nous est agreable : Et puis que la pluspart des bergers n’aiment que pour se plaire, n’ay-je pas occasion de croire que par tout où le plaisir les emporte, ils ne font point de difficulté d’aymer, suivant en cela l’exemple de nos brebis, qui ne mangent pas tousjours d’une mesme herbe, ny ne paissent tousjours en mesme pasturage, mais vont diversifiant tantost dans les prez, & tantost sur les collines ou sous les ombrages ? La bergere parlant de ceste sorte, sousrioit, pour monstrer qu’elle parloit contre sa creance, & Paris qui s’en prit garde : Le party d’Hylas, dit-il, belle bergere, seroit bien fortifié s’il avoit ouy ce que vous venez de dire : mais je pense que si vous estiez condamnée à suivre ceste opinion, il seroit bien difficile à vous y faire consentir : J’avouë, respondit-elle, que vous dites vray : mais il ne le faut pas treuver estrange, puisque les bergeres ne sont pas subjectes aux mesmes loix que les bergers, & que non seulement elles fuyent l’inconstance, mais la constance aussi. Vos propos, repliqua Paris, sont des Enigmes pour moy, s’il ne vous plaist belle bergere de les dire plus clairement : J’entends, respondit-elle, que les filles de ceste contrée, non seulement fuyent l’inconstance, parce qu’elles ne sont point changeantes, mais la constance aussi, parce qu’elles ne s’attachent à nulle amitié qui les y puisse obliger, aymant & estimant tout ce qui le merite, non point avec amour & passion, mais par le devoir & par la raison : Je le crois, adjousta froidement Paris, tout ainsi que vous, & voudrois bien pour l’interest que j’y puis avoir, que quelqu’une pour le moins entr’elles fust d’une autre humeur. Il faut, gentil Paris, reprit Diane, que vous pardonniez à leur esprit grossier : car estans nourries dans ces lieux champestres, & à moitié sauvages, pouvez-vous penser qu’elles soient beaucoup differentes aux choses qu’elles voyent, & qu’elles pratiquent ? Voyez vous combien la nourriture a de force par dessus la raison ? Je m’asseure que de toute ceste trouppe il s’en trouvera fort peu qui ne choisis sent plustost pour leur contentement, de vivre avec leurs trouppeaux le long des rivages, & sous le chaume de leurs petites cabanes, que dans ces grands Palais, & parmy la civilité des villes. Et vous belle bergere, dit Paris, de quelle opinion estes vous, & que vous semble-t’il de ceste maison, & comment vous est-elle agreable ? Je serois, respondit Diane, de mauvais jugement, si je ne la trouvois tres-belle : Elle le seroit encores d’avantage, adjousta Paris, si ce qui y est maintenant y demeuroit tousjours. Vous avez raison, repliqua Diane, car veritablement tant de belles bergeres, & tant de gentils & discrets bergers, en rendent non seulement la compagnie grande, mais la demeure fort aggreable. Ce n’est pas, reprit Paris, la quantité, mais la qualité des personnes qui me la fait estimer. Je le crois, dit elle, comme vous, puisque bien souvent les plus grandes compagnies sont les plus ennuyeuses : mais celle-cy est telle, qu’il faudroit estre de mauvaise humeur pour s’y fascher ; Je vois bien, repliqua Paris, qu’encore vous n’entendez pas, ou plustost vous ne voulez pas entendre ce que je veux dire : ce n’est pas de toute la trouppe de qui j’entens parler : Mais, belle bergere, d’une seule, sans laquelle toute la compagnie me seroit ennuyeuse. Diane feignant de ne le pouvoir entendre : Celle-là, dit-elle froidement, vous est bien fort obligée, encore que ce soit aux despens de toutes les autres. Personne de la compagnie, respondit Paris, ne m’en doit sçavoir mauvais gré ; puis que sans celle que je dis, la vie mesme me seroit desagreable. Et à ce mot, s’estant teu pour quelque temps, & voyant que Diane ne disoit rien. Je ne vis jamais, continua-t’il en sousriant, une bergere moins curieuse que Diane : pourquoy ne me demandez-vous qui est celle de qui je veux parler ? Ce seroit, dit-elle, une trop grande indiscretion : car je suis bien asseurée que si vous voulez la nommer, vous me la direz : & si vous la voulez taire, je serois trop indiscrette à vous en importuner. Celle, adjousta Paris, à qui j’ay donné le cœur ne doit faire difficulté d’en sçavoir les secrets, ny moy de les luy descouvrir. Les hommes, respondit Diane, en faisant de semblables dons, donnent bien souvent & retiennent : Si vous dites cela pour moy, repliqua incontinent Paris, pardonnez-moy, belle Diane, si je dis que vous avez tort, puis que dés le jour que je me donnay à vous, ou plustost que le Ciel m’y donna, ce fut d’une si entiere volonté, que je n’auray jamais contentement, que vous n’en ayez pris toute sorte de possession : Et c’est de vous de qui je parle, & de qui je souhaitte la demeure en ceste maison, si j’y dois recevoir jamais quelque contentement : J’aurois peu d’esprit, respondit la bergere en rougissant, si l’honneur que vous me faites n’estoit receu de moy avec respect, ainsi que je le dois à vostre civilité. Ne parlez point de respect, interrompit incontinent Paris, mais au lieu de ce mot, mettez-y celuy d’Amour : Ceste parole, respondit-elle, sied trop mal en la bouche d’une fille : S’il ne vous plaist, repliqua-t’il, l’avoir en la bouche, ayez la dans le cœur. Je n’ay garde, reprit Diane, car j’ay trop cher l’honneur que vous me faites de m’aymer, & ceste faute m’en rendroit indigne.

Il y avoit quelque temps que Sylvandre & Hylas ne chantoient plus, & que le reste de la compagnie demeuroit sans dire mot, & comme attendant s’ils vouloient recommencer, qui fut cause que plusieurs s’apperceurent non seulement de l’affection avec laquelle Paris entretenoit Diane, mais aussi de la passion avec laquelle Sylvandre supportoit leurs longs discours : Ce que considerant Hylas, & luy semblant d’avoir quelque avantage par dessus luy, Cest assez chanter, luy dit-il, Sylvandre, entrons un peu en raison, & me dis par ta foy, si tu es encore de la mesme opinion que tu soulois estre ? Je n’ay pas accoustumé, dit Sylvandre, de beaucoup changer : mais de quelle opinion veux-tu parler ? Es tu encor, reprit Hylas, dans le cœur de Diane ? & elle est-elle encores dans le tien ? Pourquoy, respondit Sylvandre, me fais tu ceste demande ? Parce, dit-il, que je veux tout à ceste heure te faire avoüer le contraire. Il me semble, Hylas, respondit le berger, que tu as longuement dormy pour te resveiller tant hors de propos. Chacun se mit à rire & de la demande & de la response, qui fut cause que Phillis prit occasion d’interrompre les discours de Paris & de Diane, appellant sa compagne pour oüyr ceste gracieuse dispute : Et en ce mesme temps, Hylas respondit, Berger, Berger, je ne m’esveille pas tant hors de propos que tu penserois bien, puis que de mettre hors d’erreur une personne, c’est une œuvre qui n’est jamais hors de saison. Et responds moy seulement si tu es encore ainsi que je t’ay ouy dire d’autrefois dans le cœur de Diane, & si Diane est encores dans le tien ? Diane oyant ceste demande : Escoutons, dit-elle à Paris, ce que veut dire Hylas, je m’asseure que ce sera quelque gracieux discours. Alors ils oüyrent que Sylvandre respondit, Penses-tu Hylas, que si tu changes continuellement, les autres en fassent de mesme ? nous sommes & Diane & moy au mesme lieu que nous soulions estre. De sorte, reprit Hylas, que tu es encore dans son cœur, & elle dans le tien. Il est ainsi que tu le dis, adjousta le berger. Or respons moy Sylvandre, continua Hylas, & me dis, je te supplie, puis que tu es dans le cœur de Diane, si les discours que Paris luy tenoit à cette heure luy sont agreables ou non ? Et vous Diane, puis que vous estes dans le cœur de Sylvandre, dites-nous si Sylvandre voudroit que ces discours vous fussent agreables ?

Il n’y eut personne en toute la compagnie, horsmis Sylvandre, qui ne se mist à rire, & de telle façon qu’Astrée & Alexis tournerent la teste pour sçavoir ce que c’estoit. Ce que Hylas ayant veu, sans attendre la responce de Sylvandre, parce que le long entretien d’Astrée ne luy estoit pas moins ennuyeux qu’à Sylvandre celuy de Paris, il s’en courut vers elle : Ma Maistresse, dit-il à Alexis, ces bergeres de Lignon sont si flateuses, que si l’on ne s’en prend garde, il est presque impossible de resister à leurs charmes. Je crois, mon serviteur, respondit Alexis, que vous en parlez comme sçavant : Il est vray, dit-il, que je n’ay pas attendu jusques icy à faire mon apprentissage : mais si est-ce qu’elles ne se doivent pas attribuer la gloire de me l’avoir fait faire. Car avant que d’aymer Philis, j’avois trouvé belle Laonice, & auparavant Madonthe, & avant que toutes ces deux, Chryseïde : Et voila ces trois belles estrangeres, dit-il monstrant Florice, Palinice, & Circene, qui tesmoigneront que je n’estois pas mesme apprentif, quand le long de l’Arar, je devins leur serviteur. Je ne dis pas, que si Carlis, qui est dans la gallerie avec Daphnide, estoit icy, elle ne peust bien se donner la loüange d’avoir esté la premiere qui a commencé de m’en faire la leçon. Mais, dit Alexis en l’interrompant, pour glorieuse qu’elle puisse estre, je ne croy pas qu’elle se puisse vanter, si elle a esté la premiere, qu’elle soit aussi maintenant la derniere, puis qu’à ce que je vous oy dire, vous n’en avez aymé, mon serviteur, qu’autant que vous en avez rencontré : Vous deviez, dit-il, ma Maistresse, y adjouster ce mot de belles, car j’avouë que par tout où j’ay peu remarquer la beauté, je l’ay aymée & servie : mais il me semble que vous devez estimer ceste humeur qui m’a fait estre à vous, & sans laquelle ceste mal-faite de Carlis m’eust possedé toute seule : J’estimerois grandement, respondit Alexis, ceste humeur de laquelle vous parlez, si je ne craignois, que comme elle est cause que maintenant vous estes à moy, elle me donnera bien tost aussi le regret de vous perdre. Ah ! ma Maistresse, ne tenez jamais je vous supplie ce langage, car outre que vous offencez mon amour, encore est-il impossible que jamais cela puisse estre, puis que l’on ne me void aymer que la beauté, & hors de vous, il est impossible d’en trouver. Je seray tres-ayse, respondit la Druyde, que vous ayez longuement ceste opinion de moy, afin que je ne vous perde pas si tost que les autres : mais j’aymerois encore mieux que vous eussiez tant de persuasion, que vous peussiez faire croire à tous ce que vous dites de moy. Il ne faut point, repliqua-t’il, de persuasion où la veuë en rend de si bons tesmoignages : Si tous, respondit Alexis, me voyoient avec vos yeux, leurs tesmoignages me seroient peut estre favorables : Je m’asseure, reprit Hylas, qu’il n’y a personne icy qui démente ce que les miens me disent : Les vostres, respondit Alexis, voyent bien ce qui est, mais vostre bouche dit ce que vous voulez, & ces paroles avec lesquelles vous me loüez plus que je ne vaux, tesmoignent assez que vous avez estudié en plus que d’une escole : Je l’avouë, reprit Hylas, mais si puis-je dire sans vanité, qu’en moy l’escolier a surpassé le maistre. Vous ne dites pas, interrompit Florice, qu’au temps que vous estiez mon escolier vous preniez vostre leçon & de Circene, & de Palinice aussi, & que si toutes trois unissions nostre sçavoir ensemble, nous vous pourrions bien tenir encore quelque temps à l’escole : Et comment, reprit incontinant Alexis, est-il possible, mon serviteur, que vous ayez entrepris de les servir toutes trois en mesme temps ? Jugez par là, ma Maistresse, dit-il froidement, & la grandeur de mon courage, & si je ne vous serviray pas bien, puis qu’à ceste heure je vous entreprens toute seule.

Cependant qu’il discouroit de ceste sorte, Adamas, Daphnide, & Alcidon sortirent de la galerie, parce que l’heure de soupper s’approchoit, & apres avoir quelque temps parlé ensemble de divers discours, les tables furent dressées, & si bien servies, que Daphnide mesme s’estonna qu’en un lieu champestre on peust avoir les curiositez que la prevoyance du sage Druyde leur fist voir. Et parce que le repas estant finy, chacun se remist sur des discours divers qui durerent assez longuement, & qu’Adamas remarqua que les yeux de la plus grande partie de ceste troupe commençoient de s’appesantir, il convia Daphnide & Alcidon de s’aller reposer, & les conduisit en leurs chambres, laissant à Leonide & à Paris, de mener les bergeres & les bergers dans les leurs. Mais encore que la nuict fust desja fort advancée, si est-ce qu’Alexis ayant conduit dans leur chambre Astrée, Diane, & Phillis, ne se pouvoit separer d’elles : apres avoir donné cent fois le bon soir, elle avoit tousjours à qui dire quelque chose. Enfin Leonide qui apres avoir logé toutes les autres, l’estoit venuë retrouver en ceste chambre, oyant l’horologe qui frappoit la mi-nuict, la contraignit de se retirer. Les trois bergeres se voyans seules, encores qu’il y eust divers licts dans la chambre, voulurent toutesfois coucher toutes trois dans le plus grand, ne se pouvant qu’à grande peine separer.

Cependant qu’elles se deshabilloient, Astrée ne pouvant guere parler d’autre chose que d’Alexis. Mais, ma sœur, dit-elle, s’addressant à Philis, vistes vous jamais deux visages si ressemblans que celuy de la belle Alexis & du pauvre Celadon ? Philis respondit, Quant à moy j’avouë n’avoir jamais veu portraict ressembler plus à celuy pour qui il a esté fait. Mais dites encore d’avantage, adjousta Diane, que ne vistes jamais miroir representer plus naïfvement le visage qui luy est devant. Et que diriez vous, ma sœur, reprist Astrée, si vous aviez parlé particulierement à elle, puis que la voix, le langage, la façon, les actions, les sousris, bref les moindres petites choses qu’elle fait, sont si semblables à celles que je soulois remarquer en Celadon, que n’y pouvant trouver aucune difference, plus je la considere, & plus j’en demeure ravie ? Mon Dieu, reprit alors Philis, si nous pouvions faire que le sage Adamas la voulust laisser quelque temps parmy nous, je crois, ma sœur, que ce vous seroit bien du contentement : N’en doubtez point, respondit Astrée, car je puis dire icy entre nous, n’avoir jamais eu plaisir que celuy de voir Alexis, depuis la miserable perte de Celadon : mais il ne faut pas esperer qu’Adamas vueille qu’elle y vienne, l’ayant si chere, qu’à peine la peut-il perdre de veuë, ny qu’elle mesme l’ait agreable, estant accoustumée à une autre sorte de vie : Et quand il n’y auroit point d’autre empeschement, je suis si peu aymée de la Fortune, que je serois trop outrecuidée de penser qu’elle me voulust faire ceste grace. Ma sœur, reprit Diane, si nous voulons que ceste fille vienne dans nostre hameau, il faut que nous y usions d’un peu d’artifice ; quelquesfois l’on obtient par finesse ce qui seroit refusé, si ouvertement on le demandoit : & une telle finesse n’est point blasmable, lors qu’elle ne fait mal à personne. Si nous demandons ceste faveur au Druide, peut-estre que sa courtoisie est assez grande pour ne nous la refuser, & peut-estre aussi y fera-t’il de telles considerations, que nous ne l’obtiendrons pas : mais venons-y par un autre moyen, supplions-le, & faisons que toute nostre trouppe en fasse de mesme, de ne vouloir plus retarder le sacrifice du remerciment du Guy sacré, il l’a desja promis aux bergeres qui l’en vindrent prier il y a quelques jours : Si nous obtenons ce poinct sur luy d’y venir à ceste heure mesme, je m’asseure qu’apres il ne fera point de difficulté d’y conduire Alexis, tant parce que Leonide mesme y viendra, que pour accompagner Daphnide, qu’il faut supplier d’y assister : outre qu’estant un sacrifice assez solemnel, & sa fille estant Druide, il n’y a pas apparence qu’il la laisse seule au logis en une telle occasion. Et toutesfois afin d’estre preparées à toute chose, s’il advient qu’il en fasse quelque difficulté, il en faut prier & elle & Leonide : car à ce que j’ay peu recognoistre, elle ne se desplaist pas en nostre compagnie : & toutesfois parce qu’elle a esté nourrie si differemment, il pourroit bien estre que par civilité elle se contraint de vivre de ceste sorte avec nous, estant en la maison de son pere : mais je suis d’avis que si nous la pouvons tenir en nostre hameau, nous nous estudions toutes trois à luy donner tous les plaisirs que nous pourrons & en ce que nous verrons qu’elle en prendra, c’est enquoy il faudra que nous nous essayons de luy en donner d’avantage : car bien souvent l’opinion fait de grands effects, & il peut bien estre que l’on luy aura figuré nostre sorte de vie telle, que quand elle la verra de plus pres, elle ne la trouvera pas tant desagreable. Vrayment, dit Phillis en branlant la teste, elle seroit bien de fascheuse humeur si elle se desplaisoit avec nous, & mesme si je veux entreprendre de luy plaire, qu’elle vienne seulement, je veux mettre la vie qu’elle pleurera quand elle sera contrainte de nous laisser. Astrée sousrit de l’ouïr parler si asseurément, & apres luy dit : Ma sœur, je vous jure que si vous voulez avoir quelque plaisir en ma compagnie, il faut que nous l’emmenions, autrement je suis une fille perduë : Mais, dit Phillis, sçavez vous bien ce que je prevois, je ne crains pas que nous ne l’emmenions par le moyen que Diane a proposé, ny qu’Alexis ne se plaise avec nous, quand je voudray en prendre la peine : Mais je voy desja, continua-t’elle se tournant vers Diane, que ceste Astrée nous quittera pour ceste nouvelle venuë, & qu’elle ne fera non plus d’estat de nous que si nous estions estrangers : Mais ma sœur, sçavez-vous ce qu’il faut que nous fassions, si cela advient, ceste Alexis ne pourra pas tousjours demeurer icy, & un jour elle s’en retournera à Dreux, ou vers les Carnutes : alors il faudra que nous ne fassions non plus de conte d’elle, qu’elle en aura fait de nous : Ah ! ma sœur, reprit Astrée en luy mettant une main sur l’espaule, & de l’autre se frottant les yeux, vous estes mauvaise de m’aller remettre en memoire ceste separation, pour Dieu ne prevenons point par la pensée le mal qui ne viendra que trop promptement. Non, non, repliqua Diane, laissons toutes ces considerations à part, & faisons ce que nostre amitié nous commande : Puis qu’Astrée depuis si long-temps n’a eu contentement que celuy-cy, faisons tout ce que nous pourrons pour le lui continuer, & encores qu’elle fit ce que vous dites, si nous l’aymons, en devons-nous estre marries ? puis que toutes choses sont communes entre les personnes qui s’entre-ayment : & pourquoy l’aymant comme nous faisons, ne participerons nous à tout le contentement qu’elle en recevra ?

Avec de semblables discours, ces bergeres se mirent au lict, & apres s’estre donné le bon soir, s’endormirent avec la resolution qu’elles avoient prise : mais d’autre costé Alexis s’estant retirée dans sa chambre, & Leonide avec elle, le Druyde y entra incontinent apres, qui ayant conduit Alcidon & les vieux Pasteurs en leurs chambres, laissant le soing des autres à Paris, s’en vint trouver Celadon, pour sçavoir ce qui s’estoit passé entre luy & Astrée ; soudain qu’il le vit, apres avoir fermé la porte sur eux, pour n’estre ouy de personne ; Et bien Alexis, luy dit-il en sousriant, comment se porte Celadon ? De Celadon, respondit Alexis, je n’en ay encores point de nouvelles : mais pour Alexis, elle m’a juré n’avoir jamais en plus de contentement depuis qu’elle est vostre fille. Cela me suffit, dict Adamas, pourveu qu’il continuë : Mais dites moy en verité, Celadon, vous repentez vous à ceste heure de m’avoir creu ? Il est impossible, respondit le berger, que personne se puisse repentir de suivre vostre conseil : car vous n’en donnez jamais que de fort bons : mais je vous diray, mon pere, que celuy que j’ay receu de vous en ceste occasion, est bien plus dangereux pour moy, que fortune que je puisse jamais courre : car si Astrée venoit à me recognoistre, je jure & je proteste qu’il n’y a rien qui me peust jamais retenir en vie, parce qu’outre la juste occasion qu’elle auroit de se douloir de moy, pour avoir contrevenu au commandement qu’elle m’a fait, encores aurois-je un si extréme desplaisir d’avoir manqué au respect que je luy dois, que s’il n’estoit suffisant de m’oster la vie, il n’y auroit invention que je ne recherchasse pour me donner une prompte & cruelle mort. Et bien, bien, repliqua Adamas, je voy bien que vostre mal n’est pas encores en estat de recevoir les remedes que je luy voulois donner, il faut attendre que le temps l’ait meury d’avantage, & cependant resolvez vous de ne me point desobeïr en ce que je vous ordonneray, autrement j’aurois un grand suject de vous accuser d’ingratitude. Mon pere, respondit Celadon, je ne manqueray jamais d’obeyssance envers vous, pourveu que vos commandemens ne contreviennent à ceux que j’ay desja receus, & lesquels il m’est impossible de ne point observer. Jamais, adjousta le Druyde, ce que je vous conseilleray ne contrariera à ce que vous dites : mais il ne faut pas aussi que le malade pense de sçavoir mieux les remedes qu’il faut donner à son mal, que le Medecin qui en a pris la cure : demain je m’en veux aller en la compagnie de ces bergers & bergeres, pour faire le sacrifice de remerciment du Guy salutaire qui a esté trouvé en leur hameau, & de fortune sur le mesme chesne où vous avez fait le Temple d’Astrée, qui ne me donne pas un petit augure de bon-heur pour vous : Et parce que je suis contraint d’y mener comme de coustume Paris & Leonide, il faut aussi que vous y veniez avec nous. Ah ! mon pere, s’escria le berger, qu’est-ce que vous voulez faire de moy ? & en quel danger me voulez vous mettre, & vous aussi ? puis qu’il a pleu au bon Taramis que j’aye eu ce contentement de voir ceste bergere, de parler à elle, & de n’en avoir point esté cogneu de personne de la trouppe ; ne vous mettez point ny moy aussi en un plus grand hazard, vous dis-je, de qui la bonne reputation seroit grandement offencée si l’on venoit à le sçavoir, & moy, de qui la mort est tres-asseurée aussi tost que je seray recogneu. Remercions ce grand Dieu de la grace qu’il m’a faicte, & me laissez plustost retirer en quelque desert pour y achever mes miserables jours. Vous voicy revenu, reprit Adamas, à vostre premiere leçon : le Dieu que vous nommez m’a commandé de prendre soing de vous, en luy obeyssant je ne crains point de faillir : car mon enfant, il faut que vous sçachiez qu’il ne commande jamais que ce qui est juste & loüable : & quoy que l’ignorance humaine fasse quelques- fois juger le contraire, nous voyons tousjours qu’à la fin celuy qui ne se despart point de ce qu’il luy ordonne, surmonte toutes difficultez, & esclaircit toutes ces petites doubtes qui pouvoient obscurcir la gloire de ses actions ; de sorte que pour ce qui me touche, il faut que vous ne vous en mettiez point en peine, non plus que pour ce qui est de vous, parce que jamais Taramis n’entreprend une chose qu’il ne conduise à une parfaicte fin : c’est luy qui fait par moy ce que vous voyez que je fais pour vostre salut, me l’ayant commandé par son Oracle : Ne doubtez donc point que vous & moy n’en devions recevoir du contentement. Celadon vouloit repliquer, mais Leonide l’interrompit, luy disant : Voyez vous berger, il faut faire bien souvent des choses pour autruy, que l’on ne feroit pas pour soy-mesme : si Adamas vous laisse icy, que pensera-t’on de vous, puis qu’il est contraint de nous y mener Paris & moy ? Quelle opinion aura t’on de vous qui portez le nom de Druyde, ne venant point à un si solemnel sacrifice ? puis que vous y estes si avant, il faut passer plus outre, & quand ceste consideration n’auroit point de lieu, puis que Thautates vous a remis une fois entre les mains d’Adamas, & que vous y avez consenty, il n’y a pas apparence que vous puissiez vous en retirer sans offencer le Dieu & Adamas aussi. Et le conseil en cela que vous devez prendre, c’est de fermer les yeux d’oresnavant à toute sorte de considerations, & les remettre toutes à sa prudence & à sa conduite.

Celadon à ce mot plyant les espaules : Puis, dit-il, mon pere, que les Dieux vous l’ont commandé, & que vous en voulez prendre la peine, je vous remets & ma vie & tout mon contentement. A ce mot le Druyde l’embrassa & baisa au front, & prenant Leonide par la main luy donna le bon soir, & le laissa reposer : mais ses pensées n’en firent pas de mesme, qui toute la nuict ne firent que luy representer les agreables discours qu’Astrée & luy avoient eus, sans oublier la moindre parole qu’elle eust dite, ny la moindre action qu’elle eust faite, & qui luy pouvoit rendre quelque tesmoignage qu’elle aymast encores la mémoire de Celadon : & lors que ce penser l’avoit longuement entretenu, il se reprenoit & le vouloit chasser de son ame, comme le jugeant contraire au dessein qu’autrefois il avoit fait.

Et comment, miserable berger, disoit-il, te laisses-tu si tost flatter au moindre bon visage que la fortune te fait, ayant si souvent espreuvé qu’elle ne t’a jamais caressé que pour te tromper, ny jamais eslevé que pour te faire tomber de plus haut ? souviens toy du bon-heur où tu t’es veu, & si jamais il y a eu berger qui ait eu plus de suject de se dire bien-heureux que toy, & incontinent tourne les yeux sur l’estat où ceste fortune t’a reduit, & considere si tu pouvois tomber en un precipice plus profond : & à ceste heure soubs pretexte que l’on te croit autre que tu n’es pas, & que sous ce nom emprunté l’on te fait bonne chere, tu prends ces faveurs pour tiennes, & tu ne consideres pas que tu desrobes sous le nom d’autruy ce que non seulement on refuseroit au tien : mais que tu ne serois pas mesme si effronté que de recevoir ny d’oser pretendre.

Ceste consideration aigrissoit de sorte la douceur de ses premieres pensées, qu’il retomboit presque aux mesmes desespoirs où il vivoit autrefois dans sa caverne, & peu s’en falut qu’il ne retournast à ses premiers desseins de vivre esloigné de tout le monde : puis qu’il ne pouvoit esperer quelque changement en ses miseres : Et faut croire que ceste resolution eust bien esté assez forte pour luy faire executer ce dessein, n’eust esté que quelque bon Demon luy remit devant les yeux ce que le sage Adamas venoit de luy dire, luy semblant que si le Dieu eust cogneu que son malheur n’eust point deu changer, il ne l’auroit pas mis entre les mains d’un si grand personnage, & qui estoit en si bonne estime parmy tous ceux qui le cognoissoient. Avec ceste consolation, apres s’estre longuement travaillé dans le lict, & avoir passé la plus grande partie de la nuict, enfin sur la pointe du jour, il s’endormit, & ne s’esveilla qu’il ne fust fort tard : Astrée, Diane, & Phillis n’en firent pas de mesme, parce qu’Astrée desirant passionnément de conduire Alexis en son hameau, s’esveilla de bonne heure, & Diane craignant que Paris ne la vint trouver au lict, quoy qu’elle le vist avec beaucoup de discretion, toutefois ne se voulant mettre en ce danger, apres qu’elle eut cogneu qu’Astrée estoit esveillée, elle se jetta à bas du lict, & contraignit Phillis d’en faire de mesme, en luy reprochant : Et quoy, mon serviteur, n’avez vous point de honte d’estre si endormy auprez de vostre Maistresse ? Je croy, dit Phillis, faschée qu’elle luy eust rompu son sommeil, que pour esveillée que vous soyez, vous le seriez encores plus, si Sylvandre estoit en ma place. O mon serviteur, dit Diane, laissons Sylvandre où il est : Il ne pense pas en nous, & nous ne pensons non plus en luy. Quelque Amour que j’aye pour vous, reprit Phillis, si ne voudrois je pas estre obligée d’y penser si souvent qu’il fait : Ce sont, repliqua Diane, les mauvaises opinions que vous avez de luy : mais vous verrez que quand j’auray donné le jugement qu’il attend, qu’incontinant il retournera à sa premiere façon de vivre. Par vostre foy, interrompit Astrée, le croyez-vous, ma sœur, comme vous le dites ? Quand vous demandez un serment de moy, dit-elle, il faut bien que j’y songe un peu d’avantage avant que je vous responde pour luy : mais si vous voulez sçavoir de moy ce que j’en voudrois, je vous diray avec verité que je l’ayme tant, & moy aussi, que pour le repos de tous deux, je souhaitterois ce que j’ay dit : Et par ma foy, dit Philis en sousriant, je jure que vous estes menteuse, & pardonnez moy, ma Maistresse, si cela vous offence : car il n’y eut jamais fille qui se faschast d’estre aymée & servie d’une personne de merite, & j’en ay bien veu plusieurs, qui au contraire estoient bien marries lors que ceux qui avoient fait semblant de les aymer, changeoient de volonté, encores qu’elles n’y eussent point de dessein : Et si je diray bien plus, que je n’en ay jamais veu qui en leur ame n’ayent eu quelque desplaisir de voir ces changemens : & moy-mesme, qui n’aymoit point Hylas, je suis contrainte d’avouër que lors qu’il me quitta, j’en eus du desplaisir, quelque mine que j’en fisse : & cela est d’autant que tout ainsi que les recherches de ceux qui nous ayment, sont des tesmoignages de nostre beauté & de nostre merite, de mesme leurs esloignemens sont des preuves du contraire. Vous aurez, dit Diane, telle opinion de moy qu’il vous plaira, mais si vous jureray-je que si c’estoit à mon choix, je ne sçay lequel j’eslirois plustost, ou la continuation, ou la fin de sa recherche, prevoyant qu’elles me rapporteront autant de desplaisir l’une que l’autre : car s’il continuë, à quel dessein le souffriray-je ? puis qu’il n’y a pas grande apparence que mes parens permettent que j’espouse une personne incogneuë, & moy-mesme j’aurois honte que Diane commist ceste faute : Et si nous nous separons d’amitié, je vous asseure que je le regretteray longuement, me semblant que ses merites le rendent digne d’estre aymé. Or celle-cy, dit Phillis, est l’une des plus grandes folies du monde, les parens nous veulent choisir des maris, & nous sommes si sottes que nous les laissons faire : cela seroit bon, si c’estoit eux qui les deussent espouser : Et ne voila pas la mesme consideration qui a rendu Astrée en l’estat où elle est, si ses parens luy eussent laissé la libre disposition de soy-mesme, elle eust espousé Celadon, il seroit plein de vie, & elle contente à jamais, au lieu que par leurs contrarietez, ils en ont fait mourir l’un, & l’autre n’est en guere meilleur estat. Et main tenant pour achever de la ruiner du tout, ce vieux réveur de Phocion luy veut donner Calydon, & s’est tellement persuadé que cela devoit estre ainsi, qu’il ne luy laisse point de repos : Ah ! que s’il avoit à faire à moy, je l’aurois bien tost resolu : Et que feriez-vous, reprit Astrée, si vous estiez en ma place ? Je luy dirois en fort peu de mots, dit elle, Je n’en feray rien : Et quelle opinion auroit-on d’une fille qui parlast ainsi ? interrompit Diane. Et qu’est-ce que l’on en diroit ? Ma Maistresse mamie, respondit Phillis, les paroles ne sont que des paroles, & le vent les emporte, & les opinions ne sont que des opinions, qui s’effacent aussi aysément qu’elles s’impriment, mais espouser un mary fascheux, c’est un effect qui dure le reste de la vie ; & c’est pourquoy j’estime que vous estes peu advisée, toute Diane que vous estes, quand vous dites, que vous ne voudriez pas avoir espousé Sylvandre, que vous avouëz d’avoir beaucoup de merites, & de l’avoir agreable, & seulement parce que vous ne sçavez d’où il est. Eh, ma Maistresse, mon cœur, ne voudriez vous point manger d’une belle pomme, si vous ne sçaviez quel est l’arbre qui l’a portée ? Folie, & folie la plus grande qui soit entre les hommes, qui se tuent de peine à poursuivre les apparences, & ne se soucient point des choses qui sont réelles, & veritablement bonnes. Dieu m’a fait une grande grace de m’avoir donné des parens qui ne me traittent point ainsi, car je vous asseure que s’ils estoient d’une autre humeur, je leur donnerois bien de l’exercice. Diane alors en sousriant : je vois bien mon serviteur, dit-elle, que vostre conseil est bon, mais il n’en faut guere user. Dites moy je vous supplie ceste opinion que vous mesprisez si fort, & ces apparences que vous blasmez, que sont-ce autres choses que la reputation pour laquelle nous sommes obligées, non seulement de mettre ce qui nous peut apporter du plaisir & du contentement, mais la propre vie ? Car y a-t-il rien de si mesprisable qu’une fille sans ceste reputation ? & y a-t-il condition au monde si miserable que celle de la personne qui l’a perduë ? Je vous avoüeray, que qui la veut bien considerer, trouvera que c’est une folie : Mais y a-t’il quelque chose parmy nous qui ne soit folie, si l’on la veut bien rechercher ? Tout (mon serviteur) n’est qu’une vaine ombre du bien que nous nous figurons, & toutesfois encores que nous en recognoissions & vous & moy la verité ; parce que par le commun consentement de tous, il est jugé autrement, ny vous ny moy ne voulons point estre la premiere à rompre ceste glace. Et cela me faict ressouvenir du conseil des Rats, qui resolurent que pour leur seureté, il falloit attacher au col d’un Chat qui les devoroit une sonnette, afin de l’ouyr quand il marcheroit : mais il ne s’en trouva point d’assez hardy en toute la trouppe qui l’osast entreprendre.

Discourant de ceste sorte, ces belles bergeres s’habillerent, & Astrée, sans sçavoir pour quel dessein, se coiffa & s’habilla avec plus de soing qu’elle n’avoit fait depuis la perte de Celadon : à quoy Phillis prenant garde, elle ne peut s’empescher de sousrire, & la monstrant à Diane : Ma maistresse, luy dit-elle, je ne sçay si les bergeres de Lignon sont de ceste humeur : Et de laquelle, dit Diane, voulez vous parler ? Je voy, continua Phillis, qu’Astrée se donne plus de peine à s’agencer que de coustume. Quant à moy, je n’en puis trouver autre raison, sinon la nouvelle amour de ceste belle Druyde, & qui n’a eu naissance que depuis hier. Dites moy, je vous supplie, si c’est l’humeur des bergeres de Lignon, de s’affectionner si promptement, & plustost des bergeres que des bergers ? Astrée respondit : Il est vray que j’ay plus de curiosité de me rendre aymable que je n’eus jamais, aussi est il bien raisonnable : car lors que j’ay esté recherchée par des bergers, j’ay creu d’avoir assez de merites pour en estre aymée, sans que j’y misse plus de peine que de me laisser voir : mais à cette heure si je veux acquerir les bonnes graces de ceste belle Druyde, il faut que j’y rapporte les mesmes soings que le serviteur a accoustumé de faire pour obtenir les bonnes graces de sa Maistresse. Ma sœur, reprit Diane, ou nous sommes Philis & moy de mauvais jugement, ou vous devez estre asseurée qu’il y aura plustost deffaut de cognoissance en celles qui vous verront, si elles ne vous aiment, qu’en vous faute de merite à vous faire aimer. En parlant de ceste sorte, elles finirent de s’habiller, & en mesme temps qu’elles vouloient sortir de la chambre, elles virent dans la sale voisine, Paris qui se promenoit avec Leonide, & qui, à ce qu’il sembloit, l’entretenoit d’une grande affection, parce que ces belles bergeres furent aupres d’eux avant qu’ils les apperceussent : dequoy Paris se trouva honteux quand il s’en prit garde, & apres les avoir salüées en demanda pardon à Diane, qui luy respondit, n’y avoir point d’offence en ce qui la touchoit : car estant la moindre des trois, les autres avoient plus d’occasion de s’en plaindre ; si toutesfois il y avoit suject de plainte, & sans attendre sa responce s’adressa à Leonide, & luy demanda, comment elle avoit passé la nuict ? Mais vous, dit-elle, qui vous estes levée si matin, n’avez-vous point trouvé quelque incommodité ou en la chambre ou au lict qui en soit cause ? J’en ay trouvé sans doute, respondit Diane, & en la chambre & au lict : mais c’est à cause de ceste belle bergere, dit-elle, monstrant Astrée, qui nous a esveillées plustost que nous n’eussions voulu, pour le desir qu’elle a de profiter le temps le mieux qu’il luy sera possible, cependant qu’elle demeurera en ce lieu, je veux dire d’estre le plus qu’elle pourra aupres de la belle Alexis, estant demeurée de sorte sa servante dés qu’elle l’a veuë, que je ne sçay comme nous l’en pourrons separer quand il faudra partir. Allons voir, dit Leonide, si elle est éveillée, & je vous diray un secret que j’ay pensé pour faire en sorte que ceste belle bergere ne s’en separe pas si tost, & lors s’acheminant vers la chambre d’Alexis, Il faut, continua-t’elle, que vous requeriez Adamas, que sans plus dilayer il aille aujourd’huy faire le sacrifice du remerciment du Guy salutaire, & qu’il nous y meine toutes. Je sçay qu’il ne vous en dédira point : car aussi bien faut il qu’il s’acquitte de ce devoir une fois, & il n’a garde d’aller pour ce soir en autre logis qu’en celuy d’Astrée, à cause de Phocion qu’il ayme & estime fort, & par ainsi nous serons encores ensemble demain presque tout le jour : mais, belle bergere, ne me decelez point : car peut-estre si Adamas sçavoit que je vous eusse donné cet advis, il m’en sçauroit mauvais gré, & cela pourroit estre cause qu’il en feroit quelque difficulté. Il n’est pas aussi necessaire qu’Alexis le sçache, parce qu’elle est d’humeur si retirée, qu’elle n’a jamais plus de contentement que quand elle est seule : Je ne me soucie guere que Paris l’entende, sçachant assez qu’il se plaist si fort en vostre compagnie, que ce ne sera jamais luy qui y contrariera. Je ne dementiray jamais, respondit Paris, l’opinion que vous avez de moy : Alors Astrée apres avoir un peu sousrit contre Diane & Phillis : Pensez-vous, Madame dit-elle, qu’Adamas ne nous refuse point, ou bien qu’il y laisse venir Alexis : car il est tres-certain que si tout le reste du monde y venoit, & qu’Alexis seule y deffait, je serois de trop mauvaise humeur, & faudroit que je m’allasse cacher pour ne point ennuyer la compagnie : Vous voyez, interrompit Phillis, comme les bergeres de Lygnon ne sont point dissimulées : Je vous jure, Madame, qu’elle ne ment nullement : Elle & toutes les autres, reprit Leonide, en sont plus estimables : mais d’où vient ceste grande amitié ? Dieu voulut, adjousta Astrée, que ce fut de sympathie, parce que malaysément pourroit-elle estre de mon costé qu’elle ne fust aussi du sien, & si cela estoit, je m’estimerois la plus heureuse qui fust jamais : S’il ne faut que cela, dit la Nymphe, pour vous rendre contente, vous la devez estre sur ma parole : car je ne fus de ma vie si estonnée que d’ouyr hyer au soir Alexis tenir presque les mesmes discours de vous que vous tenez à ceste heure d’elle, estant chose si inacoustumée à son humeur particuliere, qu’il faut bien ce changement venir de quelque plus forte puissance que n’est pas son naturel : Vous la rendrez si glorieuse, dit Philis, que nous ne pourrons plus vivre aupres d’elle : & à ce mot elles arriverent dans la chambre d’Alexis, où elles la trouverent encores dans le lict, d’autant qu’il estoit assez matin, & que toute la nuict elle n’avoit peu trouver repos parmy ses pensées, qui sans cesse l’avoient entretenuë tantost de ses desplaisirs, & tantost de l’heureuse journée qu’elle avoit euë, & de la felicité qu’elle esperoit encore la suivante : de sorte que sur le matin elle s’estoit endormie, & s’estoit à peine esveillée lors que ceste belle troupe estoit entrée dans sa chambre.

Elle fut à la verité grandement surprise de ceste visite inesperée, non pas tant toutefois qu’elle ne se ressouvint de cacher la bague qu’elle avoit prise à Astrée lors qu’elle se jetta dans Lignon, & que depuis elle avoit tousjours portée au bras avec le mesme ruban duquel elle estoit attachée, & aussi de serrer bien sa chemise sur son estomach, tant à fin qu’on n’apperceut point le deffaut de son sein, que pour ne laisser voir à la belle Astrée le petit portrait qu’elle avoit accoustumé de porter au col, & que la bergere ne cognoissoit que trop bien. Elle mit donc la main à moitié sur son visage, & de l’autre elle prit le linceul & s’en couvrit presque toute, comme si elle eust eu honte de se laisser voir en cét estat. Leonide pour mieux joüer son personnage : Que vous semble ma sœur, dit-elle, des belles filles que je vous ameine pour vous ayder à lever ? Ma sœur, dit Alexis se relevant un peu sur le lict, vous m’avez fait une grande honte, en me faisant une si grande faveur : car que diront-elles de moy me trouvant encores au lict ? Et que peuvent-elles dire, reprit la Nymphe, sinon que vous estes paresseuse, & que les filles Druydes des Carnutes ne sont pas si diligentes que les bergeres de Forests ? A ce mot toutes ces belles bergeres luy donnerent le bonjour, & elle apres leur avoir rendu leur salut avec la mesme courtoisie, se tournant du costé d’Astrée : Et vous belle bergere, comment avez vous passé ceste nuict ? Voulez-vous ma sœur, interrompit Leonide, que je le vous die pour elle ? Je vous proteste continua-t’elle, qu’elle a couché icy aupres de vous : Aupres de moy ? reprit incontinent Alexis. Aupres de vous ? continua Leonide, & si ce n’a esté du corps, ç’a esté pour le moins de la pensée : De ceste sorte, respondit Alexis, cela pourroit bien estre : & je le veux croire ; d’autant plus que je vous puis asseurer belle bergere, dit-elle, prenant Astrée par la main, que j’ay bien faict pour le moins la moitié du chemin : car je ne sçay comment j’ay esté toute la nuict embroüillée parmy les discours que nous eusmes au soir, de telle sorte que je ne me suis peu endormir que quand le jour a paru.

Leonide pour donner commodité à ceste chere sœur d’entretenir plus particulierement Astrée, prenant Diane & Phillis par la main, les retira vers la fenestre qui avoit la veuë du costé de leur hameau, & l’ouvrant s’y appuyerent toutes trois, cependant qu’Alexis faisant asseoir Astrée sur son lict, & la tenant tousjours par la main, fut presque transportée de l’extreme affection de la luy baiser : Enfin craignant de luy donner cognoissance de ce qu’elle vouloit cacher, elle se retint, & se contenta de la luy serrer & presser doucement entre les siennes deux. Et apres avoir demeuré quelque temps muette : Je vous jure, luy dit-elle, belle bergere, que toute la nuict j’ay pensé en vous, & aux discours que vous me tintes : Mais dites moy, je vous supplie, est-il bien possible que Phocion (ainsi que Leonide m’asseuroit au soir) vueille vous contraindre de vous marier contre vostre gré ? Madame, respondit Astrée, il est vray qu’il a ceste humeur : mais il est vray aussi qu’il n’y parviendra jamais : Non pas que j’aye la hardiesse de luy contredire tout ouvertement, mais je traitteray bien de sorte Calydon, que je luy en feray perdre la fantasie. Ce n’est pas que je ne recognoisse que ce berger a beaucoup plus de merites que je ne vaux, mais c’est que mon Genie ne sçauroit se bien accommoder avec le sien. jugez, Madame, quelle apparence il y a que je croye Calydon estre Amoureux de moy, que je sçay avoir aymé Celidée plus que sa propre vie, & en avoir fait les excez de desobeyssance que chacun sçait, & contre un oncle qui luy tient lieu de pere, soit pour le soing qu’il a eu de luy depuis le berceau, soit pour les biens qu’il en peut esperer : Mais, dit Alexis, j’ay ouy dire que depuis qu’elle s’est blessée de la sorte que nous la voyons, il a perdu ceste humeur, & qu’il ne l’ayme plus. Je crois, respondit Astrée, qu’il est vray : mais s’il est ainsi, que puis-je esperer de son amitié, qui n’est née que d’autant qu’il pense me devoir aymer, par le commandement de Thamire, puis que celle qu’il a portée à Celidée, que chacun a recogneuë si ardente, s’est esteinte lors qu’elle est devenuë moins belle ? Doncques aussi tost que mon visage changera, son affection en fera de mesme. Qu’est-ce que je deviendrois, si je recognoissois non pas ce changement, mais la moindre diminution de la bonne volonté qu’il m’auroit fait paroistre ? Mais, madame, continua-t’elle, avec un grand souspir, celle-là n’est pas la principale difficulté : car peut-estre pourrois-je bien esperer de retenir cet esprit en l’amitié qu’il me devroit, n’ayant pas si mauvaise opinion de moy-mesme, que pour peu que je m’y voulusse estudier, je ne me peusse asseurer de luy. Il y a bien une chose qui m’en retire d’avantage : Mais, Madame, vous l’oserois-je bien dire, ou si je la vous dis, quelle opinion aurez vous de voir que je vous parle si familierement de mes petites affaires ? Alexis alors en luy resserrant la main : Si vous sçaviez, dit-elle, quelle est l’amitié que je vous porte, vous n’useriez point de ces paroles avec moy, qui ne desire de sçavoir vos affaires & vos intentions, que pour essayer de vous servir, soit par mon propre moyen, soit par celuy d’Adamas, si vous le trouvez à propos. L’honneur que vous me faites de m’aymer, reprit Astrée, est veritablement, Madame, le bon-heur que j’ay recogneu pour moy, depuis quatre ou cinq Lunes ; aussi le tien-je si cher, que j’aymerois mieux perdre la vie que d’en estre privée : mais pour l’offre que vous me faites d’Adamas, je vous supplie de ne luy en point parler, parce que je ne le veux employer en chose de si peu d’importance, & de laquelle je viendray bien à bout, m’asseurant de faire que Calydon mesmes s’en deportera : Dieu le vueille, dit Alexis, mais je le croy difficilement, voyant la beauté de vostre visage, & ayant ouy dire combien il a souffert de mespris de Celidée sans changer. La beauté, belle Astrée, est une glu, de laquelle il est bien mal-aysé de se despestrer, quand une fois l’on a donné de l’aisle dedans. Madame, repliqua la bergere, ceste beauté n’est pas en moy, mais quand elle y seroit, j’espere que ma resolution sera encores plus forte que toutes les violences, ny les opiniastretez de l’Amour. Et c’est ce que je voulois vous dire, car sçachez que plustost je me donneray mille fois la mort, si autant de fois je pouvois revivre, que de me marier jamais, puis que le Ciel ou plustost ma mauvaise fortune l’a voulu. A ce mot elle s’arresta pour prendre son mouchoir pour s’essuyer les yeux, parce qu’elle ne peut retenir ses larmes : Et voulant reprendre son discours, la survenuë d’Adamas l’en empescha, qui de fortune entrant dans la chambre, & y trouvant ceste bonne compagnie, fut bien marry de l’avoir interrompuë, n’y ayant rien qu’il desirast plus que de voir Alexis & Astrée ensemble, pour l’esperance qu’il avoit que ceste pratique remettroit Alexis en son premier estat, & que par ainsi, suivant la parole de l’Oracle, il verroit sa vieillesse contente & bien-heureuse : Toutesfois feignant de l’avoir faict expres, il dit à Alexis apres avoir salüé toutes ces bergeres : Et quoy, ma fille, vous voila encore au lict, & que diront ces belles filles de vous voir si paresseuse ? Mon pere, respondit Alexis, la faute en est à ma sœur qui les a amenées icy sans m’en advertir : La faute, repliqua Adamas, en est vostre, qui estes encores dans la plume : mais si elles me vouloient croire, elles vous foüeteroient de sorte qu’une autre fois vous vous leveriez plus matin : Alors Astrée qui s’estoit levée de dessus le lict pour salüer Adamas : Mon pere, dit-elle, il est raisonnable que nous nous levions matin pour avoir le soing des trouppeaux que nous avons en garde, & il l’est encores plus que la belle Alexis conserve son beau visage, sans se donner tant de peine : Vous en direz, respondit Adamas, ce qu’il vous plaira : mais je suis bien d’advis si elle veut estre belle, qu’elle fasse comme vous : car vostre beauté luy apprend que vostre recepte doit estre fort bonne. Astrée rougit un peu, & vouloit luy respondre lors qu’on le vint advertir que Daphnide & Alcidon estoient dans la sale qui l’attendoient : cela fut cause que pre nant ces bergeres par la main, il laissa Alexis seule pour luy donner loisir de s’habiller, cependant qu’il alloit monstrant à toute ceste belle trouppe les raretez de sa maison, qui se pouvoit dire tres-belle & tres-curieusement enjolivée.

Apres que toute la compagnie fut assemblée, & que pour le contentement de Hylas, Alexis fut arrivée : Adamas creut que pour attendre l’heure du disner, il estoit à propos de leur faire voir les promenoirs, & cela d’autant plus que ce jour là le Soleil estoit un peu couvert des nuës. Chacun s’accompagna de celle qu’il luy pleust, horsmis Sylvandre, Hylas & Calydon : Car Diane fut prise de Paris, auquel Sylvandre par respect estoit contraint de la quiter, & Astrée estoit tousjours avec Alexis, qui empeschoit que la nouvelle affection de Hylas, & de Calydon, ne pouvoit recevoir le contentement de parler à ceste feinte Druyde, & à la belle bergere. Quant à Calydon & à Sylvandre, ils n’en osoient point faire de semblant : mais Hylas qui n’avoit pas accoustumé de se contraindre : Ma Maistresse, dit-il aussi tost qu’ils furent hors du logis, permettez que Calydon entretienne Astrée : Et qui sera celuy, dit Astrée en sousriant, qui tiendra compagnie à Alexis ? Ne vous en mettez point en peine bergere, dit froidement Hylas, celuy qui pourvoit l’Hyver de grains aux oyseaux ne la laissera pas sans secours, & attendant qu’il luy en envoye un meilleur, je m’y offre : Et en mesme temps sans attendre d’avantage, prit Alexis de l’autre bras : Vrayment, dit Astrée à moitié en colere de se voir oster la commodité d’estre seule aupres d’Alexis : Il est aysé à cognoistre, Hylas, que vous n’estes pas des bergers de Lignon, car ils n’ont guere accoustumé d’estre si hardis : Je le croy, dit Hylas, mais il y a bien apparence aussi que des bergers soient si courageux que moy : Il me semble, repliqua Astrée, que puis que vous en portez l’habit, vous en devez avoir le courage. Non, non, respondit-il, bergere, DESSOUS UN FER ROUILLÉ N’EST MOINS PREUX UN ACHILLE : au contraire si l’exemple de la vertu avoit quelque force en ces bergers, Calydon que je vois là sans party, & vous regarder avec un œil qui vous demande l’aumosne, en feroit autant que moy. Astrée baissa les yeux en terre, craignant que pour peu que ce discours continuast, ce jeune berger pourroit bien imiter Hylas, & qu’ainsi d’une faute elle en auroit fait deux : Mais Hylas qui print garde à ceste mine, & qui eut opinion que si quelque chose divertissoit Astrée, il pourroit plus aisément entretenir Alexis : Il fit signe à Calidon, qui rendu plus hardy que de coustume, apres avoir fait une grande reverence à la bergere la prit de l’autre costé sous les bras, feignant que c’estoit pour luy ayder à marcher : La bergere qui vit bien qu’il n’y avoit plus de moyen de s’en desdire, se tournant vers Alexis ; Je confesse que les mauvais exemples, dit-elle, s’imitent plustost que les bons, & qu’il faut que je me desdise de l’avantage que j’ay donné aux bergers de Lignon : Que voulez vous y faire ? dit Alexis en pliant les espaules, si nostre vie n’e stoit meslée de ces amertumes, ne serions nous point trop heureuses ? Elle respondit cela si bas, que ny Hylas, ny Calydon n’en entendirent rien, & toutefois la froideur de laquelle la bergere receut Calydon, luy donna bien quelque opinion, qu’elle eust eu plus agreable d’estre seule avec ceste Druyde : mais feignant de ne le point recognoistre, il ne laissa de continuer son dessein, de sorte qu’il n’y avoit plus personne sans party que Sylvandre. Mais Laonice qui avoit tousjours nourry un esprit de vengeance contre luy, & qui ne cherchoit que l’occasion de luy pouvoir rendre un signalé desplaisir, depuis le jour que par son jugement elle perdit Tircis : le voyant seul, pensa que peut estre elle pourroit en trouver quelque moyen : Elle sçavoit desja l’affection qu’il portoit à Diane, & celle de Diane envers luy, ne luy estoit pas du tout incogneuë, parce qu’ayant tant aymé, il estoit impossible qu’elle ne se prit garde de leurs actions, & mesme en ayant appris ce qu’en diverses fois elle en avoit ouy de leur bouche mesme, c’est pourquoy le voyant seul & pensif, elle s’approcha de lui, & feignant un visage tout autre qu’elle n’avoit le cœur. Que veut dire, berger, ceste tristesse, dit-elle, qui est peinte en vostre visage, estes vous peut estre amoureux ? Bergere, respondit Silvandre, j’ay tant d’occasion d’estre triste, qu’il ne faut point me demander si l’amour en est la cause : Je croy, adjousta-t’elle, que ce ne sont pas de nouvelles occasions, & toutefois ces jours passez vous viviez plus content : mais voulez vous que je vous die ce que j’en pense ? Le subject de vostre melancolie vient ou du mal present, ou du bien absent : Si vous ne m’expliquez d’autre sorte cet Enigme, dit le berger, je ne sçay que vous respondre : Je veux dire, reprit Laonice, puis que vous voulez que je vous parle plus clairement, que le mal present vous tourmente, voyant qu’un autre a vostre place aupres de vostre Maistresse, ou le bien absent, car je sçay que vous aymez Madonthe : Vous estes, dit Sylvandre, sage bergere, une grande devineuse, car l’une des deux choses que vous me dites veritablement me tourmente : mais toutefois, dit-il en sousriant, non pas peut estre tant que vous penseriez bien. Quelquefois, respondit Laonice, en semblable mal l’on ne pense pas estre si malade que l’on est : mais à bon escient Sylvandre, lequel de ces deux maux vous presse le plus ? Lequel, dit le berger, pensez vous que ce soit ? Je ne sçay, dit Laonice, si je vous en dois dire mon opinion, car peut estre ne l’avouërez vous pas : Si c’estoit une faute que d’aymer : Je confesse que difficilement j’en avoüerois la debte : mais puis que pour ne faire tort à tous les hommes (car je croy qu’il n’y en a point qui n’ait aymé quelquefois) il faut plustost dire que c’est une vertu, ou pour le moins une action qui de soy-mesme peut estre ny bonne ny mauvaise : Pourquoy pensez vous que je fasse difficulté de dire la verité, puis qu’en la nyant je commettrois une plus grande erreur ? Vous avez raison, berger, respondit Laonice : car toute personne qui veut estre estimé homme de bien, doit sur tout estre soigneuse de ne blesser jamais la verité. Mais dites moy en vostre foy, Sylvandre, le bien absent ne vous tourmente t’il pas d’avantage que le mal present ? Le berger qui ne vouloit point donner cognoissance de son affection à ceste estrangere, ny à personne, s’il luy estoit possible : voyant que d’elle-mesme elle bastissoit la tromperie qu’il eust esté en peine de controuver, pensa estre à propos de la continuer, & ainsi faisant un petit sousris, luy respondit : C’est une chose estrange que la vivacité de vostre veuë. Je vous jure, discrette Laonice, que je ne croyois pas y avoir personne qui s’en fust pris garde : mais comment l’avez vous peu recognoistre ? Silvandre, luy dit-elle, contentez vous que toutes ces feintes que vous faites pour Diane peuvent bien amuser Thersandre, mais non pas ceux qui avec mes yeux remarquent vos actions : presque tous ceux qui sont le long de la douce riviere de Lignon ont tellement le cœur occupé en leurs propres affections, qu’ils ne prennent garde à celles d’autruy, n’ayans des yeux que pour voir ce qu’ils ayment : mais moy qui n’ay rien à faire qu’à considerer vos actions de tous, j’ay fort bien apperçeu que Madonthe vous plaist d’avantage que Diane : mais ne soyez marry que je l’aye recogneu, puis que peut-estre ne vous seray-je point inutile. Madonthe m’ayme, & je pense qu’elle croira aysément ce que je luy persuaderay : Je sçay que c’est que d’aymer, & quels ressorts il faut toucher pour en avoir le contentement que l’on en desire, je vous promets de vous y ayder & servir en toute ce que je pourray. Sil vandre ne se pouvoit presque empescher de rire de l’ouyr parler de ceste sorte, & pour luy en asseurer encores plus l’opinion qu’elle en avoit conceuë, la supplia de n’en vouloir point faire de semblant, de peur que quelque autre ne s’en prist garde, & sur tout n’en rien dire à Madonthe, parce qu’elle s’en sentiroit offencée, & cela pourroit estre cause de ruiner tout son dessein, qu’il la remercioit grandement des offres qu’elle luy faisoit, lesquelles il ne refusoit point : mais qu’il ne vouloit accepter encores pour plusieurs raisons que bien-tost il luy feroit sçavoir. Silvandre pensoit ainsi faire le fin, mais Laonice qui feignoit de le croire commençoit d’ourdir par là la meschanceté qu’elle luy vouloit faire, & que depuis elle luy vendit si cherement. Cependant Paris, & Diane estoient entrez bien avant en propos : car ce jeune homme brusloit d’une si violente amour pour ceste bergere, qu’il ne pouvoit vivre avec aucun repos que l’ors qu’il estoit aupres d’elle. Et il est certain que si ceste bergere eust eu dessein d’aymer quelque chose, elle eust peu s’en embroüiller : mais depuis la mort de Filandre, elle ne vouloit que l’Amour prist place parmy ses affections, luy semblant que rien n’estoit digne d’estre mis au lieu où un berger si parfaict que Filandre avoit esté si long temps. Que si elle ayma depuis Sylvandre, ce ne fut pas par dessein, mais par une surprise que luy firent les merites & les recherches de ce berger : De sorte que jamais la bonne volonté qu’elle eust pour Paris n’outrepassa celle qu’une sœur pourroit avoir pour un frere, luy semblant d’estre obligée à celle-là par l’amitié qu’elle luy portoit, & empeschée par un vertu incogneuë de l’aymer d’avantage que comme son frere, & qu’en son cœur elle attribuoit à l’amour qu’elle avoit portée au gentil Filandre ; luy toutefois de qui l’affection n’avoit point de limites, apres luy avoir rendu tous les tesmoignages de son amour qui luy avoient esté possibles, il se resolut de tenter enfin quelle seroit sa fortune, & trouvant ceste occasion bonne, il pensa qu’il ne la faloit point perdre. La tenant doncq sous les bras, il la separa un peu d’aupres des autres : & cependant que chacun s’amusoit à diverses occupations, il luy parla de ceste sorte : Est-il possible belle Diane, que quelque service que j’aye essayé de vous rendre, n’ait peu vous donner cognoissance de l’affection que je vous porte, ou si vous l’avez recogneüe, est-il possible que ceste Amour soit demeurée jusques icy sterile, & sans avoir peu donner naissance à un peu de bonne volonté en vostre ame ? Si l’offence fait naistre la haine, pourquoy mes services encores que bien petits ne produisent-ils en vous, non pas de l’Amour, car ce seroit trop de bon-heur, mais quelque peu de bien-vueillance, qui vous les rende pour le moins aggreables ? J’espreuve, & en cela je n’accuse que mon peu de merite, & mon mal-heur trop grand : J’espreuve, dis-je, que tout ce qui est profitable à tous les autres qui ayment, m’est entierement inutile. Mon extréme affection vous outrage, mes services vous desplaisent, ma patience se rend mesprisa ble, ma constance ennuyeuse, & l’aage que je passe en vous aymant, servant, & adorant, tellement infructueuse, que peut estre encores n’avez vous pas pris garde que je sois à vous. Dieux ! ceste cruauté ou plustost ceste mescognoissance pour ne dire ingratitude, accompagnera-t’elle tousjours ceste belle ame, & jamais ne permettrez vous que ce cœur de diamant s’amolisse à mon sang, que je verse par les yeux en forme de larmes ?

A ce mot, Paris se teut, tant parce qu’il eut peur que ses yeux ne fussent assez forts pour retenir dans la paupiere les pleurs que ces paroles luy arrachoient du cœur, s’il continuoit son discours, que pour donner loisir à Diane de luy dire quelque parole qui le peust consoler, elle qui l’aymoit, comme nous avons dit, ne pensant pas qu’il fust reduit aux termes que ces propos faisoient paroistre, & ne voulant, s’il luy estoit possible, qu’il partist mal satisfait, apres avoir tourné les yeux doucement vers luy. Je ne pensois pas, luy dit-elle, gentil Paris, que vous me tinssiez jamais un tel langage, qui est autant esloigné de mon intention, que le Ciel l’est de la terre : vous me blasmez d’estre insensible, & de ne recognoistre l’affection que vous me portez : & quelle me pensez vous estre, si ne vous aymant point, je vis toutesfois de ceste sorte avec vous ? Comment voulez vous que je vous rende plus de preuve de ma bonne volonté, qu’en vous rendant toutes les fois que vous venez vers moy, tout le bon visage que je suis capable de faire, si je reçois tout ce que vous me dites tout ainsi qu’il vous plaist, si je vous responds avec toute la courtoisie, & toute la civilité que je puis penser m’estre permise, & vous estre agreable ? Qu’est-ce que vous desirez d’avantage de moy, ou que pensez vous que je puisse de plus ? voyez vous que je caresse quelqu’un plus que vous ? voyez vous que je vous laisse pour aller entretenir quelqu’autre, ou plustost ne voyez vous point qu’il n’y a personne que je ne laisse pour avoir le bien de parler à vous ? Ah ! belle bergere, dit Paris en souspirant, j’avoüe ce que vous me dites, & que vous faites plus pour moy que pour tout autre : mais que me vaut cela, si enfin vous ne faites rien pour personne ? Si mon affection n’estoit point telle qu’elle est, je veux dire, si elle n’estoit point extreme, je ne demanderois pas peut-estre avec tant d’importunité des tesmoignages de vostre bonne volonté. Mais de tout ce que vous me dites que vous faites pour moy, qu’est-ce que vous ne feriez pas pour le fils d’Adamas, la premiere fois que vous le verriez, encore qu’il ne vous eust jamais tesmoigné aucune affection ? Toutes vos actions envers moy sont veritablement pleines de civilité, & de courtoisie : mais à cela n’y estes vous pas obligée envers tous ceux qui vous voyent, & qui sont de ma qualité ? Et pensez-vous que ces devoirs que vous rendez à mon nom & à ma condition, puissent satisfaire pour ceux que mon extreme affection pense que vous luy devez ? Nullement, belle Diane, souvenez vous qu’au fils d’Adamas il faut ces courtoisies & ces civilitez : mais à l’amour de Paris, il faut quelque correspondance de bonne volonté, si vous ne voulez que je continuë à me plaindre, & de vous comme insensible, & de moy comme le plus malheureux qui ayma jamais tant de beauté. Diane alors, apres estre demeurée muette quelque temps, luy respondit froidement : jusques icy j’ay tousjours creu qu’il n’y avoit rien en mes actions qui ne vous deust contenter, me semblant que je les avois disposées selon les regles que les filles doivent observer, mesme lors qu’elles veulent honnestement plaire, & s’obliger quelqu’un : mais à ce que je vois, je n’y suis pas parvenuë, & puis que je me suis faillie de cette sorte, pour vous monstrer combien je vis franchement avec vous, je vous veux dire ouvertement ma pensée, je vous honore Paris, autant qu’homme du monde, & je vous aime comme si vous estiez mon frere ; si cela ne vous contente, je ne sçay que vous pouvez desirer de moy. Belle Diane, dit Paris, il est vray que cette declaration m’est extremement agreable, & que je demeure plus que satisfait en qualité de fils d’Adamas, mais nullement en celle de Paris, parce que mon affection vous demande quelque chose d’avantage : c’est-à-dire, non pas amitié, mais Amour pour Amour. Or en cecy, reprit incontinent la bergere, si vous n’estes content & satisfait, prenez vous en à vous mesmes, qui laissez aller vos desirs plus outre que vous ne devez, & j’aurois sujet de justement me douloir de vous, si je le voulois prendre, de pretendre de moy plus que je ne dois : Il est vray, repliqua Paris, que vous auriez le sujet que vous dites, si je recherchois de vous, belle bergere, quelque chose qui fust outre vostre devoir : mais tous mes desseins estans fondez sur l’honneur & sur la vertu, il me semble, qu’avec raison vous ne pouvez vous plaindre de mes desirs ; & afin que je parle à cœur ouvert à celle à qui est ce mesme cœur, sçachez belle bergere, que je me suis tellement donné à vous, que je ne puis avoir ny repos ny contentement, que de mesme vous ne soyez mienne : mais avec la condition que je le dois & puis desirer, qui est en vous espousant. Vous me faites de l’honneur, respondit alors Diane froidement, d’avoir cette volonté : j’ay les parens qui peuvent disposer de moy, c’est à eux à qui je remets semblable affaire, & toutefois si vous voulez sçavoir ce que j’en ay dans l’ame, je vous jure Paris, que ny vous ny personne vivante ne me donne, ny donnera jamais à ce que je crois cette volonté : Je vous aime bien comme mon frere, mais non pas pour mary : & ne trouvez cela estrange, puis que je suis toute telle envers le reste des hommes. O Dieux ! dit alors Paris, est-il possible que je ne reçoive jamais un parfait contentement ? donques vous me voulez aimer pour vostre frere : mais vous ordonnez que le reste de ma vie, cette Amour demeure infructueuse : Que voulez-vous Paris, dit-elle, que je vous die ? avez vous envie que je vous trompe, ou qu’avec des discours dissimulez je vous donne des esperances qui n’auront jamais effect ? Il me semble qu’en cela je vous oblige en vous descouvrant franchement ma resolution. O bergere ! la desobli geante obligation qu’est celle-cy, dit Paris en souspirant, & que de larmes & de peine pour m’en acquitter faudra-t’il que je paye à vostre cruauté ?

Ils vouloient continuer lors que se rencontrant à la croisée de plusieurs allées, ils en furent empeschez par le reste de la trouppe qui s’en retournoit à la maison, Adamas les ayant advertis qu’il estoit heure de disner, & mesme Alexis, qui ennuyée & des discours d’Hylas, & d’estre si long-temps separée d’Astrée, alloit recherchant l’occasion de se remettre pres d’elle, de laquelle Calidon l’avoit separée aussi-tost qu’elle vid Diane. Je vous supplie, luy dit-elle, belle bergere, aidez moy à respondre aux beaux discours d’Hylas : car je vous asseure que je ne sçay plus m’en defendre. Ma Maistresse, dit Hylas, quand on ne se peut plus deffendre, il se faut rendre, afin d’espreuver autant la courtoisie que l’on a ressenty la force & la valeur de son ennemy : J’ayme mieux mourir, dit Alexis en sousriant, que me mettre à la mercy d’un tel vainqueur. Et moy, respondit-il, j’ayme mieux non seulement vous ceder la victoire, mais me donner pour vaincu, que si pour me trop opiniastrer à ce combat vous y mouriez : Veritablement, repliqua Alexis, vous estes courtois : mais voyez vous, Hylas, je suis si glorieuse, & desire si peu de m’obliger, que je ne sçay si je dois recevoir l’offre que vous me faites. Et pourquoy en feriez vous difficulté ? dit Hylas, est-ce peut-estre pour la mespriser ? Nullement, respondit Alexis, mais c’est que j’ay peur que d’estre victorieuse de ceste façon, ne soit estre vaincuë. O Dieux ! s’escria alors Hylas, que j’ay tousjours bien dit, qu’il estoit dangereux d’aymer une femme Clergesse, & qui eust esté nourrie parmy ces Druydes des Carnutes : Je vous jure par la foy & par l’amour que je vous porte, n’y avoir rien eu qui m’ait tant donné d’apprehension quand je commençay de vous aymer, que ceste consideration que vous n’estiez pas beste. Et quoy, interrompit Diane, qui estoit bien aise de s’entremettre en leur discours, pour oster le moyen à Paris de continuer les siens, Et quoy Hylas voudriez vous aymer une personne qui le fust ? Je ne voudrois pas, dit-il, qu’elle le fust du tout, mais ouy bien un peu, & pourveu qu’elle eust assez d’esprit pour croire tout ce que je luy dirois, je ne me soucierois point qu’elle peust expliquer les profondes sciences de nos sçavans Druydes : Mais, reprit Diane, si elle n’avoit d’esprit que pour vous croire, vous auriez trop de peine au soing qu’il vous faudroit avoir de sa conduitte : Vous vous trompez, dit il, bergere, car ce qui se fait pour plaisir ne donne jamais peine : quelques-uns le dient bien ainsi, adjousta Diane, mais je pense qu’ils sont menteurs, car je croy bien que le plaisir les empesche de penser à la peine : mais qu’ils n’en ayent point, c’est un erreur, puis que si l’exercice est violent, on les void suer & halleter comme s’ils estoient Pantois : Voyez vous pas, dit alors Hylas, & vous aussi Diane, vous estes une de celles que je ne voudrois point aymer, vous avez trop d’esprit, & vous me mettez en peine de vous respondre, & c’est ce que je ne voudrois pas : car au contraire, je serois au comble de mes contentemens, si celle que j’aymerois admiroit tout ce que je ferois & tout ce que je dirois : car de l’admiration vient la bonne opinion, & de ceste bonne opinion l’amour que je demande.

Sylvandre qui estoit là aupres, & qui ne cherchoit que l’occasion de s’entremettre aux discours de Diane : L’admiration, interrompit-il, feroit le contraire effect de ce que tu desires. Et pourquoy cela, dit Hylas, puis que si elle m’admiroit, elle croiroit en moy toutes choses grandes & parfaites, & lors que je luy parlerois je luy serois un Oracle, mes prieres luy seroient des loix, & mes volontez des commandemens ? L’admiration, reprit alors Sylvandre, feroit un effect tout contraire, parce que les plus sçavans disent que l’admiration est la mere de la verité, & cela d’autant qu’admirant quelque chose, l’esprit de l’homme est naturellement poussé à rechercher d’en avoir la cognoissance, & ceste recherche fait trouver la verité : Et ainsi, Hylas, quand tu dis qu’elle t’admireroit, tu dis de mesme, qu’elle essayeroit de te cognoistre, & te cognoissant, elle trouveroit que si elle avoit estimé quelque chose en toy, elle s’estoit trompée, & alors en te mesprisant elle admireroit de t’avoir admiré : Et toy aussi berger, respondit Hylas, tu es un de ces esprits, que si tu estois fille je n’aymerois jamais : Mais quoy que tu sçaches dire, si suis-je encores en la mesme opinion : car celuy qui admire, cependant qu’il est en ceste admiration, n’est-il pas vray qu’il estime infiniment ce qui la luy donne ? Il est vray, dict Sylvandre, mais incontinent apres il change quand il vient à la cognoissance de la verité, Or, reprit Hylas, cela me suffit : car de dire qu’elle changera incontinent apres ; Mon amy, Sylvandre, luy dit-il en luy donnant d’une main sur l’espaule, qu’elle se haste tant qu’elle pourra, je luy pardonne si elle change plustost que moy, & si de fortune elle me devance, sois asseuré que je l’auray bien tost attrapée : Plusieurs ouyrent ceste responce, parce que Hylas parloit fort haut, & cela fut cause que chacun en rit ; de sorte que ce discours les entretint jusques dans la maison où les tables se trouvant couvertes d’abondance de vivres, chacun s’y assit comme le soir auparavant.

Durant tout le repas l’on ne parla presque que de l’humeur de Hylas, & pour luy donner subject de parler, il y en avoit tousjours quelqu’un qui soustenoit son party. Et Stelle entre les autres, qui encores qu’elle le fit en apparence pour plaire à la compagnie, toutesfois aussi ce n’estoit pas contre son humeur, ayant toute sa vie suivy les regles de ceste doctrine ; & Corilas qui en avoit autrefois ressenty les effects, l’oyant de telle sorte fortifier le party de Hylas. Je voudrois bien, dit-il, s’adressant à Sylvandre, te faire une demande si tu l’avois agreable ; & puis continua : Dy moy berger, je te supplie, est-il vray que l’amour naisse de la sympathie ? Tous ceux, respondit Sylvandre qui en ont parlé, disent qu’ouy : Or, reprit Corilas, je suis donc le seul qui croit le contraire, & s’ils sont fondez sur quelque raison, je m’en remets, tant y a que j’ay l’experience pour moy : Car y peut-il avoir deux humeurs plus semblables que celles de Hylas & de Stelle ? & toutefois je ne voy point qu’il y ait de l’amour entr’eux. Il n’y eut celuy en toute la table qui ne se mit à rire oyant la proposition de Corilas : & lors que Silvandre vouloit respondre, Stelle l’interrompit, en disant ; Je ne t’en desdis point berger, ny je ne rougiray jamais d’une chose qui m’a redonné tout le repos duquel je jouys : car si je n’eusse point changé lors que je commençay de t’aymer, que chacun considere combien j’eusse eu peu de contentement en ceste amour : mais de ce changement, il faut que tu en accuses la raison que Silvandre disoit tantost, qui est que l’admiration est la mere de la verité : car d’abord ne te cognoissant point, je t’admiray, & t’ayant recogneu, je te méprisay, de sorte qu’avec raison l’on te peut donner pour ta devise ce mot, DE LOING, QU’EST-CE DE PRES RIEN : Mais, dit-elle apres en sousriant, s’il est vray que je sois inconstante pour t’avoir aymé quelque temps, & ne t’aymer plus maintenant : pourquoy ne me dis-tu beaucoup plus constante, puis que n’ayant changé qu’une fois & qu’un seul moment, maintenant je demeureray ferme & resoluë tout le reste de ma vie à ne t’aymer point. La demande que j’ay faicte, interrompit Corilas, n’est pas si vous estes volage ou non : mais pourquoy l’estant & Hylas aussi, vous ne vous entre aymez, s’il est vray que la sympathie soit cause de l’amour ? A cela dit-elle incontinent, je te le diray sans que tu en mettes peine en personne, la sympathie peut faire effect lors qu’il n’y a point une plus grande force qui s’y oppose. Et celle qui peut estre entre Hylas & moy pourroit avoir la force de faire naistre ceste Amour, si ce n’estoit que t’ayant cogneu si peu digne d’estre aymé, tu m’as fait concevoir une si mauvaise opinion de tous les autres bergers, que je ne sçay quand je la perdray jamais. Je pense, dit Corilas froidement, que vous avez raison bergere : car depuis que je vous espreuvay telle que vous sçavez, je n’ay peu me figurer que celles qui estoient vestuës comme vous, ne cachassent sous les mesmes habits les mesmes imperfections. Ah ! s’escrierent tous les bergers, Corilas, c’est trop de blasmer toutes les autres. Non, dit Corilas, ce n’est pas mon intention de les blasmer, je ne dis pas qu’elles ayent ces imperfections, mais seulement je dis, que je ne me suis peu figurer qu’elles ne les eussent, & en cela je ne fais tort qu’à moy mesme, qui n’ay le jugement de sçavoir recognoistre la verité : mais de tout ce mal j’accuse ceste trompeuse, laquelle toutefois ne se peut guere glorifier de ceste victoire, puis qu’elle luy a cousté si cher qu’elle advoüe elle-mesme.

Daphnide & Alcidon escoutoient avec beaucoup de plaisir les petites disputes de ces gentils bergers & belles bergeres, & admiroient que ces esprits nourris & eslevez parmy les bois & les lieux champestres fussent si polis & si civilisez : Mais parce que Daphnide avoit un esprit curieux, & qui desiroit tousjours d’apprendre quelque chose, s’ad dressant au sage Adamas ; Il me semble, mon pere, luy dit elle, que pour separer ces deux amis ennemis (elle avoit sçeu qu’on leur donnoit ce nom) & pour m’oster d’une ignorance & satisfaire à une curiosité où j’ay vescu il y a long-temps, vous pourriez bien nous dire, que c’est que ceste sympathie de laquelle ils ont parlé, & si veritablement il y en a une qui fasse aymer, & par ainsi vous nous donneriez tout à coup deux sortes de viandes : L’une pour le corps, l’autre pour l’esprit. Madame, respondit Adamas, vostre curiosité est loüable, & si je n’y satisfaisois, je serois à blasmer, tant pour n’obeyr à ce qu’il vous plaist de me commander, que pour ne vouloir instruire ceux qui le desirent, ainsi que ma charge m’y oblige. Et cela d’autant plus que je le puis faire aysément, & en peu de paroles : Sçachez donc, Madame, que Tautates le supréme createur de toutes choses, a estably là haut où est sa principale demeure, le lieu où il crée toutes les ames : & parce qu’il n’y a pas apparence que rien parte de la main d’un si bon ouvrier, qui ne soit en sa perfection, & celle de l’ame estant l’entendement, il la rend outre que par sa forme elle est raisonnable, par participation intellectuelle. Or ceste participation, elle la prend de ceste pure intelligence de la Planette, qui domine alors qu’elle est creée, & ceste perfection qu’elle reçoit luy est tellement agreable, qu’elle brule toute d’Amour, de l’intelligence qui la luy participe : Et tout ainsi que l’Amant se forme une Idée en sa fantaisie de la chose aymée, le plus parfaitement qu’il luy est possible, afin d’y replier les yeux de son ame, & se plaire en ceste contemplation, lors qu’il est privé de la veuë du visage bien aymé. De mesme ceste ame amoureuse de la supréme beauté de ceste intelligence & de ceste Planette, lors qu’elle entre dans ce corps à qui elle donne la forme, elle imprime non seulement ses sens, & le corps Etheré, dans lequel les plus sçavans disent qu’elle est enveloppée, pour apres se joindre comme par un milieu à celuy que nous voyons : mais aussi sa fantaisie de ce caractere, de la beauté de laquelle elle a esté ardemment esprise dans le Ciel, & d’autant plus qu’elle en peut rendre la figure, & la ressemblance parfaicte, d’autant plus aussi se plaist-elle à la considerer & à la revoir, & se plaisant en ceste contemplation, elle se forme une certaine naturelle disposition d’estimer bon & beau tout ce qui luy ressemble, & à repreuver generalement tout ce qui luy est dissemblable, accoustumant de telle sorte son jugement à y porter la volonté, qu’enfin ce decret se donne non point par discours de raison, mais tout ainsi que toutes les autres choses qui se font en nous naturellement : voire mesme ceste coustume se rend enfin une habitude, à laquelle nous ne pouvons contrevenir sans nous faire un tres-grand effort. De là il avient qu’aussi tost que nous jettons les yeux sur quelqu’un, s’ils rapportent à nostre ame, comme de fideles miroirs qu’il y ait en ceste personne quelque chose qui ressemble à ceste image, que nous nous sommes faites de la Planette, de l’intel ligence tant aymée nous l’aimons tout incontinent, sans faire en nous mesme autre discours, ny autre recherche de l’occasion de ceste bonne volonté, y estant portez par un instinct qui se veut dire aveugle : & au contraire nous le hayssons si nous trouvons qu’il en soit different, & c’est ce que l’on nomme sympathie, qui est ceste conformité que nous rencontrons d’avoir les uns avec les autres, & laquelle est la veritable source de l’Amour, & non pas comme plusieurs ont creu que se fust toute beauté : car si la beauté estoit la source de l’Amour, il s’ensuyvroit que toutes les belles personnes seroient aymées de tous : Et au contraire nous voyons que non point les plus beaux & les plus dignes, mais ceux-là seulement qui reviennent le plus à nostre humeur, & avec lesquels nous avons le plus de conformité, sont ceux que nous aymons le plus.

A ce mot, le Druyde s’estant teu, Daphnide reprit ainsi, J’avouë, mon pere, que tout à un coup vous m’avez esclaircy plusieurs doutes : mais si en ay je encor un, sur ce que vous venez de dire, qui n’est pas petit, & duquel je voudrois bien avoir la resolution. S’il est vray que l’Amour vienne de ceste ressemblance que je rencontre en celuy que j’ayme, d’où vient que de mesme par ceste mesme ressemblance il ne m’ayme pas ? car si je l’ayme pour ceste sympathie, & si ceste sympathie vient comme vous dites, il est impossible que j’en aye pour luy, qu’il n’en ait pour moy : Je veux dire, que si je suis née sous sa Planette, qu’il ne soit né aussi sous la mienne : Et toutesfois nous en voyons tant qui n’ayment point ceux qui meurent d’Amour pour elle. Vostre doute, respondit Adamas, merite d’estre esclaircie, & monstre bien qu’elle part d’un esprit tel que celuy de Daphnide.

Sçachez donc, Madame, que comme je vous ay dit, l’ame se faict une image la plus parfaite qu’elle peut de ceste Planette, & de ceste intelligence qu’elle ayme. Mais d’autant que pour representer un visage si beau & si parfait, la matiere est de telle sorte inferieure, qu’elle ne le peut faire que fort imparfaictement : Il s’ensuit que ceste representation n’est pas également parfaite en chacun, parce que la matiere du corps est quelquefois mieux disposée aux uns qu’aux autres, & selon que l’ame la rencontre, elle y travaille plus ou moins parfaictement : Et il avient de là que tout ainsi que les couleurs, le pinceau, & la toile estans mal propres, le Peintre n’en peut faire quelquefois que des pourtraits aussi fort grossiers, & fort peu ressemblans à ce qu’il veut representer ; de mesme l’ame rencontrant le corps mal disposé à recevoir la figure & les lineamens qu’elle luy veut donner de ceste beauté qu’elle ayme, la ressemblance demeure si imparfaite, qu’à peine y en a t’il quelques traits grossiers & si mal-faits, qu’ils ne sont pas presque recognoissables en chose quelconque : & quand cela se rencontre ainsi, sans doute celuy qui a la representation plus parfaite de l’intelligence & de la Planette, sera aymé par sympathie de celui qui l’a aussi, encore que plus mal-faite : car l’ame de celuy-cy, quoy qu’elle n’ait peu representer en son corps bien au naturel ce visage qu’elle ayme, ne laisse d’en aymer le portrait qu’elle en void bien fait, en quelque lieu qu’il soit, comme l’Amant celuy qu’un estranger aura de sa maistresse, encores que le sien propre ne soit pas bien bon : Mais au contraire l’ame qui aura rencontré une matiere bien disposée, & qui par consequent aura l’idée & le patron bien representé, ne daignera pas seulement tourner les yeux sur l’autre, soit qu’elle le mesprise pour le voir si mal fait, ou soit qu’elle le mescognoisse pour en avoir si peu de ressemblance, & de la procede ceste amour par sympathie qui n’est pas mutuelle.

Mais, interrompit Hylas, me permettez vous, mon pere, de vous faire une demande ? Vous le pouvez, respondit Adamas, si ces amours viennent par sympathie : D’où vient, dit Hylas, qu’apres avoir aymé quelque chose, l’on cesse quelquefois de l’aymer, & que mesme on la mesprise, & que bien souvent on la hayt ? Ceste demande, respondit l[e] Druyde en sousriant, est propre à Hylas, & vous voyez qu’il est vray que ceste sympathie est un instinct aveugle, puis qu’Hylas aymant, & cessant d’aymer un mesme subject, toutefois il ne sçait pourquoy il le fait ainsi. Or je le vous diray Hylas, afin qu’à l’avenir vous sçachiez la raison des choses que vous practiquez si bien.

Figurez vous, Hylas que les impressions que l’ame fait en son corps, par lesquelles elle se represente ceste beauté superieure de son intelligence, & de sa planette, sont veritablement cor porelles : Car en la fantaisie elle met les lineamens, comme un Amant en son imagination ceux de la chose bien aymée, & les represente de telle sorte en ses sens & en sa complexion, qu’elle rendra son humeur ou melencolique, si elle tient de Saturne, ou joyeuse, si c’est de Jupiter, & ainsi des autres. Et apres comme nous avons desja dit, elle prend une si grande coustume de contempler & d’approuver ces choses, qu’elle en fait une habitude, laquelle encores qu’il soit difficile de changer ou de perdre, toutefois ainsi que toutes les autres, peut estre & changée & perduë : Ce que l’on voit ordinairement avenir en la cire par la force du cachet : car encore qu’on y ait imprimé une figure, toutefois si l’on veut, en y mettant un autre cachet, elle perd la marque du premier ; tant parce que l’ame n’ayant imprimé ce caractere en ses sens, & en son corps, que parce que ceste beauté celeste luy plaisoit : Il est certain que si par nonchalance, elle vient à ne s’y plaire plus, ou bien que quelque nouvel object, auquel sa volonté se laisse aller, marque sa fantaisie d’une autre figure, elle perd la premiere ressemblance, & n’en retient rien du tout : Et alors celuy qui aura esté aymé de luy, ou qui l’aura aymé par sympathie, perdant ceste ressemblance qu’il avoit perdu aussi l’amour qui en estoit causée : car tout ainsi que les habitudes, la sympathie aussi se peut perdre & acquerir. Mais, Hylas, si toutes les fois que vous avez changé, vous avez imprimé en vous une nouvelle idée de quelque autre chose, il n’y en doit guere plus avoir en tout le mon de, qui n’ait esté quelquefois imprimée en vous, de sorte que ma fille peut esperer que vous serez plus constant pour elle que pour les autres, non pas pour meriter plus que celles qui l’ont devancée, mais pour avoir esté la derniere. Chacun se mit à rire oyant ceste conclusion, & peut estre Hylas eust respondu quelque chose, n’eust esté qu’Astrée prit la parole :

Mais dit-elle mon pere, s’il est vray que l’Amour vienne de cette sympathie, que veut dire que l’on aura veu fort long-temps une personne sans l’aimer, & qu’apres l’on l’aime ? La response, dit Adamas que j’ay faite à Hylas, peut servir à cette demande : au commencement cette personne n’avoit pas encore le caractere de la beauté de ceste intelligence, & depuis par une nouvelle marque, comme d’un cachet nouveau il le peut avoir imprimé : Mais en voicy encores une raison assez claire.

Depuis que l’ame est enveloppée de ce corps que nous avons, tant qu’elle y est enfermée comme dans une prison, elle n’entend ni ne comprend chose quelconque que par les sens, par lesquels, comme par des portes luy vient la cognoissance de tout ce qui est en l’Univers. Et non seulement elle n’entend ny ne comprend que par eux, mais encores ne peut ny entendre ny comprendre que par des representations corporelles, quoy qu’elle contemple les substances incorporelles. Il advient de là qu’elle ne peut avoir sa cognoissance qu’autant parfaite que ses sens la lui peuvent representer, & que s’ils sont faux & trompeurs, ils la deçoivent, & luy font faire un jugement faux, comme nous voyons en ceux qui sont malades, qui trouvent les viandes, pour bonnes qu’elles soient, de tres-mauvais goust, parce que le leur est depravé. De mesme, ceux qui ont mal aux yeux verront quelquefois les choses doubles, ou une couleur pour autre, ou bien encores que l’œil ne soit pas mal disposé, les milieux par lesquels la vision se fait quelquesfois ne laissent de les tromper, comme à travers un verre bleu tout ce qu’il verra luy semblera de mesme couleur, dedans l’eau un baston bien droit luy semblera tortu, & toutes choses plus grandes ou plus petites, selon la qualité des lunettes par lesquelles il regarde. Or ces faussetez estans representées par les sens pour vrayes, l’ame qui leur adjouste toute creance, en fait incontinent le jugement, qui ne peut estre que faux, parce que les choses presupposées, & desquelles elle tire ses consequences sont telles : Le jugement estant fait, la volonté incontinent s’y porte & y consent, la volonté, dis-je qui a pour son subject le bon, & ce qui est jugé tel, ou qui au contraire fuit de ce qu’elle pense estre mauvais. Et par là vous pouvez entendre, belle bergere, que la raison qui est cause que nous voyons quelque temps sans aymer une personne, qu’apres nous aimons : c’est ou que nos yeux & nos sens, qui doivent representer ces choses à l’ame, ne font pas soigneusement leur office, ou les milieux par lesquels ils agissent, ont quelque imperfection qui les empesche de les pouvoir fidelement representer, lesquelles estans ostées, ils viennent à descouvrir la verité, & à la redire à nostre ame, qui alors recognoissant cette ressemblance se met à aimer ardemment ce qu’auparavant elle avoit veu sans aimer, & sans s’en soucier.

Diane qui escoutoit fort attentivement Adamas : Mon pere, luy dit-elle, & moy aussi, si ce ne vous estoit importunité, je voudrois bien vous faire une demande. Jamais, respondit Adamas, ce qui procede d’une si gracieuse bergere ne peut avoir ce nom : Mais je crains que je ne pourray peut-estre vous respondre assez bien. Je ne suis, repliqua-t’elle en sousriant, plus difficile que ma compagne, & puis la profonde cognoissance que le sage Adamas a de toutes choses, n’a garde de manquer au doute d’une ignorante bergere comme je suis : Dites moy donc je vous supplie, mon père, puis que l’Amour procede de cette sympathie, qui est une image representée en nous de l’intelligence & de la planette sous laquelle nous naissons, que veut dire que les personnes belles sont aimées presque ordinairement de chacun ? car il faudroit donc que tous ceux qui les aiment fussent naiz sous mesme planette, ce que l’on void bien n’estre pas par le temps de leur naissance.

Je me suis bien douté, respondit Adamas, que cette subtile bergere me feroit une demande qui ne seroit pas commune : mais il faut essayer de lui respondre. Toutes les choses qui sont belles, encore qu’elles soient diverses, ne laissent pas d’avoir entr’elles quelque conformité, comme aussi toutes les bonnes : Et c’est pourquoy quelques uns ont dit, qu’il n’y avoit qu’un bon & un beau, à la similitude duquel toutes les choses bonnes & belles sont jugées estre telles. Or ces planettes & ces intelligences qui leur president ne sont bonnes ny belles, sinon qu’en-tant qu’elles ressemblent le plus à ce supréme Bon & Beau ; & quoy qu’elles soient entr’elles separées & diverses, si est-ce que comme que ce soit, elles ne sont aimables ny estimables qu’en-tant qu’elles sont bonnes & belles, & cette bonté & beauté ayant tousjours de la conformité, encore qu’elles soient en divers sujets, il ne faut trouver estrange si plusieurs aiment les personnes qui sont belles, encores qu’elles ne soient pas nées sous mesme Planette, puis que chacun remarque en leur beauté quelque chose qui est conforme à celle de la sienne propre.

Me voila, interrompit Hylas, le plus content homme du monde : car je viens d’apprendre une chose qui m’est grandement avantageuse : Et toy Silvandre, dit-il se tournant vers le berger, tu as raison de demeurer muet, car ce discours ne faict rien pour toy. Je ne sçay, respondit froidement Silvandre, en quoy il t’avantage si fort. Ignorant berger, reprit Hylas, n’as-tu pas ouy que le sage Adamas a dit, que l’occasion pour laquelle les belles personnes estoient aymées de tant de gens, estoit parce que leur beauté participoit avec quelque conformité à celle de toutes les autres planettes & intelligences ? Je l’ay fort bien ouy, respondit Silvandre ? mais enquoy est-ce que cela t’est advantageux ? En ce que, repliqua Hylas, si j’aime tant de diverses beautez, il faut que j’aye de la conformité avec toutes, & ainsi je me puis dire plus beau que toy qui n’en regardes qu’une seule. Je pense, reprit Silvandre en sousriant, que si ta raison est bonne, tu n’es pas seulement plus beau que moy, mais plus que tous ceux de ceste contrée, quand ils seroient joints tous ensemble : Mais il ne faut pas entendre le discours du sage Adamas de ceste sorte : Au contraire, si tu te souviens de ce qu’il a respondu à Daphnide, tu cognoistras que c’est signe d’un grand deffaut en toy, qui as ce pourtraict de ton intelligence & de ta Planette si mal faict, qu’il n’y a pas une de ces belles qui ne desdaigne de voir en toy une si grande imperfection d’une chose si parfaite.

Chacun se mit fort à rire, & Hylas eust bien repliqué quelque chose pour sa deffence, n’eust esté qu’on se leva de table, estant desja assez tard. Et parce qu’Astrée avoit fort bonne mémoire du conseil que Leonide luy avoit donné, de prier Adamas de vouloir venir en leur hameau faire le sacrifice qu’il avoit promis pour l’action de grace du Guy salutaire, elle tira à part Diane, Philis, Celidée, Stelle, & les autres bergeres, & leur proposa, qu’il luy sembloit qu’ayant eu ceste grace de Tautates, d’avoir en leur hameau le Guy sacré, il ne falloit pas estre paresseuses de l’en remercier, parce que cela les rendroit indignes de la continuation de ses graces : Et puis que leurs bergers en estoient desja venus prier le Druyde, elles se monstreroient trop nonchalantes, si avant que de partir pour s’en retourner, elles ne joignoient leurs supplications aux prieres qu’ils avoient faites, & que mesme afin de ne point differer d’avantage une si bonne œuvre, il falloit essayer de l’emmener avec elles en s’en retournant : Il n’y en eut une seule qui n’approuvast ce qu’Astrée avoit dit, & apres avoir consideré qui d’entre-elles seroit bonne à faire la priere pour toutes : elles furent d’avis que Diane accompagnée de toutes, luy en porteroit la parole, ce qu’elle accepta, encores qu’elle en fit au commencement quelque difficulté, & sans dilayer d’avantage s’approchant d’Alexis, elles luy firent entendre qu’elles desiroient de parler au sage Adamas, & qu’elles la supplioient que ce fut par son moyen. Alexis qui ne sçavoit ce que c’estoit, s’approchant d’Adamas, luy fit sçavoir le desir de ces discrettes bergeres, & en mesme temps Diane luy fit la supplication, de laquelle ses compagnes l’avoient chargée. Et y adjousta, qu’elles s’estimeroient grandement favorisées de luy, si sans plus dilayer, elles pouvoient l’emmener à leur retour pour cest effect : Et ensemble le supplioient d’ordonner à la belle Druyde sa fille, & à la Nymphe Leonide, de vouloir honorer ce sacrifice de leur presence. Le Druyde luy respondit, Belles & discrettes bergeres, vostre requeste est si juste, & moy tellement obligé de procurer que le grand Tautates soit honoré & servy en ceste contrée, que pourveu que vous m’accordiez une chose que je vous demanderay, je suis tout prest de faire tout ce que vous voulez de moy. Je ne croy pas, respondit Diane, qu’il y ait entre nous bergere qui ait la hardiesse, ny la volonté de refuser ce qu’il vous plaira de nous ordonner : Je vous demande donc, reprit Adamas, que vous demeuriez encores aujourd’huy en ceste maison, tant afin que j’aye plus longuement le contentement de vous y voir, que pour avoir le loisir de donner ordre à toutes les choses necessaires au sacrifice, & je vous promets que demain je vous reconduiray en vostre hameau, & qu’encores je supplieray ceste belle Dame, dit-il, se tournant vers Daphnide, de vouloir prendre la peine d’assister à ceste action de grace : tant pour rendre cet honneur à nostre grand Tautates, que pour vous obliger toutes, & ne point rompre si tost ceste bonne compagnie : Nous n’avons garde, dit Diane, de contrevenir à ce que vous voulez de nous, estant de toute sorte si fort à nostre avantage.

Ainsi fut resolu le voyage d’Adamas, qui en mesme temps pour s’acquiter de sa promesse, supplia Daphnide d’y vouloir assister, laquelle s’y accorda librement, tant pour luy complaire, que pour estre bien ayse de voir un peu la façon de vivre de ces bergers & bergeres de Forests, desquelles elle avoit tant ouy parler. Alexis fut un peu estonnée de voir qu’il falloit retourner en son hameau, craignant tousjours infiniment d’estre recogneuë. Toutesfois voyant que la chose estoit resoluë, elle dissimula le mieux qu’elle peut ceste crainte : Et parce qu’Astrée apres qu’elles eurent remercié le Druyde de ceste grande faveur, s’en vint resjouyr avec elle, de ce qu’elles possederoient plus longtemps le bon-heur de sa presence : C’est moy, dict Alexis, belle bergere, qui dois faire ceste resjouyssance, & qui puis dire avec verité n’avoir jamais eu rien qui m’ait pleu, depuis que je suis partie du lieu où j’ay estéjeslevée, que le contentement de vous voir. Madame, dit Astrée, Dieu me garde de douter jamais de chose que vous me disiez : Mais j’avouë bien que s’il y en avoit quelqu’une qui me peust mettre en doute, ce seroit celle cy, parce que malaysément me puis-je persuader, qu’une personne qui vaut si peu : & qui est si malheureuse, ait quelque chose qui merite, ou qui soit capable de recevoir une si grande faveur : Belle bergere, respondit Alexis, outre que je ne mens jamais, croyez que j’eslirois plustost la mort que d’estre menteuse à vous que j’ayme si fort : & qu’avant que je vous esloigne, vous cognoistrez la verité de mes paroles : Vous plaist-il Madame, que je le croye de ceste sorte ? Non seulement, dit Alexis, il me plaist, mais je vous en supplie de tout mon cœur : Promettez-moy donc, dit Astrée que vous aurez agreable que je demeure le reste de ma vie aupres de vous, & si vous le faites, vous me rendrez la plus heureuse & contente fille de l’Univers : Astrée, dit Alexis, en luy mettant une main sur la sienne, J’ay peur que vous ne vous repentiez bien tost de ceste resolution : Si vous recognoissiez, dit la bergere, l’humeur d’Astrée, vous ne croiriez pas, Madame, que cela peust arriver, car j’ay ce naturel de jamais ne changer une resolution quand je l’ay prise. Alexis alors demeura sans parler, & se retirant d’un pas l[a]s regardoit avec le mesme œil qu’elle avoit lors qu’elle luy com manda de ne se faire jamais voir à elle, & ceste pensée luy remit si vivement devant les yeux tout ce qui s’y estoit passé, qu’il luy fut impossible de n’en donner quelque cognoissance par les larmes qui luy vindrent aux yeux, & que toutefois elle eut encores assez de force pour retenir. Astrée qui remarqua en elle un si grand changement, demeura de son costé fort estonnée ne s’en pouvant imaginer le subject, & ne luy semblant pas que ce qu’elle luy avoit dit luy peust desplaire, & en ceste peine ayant demeuré toutes deux quelque temps sans parler, enfin la bergere fut la premiere à reprendre ainsi la parole, Je vous voy, Madame, tout à coup si fort changée, qu’il m’est impossible de n’en estre en peine : car si j’en estois la cause, ou par mes discours ou autrement : Je vous jure la foy que je vous doibs, comme à la chose du monde que j’aime & que j’honore le plus, que je vous en vengerois bien tost ; Que si aussi je ne la suis pas, dites moy je vous supplie si ma vie y peut remedier, & vous verrez que je n’ay rien de si cher que vostre service. Alexis qui recogneut la faute qu’elle avoit faicte, se reprenant, essaya de la cacher au mieux qu’il luy fut possible, & pource elle lui dit en souspirant. Il est vray, belle bergere, que le changement que vous avez remarqué en mon visage est procedé de vous, & toutesfois vous n’en avez point de coulpe : mais seulement mon ame trop sensible au souvenir que vous luy avez donné par vos paroles : & afin que vous sortiez de peine, il faut que vous sçachiez qu’estant nourrie parmy les vierges Druydes des Carnutes, dans tout le grand nombre qu’il y en a, je fis eslection d’une, qui entre toutes me sembla la plus aymable, & je suis bien asseurée que je ne me trompay point en mon choix, estant estimée telle de toutes nos compagnes, & ayant toutes les conditions qui se peuvent desirer pour se faire aymer : elle estoit belle, & née de l’une des principales maisons de la contrée, elle avoit l’esprit semblable à la perfection du corps, accomplie en toutes ses actions de toute sorte de courtoisie & de civilité : Mais il faut que j’avoüe qu’apres avoir commencé d’aymer ceste fille, ce qui me lia par apres si estroitement avec elle, fut l’opinion que j’eus qu’elle m’aimoit, & il est vray que ceste cognoissance vraye ou fausse redoubla de telle façon l’amitié que je luy portois, que je me donnay entierement à elle : Je dis de telle sorte que je ne pouvois vivre sans elle, ny elle à ce qu’elle me disoit sans moy ; Nous vesquismes ainsi plusieurs années avec tant de contentemens & tant de satisfactions l’une de l’autre, que jamais l’on ne peut remarquer dans l’enfance où nous estions que la plus parfaite amitié de l’aage le plus parfait. Mais cependant que plus satisfaicte de ceste fortune que les plus grands Monarques ne sont de posseder toute la terre, j’allois joüyssant de mon bon-heur, ne voilà pas que ceste belle & tant aymable fille me quitte, & se separe de telle sorte d’amitié d’avec moy qu’elle ne me veut plus voir, & sans m’en dire le subject me hayt & me chasse d’aupres d’elle ? Le sursaut que je receus de ce chan gement fut si grand, & le coup si sensible, que me donnant du tout à la douleur, je tombay en la maladie que vous avez sçeuë, & de laquelle je ne suis pas encore ny n’espere jamais estre bien guerie. Et lors que vous m’avez tenu ce langage de vostre humeur ferme & arrestée : je me suis ressouvenuë de semblables discours que si souvent cette belle & sage fille m’a tenus, & depuis si mal observez, & ceste pensée a esté cause du changement que vous avez recogneu en mon visage. Madame, dit Astrée, je suis marrie d’avoir esté cause de vostre ennuy : Je m’asseure que vous m’en jugerez bien innocente, & que si j’en eusse sçeu quelque chose, je n’eusse pas commis ceste faute : mais qui eust jamais pensé, vous voyant si belle & si remplie de ces perfections, qui peuvent convier & retenir la bien-vueillance de tout le monde, que vous eussiez rencontré une fille de l’humeur dont vous la dépeignez, & si peu advisée que de laisser volontairement eschapper de ses mains un bon-heur que chacun doit desirer & rechercher si soigneusement ? Mon Dieu ! Madame, combien me semble-t’il que j’eusse esté plus curieuse de la conservation d’un si grand bien, si le Ciel outre mon merite m’eust eslevée à une si grande fortune ? & avec combien de soing la rechercherois-je, si je pensois qu’avec peine & travail je la peusse quelquefois obtenir ? mais le Ciel qui m’a regardé d’un mauvais œil à ma naissance, ne me veut pas estre si favorable au cours de ma vie. Belle bergere, dit alors Alexis, je vous supplie si vous ne voulez me deso bliger grandement, n’accusez jamais de deffaut ceste belle & tres-sage fille pour m’avoir traitée de ceste sorte : car je ne puis souffrir sans un extreme desplaisir qu’elle reçoive du blasme de ce qu’il faut seulement accuser mon deffaut, & le mauvais astre sous lequel je suis née. Et quant au desir qu’il semble que vous ayez d’entrer en sa place, c’est moy, belle Astrée, qui le devrois souhaiter & rechercher avec toute sorte d’artifice, mais une seule chose m’en empesche : Et croyez moy, que si ce n’estoit ceste consideration, mes desirs surpasseroient les vostres : Mais, belle bergere, je crains qu’encores que d’abord vous me fassiez le bien de me juger digne de vostre amitié ; lors que vous m’aurez plus particulierement recogneuë vous n’en fassiez un jugement tout contraire, & qu’il ne vous convie à me traicter de la mesme sorte que ceste belle & sage fille de qui je regrette la pette avec tant de desplaisir : & si cela m’arrivoit, je ne sçay ce que je deviendrois, pouvant dire avec verité que je suis si foible à semblables coups, que je ne sçay comme la vie m’est demeurée apres les avoir receus. Et puis qu’il a pleu au grand Tautates que je les aye suportez, j’avouë que la crainte de retomber en un semblable inconvenient me faict toute fremir, & me glace le cœur. Il ne vous plaist pas, Madame, reprit Astrée, que je die que ceste belle fille a eu tort de vous traicter ainsi, & moy qui ne veux vous desplaire pour quelque consideration que ce soit, je ne veux pas le dire : mais si feray bien avec vostre permission, que jamais elle n’acquerra chose de si grande valeur que celle qu’elle a perduë ; & que si Bellenus par une particuliere faveur me mettoit en sa place, tout le reste du monde ne me seroit rien au prix de ceste faveur, laquelle j’essayerois de conserver, non seulement avec le soing & la peine, mais avec le sang & la vie. Ah ! belle bergere, dit Alexis en souspirant, ce seroit à moy, quand ce bonheur m’arriveroit à qui ce soing devroit estre reservé : mais croyez moy, ma belle fille, que vous ne sçavez ce que vous demandez quand vous desirez mon amitié : J’avoüe, Madame, ce que vous dites, respondit Astrée, mais cela d’autant que le bien que je recherche est si grand, qu’il ne peut estre compris de la foiblesse de mon entendement : Mais si ce n’est mon peu de merite, qu’est-ce qui vous peut empescher de me faire ceste grace, puis que j’appelle Bellenus pour tesmoing ? que si je l’obtiens de vous, je la conserveray plus cherement que ma vie ; je dis ceste vie qui ne me peut estre que tres-desagreable, si je suis refusée, & que tres-heureuse si vous m’en jugez digne. Alexis alors toute pleine de contentement, luy prenant la main & la luy serrant un peu : Belle bergere, lui dit-elle, souvenez vous où nous laissons ce discours, nous le finirons demain en nous en allant en vostre hameau, & cependant soyez asseurée que j’ay plus de volonté de vous aymer & servir que vous ne le sçauriez desirer.

Ce qui fut cause qu’Alexis remit ce discours à une autrefois, ce fut pour ne le pouvoir continuer plus long-temps, sans donner quelque soupçon à ceux qui les regardoient, & qui voyant les changemens de son visage eussent peu s’en estonner, & lesquels elle esperoit pouvoir mieux couvrir par les chemins, où la pluspart attentifs à marcher n’attendent qu’à choisir les plus commodes passages : mais outre cela, elle faisoit dessein de se conseiller & avec Adamas & avec Leonide, de ce qu’elle avoit à faire en ceste occasion : Et de fortune, Hylas qui ne pouvoit supporter de si longs entretiens sans qu’il en eust sa part, comme s’il y eust esté envoyé expres, vint interrompre leur propos. Ma maistresse, luy dit-il, vous entretenez si longuement & si soigneusement ceste bergere, que si vous continuez vous me ferez croire que vous trouvez les bergeres de ceste contrée plus aymables que les bergers : De cela, dit Alexis, n’en soyez point en doute, & n’en accusez que la nature, qui veut que chacun ayme son semblable : mais mon serviteur, ne vous en fachez point, car il me restera encor assez d’amour pour vous. Je croyois, reprit froidement Hylas, que pour avoir esté nourrie parmy les sçavantes filles Druydes, vous sçeussiez mieux les ordonnances de la nature que vous ne faictes : mais puis que vous en estes sortie si ignorante, il faut, ma maistresse, que je vous instruise mieux qu’elles n’ont pas fait : Peut-estre mon serviteur, respondit-elle en sousriant, y perdriez vous & le temps & la peine aussi bien qu’elles ; c’est pourquoy je ne vous conseille pas de l’entreprendre. Toutesfois, repliqua Hylas, je ne puis surporter l’outrage que vous me faites, sans m’en plaindre, puis mesme que vous ne voulez pas estre instruite de vos er reurs. Je serois bien marie, dit Alexis, si Hylas se pleignoit de moy à bon escient, mais je croy qu’il se jouë : Et comment ? reprit Hylas, penseriez vous que je ne fusse en colere quand je vous oy dire que vous aurez encor de l’amour de reste pour moy, apres que vous aurez aymé ces bergeres, puis qu’il semble que vous me vueillez donner ce dequoy elles n’auront pas affaire, & seulement le reste des autres ? J’entends, ma maistresse, que ce seront elles qui auront ce reste apres moy, puis que toutes les raisons le veulent ainsi : S’il n’y a que cela qui vous fasche, mon serviteur, respondit Alexis en sousriant, nous y mettrons ordre nous separerons mon amitié en deux, une des parties sera pour aymer ces bergeres, & l’autre les bergers, & parmy les bergers vous serez le premier que j’aymeray. Mais de ces deux parties, adjousta Hylas, laquelle sera la premiere & la plus grande ? Il ne faut point douter, respondit Alexis, que ce ne soit celle qui doit estre employée pour les bergeres, & avec raison, parce que des bergers vous estes le seul que vous voulez que j’ayme, & des bergeres, il n’y en a point que je ne vueille aymer & servir : Vrayement, dit alors Hylas, j’avouë que vous avez raison, & que j’ay eu tort de vous accuser d’ignorance, puis que vous en sçavez mesme plus que Silvandre.

Cependant qu’ils parloient ainsi, le reste de la compagnie s’entretenoit diversement dans la sale, & Philis qui avoit continuellement l’œil sur Astrée, voyant que Calydon s’aprochoit d’elle, & sçachant assez combien ce lui estoit une pesante charge que celle de parler à luy en particulier, elle s’avança pour les interrompre : & laissa Silvandre seul aupres de Diane : car de fortune Paris desirant de se conseiller avec Leonide, s’estoit retiré avec elle dans une chambre, de sorte que Silvandre avoit eu le loisir de s’approcher de ceste bergere, aupres de laquelle Philis avoit aussi tousjours demeuré, jusques à ce que Calydon l’en fit partir : Et parce qu’ils se faisoient continuellement la guerre ; Je ne veux pas, ma Maistresse, dit-elle en s’en allant, que vous me jugiez si jalouse, que je ne vueille laisser quelquefois ce berger seul aupres de vous : je suis si asseurée de ma bonne fortune, & de son peu de merite, que je ne le craindray jamais : Et pour vous monstrer que je dis vray, je vous laisse tous deux pour assister Astrée en ce grand combat que je vois luy estre preparé par cét ennemy qui l’approche : Et sans attendre leur response, s’alla joindre aux costez d’Astrée, qui jugeant bien à quelle occasion elle y venoit, la prit par une main, & passant l’autre bras sur le sien la tenoit la plus pres d’elle qu’elle pouvoit, pour donner subject à Calidon de ne la point acoster : Mais ce jeune berger, qui estoit veritablement touché de la beauté d’Astrée, ne se peut empescher de s’y en venir : & parce que la recherche qu’il luy faisoit estoit au sçeu de Phocion, qui l’avoit pour tres-agreable, & par l’avis de Thamire qui la luy avoit conseillée, il luy sembla qu’il n’importoit point de parler à la bergere en la presence de quelqu’autre ; qu’au contraire, peut-estre Phillis lui ayderoit à luy declarer son affection, puis qu’elle devoit croire que c’estoit l’avantage de sa compagne. Phocion en ayant desja fait le mesme jugement, luy qui estoit tenu pour le plus sage Pasteur de son temps, & Oncle de la bergere : & qui depuis la mort de ses père & mere, en avoit tousjours eu le mesme soing que si elle eust esté sa fille.

S’approchant donc avec cette asseurance de cette belle bergere : Ne seray je point importun, luy dit-il apres l’avoir salüée, si sans estre appellé, je viens estre le troisiéme en vostre conseil ? Jamais Calidon, respondit Astrée, ne sçauroit avoir ce nom, en quelque lieu qu’il aille, & mesme venant vers des personnes qui l’estiment tant que nous faisons : Je voudrois, respondit le berger, que cette estime fust changée en amour. Quelquefois, ajousta la bergere, nous desirons des choses au dommage d’autruy, & qui ne nous sont point avantageuses. Je croy, ajousta Calidon, ce que vous dites pouvoir avenir en toute autre occasion qu’en celle qui se presente : car que mon desir soit à vostre desavantage, permettez moy de dire, belle bergere, que vous ne le devez point penser, puis que le sage Phocion le juge d’autre sorte. Phocion qui en prudence & en sagesse est tenu pour l’Oracle de tous les plus sages bergers de cette contrée, & qui m’a fait l’honneur de m’accorder la requeste que je luy en ay fait faire par Thamire. De dire aussi que ce que je souhaitte soit à mon dommage, tant s’en faut qu’il puisse estre ainsi, qu’au contraire, je n’auray jamais bien ny contentement que ce bon-heur ne m’arrive. Je ne sçay, repliqua Astrée avec un visage un peu plus rude, quelle peut estre la requeste dont vous parlez : mais si fay bien que si c’est chose qui me touche, il n’y a personne qui vous doive ny puisse promettre rien contre ma volonté, puis mesme que mon pere & ma mere, pour mon mal-heur, m’ont esté ostez. Et quant à ce que vous dites de Phocion, vous ne sçauriez me raconter tant de choses de sa prudence, que je n’en croye encores d’avantage : mais cela ne conclud pas, que nous fassions luy & moy un mesme jugement : & quoy que le sien puisse estre le meilleur, il y faudra bien du temps à m’y faire consentir : & pour dire le vray, je croy que si ce sage Pasteur sçavoit les choses que j’ay dans l’ame, il laisseroit bien-tost cette opinion : Et c’est ce qui me faict vous supplier de vouloir changer la vostre, car si vous la continuez, outre que vous n’y avancerez rien, encore n’en retirerez vous que du mescontentement & pour vous & pour moy. Les belles, reprit Calidon, sont comme les Dieux, elles veulent estre vaincuës par supplications. Je ne sçay, dit-elle incontinent, quelles sont les belles, mais si fais bien, que vos paroles, ny vos prieres envers moy, ne vous acquerront jamais chose qui vous soit agreable pour ce sujet. Peut-estre, ajousta-il, quand vous me verrez mourir devant vos yeux, vous n’aurez pas tant de cruauté, que la pitié ne puisse trouver place parmy tant de beautez. Si vous continuez, respondit Astrée, vous me ferez croire que vous pensez encore parler à la belle Celidée : mais voyez vous Calidon, & vous & moy meritons mieux, car il n’est pas raisonnable que nous ayons le reste de quelque autre, & plutost que cela fust, je vous dis franchement que pour vous en divertir, je prendrois la resolution de Celidée. Puis que la mort m’a osté ce que je desirois, je ne veux plus qu’elle puisse avoir cet avantage sur moy, & ne pensez pas que je n’estime & n’honore vostre merite autant que de berger de cette contrée, & que je ne me recognoisse vostre obligée, en la recherche que vous faites de moy, & mesme avec l’intention que je sçay que vous avez : Mais ne vous persuadez pas aussi, que toutes ces considerations me fassent jamais changer de volonté : Et tenez cecy pour un Arrest escrit des Dieux dans l’immuable Destin. PUIS QU’ASTRée A PERDU LA PREMIERE CHOSE QU’ELLE A AYMEE, ELLE N’A PLUS D’AMOUR QUE POUR TAUTATES, AU SERVICE DUQUEL, ELLE PASSERA LE RESTE DE SES JOURS, AINSI QU’ELLE LUY A PROMIS. Et vous souvenez, Calidon, que si vous ne croyez cette prophetie, le temps vous la fera trouver si veritable, que vous vous repentirez d’avoir esté trop incredule.

Ceste response si resoluë qu’Astrée fit, estonna de sorte le berger qu’il demeura sans replique, & la bergere le voyant ainsi confus, se levant d’aupres de luy, laissa Philis en sa place, & s’en alla trouver Alexis, qui la voyant aprocher & cognoissant à ses actions qu’elle estoit troublée, laissa Hylas, pour sçavoir d’elle ce qu’il y avoit de nouveau : Madame, luy dit-elle avec un sousris meslé de desdain, vous direz que je n’ay pas assez affaire à supporter mon fardeau, si ces Amants sans party ne me venoient encores sur charger de leurs importunitez. Je vous asseure que Calidon a fort bien sçeu choisir son temps, c’est bien à ceste heure que les discours d’amour me plaisent, je le conseille de continuer, s’il ne veut que perdre sa peine, il pense peut-estre parler à Celidée, ou que je ne sois icy que pour payer le temps qu’il a perdu en la servant : & sur ce propos raconta à la Druyde tous les discours qu’il luy avoit tenus, & la responce qu’elle luy avoit faicte avec une si grande passion, qu’Alexis cogneut bien que mal-aisément recevroit-elle jamais du mal de ce Rival.

Cependant Silvandre estoit aupres de Diane, elle assise & luy à genoux, mais si plein de contentement de se voir pres d’elle sans y estre empesché de Paris ny de Philis, qu’il ne pouvoit assez remercier Amour d’une si grande faveur. Ma belle maistresse, luy dit-il, par où commenceray-je à vous remercier de la grace que vous me faictes de vous arrester icy, où la compagnie que vous y avez ne peut que vous estre importune, au lieu que vous pourriez passer beaucoup mieux ces heures avec les doux entretiens de ces gentils bergers & de ces discrettes & belles bergeres ? Silvandre, luy respondit-elle, encores que je vueille bien que vous me soyez obligé, si est-ce que vous ne devez pas croire qu’en cecy je fasse pour vous tant que vous dites, puis que je m’asseure n’y avoir une seule de la trouppe qui ne voulut avoir changé avec moy, & je vous jure, berger, que je ne les envie point toutes ensemble : Si je pensois, reprit Silvandre, que vo stre cœur consentist à ce que vostre langue profere, je me dirois le plus heureux berger de l’Univers : S’il ne vous faut que cela, repliqua Diane, pour estre heureux, asseurez vous sur ma parole que vous avez tout l’heur que vous sçauriez souhaiter. Et quel tesmoignage en puis-je avoir ? dit Silvandre : Vous estes personne de tant de jugement, respondit la bergere, que vous recognoistrez assez la verité quand il vous plaira de la rechercher : Outre que si cela n’estoit pas vray, qu’est-ce qui me pourroit obliger de demeurer icy, puis que je pourrois trouver autant d’excuses que j’en voudrois pour aller ailleurs chercher l’entretien qui me seroit plus agreable que le vostre ? mais j’ay bien plus à craindre que Silvandre ne s’ennuye aupres de moy, n’y ayant rien qui luy puisse arrester que sa seule civilité : Ma belle maistresse, adjousta incontinent Silvandre, cest excez de courtoisie dont il vous plaist user envers moy à ce coup, m’offence plus que vous ne sçauriez croire, puis que si vous avez ceste opinion de moy, ou vous me tenez pour personne de peu de jugement, ou vous faites un grand tort au vostre & à mon affection : car il faudroit bien que je fusse sans cognoissance, si je ne voyois les perfections de la belle Diane, puis que chacun les void, les advouë & les admire : Seroit-il possible que Silvandre fust le seul entre les hommes qui demeurast aveugle pour ne voir point un soleil si esclatant ? ou le voyant, si je ne l’admirois ? Aussi faut-il que je confesse que veritablement je suis tellement esbloüy par une si grande lumiere quand je suis aupres de vous que je n’ay plus des yeux que pour voir, ny esprit que pour adorer ceste Diane en terre, que je tiens bien plus advantagée que celle qui est dans les Cieux, puis que celle là y est surmontée par la beauté de son frere, & celle-cy surpasse tout ce qui est en l’Univers. Silvandre, respondit la bergere en sousriant, je vous promets de dire tout ce que vous voudrez de moy, qui me recognois assez pour telle que je suis : mais qui ne veux point trouver estrange que la feinte que vous avez entreprise vous fasse tenir ces discours : Mais à propos de vostre gageure avec Phillis, jusques à quand ordonnez vous berger, que je sois vostre Maistresse ? & quand voulez vous que je change ce nom avec celuy de vostre Juge ? Les discours que je vous tiens, respondit incontinent le berger, sont si veritables, qu’ils n’ont rien de commun avec ceste gageure : & quant à ce nom de maistresse duquel vous parlez, croyez belle Diane, que vous pouvez prendre celuy de Juge quand il vous plaira : mais non pas vous despoüiller jamais de celuy de maistresse, que non pas la gageure ny la feinte, mais vos perfections & mon affection vous ont si justement acquis sur mon ame. Je vous ay desja dit, reprit la bergere, que je trouve bon que vous parliez de ceste sorte, jusques à ce que ceste feinte soit achevée : mais enfin quand voulez vous que nous sortions de ceste affaire tous trois ? car il me semble qu’il a tantost assez continué, & que le terme des trois Lunes est presque doublé : Quant à moy, dit Silvandre, je n’avanceray ny ne recule ray le temps qu’il vous plaira, estant tres-asseuré, que quoy qui en arrive, je ne changeray point de condition : Ne parlons jamais, dit Diane, de l’avenir sinon avec doute, puis qu’il n’y a que les Dieux qui le puissent sçavoir, & dites moy Silvandre, voulez vous que nous employons ceste apresdinée à terminer ce different ? Il me semble que la commodité y est bonne, & l’assistance telle que nous la sçaurions desirer. Silvandre qui craignoit, quelque mine qu’il fit, l’humeur de Diane, & qui sçavoit bien qu’il ne falloit plus esperer de vivre avec elle de ceste sorte quand ceste feinte seroit ostée, demeura un peu surpris, & ne respondit pas si tost à la bergere, qu’elle ne cogneust bien la peine en laquelle il estoit, & cela ne faisoit que l’asseurer d’avantage de la verité de son affection. Et toutefois feignant comme de coustume, Vous ne respondez point berger, dit-elle, voulez vous que nous prenions ceste commodité, ou bien que nous retardions jusques à demain, que nous serons dans nostre hameau ? Voyez comme je suis Juge traictable, je m’en remets à vostre volonté : Mon Juge, dit alors Silvandre en sousriant, avant que je vous responde, passons quelques articles entre nous, promettez moy que vostre jugement ne me sera point desavantageux, & que la chose du monde qui m’est la plus aggreable, ne me sera point deffenduë, & avant que de partir de ce lieu, je veux bien recevoir vostre jugement : Mon jugement, dit froidement Diane, sera juste : Et quant à la deffence que vous craignez, si vous me faictes entendre de quoy vous voulez parler, je vous y respondray : Silvandre alors prenant un visage plus posé : Je ne suis jamais entré en doute, mon Juge, luy dit-il, que vous ne fussiez tres-juste : mais n’avez vous pas ouy dire que la justice extreme est une extreme injustice ? Et parce que je vous vois desirer une explication sur ma seconde requeste, je suis d’opinion, ma maistresse, continua-t’il en sousriant, que nous remettions ceste affaire à une autre fois, afin que j’aye un peu plus de temps pour mieux instruire mon juge.

A ce mot, ils furent interrompus par Adamas, qui convia Daphnide & le reste de la compagnie d’aller au promenoir, puis que la chaleur du jour estant abbatuë, l’on auroit plus de plaisir dehors que dedans la maison : Et parce que la plus grande partie estoit bien ayse de prendre un peu d’air, & que la beauté du lieu les y convioit, toute la trouppe s’y achemina, les uns chantant, & les autres discourant de ce qui leur estoit le plus aggreable.

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LE
SIXIESME
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.


Ce Chevalier qui avoit esté trouvé aupres du Temple d’Astrée ayant pris le mesme chemin que Paris avoit faict, se trouva bien tost sur le pont de la Bouteresse, & peu apres sur le haut de la plaine qui découvre le chasteau & la grande ville de Marcilly. D’abord le pays luy sembla tres-agreable : car d’un costé il voyoit les fertiles montagnes de Cousant, qui descendant par de petites colines jusques dans la plaine, monstroient toute leur crouppe enrichie de vigno- bles, & le plus haut de grand bois de haute fustaye, qui sembloient avoir esté posez la par la sage Nature pour leur servir de cheveux : La plaine apres s’alloit estendant jusques à Mont-brison, & suivant tousjours ces delectables colines s’eslargissoit du costé de Surieu, de Mont-rond, & de Feurs, avec tant de petits ruisseaux & de divers estangs, que la veuë ainsi diversifiée en estoit beaucoup plus plaisante : & parce que le chemin qu’il avoit pris le conduisoit à Marcilly, y ayant la teste tournée, ce fut aussi le premier lieu où il jetta les yeux. Ce chasteau relevé sur la pointe d’un rocher, & qui se faisoit voir de fort loing, remit incontinent en sa mémoire le lieu où la premiere fois il avoit veu Madonthe : car sa grandeur, ses tours, & la somptuosité du bastiment avoit beaucoup de ressemblance avec le lieu où elle souloit demeurer. Ce souvenir luy remit devant les yeux les agreables journées qu’il avoit passées aupres d’elle, & les extrémes ennuis qui l’avoient accompagné depuis sa disgrace : Et parce que ceste comparaison ne se pouvoit faire sans apporter un grand trouble en son ame, ce pauvre Chevalier fut enfin contraint de mettre pied à terre au premier ombrage qu’il rencontra, où laissant son cheval entre les mains de son Escuyer, il s’alla estendre sous un arbre, & haussant les yeux aux Ciel demeuroit de sorte ravy en ceste pensée, qu’il ne voyoit ny n’oyoit chose quelconque qui se fit autour de luy. L’Escuyer qui aymoit passionnément son maistre, & qui ressentoit jusques en l’ame, la miserable façon de vivre de ce Cheva- lier, maudissoit en son cœur & l’Amour & celle qui en estoit la cause : & de fortune au mesme temps qu’il despitoit le plus, & contre l’un & contre l’autre, il ouyt une voix qu’apres avoit escoutée quelque temps, il cogneut estre d’un Chevalier qui se plaignoit & de l’ingratitude & de l’inconstance d’une Dame : & parce qu’il jugea que ceste excuse seroit bonne pour retirer son maistre de ces importunes & fascheuses pensées : Seigneur, luy dit-il, oyez je vous supplie ce que chante ce Chevalier qui est aupres de vous : Et que veux tu, luy respondit-il, que je me soucie des affaires d’autruy ; ne te semble-t’il pas que je sois assez chargé des miennes ? Celles d’autruy, repliqua l’Escuyer, nous soulagent quand nous nous en sçavons bien servir : A ce mot, ils ouyrent que le Chevalier qui estoit aupres d’eux chantoit ces vers.


STANCES,
En se plaignant de sa Dame, il les
blasme toutes.

I.

Elle a changé mon feu, la volage qu’elle est,
Pour une moindre flame,
Pour faire voir à tous qu’elle est femme en effet,
Et que c’est qu’une femme.

II.

Mais devois-je pretendre en cet esprit leger
Amour moins passagere ?
Car puis qu’elle estoit femme, il falloit bien juger
Qu’elle seroit legere.

III.

L’Onde est moins agitée, & moins leger le vent :
Moins volage la flame,
Moins prompt est le penser que l’on va concevant,
Que le cœur d’une femme.

IIII.

Ah je ne me plains pas de me voir offencer,
Ny qu’elle se retire :
Mais qu’estant une femme, il faloit bien penser
Qu’encore elle estoit pire.

V.

Dieux ! quel fut le peché que l’homme avoit commis,
Quand on fit la Pandore ?
Pour certain il fut grand, puis que ses ennemis
Vous faictes qu’il adore.

VI.

Nostre fier ennemy, ce sexe avec raison,
O Dieux ! se peut bien dire,
Si nous faisant languir & mourir en prison,
Il ne faict que s’en rire.

VII.

Il se mocque de voir, que l’homme qui se dit
Avoir tant de courage,
Languissant en prison, n’a le cœur ny l’esprit
De sortir du servage.

VIII.

Il se mocque de voir que l’homme qui çà bas,
Par raison est le maistre,
Ayme mieux vainement l’adorer, que non pas
Estre ce qu’il doit estre.

IX.

Cruelle engeance, helas ! le Ciel pour nostre ennuy
T’a de beauté pourveuë,
Puisque tu ne t’en sers qu’au mal-heur de celuy
Qui peu sage t’a veuë.

Le Chevalier oyant blasmer de ceste sorte contre raison toutes les femmes, pour la faute que quelqu’une pouvoit avoir commise, fut grandement offencé contre celuy qui parloit si indiscretement : & luy semblant que de la souffrir sans vengeance, & de laisser ces bla[s]phemes impunis, c’estoit commettre une grande faute contre la belle Madonthe, à l’heure mesme il eust mis la main à l’espée pour l’en faire desdire, & crier mercy des injurieuses paroles qu’il avoit proferées, n’eust esté qu’il pensa estre plus à propos de luy donner occasion de le rechercher du combat : Parce, disoit-il, que s’il a du courage, il ressentira l’offence, & en voudra avoir raison, & s’il n’en a point, il me seroit trop honteux de la combatre. En ceste resolution le Chevalier se releva, & se tournant du costé de ce Chevalier, apres avoir quelque temps pensé à ce qu’il de- voit dire, haussant la voix le plus qu’il peust, & prononçant le plus distinctement qu’il lui estoit possible, il se mist à chanter tels vers :


STANCES,
Que sçachant le changement de sa
Dame, il devoit ou mourir, ou
guerir de despit.

I.

Toy qui d’une beauté regretes l’inconstance ;
Et qui de son erreur vas les autres blasmant :
Sois avec moins d’amour ou moins de sentiment,
Et de l’oubly te sers, ou de la patience.

II.

Oublie ou ses beautez, ou mesprise l’outrage,
Si ton cœur y consent, il est desja guery ;
Et s’il en faict refus, tu doibs estre marry
De ton mal beaucoup moins que du peu de courage.

III.

Tu ne fus onc blessé que d’une esgratigneure :
Car deslors qu’on te dit son cruel changement,
Si vrayement tu l’aymois, devois-tu pas Amant,
Ou guerir du despit, ou mourir de l’injure ?

IIII.

De l’Amour offencé ne chercher la vengeance,
C’est estre par ses loix complice du forfaict :
Et qui s’estonnera si cét Amour t’a faict
Partager à la peine aussi bien qu’à l’offense ?

V.

Cesse donc une fois, cesse donc de te plaindre,
Soit pour jamais ton feu dans le despit estaint,
Si tu plains toutesfois, plains toy de t’estre plaint,
Et d’evanter ton feu quand il le faut esteindre.

Ces vers furent chantez si haut & si clairement que celui qui en avoit esté cause les ayant bien entendus, ne peut croire qu’ils n’eussent esté dits contre luy ; & parce que c’estoit l’un des plus audacieux Chevaliers de toute la contrée, il en conceut un si grand despit, que sans attendre plus longuement se laçant le heaume, car il estoit armé de tout le reste, il s’en vint à travers les arbres où il avoit ouy la voix : L’autre, qui attendoit de voir quel ressentiment il feroit de ceste responce : soudain qu’il l’ouyt venir, prit aussi son habillement de teste, & s’appuyant sur son Gesse l’attendit, resolu s’il ne se ressentoit de ces paroles, d’y en adjouster de telles, qu’il luy peust donner subject de venir au combat : mais l’arrogance de celuy contre lequel il avoit affaire, estoit telle qu’il ne falloit pas beaucoup de peine pour le faire venir aux mains, tant pour la confiance qu’il avoit en sa force & en son adresse, que pour estre neveu de Polemas, l’authorité duquel estoit tellement accreuë depuis le depart de Clidamant & de Lindamor, qu’il luy restoit fort peu pour se rendre Seigneur absolu des Segusiens. Ce Chevalier s’appelloit Argantée, surpassant de sa taille la commune hauteur de ceux du païs, & tellement bien proportionné de tout le reste du corps, qu’il estoit aisé à juger qu’il estoit de grande force, & de grand courage. Il avoit recherché fort long temps une des Nymphes de Galathée, & qu’il fut vray ou non, tant y a qu’il s’estoit figuré d’estre aymé d’elle : elle se nommoit Silere, tres-belle & tres-bien aparentée : mais lors qu’il voulut la presser de quelque tesmoignage de bonne volonté, & qu’elle refusa de luy en donner, suivant son humeur outrecuidée, il voulut user d’une certaine authorité sur elle, qu’elle ne peut trouver bonne, & choisit plustost de rompre entierement d’amitié avec luy, que de supporter plus long temps son arrogance. Luy qui se vid tout à coup trompé de son esperance, entra en si grande colere contre elle, qu’il en conceut une haine incroyable contre toutes les femmes, & depuis ce temps ne cessa d’en dire tous les maux qu’il se pouvoit imaginer.

Argantée donc suivant sa coustume, s’approchant plein d’arrogance du Chevalier, sans le salüer & sans faire action de civilité : Est-ce pour moy, luy dit-il, Chevalier ce que tu viens de chanter ? L’estranger qui n’estoit guere endurant de son naturel, & desja fort mal satisfait de luy : Fay luy, dit-il, tout ainsi que si c’estoit pour toy : Je voy bien, adjousta Argantée, & à tes armes, & à ton langage que tu es estranger : car si tu me cognoissois, tu parlerois d’une autre sorte : Mais puis que cela est, ou monte à cheval, ou mets la main aux armes comme tu es, & je te feray cognoistre ta folie & ta temerité. Il ne faut point, dit l’estranger, perdre le temps, & pour ce tout à pied que nous sommes, nous aurons bien tost vuidé nostre different, & je m’asseure que tu avoüeras, que je te cognois mieux que tu ne me cognois pas. A ce mot il se jette dans le grand chemin, où ayant donné son gesse à son Escuyer & pris son escu, il mit l’espée en la main, & l’attendit d’une façon si asseurée, qu’Argantée jugea bien qu’il devoit estre gentil Chevalier.

Lors qu’ils estoient prests à commencer leur combat, ils ouyrent un grand bruit de chevaux & de chariots, qui venoient de Marcilly droit vers eux, cela convia Damon de dire, qu’il luy sembloit plus à propos de se rejetter dans le bois, & laisser passer ceste troupe, de peur d’estre interrompus. Mais Argantée qui se doutoit bien que c’estoit Galathée, ou Amasis, & qui estoit bien ayse de faire ostentation de sa force & de son adresse : Non, non, dit-il, Chevalier, il ne faut jamais se cacher que pour mal faire ; en ceste contrée l’on n’est point empesché de faire les actions bonnes & genereuses : & pource ne perdons point le temps comme tu dis, si ce n’est que le cœur te manque à soustenir & demesler ta querelle. Ma querelle, dit-il, est si juste, que quand en toute autre occasion je n’aurois point de courage, j’en prendrois pour celle-cy, non seulement contre toy, mais contre tous les hommes du monde : Mais si comme tu dis, il se faut cacher pour les mauvaises actions, je ne sçay où tu pourrois trouver un lieu assez retiré pour toy qui soustiens une chose si fausse & tant indigne de l’ordre de Chevalerie que l’on t’a donné, puis que tu blasmes les Dames, que tout Chevalier est obligé de maintenir, de servir & de deffendre ? Eh mon amy, respondit Argantée en se mocquant, & depuis quand, laissant l’estat de Chevalier, es-tu devenu harangueur sur les grands chemins ? C’est avec celle-cy, dit-il, luy monstrant son espée, que j’ay accoustumé de haranguer, & si tu as le courage, tu verras si je ne sçay pas mieux faire que tu ne sçay bien dire.

A ce mot il s’avance l’espée haute, & l’estranger le va rencontrer couvert de son escu, & plein d’un si grand despit, pour les reproches qu’il luy avoit faites, qu’il sembloit que le feu lui sortoit des yeux : & là ils commencerent l’un des plus furieux combats qui se peut voir entre deux Chevaliers. A peine s’estoient ils donnez les premiers coups, que toute la troupe qu’ils avoient ouy venir, arriva sur le mesme lieu : & parce que le combat se faisoit au milieu du chemin, & que tous recogneurent Argantée, ils s’arresterent pour voir quelle en seroit l’issuë. Galathée qui estoit celle qui alloit dans ces chariots avec ses Nymphes, hayssoit comme aussi toutes les autres Dames, l’arrogance d’Argantée, & eussent bien voulu qu’elle eust esté chastiée par cét estranger : mais d’autant qu’elles sçavoient la grande force qu’il avoit, elles craignoient fort pour le Chevalier incogneu, encores que sa belle presence, & le commencement du combat donnast une fort bonne opinion de luy ; & parce que Galathée vid Polemas aupres de son chariot, elle l’appella, & luy demanda, qui estoit celuy qui combatoit contre Argantée, & quel estoit le subject de leur querelle, & qu’il seroit peut-estre bien à propos de les separer. A quoy il respondit, que ce seroit leur faire tort, que de leur empécher de finir leur differend, puis qu’ils combatoient sans supercherie, & que pour sçavoir qui estoit le Chevalier, & d’où venoit leur querelle, il ne voyoit là personne qui le sçeust dire, que cét Escuyer estranger. Polemas fit cette responce, parce qu’il croyoit qu’asseurément Argantée seroit vainqueur, ne se pouvant persuader que l’estranger fust tel, qu’il peust luy faire resistance : & il estoit bien aise que Galathée vit la force & l’adresse de ceux qui estoient à luy. Elle suivant la curiosité des Dames, & desireuse de cognoistre cét estranger, fit appeler l’Escuyer, auquel elle demanda qui estoit le Chevalier estranger, & d’où venoit leur querelle ? Le subjet de leur combat, respondit-il, Madame, est fort juste du costé de mon Maistre, car oyant que cét autre Chevalier disoit mal des femmes, il ne l’a peu endurer, luy semblant que c’est contrevenir à l’ordre de Chevalerie. Quant à vous dire quel il est, je suis bien marry qu’il me soit deffendu : mais je m’asseure qu’aussi-tost qu’il aura finy le combat, s’il vous plaist, Madame, de le sçavoir, il a trop de courtoisie pour ne vous obeyr. Polemas sousrit l’oyant parler de cette sorte, & comme par mocquerie luy dict, Tu as raison Escuyer mon amy, de dire que Madame le sçaura apres le combat, car si l’on veut mettre son Epitaphe sur son tombeau, il faudra que tu nous le die : Seigneur Chevalier, luy respondit- il, si mon maistre n’estoit sorty d’entreprise plus dangereuse que celle-cy, il ne seroit pas venu de si loing qu’il a faict : & à ce mot se retira au lieu où il souloit estre.

Durant tous ces discours, les Chevaliers avoient continué si furieusement leur combat, & Damon avoit tant de desir d’en venir à bout avec de l’honneur, qu’il n’y avoit celuy des assistans qui ne l’estimast pour un tresbon Chevalier, & mesme Galathée & ses Nymphes, aux yeux desquelles se lisoient leurs contentemens, quand Damon avoit quelque avantage, ce que elles ne vouloient point dissimuler, encores que Polemas s’en prist garde, puis que c’estoit pour leur sujet que ce combat se faisoit.

Il y avoit desja plus d’une demie heure qu’ils avoient commencé, & leurs armes estoient en plusieurs lieux rompuës & descloüées lors que Argantée se ressentit un peu las, & commença de n’aller plus si legerement, ny de frapper de si grands coups : au contraire, Damon sembloit non seulement de se maintenir tousjours aussi frais, mais de redoubler & sa force & sa legereté, ce qui estonna grandement Polemas, mais plus encores Argantée, qui en son cœur estima beaucoup plus son ennemy qu’il n’avoit faict : mais peu apres que l’espée de l’Estranger atteignoit presque à tous les coups sur la chair, on vit entierement affoiblir Argantée, fust pour la perte du sang, fust pour les incommoditez des blesseures qui estoient grandes. Alors Polemas se repentoit à bon escient de n’avoir empesché ce combat, & eust bien voulu que quel- que bon demon eust inspiré Galathée pour l’interrompre. Elle qui jugea bien le desplaisir qu’il en ressentoit, encores qu’elle ne l’aymast point, voulut toutefois luy donner cette satisfaction, pour le respect du service qu’il faisoit à sa mere : Et ne jugeant pas qu’elle peust mieux separer ces Chevaliers, que de les en prier elle mesme, elle mit pied à terre, & avec une grande quantité de ses Nymphes, s’approcha des combatans, à l’heure qu’Argantée ne se pouvant plus soustenir estoit tombé sur un genoil, & sembloit qu’à la veuë de ces belles Nymphes, il s’estoit mis expres à genoux pour leur demander pardon du mal qu’il avoit dict des femmes : mais parce qu’il sembla à Polemas que Galathée alloit trop lentement, & que son neveu qui tomboit desja, seroit du tout des-honoré s’il retardoit d’avantage : il fit signe à quelques-uns des siens, qui soudain à course de cheval allerent pour heurter Damon, qui ne se doutant de cette supercherie, n’y eust point pris garde sans le cry de Galathée & des Nymphes, auquel tournant la teste, il vid venir sept ou huict Chevaliers l’espée en la main qui le menaçoient. Tout ce qu’il peut faire fut de se reculer vers son Escuyer, & gauchir au hurt des chevaux le mieux qu’il put : mais sa disposition fut tres-grande & admirée de tous, puis que sortant de ce long combat où il avoit bien eu le loisir de se lasser, aussi tost que ces Chevaliers furent passez, & que son Escuyer luy presenta son cheval, il sauta dans la selle sans mettre le pied à l’estrieu : Aussi ne luy falloit-il pas moins de diligence pour se garantir de l’ou- trage qu’ils luy vouloient faire : car à peine avoit-il pris & ajusté la bride de son cheval, qu’il les eut tous sur les bras, quelque deffence que Galathée leur sçeust faire, qui se trouva bien empeschée avec ses Nymphes parmy tous ces chevaux. Quant à Polemas, il feignoit de ne point voir cette confusion estant aupres d’Argantée, où il faisoit l’empesché à commander qu’on le mit à cheval pour le faire promptement emporter. Cependant les Chevaliers assaillirent de sorte l’Estranger, qu’encores qu’en deux coups il en mit deux hors de combat, si est-ce qu’il ne peut si bien faire qu’il ne fust un peu blessé à l’espaule, & que son cheval ne luy fust tué de plusieurs coups qu’ils luy donnerent dans les flancs. L’estranger qui le sentit deffaillir soubs luy, se demeslant des estrieux, sauta legerement en terre, & ce qui luy servit de beaucoup, fut que les autres chevaux ne vouloient point approcher du sien qui estoit mort : toutesfois il luy estoit impossible de se sauver à la longue, sans le secours inesperé qui luy survint.

La Nymphe qui voyoit faire un si grand outrage à ce Chevalier, ne pouvant le supporter, crioit & menaçoit ceux de Polemas : mais l’un d’entre eux qui les conduisoit, & à qui il avoit fait signe, sçachant bien la volonté de son maistre, & faisant semblant de ne point ouyr Galathée, commandoit tousjours qu’on tuast le Chevalier, lors que de fortune l’un des Lyons de la fontaine de la Verité d’Amour cherchant à manger, s’en vint parmy ces chevaux : il estoit si grand & si espouvantable, que tous les chevaux lors qu’il vint à passer parmy eux, en prirent une si grande frayeur, qu’il n’y eut ny Chevalier, ny Escuyer qui peust estre maistre du sien : Au contraire ronflant de peur, & se jettant dans les bois & à travers les hayes, les emporterent bien loing de là sans s’arrester : mesmes celuy de Polemas & de l’Escuyer de l’estranger prenant le frain aux dents, s’en allerent jusques dans la ville de Boën, sans que ny ponts, ny passages estroits les en peussent empescher ; ceux qui estoient attelez aux chariots en eurent une si grande frayeur, qu’en despit des cochers ils se mirent en fuitte, & ne s’arresterent qu’à plus d’une lieuë de là, sinon ceux qui verserent, lesquels encores ils trainerent tous versez de telle furie qu’ils les mirent presque du tout en pieces, & les roüages & attelages des autres furent si mal traittez, qu’il leur fut impossible de les r’amener de ce jour-là. Quant à Argantée, on l’avoit mis à cheval, mais il luy fut impossible de s’y pouvoir tenir dessus, ayant esté abandonné de tous ceux qui le tenoient, de sorte qu’aux premiers eslans que le cheval fit, il tomba à terre si malheureusement pour luy qu’il se tordit le col ; ainsi finit le plus glorieux & arrogant Chevalier de toute la contrée : & son cheval de fortune venant de frayeur heurter l’estranger, il se donna sans qu’il y pensast de l’espée dans le corps, & alla tomber mort auprez de son maistre. La Nymphe loüa Dieu de ceste rencontre, car elle sçavoit bien que ce Lyon ne luy feroit point de mal, estant enchanté de telle sorte qu’il ne pouvoit offencer personne, sinon ceux qui vouloient espreuver l’avanture. Et toutefois peu apres elle ne fut pas sans crainte, car le Lyon qui n’estoit venu que pour chercher à vivre, voyant le cheval mort de l’estranger, se jetta dessus pour s’en saouler : Mais le Chevalier qui en avoit receu tant de bons services, pensa que ce seroit ingratitude, ou faute de courage, de le laisser devorer sans le deffendre : Il s’avança donc l’espée haute pour le frapper, ce que voyant la Nymphe, & craignant que le Lyon ne se mit en furie, & n’offençast ce Chevalier, elle se mit à crier, & à le supplier de ne le point frapper : mais luy qui en toute façon ne vouloit souffrir ceste indignité, ne laissa de marcher droit au Lyon, & parce qu’il avoit le dos tourné, il ne le voulut frapper par derriere, mais le huant le fist tourner de son costé. Le furieux animal se voyant menacer avec l’espée qu’il tenoit haute, fit un saut à costé, comme s’il eust voulu aller vers ces belles Nymphes : ce que craignant le Chevalier, il ne fut guere moins prompt à courre entre deux, si bien que le Lyon qui se le trouva encore au devant, fist un grand rugissement, & battant de sa queuë le terrain, & roüant les yeux ardens, faisoit semblant de luy vouloir sauter dessus, & sans l’enchantement qui l’en empeschoit, il n’y a point de doubte qu’il l’eust fait : mais cette force estant plus grande que la sienne, il fut contraint de se destourner au petit pas & s’aller paistre du cheval d’Argantée, duquel apres s’estre saoulé, il emporta une partie du reste suivant sa coustume à l’autre Lyon, qui estoit demeuré à la garde de la fontaine. Le Chevalier voyant que le Lyon alloit du costé d’Argantée, craignant qu’il ne le voulust devorer, demeura tousjours en garde aupres du corps, ne voulant souffrir qu’un si vaillant Chevalier fut traitté de cette sorte. Mais lors qu’il le vit partir, il s’en retourna vers les Nymphes, qui ayans veu faire de si genereuses actions à ce Chevalier, l’estimoient toutes grandement : Il s’adressa d’abord à Galathée, la jugeant pour telle qu’elle estoit, tant pour la Majesté qui estoit en elle, que pour l’honneur que les autres luy portoient, & apres l’avoir salüée, il la supplia luy vouloir pardonner l’incommodité qu’à son occasion elle avoit receuë : Je suis bien marrie de la vostre, luy respondit-elle, & bien en colere contre l’indiscretion de ceux qui vous ont assailly tant inconsiderément & en ma presence : mais je vous promets, Seigneur Chevalier, qu’outre le chastiment que vous leur avez donné, je les feray punir comme ils meritent : Madame, respondit le Chevalier, je serois bien marry que ceux qui sont en vostre service receussent quelque desplaisir pour moy, je desire trop de les servir tous, & au contraire, je vous demande leur grace, Madame, & vous supplie de ne me la point refuser : C’est à vous, Seigneur Chevalier, dict-elle, à la leur donner, s’il vous plaist, puis que c’est vous qu’ils ont offencé, & ces Dames & moy vous avons trop d’obligation pour vous refuser ce que vous nous demanderez, nous ayant si bien deffenduës de ce discourtois Chevalier, & voulu deffendre de ce fu- rieux Lyon : mais nous parlerons de cecy une autrefois, cependant il me semble que je vous ay veu blessé à l’espaule, il faudroit pour le moins estancher le sang, attendant que nous puissions estre en lieu où vous soyez pensé. Madame, respondit-il, cette blesseure dont vous parlez est petite, & ce que vous dites que j’ay fait est peu de chose au prix de ce que je dois, & que je desire de faire pour vostre service : mais puis que tous ceux qui vous accompagnoient sont escartez, commandez moy s’il vous plaist où vous voulez que je vous conduise, afin que je vous laisse en lieu seur, car à ce que je vois ceste contrée a des animaux trop dangereux pour marcher sans bonne garde. Galathée alors se sousriant, Je vois bien, dit-elle, Seigneur Chevalier, que vous estes estranger, puis que vous ne cognoissez pas ce Lyon, il faut que vous sçachiez qu’il est enchanté, de sorte qu’il ne peut faire mal à personne, sinon à qui veut espreuver l’avanture de la fontaine qu’il garde, & si vous ne l’eussiez point effarouché, il n’eust pas seulement fait semblant de nous voir. Malaysément, dit-il, eusse-je souffert devant mes yeux, qu’il eust mangé ce pauvre cheval qui est mort pour moy, ny moins ce Chevalier, qui encores qu’indiscret estoit toutesfois vaillant & courageux. Silvie qui avoit passé derriere le Chevalier pour voir sa blesseure prit garde qu’elle alloit tousjours saignant, qui fut cause qu’elle dit à Galathée, Prenez garde, Madame, que vous discours ne soient trop longs pour ce Chevalier, car il perd beaucoup de sang : Alors elles s’approche- rent toutes de luy, & presque par force, apres luy avoir détaché le brassal gauche, luy banderent sa playe qui n’estoit pas grande avec leurs mouchoirs, & luy firent une escharpe pour luy soulager le bras avec leurs voiles, & apres luy remirent le brassal comme il souloit estre : Alors Galathée fut d’avis, puis que l’on ne voyoit point revenir leurs chariots de s’en aller au petit pas à Mont-verdun, où elles les pourroient attendre avec commodité, se doutant avec raison qu’ils se fussent rompus dans quelques precipices : Et parce que le chemin estoit court & fort beau, toutes les Nymphes apreuverent ce qu’elle avoit proposé, & ainsi le Chevalier la prist d’un costé sous les bras, & Silvie de l’autre pour l’ayder à marcher : toutes les autres la suivoient sans parler d’autre chose que de la valeur & du merite de l’estranger ; les uns loüoient son combat, les autres blasmoient l’outrage qu’on luy avoit voulu faire, quelques-unes admiroient son asseurance, & quelques autres ne pouvoient assez estimer la deffence qu’il avoit faite pour son cheval mort, & celle qu’il avoit voulu faire du corps d’Argantée, mais toutes desiroient passionnément de sçavoir qui il estoit, tant la valeur a cela de propre qu’elle s’aquiert une merveilleuse faveur parmy les Dames.

Il n’avoit point encores haussé sa visiere, & marchoit sans faire semblant de l[e] vouloir faire, lors que Silvie voyant la curiosité de toutes ses compagnes. Il me semble, dit-elle, Madame, que nous avons trop d’obligation à ce brave Chevalier pour demeurer plus long temps sans cognoistre & son visage & son nom, si vous nous le permettez, nous esprouverons sa courtoisie comme nous avons desja veu sa valeur, aussi bien marche-t’il avec trop d’incommodité, ayant tousjours la visiere baissée, tout ainsi que s’il estoit encore aux mains avec Argantée ; Le Chevalier sans attendre que Galathée respondit. Pour mon visage, dit-il, Madame, il ne vous sera point caché quand il vous plaira de le voir, mais pour mon nom, je vous supplie de permettre que je le cele, aussi bien ne le cognoistriez vous pas. Galathée respondit, Il faut gentil Chevalier que vous nous contentiez en tous les deux, & vous n’en devez point faire de difficulté : car si vous voulez vous celer, puis que vous dites que vostre nom est si incogneu, aussi bien ne le cognoistrons nous point, & vous nous aurez satisfaites. Je voy bien, Madame, respondit-il, qu’il est plus aysé de vaincre les Chevaliers pour vaillans qu’ils soient, que de se deffendre des belles Dames. J’useray donc de supplication, & des deux choses que vous me demandez, je satisferay à l’une maintenant, & remettray s’il vous plaist l’autre jusques à ce que nous soyons à Mont-verdun. Ce sera donc, adjousta Galathée, avec condition que vous m’accorderez encores une chose que je vous demanderay. Il n’y a rien, repliqua le Chevalier, que vous ne me puissiez commander, & à quoy je ne satisfasse de tout mon pouvoir. Et à ce mot haussant la visiere de son heaulme, il parut fort beau, il estoit jeune, & la peine du combat & l’eschauffement de la visiere abatuë à cause de l’haleine, luy avoit donné une si vive couleur, qu’on ne recognoissoit point en son visage la tristesse qu’il avoit dans l’ame, & cela fut cause qu’elles le trouverent toutes si beau, qu’elles desirerent avec plus d’impatience de sçavoir qui il estoit, & n’eust esté qu’ils virent venir la vieille Cleontine avec une bonne troupe de ses filles Druydes, & quelques Vacies & Eubages, il est certain qu’elles ne luy eussent point donné de delay, & qu’il eust fallu dire non seulement son nom, mais quelle fortune l’avoit conduit icy, ce que Galathée ne luy cela pas : mais il respondit : Voyez vous, Madame, comme l’on ne doit jamais desesperer de l’assistance du Ciel, & mesmes quand on a la raison de son costé.

Cependant qu’ils parloient ainsi, la sage Cleontine se trouva si pres, que Galathée s’avançant un peu, la receut en ses bras, & la tint quelque temps embrassée, lui disant, Que vous semble ma mere de l’equipage avec lequel nous vous venons trouver ? Je pense que malaysément eussiez vous creu que je vous fusse venu voir de ceste sorte. Je ne croiray jamais, Madame dit Cleontine, que vous preniez la peine de venir vers moy, car lors que vous aurez affaire de mon service, vous me commanderez de vous aller trouver : mais je sçay bien aussi que vous honorez assez nostre grand Thautates, pour venir visiter avec plus d’humilité encores le sainct lieu, où il luy plaist de rendre ses Oracles. J’avouë, dit Galathée, que mon dessein estoit bien de venir icy, mais non pas à pied ny si tost : Voi- la, adjousta Cleontine, comme la bonté du grand Dieu se recognoist tousjours d’avantage, faisant naistre sans que nous y contribuyons rien du nostre bien souvent des occasions pour luy rendre de plus grands devoirs que nous n’avions pas desseigné, afin d’avoir plus de subject de nous faire de nouvelles graces. A ce mot Galathée s’avança pour salüer les vierges Druydes ; & puis continuant le chemin de Mont-verdun, & ne voyant point Celidée parmy les autres, elle lui demanda où elle l’avoit laissée ? Madame, luy dit-elle, il ne fut jamais un plus heureux mariage que celuy de Tamire & d’elle, & je ne croy pas que ceux qui les verront ensemble ne prennent envie de se marier : Et qu’est il, adjousta la Nymphe, de Calidon, & comment vit-il avec elle ? O Madame ! respondit Cleontine, il est entierement guery du mal qu’elle luy avoit faict, il n’a plus d’autres pensées que d’espouser Astrée : Comment, reprit la Nymphe, Calidon veut espouser Astrée, & elle le veut-elle bien ? & qui est-ce qui traite ce mariage ? C’est, dit elle, Phocion oncle d’Astrée, & Thamire, qui voudroit bien luy voir des enfans, puis qu’il n’en peut point avoir de son costé. Mais je croy que difficilement ce mariage se fera : car Astrée en est tant esloignée, qu’il y aura bien de la peine à l’y faire consentir : Et pourquoy, dit Galathée, ayme-t’elle quelque autre berger ? Nous n’oyons point dire, reprit Cleontine, qu’elle en ayme maintenant, mais elle ne s’est pas peu empescher apres la mort de Celadon, de declarer l’amitié qu’elle luy portoit, & mesme depuis quelque temps, luy faisant dresser un vain tombeau. Et qu’est il devenu ce berger duquel vous parlez, dit la Nymphe ? Je croy, Madame, respondit Cleontine, qu’il y a sept ou huict Lunes qu’il se noya ; Et pourquoy, dit la Nymphe, luy fit-on ce vain tombeau ? Parce, Madame, dit Cleontine, que nos plus sçavans Sarronides & Druydes nous font entendre que l’esprit de celuy qui meurt va errant plusieurs siecles, quand les survivans ne rendent pas ces devoirs de la supulture : Et d’autant que l’on n’a jamais peu trouver le corps de Celadon, on luy a dressé ce vain tombeau duquel je vous parle : Comment, reprit Galathée, lors qu’il se noya, le corps aussi se perdit, & depuis l’on ne l’a jamais retrouvé ? Jamais, Madame, dit Cleontine, l’on n’en a peu sçavoir nouvelle, & s’il ne faut pas croire que tous les bergers d’alentour, n’y ayent usé de toute la diligence qu’il estoit possible : car il n’y eut jamais berger en ceste contrée mieux aymé, aussi veritablement il le meritoit, & s’il eust eu le bonheur d’estre cogneu de vous, Madame, je m’asseure que vous en eussiez faict le mesme jugement. Et à ce que je puis sçavoir, il y avoit fort long-temps que ce berger servoit Astrée : mais si discretement que personne ne s’en estoit aperceu : & cela d’autant moins qu’il y avoit fort peu d’apparence qu’il y deust avoir de l’amour entre-eux, à cause de l’inimitié qu’il y avoit de long-temps entre leurs peres. Et d’autant que l’amour qui est couvert est beaucoup plus violente, il y a de l’apparence que la leur la devoit estre, tant pour ce subject que pour le merite du berger & de la bergere : car je vous puis bien dire, madame, avec toute verité, que je ne vis jamais rien de plus beau ny de plus accomply que ceste fille : Or Phocion qui est son oncle, & qui comme son plus proche parent en a le soing, veut maintenant la marier à Calidon, il est veritablement bien gentil berger : mais il y a tant de difference de luy à Celadon, qu’il n’y a pas apparence que la bergere y puisse consentir en ayant encores la memoire si fraische : Et toutesfois Calidon ne laisse de l’esperer, & se tient le plus pres d’elle qu’il luy est possible : Quant à Thamire, il vit le plus heureux & contant du monde, & dict que les blesseures du visage de Celidée estant des tesmoignages de sa vertu, la luy rendent si belle & si aymable, qu’il ne sçait s’il doit desirer qu’elle fust autrement, & en ce contentement il est si satisfait qu’il ne la peut esloigner d’un pas : je suis bien marrie qu’elle ne soit icy pour avoir l’honneur, toute laide & deffigurée qu’elle est, de vous faire la reverence, Mais Astrée, Diane, Philis, & les autres bergeres des hameaux voisins sont cause qu’elle n’y est pas, l’ayant depuis hyer conviée d’aller de compagnie visiter la fille d’Adamas, qui ne fait que de revenir d’entre les vierges Druydes des Carnutes, & que l’on tient pour l’une des plus belles filles & des plus discrettes de toute la contrée : Peut-estre, dit Galathée, reviendra-telle ce soir, & nous pourrons bien la voir encores : Je le voudrois, respondit Cleontine, mais j’ay grande peur que Thamire qui l’y a accompagnée ne soit cause du retardement : car pour peu qu’il soit tard, il ne la laissera pas mettre en chemin, ayant trop de soing de sa santé : outre que j’ay sçeu que la venerable Crysante vouloit aussi estre de la partie, & qu’elles la sont allé prendre à Bonlieu, pour toutes ensemble faire ceste visite.

Ainsi alloit discourant Cleontine, & sans en faire semblant, Galathée apprenoit des nouvelles de Celadon, de l’amour duquel elle ne se pouvoit deffaire, bien estonnée toutefois de ce que l’on ne sçavoit qu’il estoit devenu. Et lors repensant en soy-mesme que ce berger n’estant point en ceste contrée, elle avoit accusé à tort Leonide, elle fit dessein de la r’appeller aupres d’elle, & pour cét effect se resolut de passer chez Adamas, tant pour l’amener avec elle, que pour l’esperance qu’elle avoit d’y rencontrer ceste Astrée, de laquelle elle avoit tant ouy parler, afin de juger si sa beauté estoit telle, qu’elle peust convier Celadon de mespriser si fort la sienne. Et en ces pensées elle ne peut s’empescher de souspirer assez haut ; dequoy Cleontine s’appercevant : Que veut dire cela, Madame, luy demanda-t’elle, je vous oy souspirer, avez vous quelque chose qui vous fasche ? Galathée qui ne la vouloit pas pour secretaire de ses pensées, luy respondit, Je souspire ma mere, parce que je suis en peine de Clidamant, vous sçavez le lieu où il est, & s’il n’y a pas occasion de craindre pour luy : Plusieurs jours sont passez qu’Amasis ny moy n’en avons point de nouvelles, & depuis quelque temps les Vacies nous advertissent que la plus-part des victimes lors qu’ils viennent à visiter les entrailles, se trouvent deffaillantes aux plus nobles parties ; De plus, j’ay eu tout plein de songes fascheux : Je vous asseure que toutes ces choses me tiennent en peine, & ma mere qui est encores plus aprehensive que je ne suis pas, a trouvé bon que nous fissions des sacrifices, & que je vinsse consulter cét Oracle, où je pensois venir au retour de Bon-lieu, où j’allois faire faire quelque sacrifice aux Dieux infernaux au lieu d’elle, qui avoit ce dessein ce matin, mais qui depuis empeschée de quelques affaires qui luy sont survenuës, m’a commandé d’y aller en sa place. Madame, respondit alors la sage Cleontine, nostre grand Thautates est si bon, que quand nos erreurs le convient à nous chastier, il fait ce qu’il peut pour nous en advertir, afin que la crainte du mal futur nous fasse tourner vers luy, & qu’avec sacrifices, supplications, & amendemens, nous appaisions son ire, & nous divertissions les chastimens preparez en de nouvelles graces. C’est pourquoy, Madame, il ne faut pas mespriser ces advertissemens : car lors que cela advient, il appesantist d’autant plus sa main sur nous, que nous avons eu peu de soing de ses advis. Qu’Amasis & vous preniez donc bien garde à ces demonstrations, puis qu’il faut croire qu’asseurément elles ne sont point faites sans raison : & repassez devant vos yeux vos actions, & s’il y en a quelqu’une que vous puissiez juger n’estre pas bonne, reprouvez-la vous mesme, sans attendre que Thautates le fasse un peu plus sensiblement : Apres considerez ce qui se fait en vostre maison, & s’il y est offencé en quelque chose, reformez-la en sorte que cela ne se commette plus : Enfin jettez l’œil sur toute la contrée, & avec diligence vous informez des abus qui s’y commettent, pour chastier ceux qui en sont les autheurs, car l’Estat où le vice demeure impuny, & la vertu sans loyer, est bien tost desolé. Sçachez, Madame, que le Prince & son Estat ne font qu’un corps, duquel le Prince est la teste, & comme tout le mal que le corps ressent luy vient de la teste, de mesme tout le mal que souffre la teste luy procede du corps, Je veux dire aussi que comme Thautates chastie le peuple pour les fautes que commet le Prince, de mesme il punit le Prince, pour celles que son peuple commet. Voila, Madame, le conseil que je vous puis donner, & lequel je ne vous ay peu taire, pour le deub de la vacation que je fais.

Galathée remercia avec beaucoup de courtoisie la sage Cleontine, & luy promit de non seulement penser souvent à ses prudentes remonstrances, mais de les representer encores à Amasis, afin de les ensuivre. Et apres elle adjousta, que l’accident qui venoit de luy arriver la troubloit beaucoup : car outre la mort d’Argantée, l’insolence de Polemas en sa presence luy estoit si desplaisante, qu’elle en estoit blessée bien avant dans l’ame. Madame, luy respondit Cleontine, il faut bien souvent excuser les premiers mouvemens, car ils ne sont pas en nostre puissance : & si nous ne supportons entre nous les deffauts de l’humanité, comment voulons nous que Thautates les nous supporte ? Mais, dit Galathée, contre un estranger, & qui avoit raison, & puis en ma presence ? Croyez, ma mere, que c’est une hardiesse qui procede d’autre chose que de courage, & que cela me fait juger qu’il se tient pour si puissant, qu’il pourroit bien encores entreprendre quelque chose de pire. A la verité, dit Cleontine, quand le sujet perd ce naturel respect qu’il doit à son seigneur, ou il le faict par faute de jugement, ou pour se sentir si puissant qu’il n’en craint point l’indignation, & c’est à quoy il faut bien prendre garde.

Avec de semblables discours elles arriverent en la maison de la sage Cleontine, où Galathée entra, tant pour se reposer, que pour faire penser l’estranger, auquel toutes ces Nymphes ne pouvoient faire assez d’honneur & de demonstration de bonne volonté. Et mesme Silere, qui en un autre saison eust eu moins agreable sa victoire lors qu’Argantée n’estoit point sorty avec elle des termes de la discretion : mais depuis que son amour s’estoit changée en mesdisance, elle luy avoit pris une haine si grande, qu’elle eut bien le courage de le voir mort sans luy donner une seule larme, tant l’injure presente efface aisément les services passez.

Le Chevalier fut incontinent desarmé & visité par les Mires, qui ne luy trouverent que la seule blesseure de l’espaule, qui estoit encores si petite qu’ils n’en firent point de cas : seulement ils luy conseillerent de demeurer au lict ce jour là à cause du sang qu’il avoit perdu, tant par les chemins que durant le combat. Galathée qui desiroit avant que de partir de ce lieu de faire faire le sacrifice qu’elle avoit resolu pour consulter l’Oracle, envoya querir des taureaux & autres choses necessaires pour le lendemain matin, puis qu’alors il estoit trop tard, & mesme que le Chevalier estranger la supplia qu’il peust en mesme temps consulter l’Oracle, & joindre ensemble leurs sacrifices, elle le permit pour le gratifier en cela, encores que ce ne fust pas bien la coustume, & cependant envoya de tous costez pour faire venir ses chariots, & faire chercher l’Escuyer du Chevalier incogneu.

Apres qu’ils eurent disné, & que chacun estoit attendant des nouvelles de ceux qui s’estoient escartez, Galathée s’estant assise au chevet du lict du Chevalier, voyant qu’il y avoit un grand silence dans la chambre, elle luy dict ; Il me semble, Seigneur Chevalier, qu’encores que nous vous ayons toutes beaucoup d’obligations du combat que vous avez fait contre l’outrecuidé Argantée en nostre faveur ; toutefois vous nous estes encores obligé de quelque chose : car lors que nous vous avons prié de hausser vostre visiere, nous vous avons ensemble supplié de nous dire vostre nom, & quelle fortune vous a conduit en ceste contrée, vous avez bien satisfait à l’une de nos requestes en vous laissant voir : mais l’arrivée de la sage Cleontine vous a empesché de satisfaire à l’autre partie de nostre demande ; & toutefois si vostre combat nous avoit faictes desireuses de voir vostre visage, vous devez croire que la veuë que vous nous en avez permise nous a augmenté l’envie d’entendre qui vous estes, afin de sçavoir à qui nous avons tant d’o- bligation, & quel subject vous a faict venir icy pour vous y servir, si nous en avons le moyen : Maintenant que nous sommes de loisir, & qu’il ne faut craindre que le parler puisse nuire à vostre blesseure, nous vous redemandons l’accomplissement de cette debte. Je n’avois jamais ouy dire, Madame, respondit le Chevalier en sousriant, que demander quelque chose à une personne l’obligeast de la donner. Sortez en cela d’erreur, repliqua la Nymphe, car il faut que vous sçachiez, Seigneur Chevalier, que c’est un particulier privilege des Dames de cette contrée, & vous sçavez bien que l’on est obligé aux loix du pays où l’on se trouve. Il est vray, Madame, dict-il, mais la difficulté que j’en fais n’est point sans raison, ne me pouvant imaginer que ce vous soit chose agreable d’ouyr la miserable fortune du plus desastré Chevalier qui vive, si toutesfois on doit appeller vivre, de trainer ses jours entre toutes les infortunes & les miseres qu’un homme puisse jamais rencontrer. Vous ne devez pour cela faire difficulté, luy dit Galathée, de nous dire vos desplaisirs, à nous, dis-je, qui ne desirons que de vous servir. Madame, interrompit il, s’ils estoient contagieux, vous auriez bien occasion de les craindre. Non, non, Seigneur Chevalier, reprit-elle, chacun porte son fardeau, & je m’asseure qu’en toute cette compagnie, il n’y a celuy qui ne pense en avoir le plus grand, ne laissez donc de nous descouvrir vostre blesseure, quelquefois quand on la dict, on rencontre des personnes qui donnent des remedes inesperez. Ce ne sera jamais l’espe- rance des remedes de guerison, repliqua-t’il, qui me fera monstrer la mienne, sçachant bien que mon seul remede est en la mort : mais seulement pour vous obeyr, & pour satisfaire à la curiosité de ces belles Dames. Et lors se relevant un peu sur le lict, il reprit de ceste sorte :


SUITTE
De l’Histoire de Damon & de
Madonte.

Je penserois avoir une grande occasion de me douloir de la fortune, qui m’a si cruellement & si continuellement poursuivy depuis le jour de ma naissance, ou pour le moins depuis que je me sçay cognoistre, si je ne considerois que ceux qui s’en plaignent sont plus cruels envers le grand Thautates qu’ils ne sont envers les hommes, puis que nous laissons bien à chacun la libre disposition de ce qui est sien, & nous ne voulons pas qu’il puisse à son gré disposer de nous comme si tout l’Univers, & tous les hommes particulierement n’estoient pas siens, & faits de ses mains : Ceste consideration m’a lié bien souvent la langue, lors qu’en l’excez de mes douleurs j’ay voulu murmurer contre ceste fortune, qui ne semble avoir puissance que de me mal faire, tant & si longuement elle m’a travaillé, & toutesfois si en la violence du mal il peust estre permis de jetter quelque souspir, non pas pour se douloir, mais seulement pour tesmoignage que l’on le ressent, ne vous estonnez point, Madame, je vous supplie, si en la suite de ce discours vous me voyez quelquesfois contraint de souspirer par le souvenir de tant d’infortunes ; & croyez que si ce n’estoit vostre expres commandement je n’aurois garde de vous raconter ma miserable vie, & dont le souvenir ne me peut apporter qu’un rangregement de mes peines.

Sçachez donc, Madame, que je suis d’Aquitaine, eslevé par le Roy Thorrismond, l’un des plus grands Roys qui ait commandé sur les Vissigots, Prince si bon & si juste qu’il se faisoit aymer de ses peuples comme s’ils eussent esté Vissigots. Ce Roy se pleut à relever sa Cour pardessus tous les autres des Roys ses voisins, fust par les armes, fust par la gentillesse & civilité de ceux qui demeuroient pres de sa personne : De sorte que nous estions une bonne troupe de jeunes enfans, qui fusmes nourris pres de luy aussi soigneusement que si nous eussions esté les siens propres. De ceste mesme volée fut Alcidon, Cleomer, Celidas, & plusieurs autres, qui tous sont reüssis tres-accomplis Chevaliers : Je fus donc nourry parmy eux, & puis dire que ceste nourriture est la seule apparence de bonne fortune que j’aye recogneu en toute ma vie : Mon pere qui s’appelloit Beliante, & qui par sa vertu s’estoit acquis une grande authorité prez de Thierry, & telle qu’il fut grand Comte de son Escuyer[ie], me laissa orphelin que j’estois encores au berceau, commençant la fortune dès ce temps-là la persecution que depuis elle a tousjours continuée : car ne voulant pas que je me prevalusse du credit que mon pere s’estoit acquis, elle me l’osta que j’estois encores au tetin, & ma mere bien tost apres, craignant comme je crois que le bien que ceste ennemie fortune leur avoit fait, si j’eusse esté en un aage capable de le sçavoir conserver, ne fut demeuré entre mes mains, aymant mieux, la cruelle qu’elle estoit, me donner occasion de porter le dueil dans le berceau, & avec mes langes mesme. Au sortir de mon enfance, je tournay les yeux sur une belle Dame, le nom de laquelle je desirerois fort de taire aussi bien que le mien, pour ne point descouvrir entierement mon mal. Non, non, interrompit Galathée, il faut que nous sçachions & son nom & le vostre, comme la chose que nous desirons le plus : Je vous diray donc, dit-il, que je m’appelle Damon, & elle Madonthe : Comment ? reprit incontinent la Nymphe, ce Damon qui a servy Madonthe fille de ce grand Capitaine Aquitanien nommé Armorant, qui fut tué en la bataille d’Attila sur le corps du vaillant Roy Thierry, & que Leontidas avoit prise pour la faire espouser à son Nepveu ? Vous estes ce Damon qui poussé de jalousie se batit contre Thersandre, fort peu de temps avant la mort de Thorrismond. Je suis, respondit froidement le Chevalier, ce mesme Damon duquel vous parlez, c’est à dire, le plus infortuné Chevalier qui vive, & qui ait jamais vescu : Vous m’estonnez infiniment, dit-elle, car il y a long temps que chacun vous tient pour estre mort : & de fait vostre Escuyer n’apporta-t’il pas un mouchoir plein de vostre sang à vostre maistresse, ou plustost à la meschante Leriane, pour tesmoignage de vostre mort ? Il est vray, respondit le berger avec un grand souspir, mais la fortune qui ne me vouloit pas tenir quitte à si bon marché, ordonna que je vivrois pour avoir encor un peu plus de loisir de me faire du mal : Vrayement, dit la Nymphe, il y en a plusieurs de bien trompez, car l’opinion de vostre mort est telle par toutes ces contrées, que l’on ne tient rien de plus certain : Et je me souviens que quand la nouvelle en vint icy, & que l’on racontoit vos Amours, vostre jalousie, & vostre mort, plusieurs vous plaignoient, non seulement pour vous estre perdu pour un si mauvais subject, mais encores pour n’avoir point vescu un peu d’avantage, pour voir la vengeance que l’on prit peu apres de la cauteleuse & malicieuse Leriane, leur semblant à tous que vostre fidelité & vostre affection meritoient bien que vous partissiez de ceste vie, pour le moins avec la satisfaction de sçavoir l’innocence de la pauvre Madonthe. Mais comment est-il possible que vous soyez sauvé, & que je vous voye maintenant icy ? Madame, respondit le Chevalier, puis que vous sçavez toutes ces choses aussi bien que moy, je veux dire tout ce qui m’est advenu jusques au combat de Thersandre, & à l’opinion de ma mort, je ne m’amuseray donc point d’avantage à les vous redire, & seulement puis qu’il vous plaist me le commander, je vous raconteray ce qui s’est passé depuis, ce qui me fera passer sous silence une grande partie de ce que j’avois à vous dire, & abreger par ainsi une grande partie de mes cruelles peines.

Il est certain que je sortis du combat que j’avois eu contre Thersandre blessé en divers lieux, mais entre les autres, j’avois deux tres-grandes playes qui me donnoient esperance d’en mourir, ne voulant plus vivre, puis que celle pour qui seule la vie m’estoit chere, m’avoit si cruellement trahy. En ce dessein je prenois les chemins plus escartez, pensant que le sang venant à me deffaillir, à la fin j’acheverois ceste malheureuse vie : Et avec ceste resolution, lors que je me sentis deffaillir, je commanday à Halladin mon Escuyer, de porter à Madonte la bague que j’avois ostée à Thersandre, & à Leriane ce mouchoir plein de sang : L’un pour monstrer à celle que j’aymois, qu’elle avoit eu tort de preferer à moy une personne qui le meritoit moins : & l’autre, pour saouler s’il se pouvoit la cruauté de Leriane : Je cogneus bien par la response qu’il me fit, que si par deffaillance je demeurois entre ses mains, il me porteroit en lieu où il me feroit guerir par de soigneux remedes en despit que j’en eusse : Ceste cognoissance fut cause que me sentant deffaillir, je m’efforçay de gaigner la riviere de la Garonne, & de fortune en un lieu où la rive estoit si haute, & de tant en tant si pleine de poinctes des rochers qui s’avançoient, que je creus asseurément que me laissant aller en bas, je serois en pieces avant que je puisse donner dans l’eau : mais mon fidele Escuyer qui n’ostoit jamais l’œil de dessus moy, recogneut mon dessein à mes yeux comme je croy, qui demonstroient l’horreur de la mort prochaine, & pour m’en empescher s’avança pour me retenir. Voyez, Madame, que c’est qu’un homme desja resolu de mourir, de peur que j’eus qu’il ne me retint, je fis un si grand effort pour me jetter promptement en bas, que mon saut fut tel, que je ne touchay point les poinctes avancées des rochers, tant j’allay avant dans le fleuve : Ainsi la fortune se plaist à se servir pour un contraire effect des choses que nous faisons à autre dessein : car l’extreme desir que j’avois de mourir, se peut dire avoir esté cause de m’empescher de mourir. Mon Escuyer cria & courut bien promptement à moy, mais ce fut en vain, car encores qu’il me prit par un bout de ma juppe, le bransle que je m’estois donné fut si grand, que ne me voulant point lascher, je l’emportay avec moy dans le precipice, & ce fut bien un miracle comme il ne se froissa contre ces rochers, car ne s’estant pas eslancé comme moy, il tomba parmy ces pointes, que je pense les Dieux l’avoir voulu sauver tant inesperément, pour apprendre aux autres qu’ils n’abandonnent jamais ceux qui se jettent dans les perils pour secourir leurs maistres. Il tomba donc dans le fleuve sans rien rencontrer, mais si estourdy de la hauteur de sa cheutte, & du danger où il estoit, que sans prendre garde à ce que je devenois, il ne pensa plus qu’à sortir du fleuve, ce qu’il fit quelque temps apres avec beaucoup de peine, & ayant tant avalé d’eau qu’il estoit à moictié noyé. Quant à moy n’ayant ny la force, ny la volonté de me sauver, je fus incontinent englouty de l’onde, où je perdis à mesme temps toute sorte de cognoissance : mais parce que ce fleuve est grandement impetueux, aussi tost que le courant m’eut pris, il m’emporta à plus d’une demye lieuë de là, tantost dessus & tantost dessous l’eau : & sans doute je ne me fusse point arresté, que je ne fusse entré dans la Mer, sans quelques Pescheurs qui de fortune alloient par la riviere avec leurs petits bateaux : Ils me virent de loin, & ne pouvants au commencement juger ce que c’estoit, le desir de gain les convia de se separer, l’un d’un costé, & l’autre de l’autre, pour ne me point faillir : mais quand je fus un peu plus prés, ils recogneurent que c’estoit une personne, & lors outre l’asseurance du gain, esmeus de charitable compassion, ils me jetterent ainsi que je passois aupres d’eux certains crochets attachez à une longue corde, qui de fortune se prirent dans mes habits, & puis me retirant peu à peu me joignirent à leur petit bateau, me conduisirent au bord, & m’estendirent sur le sable, où m’ayant despoüillé, ils virent les grandes blesseures que j’avois, & qui paroissoient encores toutes fraisches. Ils furent à la verité bien estonnez : mais plus encores quand foüillants dans mes poches ils me trouverent quantité d’argent, & aux doigts trois ou quatre bagues de valeur : il y en eut un d’entr’eux qui dit, Ce jour est nostre bon- heur, ou nostre malheur entierement : car voicy dequoy nous faire riches pour le reste de nos jours : mais si la justice en est advertie, & que nous n’en ayons rien dit, l’on dira sans doubte que c’est nous qui l’avons tué : si nous le disons toute ceste richesse nous sera ostée, & encore ne sçay-je si l’on ne nous blasmera point d’en avoir recelé, par ainsi de quelque costé que nous nous tournions il y a bien du peril pour nous. Tous furent en ceste mesme doute, & ne sçavoient à quoy se resoudre, lors qu’un d’entr’eux qui avoit un peu de resolution d’avantage : Freres, dit-il, enterrons-le dans ce gravier le plus avant que nous pourrons, gardons pour nous le bien que Tautates nous a envoyé sans en vouloir faire part à ceux qui sans doute nous l’osteroient tout, nous sommes bien asseurez que nous ne sommes point coulpables de ceste meschanceté, ne l’estans point, soyons encores plus certains que Dieu ne delaisse jamais les innocens, c’est pourquoy partageons entre tous quatre ce que nous avons trouvé, & si quelqu’un de la troupe veut faire autrement, je suis resolu avec la part qui me viendra, de m’en aller & passer à mon ayse le reste de ma vie. Soudain que celuy-cy eust parlé de ceste sorte tous les autres l’approuverent, & soudain mirent la main à l’œuvre. Avant toute chose, ils se mirent à faire la fosse pour m’enterrer, & ne voulurent point partager ce qu’ils avoient trouvé qu’elle ne fust faite, afin que chacun y travaillast de meilleure volonté.

Cependant qu’ils se hastoient de la finir, il y eut un vieil Druyde, qui voyant ces Pescheurs de loing, eut opinion qu’ils partageoient leur pesche, & parce qu’il faisoit une vie fort exemplaire , ne vivant que d’aumosnes , jeusnant presque tous les jours, il estoit honoré & respecté de chacun : Ce bon vieillard en ses jeunes ans avoit comme les autres suivy les folles apparences du monde : mais ayant espreuvé combien les promesses en estoient menteuses, il s’estoit retiré de la frequentation des hommes, au sommet d’un petit rocher, qui estoit sur le bord de ce fleuve, & pour vaquer plus librement à la contemplation, s’estoit entierement deffait de tous les biens qu’il avoit eus de ses ancestres, action qui l’avoit rendu si estimable en toute ceste contrée, qu’il estoit craint & redouté comme un vray amy de Tautates. Ce Druyde donc voyant ces pescheurs ainsi le long du gravier, vint sur son petit asne, leur demander quelque chose de leur pesche : ils estoient si attentifs à leur ouvrage, qu’ils ne se prirent garde de luy qu’il ne fust assez pres d’eux, pour recognoistre que c’estoit un corps despoüillé, & non pas du poisson comme il avoit pensé. Je ne sçay lesquels ne furent plus estonnez, ou eux de le voir si proche, qu’il estoit impossible de me cacher, ou luy de se rencontrer à un meurtre : car il creut incontinent que c’estoient eux qui m’avoient tué ; & cela d’autant plus que s’aprochant d’avantage, il voyoit le sang encores tout vermeil, car de temps en temps il en sortoit tousjours quelque goute : mais quand il fut arrivé, & qu’il vid les blesseures toutes fraisches & toutes sanglantes, il commença de les reprendre rude- ment, & de les menacer du chastiment & de Dieu, & des hommes : Pensez-vous mal-heureux que vous estes, leur dit-il, que quand vous cacheriez ce corps dans le centre de la terre, la justice de Thautates ne le fasse pas descouvrir à la veuë de tous ? Et pensez-vous que la vengeance que ce sang crie devant son throsne ne vous atteigne en quelque lieu de l’Univers où vous puissiez vous enfuyr ? Combien estes-vous insensez pour un miserable gain qui vous trompe, d’avoir commis une si execrable meschanceté ? Eux qui n’estoient pas meschans, comme ils monstrerent bien depuis, & portoient un tres-grand respect à ce Druyde, se jetterent à genoux devant luy, s’asseurants qu’ils estoient innocens de ce sang, luy raconterent comme ils m’avoient retiré de l’eau, & quel estoit leur dessein, qu’il pouvoit bien juger que les blesseures qu’il voyoit en ce corps ne pouvoient estre faictes sans armes & qu’ils n’en avoient point, & que quand ils l’avoient veu venir vers eux, s’ils eussent faict ceste meschanceté, ils s’en fussent fuïs aysément, & passé de l’autre costé du fleuve pour se sauver : mais qu’ils l’avoient expressément attendu pour leur justification, en cas qu’à l’advenir l’on les en voulust accuser : ce bon-homme considerant toutes ces raisons, commença de prendre opinion qu’ils disoient vray, & pour le mieux recognoistre, se fit descendre & s’approcha de moy, & voyant les blesseures si fraisches : Mais m’asseurez-vous, dit-il, que vous estes innocens de ceste mort ? Nous vous le jurons, dirent-ils, par le Guy sacré de l’an neuf. Vous estes doublement punissables, si c’est vous qui l’ayez commis, continua-t’il, que si vous ne l’avez pas fait, vous ferez bien d’en rechercher les homicides : car sans doute ils ne doivent pas estre loing d’icy, & s’ils ne se trouvent, il est dangereux que vous n’en soyez accusez : Et parce que je ne voudrois que des innocens eussent du mal, ny que des malfaicteurs demeurassent impunis : Dites moy, où sont les habits qu’il avoit quand vous l’avez trouvé ? Eux alors, comme si desja ils eussent esté entre les mains des Juges, sans plus se souvenir de la resolution qu’ils avoient faite, luy representerent non seulement ce qu’il demandoit, mais aussi tout ce qu’ils avoient trouvé ; fust de l’or ou des bagues. Alors le bon Druyde, Je croy veritablement, dit-il, que vous estes innocens, puis que si librement vous monstrez ces choses precieuses, & soyez certains que Dieu vous aydera, soit en ceste occasion, soit en toute autre, tant que vous vivrez avec ceste preud’hommie, & soudain se jettant à genoux & leur faisant signe qu’ils en fissent de mesme. O grand Thautates ! s’escria-t’il, joignant les mains en haut, & tenant les yeux contre le Ciel, qui as un soing particulier des hommes, destourne de nostre chef la vengeance de ceste mort, & vueille par ta bonté amender ceux qui l’ont commise. Et parce que mes blesseures saignoient de moment à autre, il leur dict qu’il falloit me laver, & finir le pitoyable office qu’ils avoient commencé pour me mettre en terre, & qu’ils fussent asseurez que quoy que le soupçon fut grand con- tre eux, toutesfois le Dieu tout-puissant ne les delaisseroit point. Que quant à ce qu’ils avoient trouvé sur moy, ils le gardassent fidellement sans le partager entre-eux, affin de le rendre si les parens du mort le venoient recognoistre, que si personne ne le demandoit, ils s’en pourroient servir comme d’un present que le Ciel leur avoit voulu faire, à condition de me le rendre en l’autre vie. A ce mot, il se baissa, pour encores que foible, s’ayder à me rendre ce dernier & pitoyable office, & leur demanda une piece d’or, pour selon la coustume me la mettre dans la bouche quand ils m’enterreroient. Ces pauvres Pescheurs tres-aises d’avoir un si bon tesmoing de leur innocence, firent incontinent tout ce qu’il leur avoit commandé : & le bon Druide luy mesme me prit entre ses bras pour avoir part à cette bonne œuvre : mais me tenant de cette sorte embrassé, il luy sembla que j’estois encores chaud, cela fut cause qu’il me mit incontinent la main sur l’endroit du cœur, qu’il sentit comme trembler. Courage, dit-il, mes enfans, je croy que ce Chevalier aura encores assez de vie pour vous descharger de la calomnie qui vous pourroit estre mise dessus : & que le grand Tautates vous aime, & veut que les coulpables soient chastiez, car il est encores chaud, & je sens que le cœur luy debat : & lors me laissant un peu aller la teste contre bas, l’eau que j’avois dans le corps commença de sortir en abondance, & le bon Druide prenant leurs mouschoirs, banda mes playes le mieux qu’il peut, & leur commanda d’apporter leurs rames, pour m’en faire comme un brancart, pour m’emporter plus doucement. Cependant qu’ils y travailloient tous, le bon Druide alla chercher quelques herbes sur le rivage (car il en cognoissoit fort bien la vertu) pour mettre dessus mes playes, & pour me redonner un peu de vigueur : il ne tarda gueres à revenir, & les froissant entre deux cailloux, m’en mit & dans les blesseures & sur le cœur, incontinent le sang s’estanche, & peu apres elles me donnerent tant de force, qu’estant un peu soulagé de l’eau que j’avois renduë, je commençay à respirer, & le poux me revint, dont ils furent tous si aises, qu’apres avoir remercié Thautates, Hesus, Tharamis, & Bellenus, ils me tournerent habiller le plus doucement qu’ils peurent, & m’emporterent sur leurs rames sans que je le sentisse, dans la Celule de cest homme de Dieu, & me mirent dans un lict assez bon, où souloit quelquefois coucher l’un de ses neveux, quand il le venoit visiter, car pour le sien, ce n’estoit qu’un petit amas de fueilles seiches, sans autre artifice, ny plus grande delicatesse.

Je demeuray tout le reste du jour sans ouvrir les yeux, & sans donner autre signe de vie, que celuy du poulx & de la respiration. Le lendemain sur la poincte du jour, j’ouvris les yeux, & ne fus de ma vie plus estonné que de me voir en ce lieu, car je me souvenois bien du combat passé, & de la resolution avec laquelle je m’estois jetté dans le fleuve : mais je ne pouvois m’imaginer comment j’avois esté mis en ce lieu : je demeuray longuement en ceste pensée, & cependant le jour s’alloit esclaircissant, & la fenestre qui estoit mal joincte & tournée du costé du Soleil Levant, aussi-tost qu’il commença de paroistre, laissa entrer assez de clarté en ce lieu, pour me faire voir comme il estoit fait, & cela me donnoit encore plus d’esbahissement : car toute la chambre sembloit n’estre qu’un rocher cavé, dont la voûte assez mal polie s’entr’ouvroit selon les vaines de la pierre : le Lyerre, qui, ainsi que je vis depuis, servoit de couverture à cette grotte, entroit par les ouvertures de la fenestre & de la porte, & grimpant par le dedans comme par le dehors, sembloit y estre mis expres pour servir de tapisserie : Et parce que je voyois estendu dans le lict toutes ces choses, je voulus m’efforcer de me relever un peu pour les mieux considerer : mais il me fut impossible, tant pour la foiblesse, que pour la douleur de mes blesseures. Estant donc contraint de demeurer en l’estat où l’on m’avoit mis, je commençay de taster de la main où je sentois de la douleur, & trouvant les bandages & les choses qu’on m’y avoit appliquées, je demeuray encores plus estonné : Alors ne pouvant m’imaginer comme toutes ces choses m’estoient advenuës, je m’allois ressouvenant des choses que les estrangers nous racontent, des Nimphes des eaux, & des Deesses qui demeurent dans les fleuves, me condamnant presque d’incredulité, de ce qu’autrefois je m’en estois mocqué, & qu’il estoit impossible que cette habitation ne fust une des leurs : mais comme l’esprit vole incessamment d’un penser en un autre, & que c’est l’ordinaire que ceux qui nous plaisent ou nous desplaisent le plus, sont ceux qui nous reviennent le plus souvent en la memoire, je me ramentus la cause de mes desplaisirs, & l’ingratitude de Madonte : Souvenir qui me toucha si vivement le cœur, qu’il m’arracha un assez grand souspir, pour estre ouy du bon Druide qui estoit assis à la porte, attendant qu’il fust heure de me venir voir : soudain qu’il m’ouyt, il entra dans la chambre, & sans dire mot, apres m’avoir un peu consideré, s’en alla ouvrir la fenestre pour mieux voir en quel estat j’estois, & puis s’approchant de moy, me toucha le poulx, & l’endroit du cœur, & me trouvant beaucoup amendé, monstra de s’en resjouyr, & puis s’assiant dans une chaire qui estoit cavée dans le rocher au chevet de mon lict, apres m’avoir quelque temps regardé, & jugeant que l’estonnement estoit celuy qui m’empeschoit de parler, il me tint un tel langage :

Mon enfant, autant que le grand Dieu a faict paroistre de vous aymer par l’assistance inesperée qu’il vous a donnée, autant estes-vous obligé de le remercier d’une si grande grace, & de vous rendre obeyssant à tout ce qu’il vous commandera : car comme la recognoissance que nous avons des biens que nous recevons de luy, arrache de ses mains de nouvelles graces, de mesme la mescognoissance les rend avares par apres aux gratifications : & liberales, ou plustost prodigues aux chastimens. Prenez donc garde à vous, mon enfant, & voyez avec quelles paroles vous le remercierez, & avec quels devoirs vous recognoistrez ce soing particulier qu’il a eu de vous : A ce mot, il se teust pour ouyr ce que je luy respondrois. Ce bon vieillard avoit la face venerable, l’œil doux, la physionomie si bonne, & la parole si agreable, qu’il sembloit que quelque Dieu parlast par sa bouche : toutesfois l’estonnement dont j’estois saisi m’empescha pour quelque temps de luy pouvoir respondre : luy qui craignoit que la foiblesse, ou la grandeur de mes playes m’empeschassent de parler : Mon enfant, continua-t’il, si vous ne pouvez me respondre pour quelque empeschement que vos blesseures ou quelque autre mal vous rapporte, faites m’en signe, & vous verrez qu’avec l’aide de Dieu je vous en soulageray : Alors reprenant un peu mes esprits, & pour obeyr à ce qu’il vouloit de moy, je m’efforçay de luy respondre d’une voix assez abatuë telles paroles : Mon pere, les blesseures du corps ne sont pas celles qui m’ont mis en l’estat où vous me voyez : mais celles que j’ay en l’ame, qui n’attendant autre guerison que celle que la mort a accoustumé de donner aux plus miserables, m’ont fait resoudre de chercher la fin de ma vie dans le creux d’une riviere, qui m’a esté tant impitoyable, qu’elle m’a refusé le secours qu’elle ne nya jamais à personne : & ces choses sont celles dont je me ressouviens encores : mais je n’ay point de memoire, & c’est ce qui m’estonne, comment je suis hors du fleuve où je me jettay, & comment je me treuve maintenant en ce lieu & en vostre presence. Mon enfant, repliqua le Druyde, je voy bien que vostre faute & la grace que Tautates vous a faite sont plus grandes encores que je ne pensois pas : car j’a- vois eu opinion que quelqu’un de vos ennemis vous avoit traicté de la sorte que vous estes, & que le grand Dieu vous en avoit voulu sauver : Mais à ce que je vois, c’est vous mesme qui vous estes voulu procurer la mort, vous mettant en l’estat où vous estes, faute si grande & si execrable devant Dieu & les hommes, que je ne sçay comment il ne vous a chastié en son ire. Car si l’homicide d’un frere & le parricide sont de grandes fautes, parce que le frere & le pere nous sont proches, quel doit estre le meurtre de soy-mesme, puis que nul ne nous peut estre si proche que nous nous sommes ? outre que c’est une action vile & indigne d’un homme de courage : car celuy qui se tuë, ce n’est que pour ne pouvoir souffrir les peines de la vie. Je serois trop long, Madame, si je voulois redire icy toutes les remonstrances qu’il me fit, & lesquelles il eust bien continuées d’avantage s’il n’eust esté interrompu par les pescheurs, desquels je vous ay parlé, qui entrerent tout à coup dans la chambre, conduisant avec eux un homme attaché de cordes, qu’à la verité je ne cogneus pas d’abord, tant pour avoir l’esprit distrait ailleurs, que pour estre à contre-jour, outre que son visage effroyé, & ses habits mal en ordre le changeoient & desguisoient grandement. D’abord qu’il me vit, il se voulut jetter à mes genoux : mais il ne peut, parce qu’il estoit attaché. Enfin le regardant plus attentivement, & oyant dire coup sur coup comme transporté, Ha ! mon maistre, Ah ! mon maistre, je le recogneus pour Halladin mon Escuyer : Si je fus esbahy de le voir en cest estat, vous le pouvez penser, Madame, car je croyois qu’il fust noyé, l’ayant veu tomber aussi bien que moy dans le fleuve : mais je le fus encores d’avantage lors que j’ouys l’un de ces pescheurs, qui s’adressant au Druyde, luy asseura que ç’avoit esté ce jeune homme qui m’avoit mis en l’estat où j’estois, & que non content de m’avoir si mal traicté, il alloit encores cherchant le corps pour le cacher, afin de mieux celer sa meschanceté. Le bon vieillard vouloit parler, lors que l’interrompant, je leur dis : Non, non, mes amis, vous vous trompez, il est innocent, cét Escuyer est à moy, & je n’en eus jamais un meilleur ny un plus fidelle, laissez-le je vous supplie en liberté, afin que j’aye le contentement de l’embrasser encores une fois. Ces pauvres gens bien esbahis, voyans que je luy tendois les bras avec tant d’affection, le laisserent venir à moy, & lors fondant toute en larmes, il se jette en terre, baise mon lict, & demeure si transporté de joye, qu’il ne pouvoit former une parole : mais quand il fut détaché je l’embrassay aussi cherement que s’il eust esté mon frere : J’avois bien un extreme desir de sçavoir s’il avoit fait le message que je luy avois commandé, & par quel accident il m’avoit esté amené de ceste sorte : mais je n’osay le faire, de peur de descouvrir ce que je voulois tenir secret. Le Druyde qui estoit sage & discret le recogneut bien : car incontinent apres feignant de se vouloir en querir en quelle sorte ils avoient rencontré cét Escuyer, il sortit de la petite celule, & les emmenant avec luy, nous laissa tous deux seuls.

Ma curiosité ne me permit pas de retarder d’avantage à luy demander s’il avoit veu Madonthe, que c’est qu’elle & Leriane avoient dit & faict, & comment il estoit tombé entre les mains de ces gens : Il me respondit fort au long, qu’il avoit accomply les commandemens que je luy avois faicts, sans y manquer en rien : que tous ceux qui avoient ouy ma mort, me regrettoient grandement, & que s’il eust pensé de me trouver en vie, il m’eust apporté la responce de ma lettre, qu’incontinent apres desireux de me rendre le dernier service, il estoit venu chercher mon corps le long de la riviere, afin de me donner sepulture, en dessein de se retirer apres si loing de ces contrées, & des lieux habitez, qu’il n’ouyt jamais parler de chose qu’il eut veue ; & ce matin suivant le cours de la riviere, il avoit rencontré ces pescheurs, ausquels il s’estoit enquis de ce qu’il alloit cherchant, & qu’eux apres l’avoir quelque temps consideré & parlé ensemble assez bas, tout à coup s’estoient jettez sur luy, & l’avoient lié de la sorte qu’il l’avoit veu ; pensant, à ce qu’ils luy reprochoient, que ce fust luy qui m’avoit ainsi traité : que toutefois quelque demande qu’ils luy eussent faicte, il n’avoit jamais voulu dire mon nom, ny chose quelconque qui leur peust faire cognoistre qui j’estois. Mais, continua-t’il, vous Seigneur, par quelle fortune estes vous venu en ce lieu ? & quel est le Dieu qui vous a redonné la vie ? Et lors joignant les mains, ensemble levant les yeux pleins de larmes au Ciel : Que bien-heureux, dit-il, soit à jamais celuy duquel il s’est voulu servir pour une si bonne œuvre. Halladin mon amy, luy dis-je, je te remercie de ce que tu as fait pour moy, & de ta bonne volonté, & je suis bien ayse que tu ne m’ayes point nommé : car je ne veux plus que les hommes sçachent que je sois au monde : & quant à ce que tu me demandes, par quel moyen je suis venu icy, il faut l’apprendre d’autre que de moy, parce que j’en suis aussi ignorant que tu le sçaurois estre : Et toutesfois je te diray bien, qu’encores que le Ciel m’ait conservé la vie contre mon gré, je ne laisse de l’en remercier maintenant que je puis sçavoir par toy des nouvelles de Madonthe. Madonthe que je supplie Dieu de vouloir conserver, & à qui je souhaitte toute sorte de bon heur, & de contentement. A Madonthe, dit-il incontinent, vous souhaittez du contentement & du bon-heur. O Dieu, est-il possible que vous soyez encores en ceste erreur ! Vous avez ce me semble fort peu de subjet de faire ceste requeste pour elle, ny de vous en souvenir jamais, sinon pour la detester, & pour chercher les moyens de vous venger d’elle, de Leriane, & de Thersandre : mais, cela, si j’estois en vostre place, je le ferois avec tant de volonté de leur desplaire, que je n’en aurois jamais eu tant de faire service à ceste ingrate & mescognoissante. Si tu estois en ma place, luy respondis-je soudain, tu n’aurois pas la mauvaise pensée que tu as : car sois certain que si je n’estois bien asseuré, que ces paroles procedent de l’affection que tu me portes, je ne te verrois jamais de bon œil, tant elles sont contraires à mon intention, & pource si tu veux estre aupres de moy jusques à la fin de mes jours (qui sera bien tost, si elle vient aussi promptement que je la desire) je te deffends de me parler jamais de ceste sorte, ny de proferer jamais ces paroles qui offencent sans raison la personne du monde que j’ayme le mieux, & qui merite le plus d’estre aymée & servie.

L’accident qui me survint m’empescha d’en dire d’avantage, pour l’extreme foiblesse où je me trouvay, car je ne sçay si ce fust au commencement pour la joye de voir Halladin, & apres pour la colere où il me mit par ses paroles, mes playes recommencerent à saigner de telle sorte que je devins froid & pasle, & presque sans poulx : Je le recogneus bien dés le commencement, mais parce que je desirois de ne vivre plus, je n’en voulois rien dire, & sans Halladin qui s’en prit garde, me voyant si fort changer de couleur, il est certain qu’à ce coup j’eusse mis fin à mes travaux, mais le fidelle Escuyer s’en courut incontinent vers le bon Druyde, & l’en advertit. Luy qui durant nostre discours avoit preparé ce qu’il me falloit pour me penser, & qui n’attendoit que le terme des vingt quatre heures pour lever le premier appareil, entra soudain dans ma chambre, & me trouvant tout en sang, jugea bien que quelque emotion extraordinaire en avoit esté la cause : toutesfois sans en faire semblant pour lors, apres m’avoir soigneusement pensé, & faict prendre quelque boüillon, il ferma sa fenestre, & m’ordonna de reposer un peu, ce que la foiblesse me contraignit de faire, car ceste seconde perte de sang m’avoit mis si bas, que je ne pouvois remuer une main.

Cependant il tira à part Halladin, luy remit entre les mains tout ce qu’il avoit retiré des pescheurs, & s’enquiert fort particulierement qui j’estois, & quel accident m’avoit mis en l’estat où il m’avoit trouvé, & là dessus il luy raconta tout ce que vous avez ouy, Madame, de la sorte que j’avois esté sauvé : Mon Escuyer le remercia grandement de l’assistance qu’il m’avoit renduë, & l’asseura fort, qu’il ne seroit jamais marry de la peine qu’il y avoit prise, qu’il le conjuroit par le grand Tautates de vouloir continuer, & qu’en cela il faisoit une si bonne œuvre, que & Dieu & les hommes luy en sçauroient gré : Quant au reste qu’il luy demandoit, c’estoit chose qu’il ne pouvoit sans ma permission, parce que je le luy avois deffendu fort expressément : mais qu’il s’asseurast que j’estois tel, que quand il le sçauroit, il ne regretteroit point ny peine, ny le temps qu’il y auroit employé, ne pouvant pour lors luy dire autre chose, sinon que j’estois des principaux des Aquitaniens : Il est doncques Gaulois, luy repliqua-t’il, & non pas Vissigot : Il est vray, respondit Halladin, mais pour la nourriture qu’il a eu aupres du Roy des Vissigots, il est de sa maison : Il me suffit dit le bon Druyde, je voulois seulement sçavoir quelle estoit la croyance qu’il a du grand Dieu, parce que j’ay pris garde qu’il est grandement affligé, & soyez asseuré que pour le guerir, il faut commencer sa cure par l’esprit qui est offencé, n’y ayant pas grande apparence de luy guerir le corps, que la guerison de l’ame ne soit bien avancée ; A la verité, mon pere, vous l’avez tresbien recogneu, reprit l’Escuyer, car il est vray qu’il n’y eut jamais esprit occupé d’une si profonde melancolie, que celuy de ce Chevalier : mais je ne croy pas qu’il y ait que deux Medecins de ce mal. Et quels pensez vous qu’ils soient ? adjousta le Druyde : L’un, dit l’Escuyer, est Dieu, qui peut tout faire, & l’autre la mort, qui peut tout deffaire : Il faut donc reprit le bon vieillard, que nous recourions à Dieu, & que nous le prions de le vouloir guerir, & qu’il luy plaise se servir de nous pour ceste guerison.

Depuis ce temps, le bon Druyde eut un si grand soing de moy, qu’il ne m’abandonnoit que le moins qu’il pouvoit, & un jour qu’il luy sembla que j’estois un peu mieux, il me representa tant de choses, & m’allegua tant de raisons, que je cogneus enfin que rien ne nous advient que par l’ordonnance de Dieu, lequel nous aymant mieux que nous ne sçaurions nous aymer, il n’y a pas apparence que tout ce qu’il nous ordonne ne soit pour nostre avantage, encores que quelquefois les medecines qu’il nous donne soient ameres & difficiles à avaller. Soudain que j’eus ceste cognoissance, je perdis la barbare resolution que j’avois de mourir, & me remis & resignay de sorte entre les mains du grand Tautates, que je commençay à trouver toute chose douce, puis que tout me venoit de ceste souveraine bonté. Ceste resolution me profita de sorte, que bien tost apres je fus hors de danger, & puis dans peu de jours tellement guery, qu’il n’y avoit rien qui me retint de partir sinon la foiblesse : mais elle estoit bien si grande pour l’extreme perte de sang que j’avois faite, qu’il fallut beaucoup de temps pour me remettre, quelque soing que le bon vieillard, & Haladin peussent avoir de moy.

Durant ce temps, n’y ayant rien qui m’occupast que mes pensées, je demeurois le plus souvent hors de la petite celule, avec excuse de prendre de l’air pour me renforcer : mais c’estoit seulement pour n’estre interrompu de personne. Le bon vieillard vaquoit d’ordinaire à ses prieres & contemplations : Et Halladin alloit dans les villes & bourgades voisines chercher les viandes & les choses qui m’estoient necessaires : & moy cependant j’estois sur le haut de ces rochers, tournant tousjours les yeux & le cœur du costé où j’avois laissé Madonthe, je me souviens qu’en ce temps-là je m’entretenois souvent avec ces vers :


STANCES.
Sur les contentemens perdus.

I.

Employer toutes ses pensées
A ne songer ny nuict ny jour
Qu’aux choses qui se sont passées
Les premiers ans de nostre Amour,
C’est le plaisir que mon tourment
Reçoit pour seul allegement.

II.

Mais que sert, ô ma memoire !
De r’appeller incessamment
Le ressouvenir de la gloire
De mon passé contentement ?
Estre descheu d’un si grand heur,
Accroit à mon mal sa grandeur.

III.

Je me souviens que dans vostre ame
Autrefois vous n’aviez que moy,
Que nous bruslions de mesme flame,
Et ne juriez que par ma foy :
Et que vostre plus grand plaisir
N’avoit pour but que mon desir.

IIII.

Je me souviens qu’en mon absence,
Trop & trop heureux souvenir !
Vous n’aviez point de patience,
Sinon me voyant revenir :
Et que cent & cent fois le jour
Vous souspiriez pour mon retour.

V.

Une felicité passée,
Et qui ne peut plus revenir,
Est le tourment de la pensée
Qui la veut encor’ retenir :
Parce que le bien espreuvé
Fasche plus en estant privé.

Dés qu’il estoit jour, je sortois de ma petite cellule, & à petits pas allois gagnant le haut de ce rocher escarpé, où me couchant sur la mousse je repassois par la memoire toutes les choses qui jusques en ce temps là m’estoient arrivées, sans oublier ny bon-heur ny malheur qui ne me donnast un coup tres-sensible : car le mal passé me blessoit, comme present, & le bon-heur que je n’avois plus, comme la perte d’un bien, que je pensois m’estre ravy outrageusement. L’apres disnée, me retirant sous quelques arbres qui n’estoient pas fort esloignez de la petite Celule, je considerois l’estat miserable où la fortune m’avoit reduit, & mon mal, & le bien d’autruy m’offençoient également, l’un par le propre ressentiment, & l’autre par l’envie & la jalousie du contentement de ceux qui me l’avoient ravy : Mais apres soupper, me promenant le long du fleuve, j’allois considerant tous les desplaisirs qui me pouvoient advenir, & combien il y avoit peu d’esperance d’y remedier. Et ainsi toute la journée estoit separée en trois diverses considerations : Le matin des choses passées, apres le midy, des presentes, & le soir des futures : & quelquefois ces dernieres m’occupoient de sorte que j’y passois la plus grande partie de la nuict, fust que j’y fusse convié par la solitude du lieu, ou par le silence de la nuict, ou par le plaisir que mesme je prenois en mon desplaisir : Car, Madame, la vie m’estoit bien si ennuyeuse en ce temps là, qu’il n’y avoit rien que je sceusse desirer d’avantage que d’en voir la fin, & m’estant resolu de ne point user du fer contre moy, je souhaitois que quelque chose peust me rendre ce bon office, sans que l’on me peust accuser d’estre mon propre homicide, & j’avois opinion que si l’ennuy s’alloit accroissant comme il avoit fait depuis peu, il acheveroit bien tost ma vie infortunée, & je me laissois emporter de telle sorte à ceste opinion, qu’il falloit pour me faire revenir au logis, que le bon vieillard bien souvent me vint querir, ou mon Escuyer.

Ceste vie m’estoit si agreable, que je fus plusieurs fois en volonté de quitter & les armes & la fortune, & m’arrester le reste de mes jours en ce lieu : & en ce dessein, j’en dis quelque chose à mon Escuyer, le conseillant de se retirer avec les biens que la fortune m’avoit donnez, desquels je luy ferois don, & me laisser en ce lieu mespriser les faveurs de la fortune, qui m’avoit esté si contraire quand elle le devoit estre le moins. Mais Halladin fondant tout en pleurs, ne me dit autre chose, sinon que la mort seule l’esloigneroit de moy, & qu’il ne vouloir point d’autre bien, que celuy de me servir. Et quelque temps apres qu’il m’eut mis dans le lict, m’oyant souspirer, il s’approcha de moy & me dit, voyant que je ne dormois point : Est-il possible Seigneur, que vous vueillez vous perdre de cette sorte ? Ah ! mon amy, luy dis-je, je ne seray jamais si perdu, que l’ennuy & le desplaisir ne me trouve bien où que je sois. Mais se peut il faire, me respondit-il, que vous vous soyez tellement oublié de vous-mesmes & de ce que vous souliez estre, que vous ne vueillez seulement essayer de revenir au bon-heur que vous avez perdu ? Halladin, luy dis-je en souspirant, c’est une grande imprudence de tenter une chose que l’on sçait estre impossible. Et comment, respondit-il, nommerez vous ce qui vous donne l’opinion, qu’il soit impossible, ne l’ayant point essayé, & n’y ayant raison qui vous le puisse persuader ? Quant à moy, continua-t’il, j’ay cette opinion de moy, que tout ce qu’un Escuyer peut faire ne me sçauroit estre impossible, & tiens encore pour plus asseuré, que tout ce qu’un Chevalier peut obtenir, vous le pouvez encores, si vous le voulez. Qu’est-ce qui vous en peut desesperer ? vous manque-t’il quelque chose, que la seule volonté ? Si ce Thersandre, qui est cause de vostre malheur, eust eu ceste mesme consideration, eust-il entrepris de vous oster Madonte ? Et pourquoy ? si vous avez bien peu luy oster la vie, n’avez-vous & le pouvoir & la fortune de r’avoir ce qui a desja esté à vous ? Croyez, Seigneur, que ce qui a esté une fois, peut une autrefois arriver, si l’on s’y estudie ? Ne sçay tu pas, luy dis-je, que Madonte l’ayme ? Ne vous a t’elle pas aymé ? respondit-il : Mais, luy dis-je, elle me veut mal. Et n’ay-je pas veu, respondit-il, qu’elle le mesprisoit plus qu’il ne se peut dire, & le mespris est beaucoup plus esloigné de l’amour que de la haine ? La haine, repris je, est bien plus esloignée de l’amitié que le mespris. Il est vray, repliqua-t’il, mais c’est d’autant qu’il y a grande difference de l’amour à l’amitié, car l’amour est plus glorieux, & jamais ne se prend aux choses mesprisables, mais tousjours aux plus rares, plus estimées & plus relevées. Et c’est ce qui me fait juger, que si Madonte apres avoir tant méprisé Thersandre, est venu à l’aymer, elle en peut bien faire autant de vous, contre qui il n’y a que de la haine, n’y pouvant trouver lieu de mespris. Mon amy, luy repliquay-je, l’amitié que tu me porte te fait parler ainsi à mon avantage. J’en parle, dit-il, comme tous ceux qui sans passion en peuvent parler. Et bien, luy dis-je, qu’est-ce enfin que tu voudrois que je fisse ? Mon affection seule, me respondit-il, est celle qui me donne la hardiesse d’ouvrir la bouche en cecy : & je vous supplie, Seigneur, de recevoir mes paroles, comme venant de là. Et puis que vous me le commandez, je vous diray, que je voudrois que vous reprinssiez la mesme sorte de vie que vous souliez faire, afin d’essayer si par quelque rencontre vous ne pourriez point recouvrer le bien qui vous a esté ravy, & la perte duquel vous afflige si cruellement : Car de demeurer icy d’avantage, je ne voy pas qu’il vous en puisse arriver que du mal : j’ay tousjours ceste opinion que Madonte ne vous hait point, ou si elle vous hait, qu’elle n’ayme pas tant Thersandre que vous pensez, ou si elle l’ayme, que comme elle a changé desja une fois, elle en pourra changer une autre : car j’ay ouy dire, que tout change en ce monde : Mais si cela advient, & qu’elle croye que vous soyez mort, ce changement ne vous servira de rien, au lieu que si elle vous voit, il est impossible que vos merites ne fassent revivre encores ceste premiere bien-veillance. Seigneur, continua-t’il, esteignez une chandelle, & la rapprochez un peu d’une autre qui soit allumée, vous verrez qu’aussi tost que la fumée de la mesche estainte donnera dans la flamme, elle se r’alumera avec une telle promptitude, qu’il n’y a souffre où le feu se prenne si aisément. Le cœur qui a aymé est de ceste sorte quand il est devant la personne aymée, au lieu que l’absence n’oste pas seulement tout l’espoir de ce que je dis, mais de plus est la ruine & la mort de l’amour la plus violente.

Et bien bien, luy dis-je, Halladin, nous y penserons, & nous verrons ce que le Ciel nous conseillera : & me tournant de l’autre costé, je fis semblant de vouloir reposer, & toutefois ce n’estoit que pour ne le vouloir escouter davantage, puis qu’il me conseilloit contre l’humeur solitaire en laquelle j’estois : Mais la lumiere estant esteinte, & ne pouvant si tost m’endormir, je commençay de repenser à tous les discours & à toutes les raisons d’Halladin, & les trouvant assez bonnes, je fis presque resolution de partir de ce lieu, y estant mesme convié par le puissant desir que j’avois de mourir, car j’esperois que cherchant les adventures qui se rencontrent ordinairement, j’en pourrois trouver quelqu’une qui me conduiroit au trespas. Outre que je prevoyois qu’il estoit impossible de demeurer longuement en ce lieu sans estre recognu, puis que sans doute ces pescheurs ne pourroient se taire de ce qu’ils sçavoient de moy, & n’estant guere esloigné du lieu où Torrismond se tenoit, mal-aisément pourrois-je m’y celer plus long-temps.

Ces considerations, & quelques autres que je laisse à dire, pour ne vous estre trop ennuyeux, par un si long discours, me firent prendre la resolution qu’Halladin m’avoit conseillée, & dés qu’il fut jour, je le reveillay, & luy dis, que je voulois suivre son advis, qu’il allast en la plus proche ville acheter des chevaux & pour luy & pour moy, & me faire avoir des armes : parce que je craignois, que si j’allois desarmé, je fusse recogneu plus aysément ; Il partit incontinent le plus aise du monde, de me voir en ceste volonté : & quoy qu’il usast de toute la diligence qui luy fut possible, si demeura-t’il douze ou quinze jours, pour faire faire les armes ainsi que je luy avois desseignées. Durant son absence, je fus encore plus solitaire & particulier que je n’avois jamais esté, & de telle sorte que le bon vieillard s’en estonnoit : J’avouë qu’en ce temps là je disputay souvent en moy-mesme, si je devois rompre & ma prison & mes fers, & que me representant les raisons que la generosité peut mettre devant les yeux à un homme de courage, je fus quelquefois esbranlé de les suivre : mais ce trop puissant Amour, & qui n’a jamais trouvé personne qui luy ait peu resister, sinon en fuyant, comme par despit, me chargeoit incontinent de nouvaux fers, & renoüoit mes chaisnes par de nouveaux moyens, de telle sorte que je cogneus bien qu’il n’y avoit point pour moy d’esperance de liberté. En ces contrarietez, je fis des vers, desquels je me suis bien souvent consolé, lors que de semblables pensées me sont revenuës devant les yeux : Ils sont tels.


STANCES.
Irresolution d’Amour.

I.

Rompons-les, il est temps, toutes ces dures chaisnes
Qui nous serrent les mains, & sortons de prison,
Et que le sentiment de nos injustes peines
Fasse ce que devroit avoir faict la raison.

II.

Pour souffrir ses rigueurs, il faut estre insensible,
Ou trouver des Amants sans cœurs & sans esprits :
Car un homme d’esprit n’entreprend l’impossible,
Et l’homme courageux ne souffre ces mespris.

III.

C’est errer, si l’on peut avoir ce qu’on desire
Que de s’en retirer pour crainte du trespas,
Si pour la contenter la mort pouvoit suffire :
Nous nous y resoudrions, & ne la fuyrions pas.

IIII.

Mais vieillir en servant, & languir dans l’outrage,
Sans espoir d’obtenir qu’un mespris desdaigneux :
C’est monstrer qu’en effect nostre peu de courage,
Le pouvant supporter, ne merite pas mieux.

V.

Laissons donc cét esprit qu’en aimant l’on offence,
Et de sa tyrannie enfin nous separons :
Que si l’on nous repren du vice d’inconstance,
Aux loix de nostre honneur sagement recourons.

VI.

Que le ressouvenir de ses rigueurs passées,
Ses beautez & l’Amour arrache de mon sein :
Mais Dieu ! qu’il est aisé d’avoir telles pensées :
Mais qu’il est malaisé d’en finir le dessein.

VII.

Rompray-je donc mes nœuds & ma prison encore,
Pour ne poursuivre plus ce dessein ruyneux ?
Mais puis-je n’estre point à celle que j’adore,
Et n’est-ce impieté que d’en rompre les nœuds ?

VIII.

Tant de beautez qu’Amour pour soy-mesme souhaitte,
Tant de bon-heurs futurs, tant d’aymables appas :
Bref, la chose du monde au monde plus parfaicte,
Estant devant mes yeux, ne l’aymeray-je pas ?

IX.

Ou bien devant mes yeux souffriray-je au contraire
Qu’un autre l’idolatre, & qu’il s’en dise Amant ?
Et que faute de cœur je ne l’ose pas faire :
Ou que faute d’Amour je flechisse au tourment ?

X.

Que deviendroient, ô Dieux ! tant de cheres delices,
Et tant de doux plaisirs que nous nous desseignons ?
L’on nous condamneroit ainsi que ses complices,
Si pour faute de cœur nous nous en esloignons.

XI.

Il n’yra pas ainsi, j’ayme mieux qu’on raconte,
Que je meurs sans flechir aux coups de sa rigueur,
Que si me voyant vivre, on disoit à ma honte,
Il vit : mais il fust mort, s’il en eust eu le cœur.

XII.

Qu’à son gré de mon bien la Fortune dispose :
Que mon malheur s’accroisse, ou qu’il dure sans fin,
Si je ne puis flechir le destin qui s’oppose,
Non plus me verra-t’on flechir à ce destin.

XIII.

Je l’adoreray donc ceste beauté cruelle,
Et prendray pour raison l’opiniastreté :
Il vaut mieux ne voir point, que ne voir ceste belle,
Et la voyant n’aymer une telle beauté.

XIIII.

Il semble que l’honneur ce dessein me deffende :
Et que pour vivre en homme, il faut vivre autrement :
Si l’honneur le deffend, Amour me le commande,
Vive en homme qui veut, je veux vivre en Amant.

Les pescheurs, desquels je vous ay parlé, Madame, durant ce temps me venoient voir fort souvent, tant pour sçavoir comme je me portois, que pour recognoissance de l’argent que je leur avois donné pour leur peine : & parce qu’ils portoient vendre leur poisson une fois la sepmaine dans la ville où Torrismond demeuroit, ils me rapportoient tousjours quelques nouvelles. Il y en eut un qui estoit le plus vieux d’entr’eux, & qui aussi monstroit avoir plus d’esprit que les autres, & auquel je parlois ordinairement, à qui je demanday, que c’est que l’on disoit en ce lieu là ? il me respondit, qu’on ne parloit d’autre chose que de l’accident qui estoit arrivé à une Dame qui avoit fait un enfant : & parce que les loix des Vissigots ordonnoient la punition du feu, elle y avoit esté condamnée. Voyez, Madame, comme le cœur predit quelquefois les choses que nous craignons : encore que je n’eusse jamais veu en Madonthe aucune action qui me peut faire soupçonner avec raison, qu’elle eust commis ceste faute, je ne laissay toutefois de penser incontinent que c’estoit elle, & pour en estre plus asseuré, je luy demanday le nom de ceste Dame, mais il me dit, qu’il l’avoit oublié, bien m’asseuroit-il que c’estoit l’une des principales, & qui n’estoit point mariée.

Je tins alors le soupçon pour certain, me remettant devant les yeux l’affection d’elle & de Thersandre ; & parce que je ne voulois qu’ils se prinssent garde de mon desplaisir, je fus contraint de leur rompre compagnie, & me retirer sous les arbres qui estoient aupres de la maison : & là estant seul, quelles contraires pensées me vindrent tourmenter ? le desplaisir ou plustost la rage d’avoir esté si vilainement trompé, me faisoit desirer la vengeance de cest outrage : Mais, soudain combien changeois-je promptement de volonté, quand je me representois l’affection que je luy avois portée, & que pour un temps elle m’avoit fait paroistre ? J’avouë que perdant tout desir de vengeance, je ne pouvois retenir les larmes, quand je me figurois la miserable condition où la fortune l’avoit reduite. J’eusse demeuré plus long temps en ceste pensée, quoy qu’elle m’entretint jusques au soir, si Halladin revenant du lieu où je l’avois envoyé ne m’en fust venu retirer. D’abord que je jettay les yeux dessus luy, je jugeay bien qu’il avoit quelque chose à me dire, qu’il n’osoit pas, & à cause de ce que m’avoit dit le vieux pescheur, je n’avois aussi la hardiesse de la luy demander : je m’efforçay toutesfois enfin : Et bien Halladin, luy dis-je, auray-je des armes, & des chevaux ? Tout est prest, me dit-il, Seigneur, & je croy que vous aurez esté bien servy, j’ay amené les chevaux icy, & j’ay laissé les armes en un logis au faux-bourg de la ville, où je les ay faict serrer ; Tu as demeuré long-temps, repliquay-je, & il s’en est peu fallu que je n’aye perdu patience : mais par ta foy, Halladin, & par l’amitié que que tu me portes, dy moy si tu n’as point de nouvelles de Madonte. Vous plaist-il, Seigneur, me dict-il, que je vous die ce que j’en sçay ? Tu me feras plaisir, respondis-je, car j’en suis en peine. Je crains, repliqua-t’il, que je ne vous y mette encore d’avantage. O Dieu ! m’escriay-je alors, c’est assez Halladin, c’est assez, mes soupçons sont veritables, elle est condamnée au feu, pour avoir fait un enfant, n’est-il pas vray ? Qui que ce soit, dit-il, qui vous ait apporté ces nouvelles, il vous a dict la verité : Mais comment les avez-vous sçeuës ? Les pescheurs, luy dis-je, qui sont allez vendre leur pesche me les ont dites : mais je te conjure Halladin, dy moy tout ce que tu en sçais, & ne m’en cele chose quelconque. Seigneur, dict-il, puis qu’il vous plaist ainsi, je le feray, encores que je voye bien que ceste nouvelle vous desplaira autant qu’elle devroit faire le contraire. Et lors il me raconta, que voyant combien les Armuriers demandoient de temps pour faire mes armes, il creut qu’il auroit assez de loisir pour aller où Torrismond demeuroit, s’asseurant bien que j’aurois agreable qu’à son retour il m’en rapportast des nouvelles. Qu’y estant le plus secrettement qu’il luy avoit esté possible, il n’avoit pas eu grande peine d’en apprendre : parce que toute la ville estoit pleine du bruit de Madonthe, & que mesme Leriane avoit esté celle qui l’avoit accusée, & que Leotaris & son frere soustenoient ce que Leriane avoit dit d’elle, & de Thersandre : Comment, repris-je incontinent, est-il possible que Madonthe se soit abandonnée à un homme si abaissé ? Halladin qui creut que ceste consideration me la feroit mespriser : On le tient, dit-il, pour asseuré, & veu les preuves que Leriane en a faictes, il n’y a personne qui le croye autrement.

Je confesse, Madame, qu’oyant l’asseurance de ces nouvelles, je demeuray tellement hors de moy, que si je ne me fusse appuyé sur mon Escuyer, je fusse tombé en terre : En fin m’estant un peu remis, & me retirant un pas ou deux, je croisay les bras l’un dans l’autre, demeurant muet, & tenant les yeux en terre plein de confusion : apres joignant les mains, & levant les yeux au Ciel, je dis avec un grand souspir : O Dieu ! que tes jugemens sont profonds, & par combien de voyes nous fais-tu voir la verité des choses cachées ? Et m’estant teu, comme ravy d’admiration, en fin je reprins ainsi la parole : Il est doncques bien vray, Madonthe, que vous avez faict choix de Thersandre pour me le preferer ? Vous avez doncques eu le courage si r’abaissé de faire seigneur de vostre volonté celuy que vos predecesseurs eussent beaucoup favorisé de recevoir pour leur serviteur ? Est-il possible que ce cœur genereux que j’ay veu autrefois en vous, se soit tellement changé, que vous ne mouriez plustost de la honte d’un tel choix, que du supplice qui vous est preparé ? O Dieu ! ô Ciel ! com- ment est-il possible que vous l’ayez renduë d’un corps si beau, & d’un esprit si dissemblable ?

Je demeuray à ce mot fort long-temps sans parler, pour avoir trop de chose à dire, ressemblant en cela à ces vases, qui pour estre pleins & versez tout à coup, ne laissent sortir l’eau qu’avec difficulté. Halladin qui consideroit toutes mes actions, pensant soulager mon mal, & me voyant taire, prit l’occasion de me dire : Si j’eusse pensé, Seigneur, que ceste nouvelle vous eust rapporté tant de desplaisir, ce n’eust jamais esté par moy que vous l’eussiez euë : Et comment, luy dis-je, Halladin, pouvois-tu penser que je ne deusse ressentir la honte & la mort de la personne du monde que j’ayme le mieux ? Et comment cela, me respondit-il, puis que c’est la personne du monde qui vous a donné plus d’occasion de la hayr ? L’Amour, repliquay-je, est plus grand en moy, qu’aucun outrage, & puis ne sçais-tu que pour rompre & l’arc & la flesche l’on ne guerist pas la blesseure qui en a esté faite ? Si les maladies, adjousta-t’il, se guerissent par des remedes contraires, l’Amour qui se produit de la vertu & des faveurs, doit bien se guerir en vous par les injures que vous avez receües, & par la cognoissance d’une faute si honteuse : Ce qui a fait naistre mon Amour, luy dis-je, c’est le Destin auquel le Ciel m’a sousmis, & pour ce il ne faut jamais penser qu’il se change, que le Ciel & le Destin n’en fasse de mesme : Et quant à la honte, je suis resolu d’entrer en camp clos contre ceux qui la calomnient. Dieu ne le vueille pas, Seigneur, me dict-il, car outre que vous auriez affaire contre les deux plus rudes Chevaliers d’Aquitaine, encore vous feriez-vous trop de tort, & vous offenceriez grandement le Dieu juste, de prendre une querelle tant injuste. Pour la valeur de Leotaris, & de son frere, luy dis-je, elle ne m’est point incogneuë : Jamais elle ne me divertira du combat : Mais pour l’offence du Dieu que tu dis, je m’en remets bien à lui, qui consent que j’ayme si passionnément Madonthe, qu’il m’est impossible de faire autrement. Comment ? s’escria-t’il, vous avez le courage, Seigneur, de prendre les armes pour deffendre la vie de ceux qui vous ont le plus indignement traicté ? Vous n’avez point de sentiment de tant d’offences ? Et vous voudrez que chacun recognoisse en vous ceste insensibilité ? Ne vous ressouviendrez-vous point, que cependant qu’elle usoit de tant d’insupportables rigueurs envers vous, elle estoit entre les bras de Thersandre, & le combloit des plus estroictes faveurs que vous eussiez peu desirer ? Vous pourrez contre raison exposer vostre vie, pour deffendre celle d’une personne qui ne l’employe qu’à vous mespriser pour le contentement d’une autre. Voulez vous qu’on die que vous vous armez injustement pour conserver les plaisirs & les delices de Thersandre ?

Il vouloit continuer, lors que je l’interrompis. Cesse, luy dis-je, Halladin, de me tenir ce langage, la pierre en est jettée, je suis resolu à ce que je t’ay faict entendre ; & pour tout ce que tu m’as dit, & que tu peux dire, je te veux seulement opposer ceste consideration : Quand je me re- presente la mort de Madonthe, & que je ne verray plus celle que j’ay tant aymée ; la peine, & la confusion où elle se trouve, la honte qui luy est preparée, & que je me ressouviens que c’est elle que Damon a si longuement servie, que ces mains que l’on luy doit lier de viles chaisnes, sont celles que j’ay tant de fois baisées avec tant de transport, que ceste beauté & ce corps que j’ay tant admiré & honoré, sera bien tost profané & jetté dans le feu : ô Dieu ! Halladin, comment penses-tu que je le puisse supporter, ou que ces choses se venant representer à moy, il y puisse avoir quelque mespris ou quelque outrage qui m’empesche de luy donner tout le secours qui peut despendre de moy ? Non, non, Halladin, il faut ou que Damon cesse de vivre, ou qu’il ne cesse point de faire son devoir. Celuy d’un Chevalier, c’est de secourir les Dames affligées, si celle-cy est accusée avec raison, Dieu le sçait : quant à nous, nous devons tousjours plustost penser le bien, que soupçonner le mal : Et puis Leriane estant celle qui l’accuse, il faut croire que c’est à tort, ayant la cognoissance que j’ay de la malice extréme qui est en elle. Je veux rendre encores ceste preuve de mon affection à Madonthe, je sçay bien que tu diras qu’elle ne m’en sçaura non plus de gré, que des autres qu’elle a receuës de moy : mais il n’importe, mon amy, je satisferay à mon devoir, & ce sera la plus grande recompense que j’en sçaurois desirer. L’Escuyer qui m’oüyt parler avec tant de resolution, me dict, que puis que je l’avois ainsi deliberé, il prioit Dieu qu’il voulut benir mes intentions : mais que si je voulois executer ce dessein, il ne falloit pas perdre une heure de temps : parce que le dernier terme que le Roy avoit donné à Madonthe, finissoit le lendemain à Midy, & que du lieu où nous estions, il y avoit par le droit chemin pour le moins cinq lieuës jusques en la ville des Tectosages, & plus de huict à passer où estoient mes armes, chemin assez long pour n’y pas arriver à temps, si nous ne partions à l’heure mesme.

Sur cét advis, je me resolus de monter incontinent à cheval, & de peur que le bon Druyde ne me fit perdre du temps, je pensay qu’il valloit mieux partir sans luy en rien faire sçavoir, & apres, si j’estois victorieux, je viendrois faire mes excuses, & le remercier des obligations extremes que je luy avois. Je montay donc à cheval, & avec une tres-grande diligence je me rendy au faux-bourg de la ville où estoient mes armes : je les essayé, & je les trouve tres-bonnes & bien faites, elles estoient toutes noires, & dans l’escu il y avoit un Tygre, qui se repaissoit d’un cœur humain avec ce mot, TU ME DONNES LA MORT, ET JE SOUSTIENS TA VIE.

Et sans m’arrester, je reprens le chemin de la ville des Tectosages, & fis une si grande diligence, que j’y arrivay un peu avant midy. Je mis pied à terre pour faire repaistre mon cheval, qui estoit à la verité bien las, & cela faillit d’estre cause de la perte de Madonthe : car lors que j’arrivay à la porte du camp, je trouvay que le combat estoit desja commencé : Mais d’un Chevalier contre deux, il est certain que pour peu que j’eusse retardé d’avantage, & le Chevalier estoit mort, & Madonthe convaincuë ; car il tomba esvanoüy, que je n’estois encore entré dix pas dans les barrieres, & s’il fust tombé avant que j’y fusse arrivé, le combat estoit finy, & il ne m’eut pas esté permis de le renouveller. Or Dieu voulut que j’arrivasse si à propos, afin que l’innocence de cette belle Dame fust recognuë : car sans que je m’amuse à vous raconter les particularitez du combat, il suffit qu’il pleust à Dieu me donner la victoire de ces deux vaillans freres, vaincus plustost par l’innocence de Madonthe, que par force ny vertu qui fust en moy, si ce n’est qu’ayant les armes en la main pour la vie & pour l’honneur de Madame, tout l’Univers ensemble ne me pouvoit resister. Je fus donc victorieux, & lors que l’on le pensoit le moins, la verité fut declarée, la malice de Leriane, l’innocence de Madonthe averée, l’enfant recogneu pour estre à la Niece de Laonice : & bref toutes choses tellement esclaircies, que la meschante Leriane fut jettée dans le feu qu’elle avoit faict preparer pour une autre ; Madonthe remise en liberté, & moy sorty de la plus grande peine qu’un homme sçauroit recevoir, par la cognoissance que j’eus qu’elle avoit esté accusée à tort, & que si elle m’avoit outragé, elle n’avoit pas pour le moins manqué à son honneur & à sa pudicité. Ce qui me fut un si grand contentement, que j’estimois toutes les peines que j’avois jamais souffertes en son service estre plus que recompensées.

Voyant donc toutes choses asseurées pour el- le, & me semblant n’estre pas à propos de me faire cognoistre, que je ne sçeusse un peu mieux si elle aymoit Thersandre, ou si tout ce que j’en avois veu, n’estoit point un artifice de Leriane, je m’en vins prés de son eschaffaut pour sçavoir si elle se vouloit servir de moy en quelque autre occasion : Elle me remercia, & me pria de deux choses : l’une, de luy dire qui j’estois : & l’autre, de la conduire en sa maison : Pour luy dire mon nom, je m’en excusay le mieux que je pus : pour la conduite, je l’acceptay, à condition que ce fust promptement. Et parce qu’à mesme temps y eut une grande confusion de Dames qui vindrent se resjouyr avec elle, & que je craignois que le Roy ne me commandast de me declarer, outre que j’avois quelques blessures qu’il falloit faire penser, je me jettay parmy la foule, & me desrobay : de sorte que chacun estant attentif ailleurs, personne ne se prit garde de moy, qui m’en vins où j’avois laissé mon Escuyer, & là me faisant bander mes playes, & laissant fort peu repaistre mon cheval, je remontis dessus, & m’en revins trouver mon vieux Druyde.

J’oubliois de vous dire, Madame, qu’ayant rencontré aupres de la ville un homme qui s’y en alloit, je le suppliay de faire mes excuses à Madonthe, & afin qu’elle ne me tint pour peu courtois, je feignis d’estre obligé ailleurs par quelque promesse, que toutefois si elle avoit affaire de mon service, elle auroit de mes nouvelles du costé de Mont-d’or, & que je porterois tousjours l’enseigne du Tygre. Mon dessein estoit de luy faire accroire que j’allois de ce costé là, encor que je ne le voulusse pas faire, de peur que si la curiosité du Roy luy faisoit prendre envie de sçavoir de mes nouvelles, il ne me fit suivre du costé où j’allois pour me recognoistre.

Je ne sçaurois vous representer, Madame, avec quel contentement me receut le bon Druyde, quels furent les remercimens qu’il me fit, quand il sçeut le sujet de mon voyage, & l’assistance que j’avois donnée à Madonthe en une si grande necessité : car il me raconta d’avoir esté eslevé & nourry par son pere, & qu’en ceste action je luy avois surpayé la peine & le soing qu’il avoit eu pour moy : & parce qu’il vit que mes armes estoient teintes de sang, il me les fist oster, me visita de tous costez, & me trouvant quelques blesseures, il print un si grand soin de moy, & y usa de telle diligence, qu’en fort peu de temps je fus guery.

Mais d’autant que le plus grand soulagement que je peusse avoir en cest esloignement, & le meilleur remede pour me guerir, estoit d’avoir des nouvelles de Madonte, je priay le bon Druide d’envoyer quelqu’un de ces pescheurs où le Roy demeuroit pour en apprendre. Le bon vieillard le fist, & ce pescheur s’en acquita si bien, qu’à son retour il ne m’en apporta que trop pour mon contentement ; L’une fut que Madonthe s’en estoit allée en sa maison, où elle avoit emmené Thersandre tout blessé qu’il estoit : car ç’avoit esté lui qui avant que moy estoit entré tout seul au combat contre Leotaris, & son frere : Je sçeus encores, que peu apres le depart de Madonte, le Roy Torrismond avoit esté tué par un Myre, qui le saignant au bras luy avoit coupé la veine, & que son frere Euric recueilloit la succession & la Courronne des Vissigots. Pourrois-je bien, Madame, vous representer combien ces deux accidents me toucherent vivement en l’ame ? Il seroit bien mal-aisé, puis que jamais je ne m’en suis ressouvenu, sans de si cuisans desplaisirs, que je ne croy pas pouvoir quelquefois avoir du repos, que dans le profond du tombeau.

Alors tout ce qui me souloit donner quelque allegement augmentoit plustost mes desplaisirs, me semblant qu’il ne falloit plus rien esperer de bien, puis que ceste derniere action ne m’avoit peu rapporter quelque remede : les lieux solitaires me desplaisoient, parce qu’ils me donnoient la veuë de la ville des Tectosages, mes pensées me faisoient mourir, parce que sans cesse elles me representoient l’ingratitude de ceste femme : Bref, je me desplaisois moy-mesme, parce que je l’aymois, ce me sembloit contre raison, & ne me pouvois empescher de l’aymer. En cét estat, vous pouvez penser, Madame, quel je devins, mais aussi quel devois-je devenir, ayant tant d’extremes occasions de desplaisirs ? Mes playes à la verité d’autant qu’elles estoient fort petites, se guerirent en peu de jours : mais je devins pasle & deffait, comme une personne morte, & peu apres je changeay ceste pasleur en un teint aussi jaune, que si j’eusse esté lavé avec du saffran. Halladin qui avoit appris en partie ce que Madonte avoit faict, se doutoit bien du sujet de mon mal, & attendoit l’occa- sion de m’en parler : mais le bon vieillard ne sçachant qu’en juger, me conseilla enfin de changer d’air, esperant que l’exercice & le divertissement pourroient me remettre en ma premiere santé. Moy qui mesme me desplaisois d’estre en lieu où je peusse recevoir quelque soulagement des bons avis de ce sage Druide, je me resolus aisément de m’en aller par le monde, errant d’un costé & d’autre sans repos, jusques à ce que je peusse rencontrer la mort en quelque lieu que ce fust.

Apres donc avoir remercié le bon vieillard, & recogneu en ce qu’il me fust possible, la bonne volonté de ces Pescheurs, je partis sans autre dessein de mon voyage, que de marcher continuellement. Par les chemins toutesfois, d’autant que par mal-heur le nostre s’adressa du costé de la maison de Madonte, nous sçeusmes des nouvelles, qui rangregerent encore mon desplaisir : car nous aprismes que ceste mal avisée, tel estoit le nom que luy donnoit Halladin, s’en estoit allée, ou plustost desrobée, n’ayant pour toute compagnie que sa nourrice, & Thersandre. Jugez ce que je devins à ce bruit, Mon Escuyer s’efforça bien de me representer qu’elle ne me faisoit point de tort, mais à elle seulement ; d’autant que me croyant mort, comme tout le reste de l’Aquitaine, je n’avois aucune occasion de m’en plaindre : mais mon desplaisir estoit si grand, que ne pouvant supporter de voir les lieux où j’avois eu autresfois tant de sujet de me plaire, & où j’avois maintenant tant d’occasion de desplaisir, je me resolus de sortir de l’Europe, & ne cesser de marcher que je n’eusse rencontré ce qui met fin à tous les ennuis de la vie. Je sortis doncques de l’Europe, passay en Affrique, vis le Roy Genseric, Honorie son fils, & recogneus enfin que par tout Amour a le mesme pouvoir que je l’avois espreuvé en moy ; je veux dire qu’il augmente & diminuë, change & rechange les plaisirs & les desplaisirs de ceux qui le servent comme il luy plaist, & tousjours sans s’assujettir à point de raison. Car estant parmy ces Vandales, j’apris les fortunes d’Ursace & d’Olimbre, & celles de Placidie la jeune & de sa mere Eudoxe, femme de Valentinian, lesquelles par leurs exemples ne me divertirent pas d’aymer, mais m’aprirent bien, que qui veut aymer se doit preparer & au bien, & au mal, & les recevoir tous deux avec un mesme visage. Et considerant les divers changemens de la fortune d’Eudoxe, la longue perseverance de l’amour d’Ursace, la sage conduite du jeune Olimbre, & l’heureuse conclusion de leurs Amours, je me resolus de ne me plus tant affliger de la contrarieté que je ressentois en mon affection, & de la supporter avec plus de patience. Et parce qu’Halladin qui se desplaisoit de mes longs & ennuyeux voyages, me conseilloit avec plusieurs raisons, de ne point aymer d’avantage celle qui ne pensoit pas seulement que je fusse encore au monde, luy semblant que quand il auroit obtenu cela sur moy, je me resoudrois aysément à m’en revenir en Aquitaine, afin de luy en oster l’esperance, je chantois bien souvent ces vers :


SONNET,
Qu’il aymera tousjours.

Mais enfin c’en est fait, Raison que cherches-tu ?
Chacun doit, je le sçay, suivre ses destinées,
Et non, comme Titans, aux choses ordonnées
Vouloir changer du Ciel le pouvoir invaincu.

Bien souvent contre moy j’ay ce poinct debatu :
Mais comme du haut Ciel les Spheres entrainées
D’un effort violent toutesfois obstinées,
Chacune fait son cours par sa propre vertu.

Aussi je me resous, quoy que Fortune ordonne,
Me soit-elle mauvaise, ou me soit-elle bonne,
De suivre cest Amour en despit du Destin.

Que son cours violent apres elle m’emporte,
On ne verra jamais qu’elle soit assez forte
Pour divertir mon cœur de son propre chemin.

Enfin ne pouvant trouver repos, quelque divertissement que je recherchasse, je pensay que la prudence humaine ne me servant plus de rien, il falloit que je recourusse aux conseils di- vins, & ainsi oyant dire, que sur le penchant des Pyrenées du costé de la mer Oceane, il y avoit un Oracle qui s’appelloit le Temple de Venus, je retournay en Europe, & consultay l’Oracle, auquel je demanday neuf jours durant, que c’est qui pourroit donner ou fin, ou remede à mon mal ? Il respondit enfin, Forests : Et le lendemain luy demandant où estoit ceste Forest, il respondit encores, Forests : Et depuis quelque importunité que je luy fisse, l’Oracle fut tousjours muet, de sorte que je me resolus de ne laisser Forests, que je sceusse en quelque endroit de l’Europe que je ne visitasse. Je ne vous sçaurois dire, Madame, combien inutilement j’en ay passé de diverses : Tant y a qu’apres avoir couru toutes celles d’Espagne, des Cantabres, de la Gaule Narbonnoise, & d’Aquitaine, je suis venu en celles des Gebennes, & me resous de voir celle d’Hircinie, des Ardennes, & d’aller par tout où je sçauray qu’il y en a : car je ne puis me persuader que ce Dieu, qui est si veritable à tous les autres hommes, vueille estre menteur pour moy seul : au contraire, j’espere enfin dans ces lieux solitaires le soulagement qu’il m’a promis.

Ainsi finit Damon de raconter l’histoire de sa penible vie, & Galathée, qui en avoit desja ouy une grande partie par les advis que sa mere Amasis avoit en du Roy Torrismond, fut tres-aise d’en apprendre le reste : & eust bien desiré que ceste contrée eust peu luy donner quelque contentement. Cela fut cause que lors qu’il eut finy, elle luy parla de ceste sorte : J’avouë, Seigneur Chevalier, que c’est avec raison que vous vous plaignez de la fortune, vous ayant sans raison, affligé si longuement : mais il ne faut pas pour cela que vous perdiez l’esperance de vostre salut : car il est certain que les dieux ne sont point menteurs, ny abuseurs, & puis qu’ils vous ont donné la responce que vous dites, croyez qu’enfin vous aurez le contentement que vous desirez. Il est vray qu’ils se plaisent à donner leurs responses ambiguës & obscures : & cela afin de nous apprendre qu’il n’y a nul bien sans peine, & qu’ils sont bien aises de voir la subtilité de l’esprit humain à demesler le sens de leurs Oracles, & en trouver la verité. Que si vous voulez que je vous die mon opinion sur celuy que vous avez receu, je croy que vous l’avez tres-mal entendu, quand vous avez pensé que ce mot de Forests signifiast des bois & des lieux solitaires & peuplez seulement d’arbres : car il faut que vous sçachez que la contrée où vous estes maintenant, outre qu’on la nomme le païs des Segusiens, s’appelle encores plus communément Forests, de sorte que je croy que c’est de ce Forests duquel l’Oracle vous a voulu predire le bon-heur que vous y devez recevoir : & pour dire la verité, il y a bien plus d’apparence que ce soit en ceste contrée, que non pas en ces grands bois & lieux solitaires : car il pourroit bien arriver que Madonthe y seroit conduitte, pour quelque raison qui vous peut estre aussi cachée que celle qui vous y a faict venir le luy peut estre : & par ainsi commencez à vous resjouyr, & croire que comme jamais un mal ne vient seul, de mesme un bien est tousjours accompagné d’un autre. C’est un grand heur pour vous d’estre parvenu au lieu où l’Oracle vous a predit devoir estre la fin de vos desastres : il sera bien tost suivy d’un second qui vous en fera recevoir l’effect. Madame, respondit Damon en souspirant, je voy bien que ce que vous me dites est fondé sur beaucoup de raison, je le croy maintenant comme vous, & de plus, que veritablement je verray bien tost l’accomplissement de l’Oracle, qui me promet qu’en Forests je trouveray la fin de mes peines : car j’espere que la Mort fera ce que l’Amour n’a peu faire. Non, non, dit la Nymphe, vous devez mieux esperer que cela : & parce que vous consulterez demain avec moy l’Oracle de ce lieu, j’espere pour vous que vous en recevrez du contentement : & en ceste opinion je donneray ordre à faire recouvrer tout ce qui sera necessaire pour le sacrifice & pour vous & pour moy : cependant nos chariots & vostre Escuyer reviendront, & vous guerirez à loisir. D’une chose vous veux-je prier, qui est de ne me point laisser que vous ne m’ayez conduitte vers Amasis ma mere, qui je m’asseure s’essayera de vous faire toute sorte de bonne chere. Le Chevalier luy respondit, Que ç’avoit esté son intention de consulter pour la derniere fois cét Oracle, ainsi que desja il le luy avoit dit : & que puis qu’elle luy permettoit que ce fust avec elle, il le recevoit avec beaucoup d’honneur, comme aussi de l’accompagner vers Amasis, pour avoir le bon-heur de luy offrir son service. Que quant à l’esperance qu’elle luy donnoit, il l’esperoit veritable- ment : mais par le moyen de la seule mort, laquelle ne le viendroit jamais si tost trouver qu’il le desiroit avec passion.

Cependant Galathée, qui avoit depesché à Bon-lieu vers la venerable Chrysante, pour l’advertir qu’elle y alloit, sceut par le retour de celuy qu’elle y avoit envoyé, qu’Astrée, Diane, Phillis, & toute la trouppe des bergers y avoit disné, & qu’elles s’en alloient vers Adamas visiter Alexis. Ce messager estoit un jeune homme qui avoit esté nourry dés son enfance en son service : cela estoit cause qu’il avoit une grande familiarité aupres d’elle, & qu’il luy racontoit ordinairement tout ce qu’il avoit veu au lieu d’où il venoit. A ce coup, pour ne perdre sa coustume, apres luy avoir faict la responce de la venerable Chrysante, il adjousta : Mais je vous asseure, Madame, que horsmis vous, je ne vis jamais rien de si beau qu’Astrée & Diane. Galathée qui estoit bien ayse de le faire parler, & d’aprendre tousjours quelque nouvelle de ces bergeres, luy semblant que c’estoit quelque chose qui touchoit bien à son aymé Celadon, & mesme qu’elle n’avoit plus de moyen de sçavoir ce qu’il estoit devenu, que par elle. Elle luy dist tout haut & devant Damon mesme : Et quoy ? Lerindas (c’estoit ainsi qu’il s’appelloit) trouves-tu ces bergeres si belles que tu les vueille preferer à mes Nymphes ? Ce n’est pas moy, dit il, qui les prefere, c’est la verité : Mais repliqua la Nymphe, comment veux-tu que nous croyons que des filles de village soient si belles ? Madame, dit-il, je vous jure que si j’estois Chevalier, je main- tiendrois leur beauté par tout le monde, & si vous les aviez veuës, je m’asseure que pour vaillante que vous fussiez, vous ne voudriez pas entrer en camp clos avec moy sur une si mauvaise querelle. Chacun se mit à rire. Et Galathée, Mais viens-çà Lerindas, dit elle en sousriant, laquelle te plaist le plus ? Sans doute, respondit-il, Astrée est la plus belle : mais elle est si triste, que cela est cause que Diane me plaist d’avantage : & puis les filles qui ayment si fort, ne me plaisent pas tant que les autres. Et qu’est-ce, reprint Galathée, qu’Astrée ayme ? Vous dis-je pas, Madame, respondit-il, qu’elle est si triste ? Or ceste melancolie, à ce que l’on m’a dict, procede de la mort d’un berger qui se noya il y a quatre ou cinq Lunes. Et Diane, luy dit la Nymphe, n’ayme-t’elle rien ? L’on dict que non, respondit-il, toutesfois il y a deux personnes apres elle qui la tourmenteront bien, si pour le moins elle ne les ayme point : L’un s’appelle Paris, & l’autre Silvandre : Il est vray que si c’estoit à moy d’en faire le chois, je donnerois ma voix à Silvandre, car encores qu’il soit berger, il n’y a rien de plus gentil ny de plus civilisé. Si tu continue, dit Galathée, tu nous donneras envie de devenir bergeres pour estre parmy une si bonne compagnie. Madame, respondit-il, vous pensez vous mocquer ? croyez que pour deux ou trois jours, vous ne les sçauriez mieux employer. Alors Galathée se tournant vers la vieille Cleontine, Je vous jure ma mere, que j’ay presque envie, luy dit-elle, de demeurer icy deux ou trois jours pour donner loisir aux blesseures de Damon de se guerir, & cependant passer Lignon, & voir un peu si ce que l’on dit de ces bergeres est veritable. Madame, respondit Cleontine, c’est la plus honorable, & la plus douce conversation que vous sçauriez imaginer, & croyez qu’elles n’ont rien du village que le nom, & si vous voulez avoir ce plaisir, vous vous y rencontrerez maintenant comme il faut : car le grand Druyde doit venir faire un sacrifice solemnel pour rendre graces à Thautates du Guy salutaire, qui s’est trouvé dans l’estendüe de leur hameau : Et quelle ceremonie est celle-là ? demanda Galathée, car pour cueillir le Guy, il me semble que ce n’est que le sixiesme de la Lune de Juillet. Il est vray, respondit Cleontine, mais ce sacrifice ne se fait que pour remercier Thautates, d’avoir voulu gratifier ce lieu plus particulierement que les autres, y faisant naistre le Guy salutaire sur le chesne le plus beau, à ce qu’on dit, qui se puisse voir, car c’est signe qu’il a plus aymé ce hameau que les autres du voisinage, le favorisant d’une si grande grace[.] Et comment sçavez-vous, dict la Nymphe, que c’est à cette heure que le grand Druyde le doit venir faire ? Parce, repliqua la vieille, qu’il promit dans huict jours d’y venir, & il y en a desja quatre de passez, de sorte qu’il ne peut guere retarder s’il veut tenir parole, & s’il sçait que vous soyez en volonté d’y assister, il le hastera tant qu’il vous plaira.

Ces discours firent resoudre Galathée de retarder son voyage de Bon-lieu, tant pour laisser guerir Damon, que pour se trouver avec ces belles bergeres en ce sacrifice : Et parce qu’elle n’avoit point averty Amasis de ce qui luy estoit advenu, & qu’elle eut peur qu’elle n’en fust en peine, elle luy envoya un de ceux de Cleontine, qui luy raconta tout ce qui s’estoit passé, & de plus, le subjet qui l’arrestoit à Mont verdun, à cause des blesseures de Damon, luy faisant mesme entendre quel il estoit, & le suject qui l’avoit conduit en ce pays. Soudain qu’Amasis sçeut ces nouvelles, elle reçeut un grand plaisir & un grand desplaisir, car elle fut tres-ayse de sçavoir Damon en vie, qu’elle avoit pleuré mort, parce qu’il estoit son fort proche parent, & la discourtoisie de Polemas luy despleut bien d’avantage, s’estant mesme adressée contre une personne de tant de merite, & en la presence de sa fille qu’il devoit plus respecter : Et pour monstrer qu’elle luy en sçavoit mauvais gré, elle monta soudain sur son chariot, & sans en rien faire sçavoir à Polemas, ny permettre que l’on en advertit Galathée, ny Damon, elle s’en vint le plus viste qu’elle peut à Mont-verdun, où sa fille bien estonnée l’alla recevoir, & luy demanda, quelle estoit la prompte resolution de son voyage : Elle luy fist entendre alors qu’elle venoit voir Damon, & luy offrir tout ce qui despendoit d’elle, comme à son parent, & comme à une personne à qui elle avoit beaucoup d’obligation. Si Damon eust esté adverty de sa venuë à temps, il fust sorty du lict pour l’aller recevoir, ses blesseures n’estans pas telles, qu’il n’eust bien peu le faire sans danger : mais estant surpris de ceste sorte, les excuses seules luy restoient, & les remercimens d’une si grande faveur. Je suis obli- gée, dit-elle, de faire d’avantage pour vous, tant pour la proximité qui est entre nous, que pour les obligations que j’ay à la memoire de celuy qui vous a mis au monde, qui au retour que Torrismond le Roy des Vissigots fist aux Tectosages, apres avoir combattu Attila aux champs Catalauniques, avecque une si grande armée, empescha la ruine de ceste contrée, destournant son passage par les Sequanois, par les bas Allobroges, par les Veblomiens, & par les monts des Gebennes, jusqu’en son Royaume : Et ceste obligation ne fut pas si petite que l’on penseroit bien, parce que ce jeune Roy, je ne sçay comment, estoit devenu amoureux de l’une de mes Nymphes, laquelle ne voulant point espouser, je ne sçay ce qu’il n’eust fait pour la ravir par force, sur le refus que sans doute je lui en eusse fait. Madame, respondit le Chevalier, tous les hommes sont obligez de servir les Dames, & particulierement celles de vostre qualité, & de vostre merite : Et mon pere en vous rendant ce petit service, duquel il vous plaist avoir memoire, a satisfait au tiltre de Chevalier qu’il avoit : & moy succedant en sa place, je vous offre & mon sang & ma vie.

Il se passa entre eux plusieurs discours de courtoisie, à la fin desquels elle voulut le faire emporter en litiere, en la grande ville de Marcilly, pour le faire penser de ses blesseures avec plus de soing : mais il s’excusa de sorte, qu’elle luy permit de demeurer en ce lieu encores quelques jours, & cela il le faisoit pour vivre en plus de liberté, & pour ne vouloir point estre dans le monde, puis que Madonthe n’estoit point au monde pour luy. Ayant fait resolution qu’aussi tost qu’il auroit consulté l’Oracle, & reconduit Galathée vers sa mere, de s’en aller si loing, que ny son nom ne fut point cogneu, ny Madonthe ne fust point nommée par personne qui la peust cognoistre. Galathée fut tres-ayse de voir qu’il n’alloit point à Marcilly, afin d’avoir plus de commodité de demeurer à Mont-verdun aupres de luy, & avec ce pretexte pouvoir estre quelques jours parmy ces bergeres, où elle esperoit d’apprendre quelques nouvelles de Celadon, ou voir pour le moins si ceste beauté d’Astrée qui estoit cause que ce berger avoit desdaigné la sienne, la surpassoit de sorte qu’il l’eust fait avec raison.

Amasis voyant que Damon ne vouloit point bouger du lieu où il estoit, & craignant de les incommoder si elle y demeuroit, la maison n’estant pas fort grande, elle s’en retourna à Marcilly, apres avoir fait plusieurs excuses de la discourtoisie que Polemas luy avoit usée, laquelle elle luy jura ne laisser point impunie. Damon qui estoit plein de courtoisie, & qui avoit bien souvent passé de semblables hazards, la supplia, si elle le vouloit obliger de n’en point faire de ressentiment, parce que c’estoit chose qui ne le meritoit pas, outre que l’offence que Polemas avoit receuë en la mort de son parent, estoit telle, qu’il estoit bien raisonnable de donner quelque chose à ceste naturelle douleur : Et sçeut de telle façon representer ceste action à la Nymphe, & diminuer tellement la faute, que quoy que Galathée dist le contraire, se sentant infiniment offencée qu’en sa presence cét accident luy fust arrivé, enfin Amasis promit de faire comme Damon le voudroit, ne desirant rien tant que luy rendre toute sorte de satisfaction & de contentement : Toutesfois à son retour à Marcilly, elle ne laissa d’en dire à Polemas ce qui luy en sembloit, & de luy faire paroistre combien ceste action luy avoit dépleu, de quoy il s’excusa le mieux qu’il peut, disant que ce n’avoit point esté par son commandement : mais que cependant qu’il s’amusoit à faire relever Argantée, ses solduriers esmeus de juste douleur, avoient pensé devoir venger sa mort. Amasis qui avoit esté fort bien advertie comme le tout estoit passé, luy sçeut bien remarquer sa faute, & celle de ceux qui estoient avec luy, & luy ordonna de chasser de son service des personnes tant indignes de faire un mestier si honorable : ce que Polemas fit si mal volontiers, & s’en sentit si piqué contre Damon qui n’en pouvoit mais, qu’il resolut de s’en vanger sur luy, outre qu’estant de son naturel tres-envieux, & voyant le conte que la Nymphe en faisoit, il ne le pouvoit supporter qu’avec beaucoup de peine : mais ce qui le touchoit encores plus vivement, fut qu’ayant haussé les yeux à espouser Galathée, & voyant qu’elle ne l’aymoit point, quelque artifice qu’il eust peu faire, il commençoit de desseigner les moyens de s’emparer de cét Estat, & avoir par la force ce que par l’amour luy estoit desnié, & d’autant plus aisément se laissoit-il aller à cette entreprise, qu’il la voyoit pleine de facilité. Cli- damant estant absent avec Lindamor, Guyemans, & les principaux de la contrée, toutes les places entre ses mains, & tous les solduriers & gens de guerre entretenus, & ensemble toute l’auctorité dans le pays, & grandement appuyé d’un bon nombre de ses parens & alliez dedans & dehors l’Estat : au contraire, Amasis n’ayant rien pour elle que la justice seule, s’estant avec trop peu de consideration remise entierement sur la foy & preud’hommie qu’elle pensoit estre en luy.

Eslevant donc son esprit poussé d’amour & d’ambition à ceste entreprise, il ne voyoit que personne luy peust nuire, n’y ayant pas un seul Chevalier pres d’Amasis qui ne despendist de luy, ou qui ne fleschist sous son auctorité, que Damon, qui encores que tout seul, ne laissoit de luy donner du soucy pour la valeur qu’il avoit cogneuë en luy : & craignant qu’Amasis mal satisfaite de cette derniere action ne taschast de l’arrester en ces pays, & ne l’auctorisast par ses faveurs, il resolut de les prevenir : car il se souvenoit qu’autrefois le pere de ce Chevalier avoit failly d’espouser Amasis, & tout le grand compte qu’elle faisoit de luy, il l’attribuoit à la memoire qu’elle en avoit encore. Cette consideration fut cause que tirant à part six de ces solduriers, à qui Amasis luy avoit commandé de donner congé, il leur tint ce langage, apres s’estre grandement plaint d’elle.

Il est certain, mes amis, dict-il enfin, qu’il est impossible de changer le naturel de quelque chose, quelque peine & quelque artifice qu’on y puisse mettre : vous sçavez avec quel soin & avec quelle peine j’ay servy Amasis, & si j’ay espargné ny ce qui dependoit de moy, ny ce qui estoit de mes amis : & non point en une occasion, mais en toutes celles qui se sont presentées, de telle sorte que ne songeant qu’à ce qui estoit de son service, j’ay clos les yeux a tout ce qui me touchoit : & j’avouë que quelquefois je n’ay pas donné à mes meilleurs amis, toute la satisfaction que je devois, n’ayant l’esprit, ny tous mes desseins bandez qu’à son avantage. Toutefois il m’a esté impossible, quelque peine & quelque juste artifice que j’y aye peu mettre, d’arrester cét esprit ondoyant, qui est naturel à celles de son sexe : je la vois donc maintenant entierement portée à un jeune Chevalier estranger, lequel aux despens d’Argantée s’est acquis un peu de reputation : Je veux parler de celuy qui par mal-heur & non par vertu qui fut en luy, le tua devant nos yeux, y ayant apparence qu’il y eust usé de quelque supercherie avant que nous y fussions arrivez, autrement il ne seroit pas croyable que la force, la valeur, & l’adresse d’Argantée n’en fust venu à bout : le ressentiment que vous en eustes à l’heure mesme, m’obligea si fort, qu’il ne sera jour de ma vie, que je ne m’en ressouvienne, pour m’en acquitter en toutes sortes d’occasions. Mais maintenant, je crains que les moyens m’en soient ostez pour long temps, si vous ne faites une bonne resolution, & telle que je la vous proposeray : Amasis pour gratifier ce nouveau venu à nos despens, d’abord m’a ordonné de vous oster du nombre de ses Solduriers, avec expres commandement de vous deffendre ceste contrée, qui est vostre demeure naturelle : Ce coup, encore que vous en ressentiez le premier mal, n’a pas toutefois esté donné pour vous, mais pour moy, c’est à dire que voulant establir ce jeune homme en ceste province, elle ne le peut faire qu’en m’ostant l’authorité que mes services m’y ont acquise. Elle a pensé que si elle le faisoit tout à coup, je pourrois peut estre m’y opposer, c’est pourquoy elle me veut peu à peu miner, afin qu’apres, tant plus l’edifice sera grand, tant plustost il se mettra en ruine de sa propre pesanteur, & pour commencer par ce qui me peut le plus soustenir, elle me veut oster mes amis plus asseurez, comme vous estes, je le cognois bien : & si toutes choses estoient en l’estat où j’espere de les voir bien tost, j’empescherois bien ces desordres : mais pour ceste heure, si le remede ne vient de vostre courage, & de vostre resolution, je crains que vous ne soyez contraints de vous separer de nous pour quelque temps, qui seroit bien l’un des plus grands desplaisirs que je peusse recevoir : mais si vous avez le mesme courage que j’ay tousjours recogneu en vous, je m’asseure que vous vous resoudrez de mettre hors du monde celuy qui est cause qu’on vous veut oster du lieu de vostre naissance : Il n’y a rien de si aysé, car il est seul, & il ne sçauroit resister à l’un de vous, tant moins le fera-t’il à tous six, il ne faut d’abord que luy tuer son cheval, afin qu’il ne s’enfuye, & puis estant à pied, le heurt des vostres sans que vous y mettiez la main, est suffisant de vous en donner la victoire. Quant à Amasis elle en feroit bien quelque demonstration au commencement, si elle sçavoit qui luy auroit osté ce nouvel Adonis : mais incontinent ceste colere luy passera : car estant estranger, il n’a point de suitte apres luy, je veux dire personne qui se soucie de sa mort, outre que vous avez assez de prudence pour executer ce que je dis, & sans en parler, & sans que personne s’en doute seulement : & puis toute chose estant entre mes mains, vous pouvez bien estre asseurez que je ne vous laisseray point courre de mauvaise fortune, quoy qu’il puisse avenir de vous ; Voyez donc à quoy vous vous resolvez, afin que de mon costé je sçache aussi ce que j’ay à faire, soit pour vous, soit pour moy, en une affaire de telle importance.

Ces solduriers esmeus de ce discours, trop pleins d’artifice pour ne se laisser persuader, luy promettent d’entreprendre & d’executer sur l’estranger tout ce qu’il leur avoit proposé : que quant à eux, ils n’avoient point d’autre consideration que les luy obeyr & conserver au peril de leur vie sa grandeur & son auctorité : Qu’il ne laissast pas de faire semblant de leur donner congé, & à tous les autres qui se sont trouvez en ceste rencontre, afin que l’on ne prenne pas tant garde à eux, & afin qu’ils ayent le loisir de l’executer sans danger, qu’il leur donne quelque terme de sortir hors du pays, & du reste qu’il laisse faire à eux qui l’auront bien tost deffait de cét empeschement.

Ceste entreprise estant ainsi resoluë, le lende- main il faict assembler tous ceux qui s’estoient trouvez avec luy ce jour la, & qui avoient attaqué Damon, & leur dit, que par l’expres commandement d’Amasis, il leur commandoit non seulement de se retirer de son service, mais de sortir de toute la contrée dans dix jours, & qu’il estoit bien marry de les traiter de ceste sorte : mais qu’il le faisoit pour obeïr, qu’ils n’y manquassent donc point sur peine de la vie, & que toutefois ne pouvant perdre la memoire des bons services qu’il avoit receu d’eux, il leur promettoit de procurer envers Amasis de les remettre en sa grace le plus promptement qu’il pourroit, & les faire revenir en son service, & que pour leur donner les moyens d’attendre qu’il le peut faire, outre le payement qu’Amassais leur faisoit des gages de service, il leur feroit encore donner du sien propre, la paye de trois Lunes entieres, les priant tous de ne se point despiter, & sur tout de croire que c’estoit avec un extréme desplaisir qu’il leur faisoit ce commandement, estant plus marry qu’il ne pouvoit leur dire, de se voir separé d’eux en la valeur & fidelité desquels il avoit toute sorte d’asseurance. Par ces paroles & par les demonstrations qu’il faisoit d’en estre marry, il s’acquit non seulement la bonne volonté de ceux qu’il licentioit, mais de tous les autres solduriers, & au contraire la faisoit perdre à Amasis, qui n’estoit pas un petit avancement à l’execution du dessein qu’il avoit faict en soy-mesme : car tout ce qu’il ostoit à la Nymphe, par ce moyen revenoit entierement à son advantage.

Fin du sixiesme Livre.

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LE
SEPTIESME
LIVRE DE LA
TROISIESME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.


Adamas qui desiroit grandement de contenter toute la belle & honorable trouppe qui estoit en sa maison, & de satisfaire particulierement à la promesse qu’il avoit faite à ces belles bergeres, qui l’avoient supplié d’aller en leur hameau, pour faire le sacrifice du remerciment. Soudain que le jour fut venu, donna ordre à faire partir les Sacrificateurs, avec les animaux & autres choses necessaires, & pour faire advertir tous ceux des hameaux voisins, afin qu’ils y peussent assister. Et cependant qu’il ordonnoit toutes ces choses, la belle Daphnide, & toutes ces estrangeres & honnestes bergeres finirent de s’habiller, & incontinent apres se mirent toutes ensemble en chemin, pour s’en aller au petit pas au lieu où le sacrifice devoit estre faict. Alexis entre toutes estoit la plus interdite, car d’abord que sortant du logis, elle jetta les yeux sur la riviere de Lignon, & qu’elle apperceut le lieu de sa derniere demeure, il luy sembla que ce voyage tant hors de son esperance, n’estoit point veritable, mais en songe seulement. Il est vray que quand elle eut descendu une partie de la coline avec Astrée, & que Hylas par ses discours l’eust cent fois esveillée, & qu’enfin elle recogneut que ce n’estoit pas un songe, mais un veritable voyage, elle se trouva si pleine de contentement, que chacun le pouvoit lire en ses yeux & en son visage. Astrée d’autre costé, qui ne pouvoit desirer un plus grand bon-heur, que d’estre aupres de ceste Druyde déguisée, & par qui le visage de Celadon luy estoit si naïfvement representé, s’en alloit si contente & satisfaite, qu’ayant presque oublié les traverses que la fortune luy avoit données par le passé, elle se disoit maintenant la plus heureuse bergere de Lignon. Et parce qu’Adamas luy avoit fait entendre, que ce soir il vouloit loger avec Phocion, & que Leonide & Alexis y seroient aussi, elle en donna advis au vieux Pasteur, afin qu’il se preparast à bien recevoir ses hostes, & à donner tel ordre en sa maison, qu’ils n’y receussent point d’incommodité. Et d’autant qu’Alcidon, Daphni- de, & sa trouppe devoient loger dans celle de Lycidas, ce fut luy qui laissant ceste trouppe, se mit devant pour en porter les nouvelles, cependant qu’au petit pas ils s’en alloient chantant & discourant, pour tromper la longueur du chemin.

Calydon qui avoit le souvenir si present de la cruelle response qu’Astrée luy avoit faite, n’ayant plus la hardiesse de s’approcher d’elle, & toutefois ne pouvant celer son desplaisir, ny son extreme affection, marchant quelque pas devant elle, ne se peut empescher de souspirer ces vers :


SONNET,
Que de l’aymer, c’est assez de
recompense.

Pourquoy faut-il l’aymer, puis qu’elle est insensible,
On n’a nul sentiment que pour s’armer le cœur
Contre un fidelle Amant de nouvelle rigueur,
A tout autre pouvoir se rendant invincible ?

Pourquoy faut-il l’aymer, puis qu’il est impossible
De pouvoir par Amour en estre le vainqueur,
Ny gaigner son esprit par peine ou par longueur,
Et qu’y perdre le temps, c’est l’espoir infaillible ?

Mais pourquoy ne l’aymer si telle est sa beauté,
Que de ne l’aymer point, ce serait lascheté,
Et que de la quitter n’est plus en ma puissance ?

Mais c’est perdre le temps, la peine & le soucy,
Peut-estre Amour vaincra, que s’il n’advient ainsi :
N’est-ce assez de l’aymer pour toute recompense ?

Hylas qui estoit aupres de luy, & qui ne pouvoit approuver ceste opiniastre affection, soudain que Calydon eut achevé, chanta à haute voix ces vers :


VILLANELLE.
Change d’humeur qui s’y plaira, Jamais Hylas ne changera.

I.

Ceux qui veulent vivre en servage,
Peuvent comme esclaves mourir,
Hylas jamais n’a peu souffrir
Que l’on luy fist un tel outrage :
Change d’humeur qui s’y plaira,
Jamais Hylas ne changera.

II.

Il est certain, Hylas vous ayme :
Mais sçavez vous belle Alexis,
De son amour quel est le prix ?
Le prix d’Amour, c’est l’Amour mesme :
Change d’humeur qui s’y plaira ;
Jamais Hylas ne changera.

III.

Languir aupres d’une cruelle,
C’est un bien maigre passe temps ;
Et c’est enquoy je ne m’entends,
Il vaut bien mieux estre infidelle :
Change d’humeur qui s’y plaira,
Jamais Hylas ne changera.

IIII.

Mais pour ne le trouver estrange,
Qu’égale entre nous soit la loy :
Comme je vous ayme, aymez moy,
Et me changez si je vous change.
Change d’humeur qui s’y plaira,
Jamais Hylas ne changera.

V.

Ainsi d’une si douce vie
Nul de nous ne se lassera,
Parce que celuy changera
Qui premier en aura l’envie.
Change d’humeur qui s’y plaira,
Jamais Hylas ne changera.

VI.

Et si jamais je vous en blasme,
Que je puisse mourir d’amour,
Ou bien que j’ayme quelque jour
Longuement une laide femme :
Change d’humeur qui s’y plaira,
Jamais Hylas ne changera.

Chacun se mit à rire de la chanson d’Hylas, & parce que Stiliane qui marchoit avec Carlis & Hermante assez prez de luy, avoit escouté attentivement ce qu’il avoit dit : Il me semble Hylas, luy dit-elle, que ceux qui vous accusent d’estre inconstant vous font un grand outrage, puis que jamais homme ne fut plus constant que vous estes, d’autant que dés la premiere fois que je vous vis, vous estiez de la mesme opinion que je vous retreuve. Que voulez vous ma vieille maistresse que je vous die ? c’est de la misere de nostre siecle qu’il faut que je me pleigne, puis que les hommes & les femmes sont de si peu d’esprit qu’ils ne sçavent recognoistre ceste verité : Voila, dict elle en sousriant, une mauvaise recompense pour le bon office que je vous rends, vous me nommez vostre vieille maistres- se, & ne sçavez vous, Hylas, qu’il n’y a rien qui offence plus une femme que de l’appeller vieille ? Je le croy, respondit Hylas, mais je ne sçay qu’y faire, le long temps qu’il y a que nous nous cognoissons est cause de ceste injure. Daphnide qui parloit avec le sage Adamas, oyant rire ceux qui estoient aupres de Hylas, & desireuse de sçavoir que c’estoit, le demanda à Diane qui estoit assez pres d’elle, & lui en ayant dit le subject : Il faut advoüer, dit Daphnide, que son humeur est la plus agreable que l’on puisse rencontrer, & que l’on le peut nommer l’unique en son espece, & je croy que toute cette trouppe seroit bien marrie de le perdre. Mais, belle bergere, dites moy je vous supplie, depuis quand est-il parmy vous, & qu’est-ce qui l’y a faict venir, & qui l’y arreste ? Diane alors luy respondit, Il y peut avoir quatre ou cinq Lunes qu’il vint, & je croy que de vous dire ce qui l’arreste icy, il est superflu. Puis, Madame, que vous le pouvez assez imaginer, cognoissant son humeur comme vous faites, mais pour l’occasion qui le nous a amené, je ne pense pas que personne la sçache que luy seul, ce n’est pas qu’il soit fort caché ny retenu à raconter tout ce qui luy est arrivé : mais c’est qu’ayant plusieurs fois commencé ou il a esté interrompu, ou le temps luy a manqué ; & je m’asseure, Madame, que pour peu que vous fassiez semblant de le desirer, il ne fera pas difficulté de vous le dire, puis qu’il croit estre bien autant obligé à ceux qui le veulent escouter, que luy sçauroient estre ceux ausquels il raconte ses fortunes : Je pense, adjou- sta Daphnide, que ce ne seroit point un mauvais divertissement, s’il nous vouloit entretenir, & que le chemin en seroit beaucoup moins ennuyeux : mais pour en venir à bout, il faut que ceste belle Druyde, dit-elle monstrant Alexis, le luy commande. Alexis qui s’ouyt nommer, & qui prit garde au signe que faisoit Daphnide de la main, pour ne point monstrer qu’elle fust trop attentive à parler avec Astrée, luy demanda, si elle vouloit quelque service d’elle, & sçachant par Diane ce qu’elle desiroit : Je m’asseure, Madame, dict Alexis, que personne n’y a plus de pouvoir que vous : & toutesfois puisqu’il vous plaist de me le commander ainsi, je m’en vay faire preuve de celuy que j’y puis ; & lors relevant la voix : Mon serviteur, luy dit-elle, je deviens jalouze : Il y a peu d’occasion de l’estre, respondit Hylas ; L’occasion, adjousta Alexis, y est tres-grande : car outre que le visage de ces belles estrangeres ne m’en donne que trop, encores sçavez vous bien que ce n’est pas sans raison si l’on soupçonne de larcin celuy qui a accoustumé de desrober : Vous voulez dire, respondit Hylas en sousriant, que j’ay accoustumé de desrober les cœurs de celles qui me voyent, & vous craignez que je n’en fasse de mesme de celuy de ces nouvelles bergeres : mais n’ayez peur, ma belle Maistresse, car il peut bien estre que je feray ce larcin : toutefois encores que je prenne le leur, je vous promets que pour cela elles n’auront pas le mien, & qu’il sera tout à vous. Ceste asseurance, repliqua Alexis, me plaist fort : mais mon serviteur, ce n’est pas ce que je veux dire : j’entends qu’elles sont belles, & que vous faites gloire d’aymer toutes celles qui ont de la beauté. Hylas alors s’approchant d’Alexis : Je voy bien ma Maistresse, luy dict-il, que vous ne sçavez pas encore de quelle sorte j’ayme. Il faut que vous sçachiez que je m’y gouverne tout ainsi qu’un marchand bien advisé : lors qu’il fait dessein d’acheter quelque chose, il regarde combien elle peut valoir, & puis amasse de tous costez l’argent qui luy est necessaire pour esgaler ce prix : J’en fais de mesme : car lors que j’entreprens d’aymer une Dame, je regarde incontinent quelle est sa beauté, car comme vous sçavez, ce qui donne le prix aux femmes, ce n’est que la seule beauté, & soudain je fais un amas d’Amour en mon ame, égale au prix & à la valeur qui est en elle : & lors que j’ayme, je vay despendant cét amas d’Amour, & quand je l’ay tout employé au service de celle pour qui je l’avois amassé, il ne m’en reste plus pour elle, & faut si je veux aimer, que j’aille ailleurs chercher une nouvelle beauté pour faire un autre amas d’amour, si bien qu’en cela mon argent & mon amour se ressemblent bien fort : Je veux dire, que l’un & l’autre quand je les ay despendus, je ne les ay plus : Vous auriez donc quelque raison de craindre, ma maistresse, si jamais je n’avois aimé ces nouvelles bergeres : mais il y a long-temps que j’ay despendu tout l’amas que j’avois faict pour leur beauté, & qu’il n’y en a plus en moy pour elles : Mais, mon serviteur, adjousta Alexis, les marchands qui sont riches, encores qu’ils ayent une fois vuidé leurs bources, ils ne laissent de les remplir pour achepter la seconde fois ce que la premiere ils n’auroient peu avoir. Or, reprit Hylas, c’est enquoy ma Maistresse, ces riches marchands & moy ne sommes pas semblables : car eux par deux & trois fois reprennent & renoüent leurs marchez, voire s’ils n’ont pas l’argent, l’empruntent sur leur credit : mais moy, jamais plus je n’y reviens lors que la premiere fois j’ay manqué de l’acheter. Voila, dit Daphnide en sousriant, la plus belle façon d’aymer dont j’aye jamais ouy parler ; Il est vray, dit Alexis, mais elle n’est pas tant à mon advantage que je desirerois bien, car j’ay peur que vous n’ayez bien tost despendu l’amour que vous avez amassée pour moy, & lors vous ne m’aymerez plus : Il est certain, respondit froidement Hylas, que si je l’avois toute employée, vous n’en devriez jamais esperer en moy : mais il est du tout impossible ; parce que quand je fais cét amas d’amour, je le rends égal à la beauté que je veux aymer, & la vostre estant infinie, vous devez croire que le monceau est grand de l’amour que j’ay mis ensemble pour l’esgaler : J’en seray bien ayse, respondit Alexis, car ce me seroit bien du regret de vous perdre, vous estimant comme je fais, & cela me faict vous supplier, si de fortune il n’y en avoit pas un si grand monceau que vous le figurez, que vous rabatissiez un peu de vostre despence afin que vostre provision durast d’avantage. J’ayme mieux que vous m’aymiez un peu moins, que si vous imitiez ceux qui despendent en un jour ce qui leur pourroit suffire pour tout un an : Ma Maistresse, dit-il incontinent, si vous n’avez que ce soucy, vivez seulement en repos, car je vous asseure que j’en ay tant que j’ay dequoy vous aymer plus long-temps que je ne vivray : Mais, mon serviteur, puis que vous avez tant d’amour pour moy, dict Alexis, encore me semble-t’il, que vous devriez desirer que j’en eusse autant pour vous, afin que cette amour ne fust point boiteuse : Vous dites fort bien, reprit Hylas, & c’est enquoy je suis bien empesché, si vous me dites ce qu’il faut faire, vous verrez que je le desire pour le moins autant que je vous ayme : Je ne doute point, adjousta Alexis, de ceste bonne volonté : mais puis qu’il est ainsi, il faut que vous en cherchiez les moyens : J’ay tousjours ouy dire, que ce qui donne le plus d’amour, c’est la cognoissance de la chose aymable : Comment voulez vous que je vous ayme, si je ne vous cognois point, ou pour le moins si je ne sçay de vous que fort peu ? Le tresor caché ne sert à rien pour le faire estimer, vos actions sans doute, vous pourroient rendre estimable si elles estoient sçeuës, c’est pourquoy il me semble que si vous desirez que je vous ayme, vous devez estre curieux de me faire sçavoir vostre vie, & maintenant que le temps est si propre, & que vous aurez une si belle audience, vous ne devez pas en perdre l’occasion : & quoy, ma Maistresse, dict Hylas, tout ce long discours que vous avez faict n’a ce esté que pour ce subject ? Il ne falloit que me faire signe que vous le vouliez, vous eussiez veu que mon affection est encore plus grande que vostre curiosité, & quoy que je tienne ces maximes fausses en amour, qu’il faille cognoi- stre avant que d’aymer, aussi bien que toutes les autres que Silvandre va proposant, si ne veux-je manquer de vous dire tout ce que je sçay de moy, seulement pour vous obeyr. Et lors Adamas l’ayant fait mettre au milieu de toute la troupe, chacun demeura attentif à l’escouter, & pour le mieux ouyr, ils se pressoient si fort autour de lui, qu’ils se marchaient presque sur les pieds : Et lors voyant qu’ils faisoient tous un grand silence, il commença de ceste sorte :


HISTOIRE
De Cryseide, & d’Hylas.

Il est certain que l’ignorance a cela de propre, qu’elle fait blasmer plusieurs choses, qui d’elles-mesmes sont loüables : Je l’ay recogneu maintes fois, depuis que je suis parmy les bergers de ceste riviere de Lignon, où les fausses maximes de Silvandre sont tellement suivies, que vous diriez, ma maistresse, quand il parle, que c’est un Oracle, & que les Dieux seroient bien offencez, si l’on ne croyoit tout ce qu’il dit : Et ceste erreur est tellement enracinée dans l’opinion de tous ceux de ce rivage, qu’il semble que ce soit un crime de leze Majesté en Amour que d’y contredire : mais moy qui ne m’arreste pas à l’opinion, mais à la verité, & qui ne me laisse gueres vaincre aux paroles sans les raisons, j’ay tousjours voulu suivre ce que ceste raison m’a monstré se devoir faire : y a-t’il quelqu’un qui puisse blasmer l’experience, puis qu’elle est mere & nourrice de la prudence ? Et toutesfois parlez à Sylvandre, & à ceux qui sont de sa secte, ils vous maintiendront au peril de leur vie, que ces experiences sont vicieuses, & qu’il faut comme coquilles, depuis qu’on est attaché à un rocher, ne s’en separer jamais : Voire comme si les Dieux ne nous avoient pas donné le jugement pour discerner des choses bonnes, celles qui sont meilleures, & la volonté qui est tousjours portée de son naturel, & par la raison à celles qui sont les plus parfaites : Ces considerations seront s’il vous plaist devant vos yeux, ma Maistresse, quand vous verrez que j’en ay quelquefois aymées que j’ay changées apres pour d’autres, sans que cela vous puisse faire craindre que je vous laisse jamais pour quelque autre, puis qu’il est impossible que je trouve quelque chose qui vaille mieux.

Vous n’avez pas esté la premiere, ma belle maistresse, qui avez desiré d’entendre la suitte estrange de mes fortunes : Il y en a eu plusieurs qui ont eu ceste curiosité, & mesme en ceste trouppe, & à qui en diverses fois j’en ay dit une grande partie. Or je sçay bien que ce que vous desirez sçavoir de moy, c’est ce que vous ne pouvez apprendre de nul autre qui soit icy, car pour le reste, ces causeuses bergeres à qui je l’ay desja raconté, vous le diront à loisir, si desja elles ne l’ont fait : Et pource je ne vous diray pas que je suis originaire de Camargues, que j’y com- mençay mon apprentissage aupres de Carlis, & le finis en Stiliane, qui me firent quitter le lieu de ma naissance, tant j’estois nouveau en ce mestier, ny que suivant ma fortune je parvins à Lyon, apres avoir aymé par les chemins la belle Aymée, la folastre Floriante, & la triste Cloris : je me tairay aussi qu’y estant arrivé, j’entrevis Circeine, & que j’en fus pris d’Amour, & que si ceste affection nasquit dans le Temple, elle mourut aussi tost que j’en sortis, pour revivre quelque temps apres, laissant cependant la place à la charitable Palinice, & celle-là à la courtoise Parthenope, puis à la malicieuse Dorinde, & à la glorieuse Florice : mais parce que Florice est la derniere de toutes celles que j’ay nommées, je suis contraint de commencer mon discours, où ceste Amour prit fin, pour vous faire mieux entendre ce que vous desirez sçavoir de ma vie.

Periandre tres honneste Chevalier, & qui estoit passionnément amoureux de Dorinde, pour lui complaire fust cause de me faire perdre la bonne volonté de Florice : en me desrobant, quoy que mon amy, quelques lettres qu’elle m’avoit escrites, & que depuis Dorinde pour se venger d’elle & de moy, fit voir, la malicieuse qu’elle est, à Theombre mary de Florice, & desquelles il conceut un si grand soupçon, qu’il l’emmena hors de la ville, me faisant perdre par cét esloignement le bien de la voir, & peu de temps apres le desir de la revoir : car ma Maistresse, je vous avouë librement, que tout ainsi que mon Amour prend naissance par les yeux, de mesme meurt-il aussi tost que par la veuë je ne le puis plus nourrir, suivant ceste tres-veritable maxime, Qui est loing des yeux, l’est aussi du cœur. Et cest autre, Qui ne sçait oublier, s’en aille. Or le sejour de Florice hors de la ville fut d’une Lune, terme assez long pour voir naistre & mourir en moy une douzaine de diverses Amours : mais quand le temps de son esloignement n’eust pas esté si long, l’occasion qui se presenta n’eust esté que trop suffisante de me la faire oublier : toutefois il ne faut point que je me vante, encores que la perte ou le changement d’une amitié, n’ait guere accoustumé de me faire desesperer, ayant tousjours eu une certaine resolution & grandeur de courage, qui ne m’a jamais laissé abatre sous une trop grande tristesse pour un semblable accident, si fus-je bien empesché de moy-mesme, quand Florice partit, & plus encores quand je vis que son sejour estoit si long : car il est certain que je n’ay jamais appreuvé ces Amours qui se nourrissent de la pensée & de l’imagination. Et parce que je me souvins qu’estant petit enfant, lors que par mesgarde je m’estois brulé le doigt, ceux qui avoient le soing de ma conduitte me le faisoient raprocher du feu, & comme s’ils eussent voulu faire brusler la bruslure mesme, me contraignoient de l’y tenir, jusques à ce que les larmes m’en venoient aux yeux. Je pensay qu’Amour estant ainsi qu’on dit un feu qui m’avoit bruslé, il falloit chercher un autre feu, & pour guerir de ma premiere bruslure en faire presque une nouvelle. Ceste resolution fut cause, que par tout où je sçavois qu’il y avoit quelque bel- le Dame, je m’y en allois pour m’y rebrusler : enfin le Ciel qui ordinairement favorise les desseins qui sont justes, me fit rencontrer le feu qui m’estoit necessaire.

Un soir je me trouvay sans autre dessein que de laisser passer le reste du jour prés du Pont de l’Arar, dans la place qui le touche & qui descouvre d’un bout à l’autre de ce Pont, & de fortune y jettant les yeux, j’apperceus venir au grand trot trois chariots descouverts, chacun tiré par six chevaux : & parce que c’estoit un equipage que nous n’avions guiere accoustumé, je me mis en lieu commode pour les voir passer. Dans chacun il y avoit quatre Dames, vestuës tout autrement que les nostres, leurs robes estoient volantes, leurs manches si estroittes, que la forme du bras paroissoit, le bras de la robe sans plis, & tellement coupé sur le corps, que la rondeur du ventre se discernoit, leurs fraizes grandes & à gros boüillons, dont les bords brilloient tout à l’entour de petites paillettes d’or, leurs cheveux fort relevez par le devant, horsmis quelques-uns qui estoient frisez, & qu’elles laissoient nonchalamment tomber sur le visage : au haut de la coiffure, par le derriere estoit attachée une gaze qui alloit accompagnant le corps aussi bas que la robe, comme aussi les doubles manches qui larges & ouvertes s’avaloient jusques en terre. Cest habit incogneu à mes yeux me donna une extreme curiosité de les bien considerer : & de fortune, la premiere sur qui je jettay les yeux me les retint tant que je la peus voir. Elle estoit dans le premier chariot en la place la plus honorable, ses cheveux estoient entre blonds & chastains, son teint si beau, qu’il faisoit honte au satin le plus blanc, l’œil & le sourcil noir, mais l’œil si vif, qu’il perçoit d’un seul coup jusques au centre du cœur, sa bouche si rouge qu’on l’eust jugée du plus vif coral qui se trouve, le col un peu long, mais si blanc, si rond & si uny, qu’il sembloit une colomne d’albastre, & qui s’aprochant de la gorge s’alloit eslargissant peu à peu d’une si juste proportion, qu’il faisoit juger l’embonpoinct & de tout le reste du corps, sa fraize qui estoit ouverte en laissoit la veuë, & d’une partie du sein aussi, dont un curieux mouchoir cachoit le reste, & toutesfois par mesgarde, ou à dessein bien souvent il s’entr’ouvroit, ou s’eslevoit selon le bransle du chariot, & laissoit passer l’œil curieux quelquesfois bien avant, pour luy donner, comme je croy, plus de desir de voir le reste par la veuë de ce qui luy estoit permis. Pour sa taille, la robe volante la cachoit, & le chariot empeschoit que la hauteur peust estre bien recognuë : toutefois par ce qui s’en voyoit, l’on pouvoit juger qu’elle n’estoit ny grande ny petite. Quant à sa main, que de temps en temps elle sortoit du gand pour relever les cheveux qui luy tomboient sur les yeux, elle paroissoit telle, que rien ne se pouvoit esgaler à la blancheur du visage qu’elle seule.

Or jugez, Madame, si ceste beauté pouvoit estre veuë sans estre aymée, aussi fut-ce le feu où je bruslay toutes mes autres brusleures, mais de telle sorte, qu’en oubliant Circeine, Palinice, Dorinde, & Florice mesme, je me donnay entie- rement à celle-cy. Peut-estre trouverez-vous estrange qu’estant dans un chariot, & ne faisant que passer, je peusse remarquer tant de particularitez en ceste belle : mais il faut se souvenir que je la regardois avec plus de deux yeux, car outre les miens, j’avois encor ceux d’Amour, qu’il me presta, afin que je peusse bien voir ceste merveille : & ne faut pas croire ce que Silvandre allegue bien souvent, que l’Amour est aveugle : car au contraire, ceux qui voyent avec ses yeux percent les habillements, & voyent à travers la robe les beautez qui sont cachées à tous les autres : mais encores sembla-t’il que cet Amour eust un grand dessein sur moy à ce coup, parce que ce fut luy sans doute, qui pour donner plus de loisir de me servir de ses yeux, & des miens, fit accrocher quelques charettes qui venoient de mon costé, pour passer sur le pont, aux roües de ce bien-heureux chariot : tant y a que quand il s’en alla, il estoit plus chargé que quand il vint, parce qu’il emporta mon cœur de plus.

Vous riez Silvandre, dit Hylas, interrompant le fil de son discours, & je cognoy bien que vous voulez dire qu’il n’estoit guere plus chargé au partir qu’à l’abord. Contentez-vous que mon cœur tout leger que vous l’estimez, est aussi pesant que le vostre : Je ne sçay pas cela, dit Silvandre, mais si sais bien que pour peu que le chariot qui emportoit vostre cœur allast rudement, il en sortit bien tost, car il n’a guere accoustumé de demeurer en une place. Voila, continua Hylas, la mesme opinion de Periandre, lors qu’il me trouva appuyé sur le banc où je m’estois retiré pour voir passer ces estrangeres. Ce bon ami me voyant à moitié hors de moy, se douta à peu pres de mon mal, & s’approchant doucement : Courage, me dit-il, Hylas, vous guerirez aussi bien de celle cy que des autres ; je luy respondis d’un visage tout renfrongné, Periandre vous vous mocquez de moy, mais si vous sçaviez la grandeur de mon mal, vous en auriez pitié, quoy que je vous advouë qu’il vient d’Amour. Ah ! mon amy, me repliqua-t’il, il ne faut qu’avoir bon cœur, ce n’est pas la premiere fois que vous avez eu ceste mesme maladie sans en mourir ; Il est vray, dis-je, mais en ce temps-là je sçavois qui me faisoit le mal, & maintenant je l’ignore. Comment, reprit Periandre en sousriant, vous estes amoureux, & ne sçavez de qui ? Il est ainsi que vous le dites, luy respondis-je. Or considerez si à ceste fois Amour ne m’a pas bien attrapé ? Que vous aymiez, dit-il, je le croy, mais que vous ne sçachiez qui vous aymez, encore qu’en toute autre chose je vous estime veritable, toutefois en celle-cy je suis incredule : & s’il est vray, je tiens que celle cy est l’une de ces choses qui sont plus aisées à faire qu’à persuader ny à croire. Que vous le croyez ou non, dis-je en souspirant, cela n’empesche pas que je ne sois l’homme du monde le plus possedé d’une amour incognuë. Et y a-t’il long-temps, me dit-il, que vous avez ce bisarre mal ? Un peu plus, luy respondis-je, qu’il y a que nous en parlons. A ceste responce, Periandre se mit à rire, & puis se mocquant de moy, & me mettant une main sur l’es- paule ; Et bien mon amy, me dit-il, si ce mal s’envieillit, je veux payer les Medecins : & à ce mot il s’en voulut aller, mais le retenant par la cape, je luy dis comme par reproche. Est-ce cela toute l’aide & toute la consolation que je dois attendre de l’amitié que vous m’avez promise ? Et que puis-je pour vous, me dit-il, si vous ne sçavez qui vous a fait le mal dont vous vous pleignez ? Encores, repliquay-je, m’y pouvez-vous ayder, me faisant avoir cognoissance de celle que j’adore. Vous vous moquez de moy, dit-il, aussi bien que de vostre mal : comment voulez-vous que je la cognoisse mieux que vous ? Et quoy, repris-je alors, ne voit-on pas ordinairement que les personnes saines disent aux malades quelle est leur maladie, & y trouvent & rapportent les remedes que ceux qui ont le mal ne peuvent ny sçavoir, ny trouver ? Ah Periandre ! si vous m’aymiez comme vous dites, vous ne me refuseriez pas l’assistance que vous me devez. Alors il me respondit, Que voulez vous Hylas, que je vous die ? Je croy sur ma foy que vous estes devenu fol ? Je suis fol ? lui dis-je, or oyez si c’est folie d’aimer ce que j’adore. Celle pour qui je meurs ne cede en beauté à la mesme Déesse d’Appelles, elle a plus de grace que les Graces mesmes : Et si l’Amour n’avoit le bandeau sur les yeux, sans doute Amour brusleroit d’Amour pour elle : mais il est vray que je ne sçay qui elle est. En ce dernier poinct, me repliqua-t’il, gist vostre folie : mais où l’avez vous veuë ? O Dieux ! luy dis-je, n’estes-vous pas bien aveugle de ne voir point le Soleil quand il esclaire ? N’avez-vous point veu ces chariots qui ne font que de passer ? Dans le premier estoit celle que j’ayme, & que je ne cognois point : Si c’est celle-là, me dit-il incontinent, sçaches mon amy que tu és prisonnier d’une prisonniere, Gondebaut nostre Roy, les a prises de là les Alpes, & les envoye icy pour marque de sa victoire.

J’apris ainsi qui estoit ceste belle estrangere ; & s’il n’eust esté si tard, j’eusse dés ce soir mesme essayé de la voir, mais le remettant au matin, je me retiray en mon logis si tourmenté, que je ne reposay de toute la nuict. Je sortis du lict au mesme temps que le jour parut : Et parce que Periandre m’avoit promis que nous yrions de compagnie au Palais, pour nous trouver lors que ces estrangeres yroient au Temple, attendant qu’il vint, je pris un miroir pour prendre advis de luy comme ce jour-là je m’habillerois : cent fois je passay les mains dans mon poil, tantost pour le relever, & tantost pour le frizer ; & cent fois il me sembla qu’il ne se vouloit tenir si bien que de coustume : cent fois je mis & remis ma fraize, & je ratachay de tant de sorte mes jarretieres, que le jarret m’en faisoit mal, & laissay tous ceux qui estoient autour de moy à m’accommoder le reste de mon habit : mais enfin quand je revins au miroir, je pris garde que mes cheveux paroissoient un peu trop dorez, & parce que c’est une chose à laquelle il se faut bien prendre garde, de ne donner point une mauvaise impression aux femmes la premiere fois qu’elles nous voyent : & que je sçay qu’encores que ce soit sans raison, elles craignent le poil de la couleur du mien, je me chargeay la teste de tant de poudre de Cypre, que de loing elle sembloit mieux la teste d’un Meunier, que celle d’Hylas, & Periandre m’y surprenant demeura long temps à me considerer en ce travail, avant que je l’aperceusse. Enfin je levay de fortune la teste, & haussant les yeux je vis qu’il s’en sousrioit. Periandre, luy dis-je, vous n’estes pas bon amy, puis qu’au lieu de m’ayder, & d’avoir pitié de mon mal, vous vous moquez de ce que je vous dis. Tant s’en faut que je m’en moque, dit-il, qu’au contraire je l’admire, & ne puis penser que ce mal duquel vous vous plaignez soit veritable, si ce n’est qu’Amour se soit voulu venger de vous, vous faisant espreuver en vous mesme, ce que vous n’avez peu croire en autruy. Et dequoy, dis-je, ay-je esté tant incredule ? qu’il se puisse treuver, dit-il, une affection si grande qu’elle puisse effacer tous les autres soings, sinon ceux qui la touchent ou qui despendent d’elle ? Vous avez raison, luy dis-je, mais si m’avez-vous tousjours veu desireux de plaire à celles que j’ay aymées : & parce que quand je mettrois ensemble toutes les amours que j’ay eu pour celles que j’ay jusques icy affectionnées, elles ne sçauroient esgaller la seule affection que je porte à celle-cy seule ; vous ne devez trouver estrange que j’employe aussi plus de peine, & plus de soing que pour toutes les autres, sçachant assez que les premieres impressions qu’elles reçoivent sont malaisément effacées. Et d’autant qu’en luy tenant ce discours, je ne laissois de m’habiller & agencer le plus soigneusement qu’il m’estoit possible : Encore, me dit-il, faut-il mettre une fin à ceste curiosité, autrement nous y arriverons quand elles seront parties, & lors me prenant par la main, il me destacha presque par force de mon miroir, & me contraignist de le suivre au Palais, où estoit logée ceste belle estrangere : & où nous n’eusmes guere attendu, que nous les vismes sortir, se tenant par les mains deux à deux, pour s’en aller au Temple.

J’estois si attentif à les voir passer devant nous, & à bien remarquer celle qui m’avoit blessé, que Periandre pour se mocquer de moy, me vint dire à l’oreille, Prenez garde que celle que vous aymez si fort, ne passe sans que vous la recognoissiez. Si mes yeux, luy respondis-je, avoient faict ceste faute, je les arracherois du lieu où ils sont, pour n’estre plus trompé de ceste sorte. Je ne le dis pas sans raison, repliqua-t’il en sousriant, car je suis le plus trompé homme du monde, si elle n’est desja passée. Est-il possible, repris-je incontinent, & ne vous mocquez-vous point de moy ? Et à ce mot sans attendre sa responce, je m’avançay devant toutes, afin de les revoir repasser une autre fois, mais je cogneus bien qu’il ne l’avoit dict que pour me mettre en peine, parce que peu apres je vis venir celle que j’attendois, la derniere de toutes, accompagnée de tant de beautez, qu’elle attiroit les yeux de chacun sur elle. Ceste seconde veuë me ravit de telle sorte, que je ne sçay ce que je devins : seulement je me ressouviens que quand elle passa au devant de moy, je ne me peus empescher de dire avec un grand souspir : Voila la plus belle de toutes, & de fortune il advint que de toutes ces estrangeres, il n’y avoit qu’elle seule qui entendit le langage des Gaulois, de sorte que je l’obligeay aux despens des autres, sans toutesfois aussi les desobliger, parce qu’il n’y eut qu’elle qui m’entendist, d’autant que quelque mine qu’une femme en fasse, c’est une playe presque incurable, que le mespris qu’on faict de sa beauté, & au contraire de toutes les flatteries qui plaisent le plus aux femmes, il n’y en a point qui leur soit plus agreable, que celles qui touchent leur beauté : parce que jamais leurs jugemens ne desmentent les paroles qui en sont dites, pour avantageuses qu’elles soient. Le Temple estoit assez esloigné du Palais : & toutesfois je treuvay le chemin si court, que je ne pensois pas en avoir fait la moitié lors que nous y arrivasmes : mais ce que je treuvay de plus estrange, ce fut de voir achever si promptement le sacrifice qui y fut faict, qu’à peine pensois-je qu’il fust bien commencé, lors que j’oüys les dernieres paroles qui permettent de s’en aller, & cela d’autant que je recevois un contentement si extreme, de voir ceste belle estrangere, que je n’ostay jamais les yeux de dessus elle, tant que le sacrifice dura : & parce que ces belles Dames n’estoient pas sans curiosité non plus que nous, elles ne s’amusoient pas tant à leurs devotions, qu’elles ne donnassent quelquesfois le temps à leurs yeux de faire une ronde parmy le temple : mais il n’arriva jamais que ceste belle estrangere tournast les yeux vers moy, qu’elle ne rencontrast les miens atta- chez sur son visage.

Diane alors en sousriant, Encores faut-il, dit-elle, Hylas, que je vous interrompe, pour vous faire prendre garde que vous n’aviez point de raison de blasmer Vesta, & la bonne Déesse, lors que la venerable Chrysante vous deffendit & à tout le reste des bergers, d’assister aux sacrifices qui leur sont faits par les Vestales, puis que les Temples sont pour prier les Dieux, & non pas pour faire l’amour à celles que l’on ayme. Encore n’est-ce pas sans raison, respondit Hylas, que je m’en suis plaint, puis qu’il me semble que les Dieux ne doivent pas treuver mauvais que nous fassions en terre ce qu’ils font eux mesmes dans les Cieux : & sans attendre que Diane repliquast, il reprit son discours de ceste sorte :

Le sacrifice estant finy, elles s’en retournerent au mesme ordre qu’elles estoient venuës : mais de fortune au sortir du Temple qui est relevé comme vous sçavez de plusieurs degrez, ceste belle qui regardoit ailleurs, faillist une des dernieres marches, & à cause des souliers qu’elles portent, qui sont d’excessive hauteur, ne pouvant se retenir elle tomba, mais toutesfois sans se faire mal. J’y acourus incontinent, comme celuy qui avoit tousjours les yeux sur elle : & la prenant par le bras, je la relevay, avec tant de contentement pour moy, que je tins pour bien employée toute la peine que j’avois euë le reste du jour, luy ayant peu rendre ce petit service, qui fut la premiere cognoissance que depuis elle me confessa avoir euë de ma bonne volonté, & cela a esté cause que depuis en toutes mes autres affe- ctions, j’ay observé de ne laisser jamais perdre une occasion, pour petite qu’elle soit, de servir celles que j’ay aymées, ayant apris de là, qu’en imitant les bons maistres d’escrime, il vaut mieux tirer plusieurs coups, encore qu’ils ne soient pas tous mortels, que d’attendre tout un jour pour en faire un seul, parce que celuy est bien ignorant en ce mestier, qui ne sçait se deffendre d’un coup : mais quand il tombe une gresle, & que pesle-mesle l’un n’attend pas l’autre, il est presque impossible que quelqu’un ne porte, & ne fasse effect. Je dis ces choses particulierement pour Silvandre qui est bien si glorieux, qu’il ne voudroit pas faire un moindre service à sa maistresse, que de luy sauver la vie, lui semblant que les autres qui sont plus petits ne meritent d’estre mis en compte.

Silvandre pour ne l’interrompre ne vouloit point respondre, mais voyant que chacun avoit les yeux tournez sur luy, & que Diane mesme le regardoit, comme attendant quelque chose de luy, il creut d’estre obligé de luy dire : J’avoüe, Hylas, & desavoüe en partie ce que tu viens de dire de mon humeur : car tant s’en faut que je ne voulusse faire un moindre service à ma Maistresse que de luy sauver la vie, qu’au contraire je prie Thautates que l’occasion ne s’en presente point, afin qu’elle ne soit jamais touchée, ny mon cœur aussi d’une si grande & si fascheuse apprehension : mais j’avoüe bien que ces petits services, qui mesme ne meritent point d’avoir tel nom, mais seulement d’estre appellez des soings, qui autrement n’estans point faicts s’ap- pelleroient nonchalances, ne sont pas dignes d’estre mis au compte que tu fais, puis que les plus grands doivent estre effacez de la memoire de celuy qui les a rendus : & croy moy, Hylas, qu’à quelque compte que l’Amant vienne de ses services avec celle qu’il aime, c’est un signe tres-asseuré qu’il se lasse de la servir, & qu’il luy tarde de n’avoir achevé le prix faict qu’il a commencé. Et quoy donc, reprit Hylas en branlant la teste, on doit perdre la memoire d’un long service ? & pourquoy faut-il donc les rendre, puis que les choses passées, & desquelles on ne se ressouvient point, il vaudroit autant qu’elles n’eussent point esté. Sois certain, Silvandre mon amy, que tu treuveras force femmes qui s’accorderont à cette ordonnance, parce que l’ingratitude qui leur est naturelle, est pour les biensfaits receus, la mere de l’oubly : mais ayant tousjours creu que c’estoit vivre en personne de peu de jugement, que de vivre sans conte, je remarque de telle sorte les services que je leur rends, que si elles font semblant de ne s’en souvenir point, ou de n’y prendre pas garde, je les leur dis & redis si souvent, qu’elles sont bien sourdes si enfin elles ne les entendent : aussi pour dire la verité, je pense que si tes services meritoient autant que les miens, tu ne les donnerois pas à si bon marché, ou pour mieux dire, tu ne les voudrois pas perdre si inutilement : car quant à moy je tiens que les moindres que je rends, meritent une tres-grande recompence. Si je ne sçavois, respondit Silvandre en sousriant, que tu es de l’isle de Camargue, je penserois te voyant faire si grand cas de si peu de chose, que tu fusses né dans une certaine contrée des Gaules, où les habitans ont trois conditions qui ne semblent pas estre fort esloignées de ton humeur. Et quelles sont-elles ? adjousta Hylas. Je ne les voulois pas dire, reprit Sylvandre, mais puis que tu me presse, il faut que tu les sçaches. La premiere, c’est qu’ils sont riches de peu de bien : l’autre, docteurs de peu de sçavoir, & la derniere, glorieux de peu d’honneur. Hylas voulut respondre à moitié en colere : mais l’esclat de rire que fit toute la troupe au commencement l’en empescha. Et apres quand il voulut reprendre la parole, Sylvandre le devança, & luy dit en sousriant : Il suffit, Hylas, que je te declare n’avoir point dit ces paroles pour la Province des Romains où tu es né : mais si tu penses estre obligé à quelque ressentiment, je te permets de bon-cœur d’en dire autant ou plus du lieu de ma naissance quand il te plaira. Ne doute point, reprit incontinant Hylas, que si le lieu duquel tu parles ne m’estoit autant incognu qu’a toy-mesme, je ne demeurerois pas muet à cette reproche, & avec plus de verité que tu n’as pas faict : & toutefois sans sçavoir quelle est cette contrée malheureuse, on peut aisément juger, qu’elle ne doit guere rapporter que des ronces & des chardons, puis qu’elle a produit un esprit si espineux & si mordant que le rien. A quoy Sylvandre n’ayant voulu respondre, pour ne le distraire point d’avantage de la continuation de son discours, apres s’estre teu quelque temps, il reprit ainsi la parole :

La coustume de l’ancienne ville de Lyon, qui est de caresser & d’honorer grandement les estrangers, estans tres-religieux en l’observation des loix de l’hospitalité, fut cause qu’Amasonte tante de Periandre, quelques jours apres l’arrivée de ces belles estrangeres, s’enquist de ceux qui les avoient en garde, s’il estoit permis de les visiter : & ayant appris que le Roy l’auroit tres-agreable, elle ne manqua point de s’y en-aller pour leur offrir toute sorte d’assistance & de service. Elle avoit une jeune fille nommée Orsinde, qui n’estoit point desagreable. Ceste fille dés la premiere fois demeura si satisfaite de ces Dames, & Amasonte aussi, que depuis elles y retournerent fort souvent. Et de fortune, la plus estroitte amitié qu’elles contracterent fut avec ceste belle qui m’avoit sçeu si bien surprendre : & cela, comme je croy, outre les autres perfections qui l’avantageoient par dessus toutes ses compagnes, fut à cause qu’elle parloit le langage des Gaulois, aussi bien que si elle eust esté eslevée en ces contrées. Periandre m’ayant adverty de ces particularitez, je luy dis, qu’il falloit en toute sorte faire que ceste bonne tante nous y donnast l’entrée, sans que mesme celle sceust nostre dessein : Et nous estans separez en ceste resolution, ce mesme jour Periandre disnant avec sa tante, feignit d’estre grandement curieux de sçavoir des nouvelles de ces estrangeres, & s’enqueroit fort particulierement quelle estoit leur façon de vivre, quelle leur civilité & leur courtoisie. A quoy Amasonte & Orsinde ayant respondu avec beaucoup de paroles avantageuses, & toutefois veritables, il feignit un extreme desir de les voir, & de parler à elles. Si vous voulez, respondit Orsinde, vous en venir avec ma mere, vous pourrez satisfaire aisément à vostre curiosité. Il est vray, reprit Amasonte, si toutefois il est permis aux hommes de les visiter : & c’est dequoy je ne me suis point encore enquise : mais je vous promets que demain je les iray voir, & je sçauray d’elles & de ceux qui les gardent s’il y a des hommes qui y soient encores allez, & si cela est, l’entrée ne vous en sera pas plus deffenduë qu’à eux. Et d’effect, la bonne tante n’oublia nullement sa promesse, car le lendemain elle sceut que chacun les pouvoit visiter, d’autant que le Roy ne craignoit point que personne les peust enlever, les ayant si fort esloignées du lieu de leur naissance. Ceste nouvelle lors que Periandre me la dit, ne me fut point desagreable, comme vous pouvez penser, & moins encore lors que je sceus que le lendemain apres disner elles avoient resolu de l’y conduire : tout ce jour la fut si long à mon impatience, que plus de cent fois je demanday quelle heure il estoit, me semblant que le Soleil alloit beaucoup plus lentement que de coustume ; je n’eus pas moins d’inquietude toute la nuict, ny le matin plus de patience, jusques à ce que je vis approcher l’heure que Periandre devoit aller au Palais Royal : là de fortune je mesuray de telle sorte le temps, que quand ils approcherent de la porte j’y arrivois d’un autre costé : & feignant que ce fust par rencontre, je demanday à Periandre où il alloit ? il me respondit froidement, qu’il se laissoit conduire à sa mere (c’est ainsi qu’il nommoit Amasonte) elle prenant alors la parole, me dit, que si j’estois bon amy, je ne laisserois pas aller Periandre seul en ceste occasion. Je ne m’enquiers, luy respondis je, où ce peut estre, puis que vous me le commandez, & que c’est pour le service de mon amy : Et disant ces paroles, je pris Orsinde soubs les bras. Periandre se pouvoit à peine empescher de rire, voyant combien je me monstrois ignorant de ce voyage, & la promptitude avec la quelle j’avois pris ceste occasion. Nous entrasmes donc de ceste sorte où estoient ces estrangeres, & d’abord je vis venir la belle que j’adorois les bras ouverts avec un visage si riant, & une si grande demonstration de bonne volonté, que je devins envieux d’Orsinde à qui ces caresses s’adressoient. Apres les premieres salutations, Amasonte qui desiroit que je receusse un bon visage de ceste belle estrangere, à son occasion luy fit entendre qui nous estions, & l’estroitte amitié de Periandre & de moy, & de plus le desir que nous avions tous deux de luy faire service : cela fut cause que s’adressant à nous, elle nous fit toutes les offres de courtoisie que la civilité luy pouvoit permettre : & puis se tournant à moy, elle se ressouvint du secours que je luy avois donné lors qu’elle estoit tombée à la sortie du Temple. A ce que je vois, Madame, luy dis-je, on ne doit pas plaindre les services qu’on vous fait, puis que vous avez si bonne memoire de si peu de chose : nos Dames Gauloises au contraire, soit par gloire ou par faute de souvenir, n’oublient pas seulement les petits, mais aussi les plus grands services que l’on leur puisse rendre. Et comment, me dit elle, pouvez vous attribuer cét oubly à gloire ? Elles ont, respondis-je, une telle opinion de leurs merites, qu’elles estiment chacun estre obligé de les servir : & recevant tous nos services, comme leur estant deus, elles les mesprisent, & les mesprisant, ne daignent pas seulement s’en souvenir. Vous me depeignez, dit-elle en sousriant, vos Dames d’une estrange humeur, mais prenez garde, que ce que vous dites ne procede d’une autre occasion : nostre sexe est tellement la butte de la médisance, que bien souvent nous sommes contraintes de faire semblant de ne voir point des choses que nous voyons aussi bien que les hommes mesmes : & en cela nous sommes plustost à plaindre qu’à blasmer.

Periandre & Orsinde s’estoient un peu retirez à costé, & expressément nous avoient laissez ensemble, cependant qu’Amasonte entretenoit toutes ces autres estrangeres : cela fut cause que plus hardiment je luy fis ceste response : Si ces Dames que vous excusez si bien, avoient, Madame, & le corps & l’esprit comme vous, encore qu’elles eussent beaucoup plus de cruauté, elles n’auroient point toutesfois besoin d’excuse, car quelque rigueur qu’elles nous peussent faire ressentir, elles ne laisseroient d’estre non seulement servies, mais adorées de chacun. Ces paroles ne l’estonnerent aucunement, au contraire avec un œil riant, elle me respondit : Et quoy, Seigneur Chevalier, on use de flatterie aussi bien en Gaule que parmy les Romains ? je croyois que ce ne fust que delà les Alpes que les hommes s’en sçeussent aider, mais à ce que je voy, ces Gaulois mesme, qu’on dit parler avec le cœur, en ont aussi bien appris l’usage que les autres peuples. Madame, luy respondis-je, je ne sçay si parmy vostre nation on appelle la verité flatterie, ou si en vostre langage flatterie est à dire verité, tant y a que je vous jure par nostre grand Thautates, qui est bien le plus grand serment que je puisse faire, n’avoir jamais rien veu de si beau que vostre visage, ny de si parfaict que vostre bel esprit.

Or, ma Maistresse, nous continuasmes de sorte ce discours, qu’avant que de nous separer, je luy fis entendre le desir que j’avois de luy rendre particulierement service : peut-estre trouverez-vous estrange que d’abord je luy fisse ceste declaration, mais outre que mon humeur n’est pas de faire longuement l’amoureux transy, ny de permettre à mes yeux de demander ce que ma langue peut bien dire, encore ay-je tousjours creu que les dilayemens ruinent plustost un affaire, qu’ils ne le perfectionnent, & mesme ceux qui sont comme l’Amour, où ne vaincre pas promptement, c’est estre vaincu : mais ce qui me fit resoudre à ne laisser pas plus long temps ceste belle estrangere en doute de mon affection, fut une double consideration que je fis en ce mesme temps. Je sçavois qu’elle estoit en la puissance d’autruy, & non point comme les filles sont ordinairement en celles de leurs meres, ou de leurs parentes, mais prisonniere de guerre, & gardée par l’ordonnance du Roy Gondebaut aussi bien que ses compagnes. Et parce que malaisément pouvoit-on sçavoir quel dessein il avoit sur elle, j’eus crainte que la commodité que j’avois de parler à elle, ne me fust peut-estre bien tost retranchée, ou par de plus severes gardes, ou pour estre conduite en quelque autre part. Je sçavois aussi qu’elle avoit esté amenée de delà les Alpes, où les filles sont beaucoup plus hardies & resoluës que ne sont pas nos Gauloises, hardies à entreprendre ce qu’elles desirent, & resoluës à executer ce qu’elles ont entrepris. Je sçavois ceste humeur pour la pratique que j’avois eu en Camargue & en la ville d’Arles de plusieurs personnes de ces pays-là, qui me fit juger, que celle-cy ne démentant point le lieu de sa naissance, ne trouveroit point estrange ceste prompte & precipitée declaration.

Suivant donc l’humeur de son pays, & la mienne particuliere, je luy fis entendre l’affection que je luy portois. Et quoy que mes paroles ne fussent pas peut-estre receuës d’abord, comme venant d’Amour, mais de civilité, si est-ce que depuis elles faciliterent beaucoup la recherche que je luy fis, & furent cause de luy faire plustost croire ce que je desirois de luy persuader : j’ay bien opinion que de son costé elle n’avoit aucune pensée qui tendist à ce que je desirois, & toutesfois elle ne laissoit pas d’avoir plus agreable de parler à moy qu’à Periandre, ny à tout autre qui l’allast visiter, luy semblant que ceste affection qui me lioit à elle, l’obligeoit pour le moins de se fier d’avantage en moy, & si je n’eus autre cognoissance de sa bonne volonté que celle-cy, je puis dire avec verité, qu’il y avoit fort peu de choses qu’elle ne me communiquast, pour particulieres & importantes qu’elles luy fussent : & d’effect une Lune presque depuis la premiere fois que je l’avois veuë, & que desja la familiarité estoit grande entre nous, elle m’advertit que suyvant leur coustume, elle & toutes ses compagnes, sur le soir se devoient aller promener en l’isle de l’Athenée, dans un grand jardin qui est sur le confluant du Rosne & de l’Arar, lieu fort plaisant, tant pour les diverses & longues allées, que pour les grosses touffes d’arbres qui y sont. Je n’avois garde de faillir à ceste assignation, tant parce que je n’avois autre exercice ny autre dessein, que d’autant que je pensay que ce seroit lui faire une grande offence, m’en ayant adverty secrettement, si je manquois à la commodité qu’elle m’en donnoit. D’abord qu’elle m’y vid feignant à cause de ses compagnes, que ce fust par rencontre & non par dessein : Quelle fortune Hylas, me dit-elle, vous ameine en ce lieu, où mes compagnes & moy pensions passer le reste du jour sans estre veües de personne ? Ceste feinte me fust grandement agreable, car c’est un des meilleurs signes qu’on puisse avoir d’estre aymé d’une Dame quand elle tasche de couvrir aux autres la recherche qu’elle sçait bien que l’on luy faict. Pour continuer donc son artifice, je respondis assez froidement, Il est impossible, Madame que la fortune ne soit bonne qui m’a conduit icy, puis que j’y fais une si heu- reuse rencontre, mais elle seroit encores meilleure si j’avois le moyen de vous rendre à toutes quelque agreable service. Elles qui commençoient d’entendre un peu nostre langage, me remercierent assez mal : mais toutesfois le plus courtoisement qu’elles peurent, & sans s’arrester plus long-temps aupres de nous, parce qu’elles avoient peine de m’entendre & de me respondre, s’espandirent par les divers promenoirs, & nous laisserent seuls ainsi que nous desirions. Je la pris donc sous les bras, & commençasmes à nous promener : mais de peur qu’elle ne trouvast estrange ceste privauté, je luy dis ; Encore, Madame, que ce ne soit pas la coustume du lieu où vous estes née, si est-ce qu’estant en Gaule vous ne trouverez point mauvais, si j’use de nos privileges, & si vous prenant soubs les bras, j’essaye de vous soulager d’une partie de la peine du marcher. Hylas, me respondit-elle, la bonne volonté que vous me faites paroistre, m’oblige à plus que la familiarité de laquelle vous me parlez ; il est vray qu’en l’estat où je suis, les paroles seulement me restent pour vous donner cognoissance, que je cheris vostre amitié comme je dois : & à ce mot, avec un grand souspir je la vis changer de visage, comme si ce souvenir luy eust donné un desplaisir extréme, & parce que bien souvent j’avois eu volonté de sçavoir quelle occasion particuliere elle avoit d’estre si triste, ne voulant perdre inutilement la commodité qui se presentoit, apres l’avoir remerciée des courtoises paroles qu’elle m’avoit dites, je la suppliay de me fai- re sçavoir & quelle fortune l’avoit conduite en ceste contrée, & quelle estoit l’occasion qui l’y retenoit, d’autant que (& note bien Silvandre ce que je dis) ce n’est pas un petit advantage de sçavoir & les fortunes & les humeurs de celle de qui l’on veut acquerir les bonnes graces, puisque l’on s’instruict par là de ce qui leur plaist, ou qu’elles desapreuvent. Et comment, me dit-elle, Hylas, ne sçavez-vous point que je suis prisonniere du Roy Gondebaut, & quelle est l’extreme obligation que mes compagnes & moy luy avons ? Et luy ayant respondu que je n’en sçavois que le bruit commun : Vous me faites paroistre, respondit-elle, d’avoir trop de bonne volonté envers moy pour vous taire les particularitez de ce que vous desirez sçavoir. Oyez donc la plus pitoyable adventure que jamais fille de ma condition ait peut-estre passée, & seulement je vous supplie de la taire.


HISTOIRE
De Cryseide, & d’Ariamant.

Il est certain que la fortune ne se plaist pas seulement à troubler les Monarchies & les grands Estats, mais encore passe son temps à monstrer sa puissance sur les personnes privées, afin comme je croy de donner cognoissance à chacun qu’il n’y a rien soubz le Ciel surquoy son pouvoir ne s’estende, ce que verifient assez les mal-heurs que j’ay soufferts, & la vie deplorable que j’ay passée jusques icy, ainsi que vous pourrez juger, puis que n’estant qu’une simple fille, il semble qu’elle se soit estudiée à me contrarier, & à ne me laisser jamais un moment de repos, depuis que j’eus le jugement de pouvoir discerner le bien du mal. Je suis d’un païs duquel les peuples se nomment Salasses, qui est une contrée que la Doire Baltée, & les Libices confinent du costé de l’Orient, le Po du Midy, les Taurinois, Centurons, & Caturges de l’Occident, & les Alpes Pennines du Septentrion. Ce pays est assez cogneu des Romains à cause de l’abondance des mines d’or, qui y sont, & pour lesquelles les habitans des lieux ont esté contraints de se revolter si souvent contre eux, à cause de la Doire qu’ils separoient en plusieurs petits ruisseaux pour purger l’or, & qui apres inondoit presque tout le pays, empeschant ainsi les villageois de se pouvoir servir de la terre pour le labourage, encore que tres-propre & tres-fertile.

Je vous ay faict ceste description de ma patrie, afin de vous faire entendre ce qui fut predit à mon pere lors que je nasquis, par une fille Druyde, qui venant des Gaules, passoit assez secrettement par ces montagnes voisines, par le commandement, à ce qu’elle disoit, d’un Dieu dont le nom nous estoit incognu, mais que depuis l’on m’a nommé, comme j’ay pris garde que vous jurez. Est-ce point Thautates ? luy dis-je : C’est celuy-là mesme, me respondit-elle, qu’elle disoit estre le grand Dieu, & tous les autres despendants de luy. Or ceste femme de fortune arriva en la maison de mon pere, en mesme temps que ma mere se delivroit de moy : & parce que mon pere vit qu’elle me consideroit fort attentivement, il luy demanda, quelle seroit ma fortune. Telle, luy respondit-elle, que celle de la contrée où elle est née. Cette responce estoit fort obscure : mais quelques années apres elle repassa encores en ce mesme lieu, & ma mere plus curieuse, la pressant d’esclarcir ce qu’elle avoit predit de moy, elle lui dit : Cette fille aura la mesme fortune que la contrée où elle nasquit. Les Romains à cause de l’or qui s’y trouve, en ont travaillé par tant de guerres & de travaux les habitans, qu’ils l’ont presque despeuplée, & ainsi son abondance est cause de sa pauvreté, & de ses travaux : De mesme ceste fille sera travaillée de grandes fortunes pour la beauté, & les merites qui sont en elle : Et à la verité il falloit que ceste Druyde fust tres-sçavante, car depuis je ne sçay si j’en dois accuser le subject qu’elle dit, tant y a que jamais fille ne fut plus traversée de la fortune que moy, comme vous pourrez juger par le discours que j’ay a vous faire.

Je nasquis doncques parmy les Salasses, dans une ville nommée Eporedes, assise entre deux grandes colines, où passe la riviere dite Doire Baltée : Mon pere se nommoit Leandre, & ma mere Lucie ; & quoy que ma propre loüange ne soit pas bien seante en ma bouche, si faut-il pour vous faire entendre la suitte de ce discours, que vous sçachiez qu’en toute la contrée il n’y avoit personne qui ne cedast à mon pere, fust pour le bien, fust pour la grandeur & ancienneté de sa race, ou pour les charges qu’il y possedoit, ou pour l’authorité qu’il s’estoit acquise, tant pour sa propre consideration, que pour la faveur que luy faisoit Honorius, & depuis Valentinian, & tous ceux qui apres luy ont dominé l’Italie, qui le preferoient de façon, que si la mort ne l’eust prevenu, lors que l’Empire est allé en decadence, il se fut sans doute emparé non seulement des Salasses, mais des Libices, des Centrons, & des Veragrois aussi, & cette mort fut le premier coup, que sans estre ressenty de moy, je receus de la fortune. Car n’ayant encore attaint l’aage de neuf ans, je ne sçavois que c’estoit de perdre son pere, & demeurer entre les mains d’une mere plus soigneuse de soy-mesme que de ses enfans : Je vesquis toutesfois avec assez de repos, jusques en l’aage de quatorze ou quinze ans, parce, comme je croy, que la fortune ne me jugeoit pas encores capable de ressentir la pesanteur de ses coups, & voyez comme elle les envenime finement : afin de me les rendre plus mal-aisez, elle voulut les couvrir de quelque apparence de bien, sçachant la cruelle qu’elle est, qu’un mal qui vient avec le visage d’un bien, se rend beaucoup plus sensible.

Dans la ville où je demeurois, il y avoit quantité de Chevaliers qui de mesme y habitoient, car la Gaule qu’en ce pays-là on nomme Cysalpine, n’est pas comme celle-cy, où j’ay ouy dire que les Chevaliers habitent par les campagnes pour vivre en plus de liberté, parce que là ils sont tous dans les villes, & par ce moyen en ont toute l’authorité. Entre les autres, il y avoit un jeune Chevalier Lybicien, favorisé certes de la nature, en toutes les graces qu’elle peut donner : ne luy manquant ny Noblesse d’Ancestres, ny l’alliance des meilleures familles, ny autre bonne condition qui se puisse desirer, horsmis la richesse : mais en cela il avoit peu d’obligation à son pere, qui toute sa vie avoit eu plus de soing d’acquerir de l’honneur, que du bien ; peu avisé qui ne sçavoit pas que cét honneur là, sans le bien est comme l’oyseau qui a de bonnes aisles, mais qui ne peut voler pour avoir de trop pesans fardeaux attachez aux pieds. Ce jeune homme demeuroit dans Eporedes, à cause de la haine que Ritimer portoit à son pere : Vous aurez sceu, Hylas, que Rhitimer, quoy que Goth de nation, par sa valeur & bonne conduite avoit esté fait Citoyen de Rome, & puis Patricien, & enfin Gouverneur de la Gaule Cisalpine, ou plustost Seigneur, car l’autorité qu’il y avoit estoit si absoluë, que l’on pouvoit plustost l’appeller Seigneur que Gouverneur. Le pere d’Arimant (c’est ainsi que ce jeune homme s’appelloit) avoit tres-juste occasion de craindre son ennemy, car encores que tres-vaillant & tres-accomply d’ailleurs, il avoit toutesfois tousjours du naturel Gothique, & cela estoit cause qu’il se tenoit en cette ville pour pouvoir tant plustost sortir de l’Italie, en cas qu’il le fallut faire, ou par les Centrons, ou par les Veragrois, ou par les Helvetiens.

Ce jeune Chevalier duquel je vous parle, par malheur me vit à des nopces qui se faisoient en la maison de l’une de mes parentes : en semblables occasions il nous est permis de nous laisser voir, & non pas comme en ces contrées, où l’entrée des maisons est permise, comme celles des Temples. Je dis qu’il me vit par mal-heur : car deslors il devint amoureux de moy, & cét Amour fut la source de tous ses desplaisirs & de tous les miens. Il prit occasion de me declarer son affection en un bal qui s’accoustume de-là les Alpes : l’on dance plusieurs à la fois, se tenant toutesfois deux à deux, & se promenant le long de la salle, sans avoir autre soucy, que de marquer seulement un peu la cadance, l’on l’appelle le grand bal, & semble qu’il ne soit inventé que pour donner une honneste commodité aux Chevaliers de parler aux Dames. Arimant me vint prendre, & encores qu’il ne l’eust faict qu’à dessein de me descouvrir son affection, si demeura-t’il quelque temps sans l’oser faire : enfin pour ne perdre l’occasion, qui difficilement en ces pays-là se peut recouvrer, il s’efforça de me dire, N’avoüerez vous pas avec moy, belle Cryseide (car il s’estoit enquis de mon nom) que les loix de cette contrée sont trop rigoureuses, pour ne dire injustes, de tenir ainsi caché ce qu’elles ont de plus beau ? Je ne sçay, luy dis-je, surquoy vous vous fondez : Sur la coustume, me respondit-il, que l’on a de renfermer entre des murailles les belles Dames, & ne les laisser voir que si peu souvent, qu’à peine peut-on dire que l’on les voye : & pour ne prendre un exemple plus esloigné, N’est-ce pas une gran- de cruauté, qu’il y ait plus de six mois que je suis en cette ville, & voicy la premiere fois que j’ay eu le bon-heur de vous voir ? Que l’on cache les belles Dames, luy dis-je, cela se faict avec beaucoup de bonne consideration : car ce qui se voit trop souvent, enfin se mesprise : Mais que vous me mettiez en ce rang, ou que vous m’ayez trop peu veuë, vous avez fort peu de raison de vous en plaindre : puis que mon visage tesmoignera assez le contraire, en despit de moy, & que ma veuë ne vous peut estre que fort indifferente. C’est trop, dict-il en souspirant, que de vouloir vaincre deux fois une mesme personne : Ce vous devoit estre assez, que vos yeux eussent desja eu cette victoire sur moy, sans que par vostre bel esprit je fusse surmonté doublement. Cette prompte declaration me surprit, & toutesfois je ne sçay comment elle ne m’offença point, toutesfois je luy respondis, Vous estes aisément vaincu, si ce que vous dites est vray, puis que vostre vainqueur a de si mauvaises armes, & que c’est sans y penser qu’il obtient cette victoire. Ces reproches, me dict-il, ne feront pas que pour cela je ne sois vaincu, ny que je puisse regretter ma perte.

Je ne sçavois qui estoit ce jeune Chevalier, comme ne l’ayant jamais veu, toutesfois je pensay bien qu’ayant la hardiesse de s’adresser à moy, il devoit estre des principaux des Salasses, & sa belle presence, & l’affection qu’il me faisoit paroistre, me donnoient une grande curiosité de sçavoir son nom : & faut avoüer que j’eusse esté bien empeschée à luy respondre, si le bal eust duré d’avantage : mais de bonne fortune en finissant, il me donna la commodité de sçavoir ce que je desirois. Luy qui commençoit de ressentir les premiers coups d’une jeune Amour, qui sont d’ordinaire pleins d’impatience, & qui sçavoit bien que peut-estre de long-temps il ne pourroit parler à moy, si cette commodité se perdoit : tourna de tant de costez, qu’il me prit encores une fois pour dancer, quoy que ce ne fut pas bien la coustume, & rendu plus hardy & meilleur mesnager du temps, d’abord que nous fusmes un peu esloignez, il me dit : L’on m’avoit tousjours bien asseuré que les belles ne veulent guere croire les choses vrayes, & soupçonnent plustost celles qui ne sont pas : encores luy dis-je, que je devrois laisser aux belles à vous respondre, toutesfois n’y en ayant point icy qui vous entende, je ne laisseray de vous demander pourquoy vous les accusez de ce defaut ? Parce, respondit-il, que je le trouve en vous, pardonnez-moy belle Chryseide, si je vous offence. Pourquoy ne croyez vous quand je vous dis que je suis vostre serviteur, puis qu’il est vray ? & pourquoy soupçonnez vous que je mente, puis que cela n’est pas ? Arimant, luy dis-je, jamais les paroles seules ne me persuaderont ce que vous dites, puis que la raison dément vos paroles, & puis je sçay que les hommes font profession d’en donner beaucoup pour peu d’argent. Si cela est, me dict-il, je proteste que je ne suis pas homme. Et qu’estes-vous donc ? repliquay-je incontinent : Vostre serviteur, me respondit-il, & le plus fidele que vous aurez jamais. J’a vouë, Hylas, que sa bonne naissance, son gentil esprit, & que c’estoit le premier qui eust commencé de faire cas de moy, m’obligea à luy respondre d’autre sorte que je n’eusse faict, si je n’eusse point eu ces considerations, & qu’elles furent cause qu’en sousriant, Nous verrons Arimant, luy dis-je, si à la premiere fois que nous nous rencontrerons, vous serez encores de mesme opinion, & c’est en ce temps là que je remets la response que je vous devrois faire à cette heure.

Le bal se finit en mesme temps, & l’assemblée se separa, car il estoit heure de soupper, & quelque artifice qu’il y put mettre, je ne voulus luy donner la commodité de parler à moy : me semblant que pour la premiere fois il y avoit dequoy se contenter : & parce que les resjouyssances de ces nopces durerent plusieurs jours, le lendemain & tant que l’assemblée continua, il ne perdit une seule occasion de me tesmoigner la verité de ses paroles : desquelles enfin je fus persuadée de le croire, & pour luy donner quelque satisfaction luy permettre de croire que je l’aymois. Il est vray que j’attendis le dernier jour à luy faire ceste declaration, de peur que si je l’eusse faite plustost, il n’eust voulu pretendre à quelque plus grande faveur, & que si je l’eusse retardée d’avantage, je n’eusse plus le moyen de la luy dire, car en toute façon je ne le voulois laisser sans quelque asseurance de ma bonne volonté, presque pour arres de la sienne.

Depuis ce temps, nous demeurasmes sans nous voir fort long-temps, sinon dans les tem- ples, & aux lieux publics, dequoy je confesse que j’avois de la peine, parce que je commençois de l’aymer, considerant mesme le soing qu’il avoit de ne perdre une seule commodité de me voir, & avec combien de discretion il les prenoit pour ne faire soupçonner son dessein à personne : Il venoit fort souvent la nuict, avec quantité d’instruments faire la musique à mes fenestres, & parce qu’il avoit la voix fort bonne, je me souviens qu’il chantoit au commencement ces vers, sur la contrainte que je luy faisois de taire & de cacher son affection.


STANCES,
Qu’il mourra plustost, qu’il ne dira
son Amour.

I.

Doncques la mort sans plus descouvrira mon dueil,
Et quand d’un voile noir elle clorra mon œil,
Elle ouvrira ma bouche.
Et ne faut esperer que le mal que je sens
Découvre par ma voix la douleur qui me touche,
Qu’en mes derniers accens.

II.

Ainsi je porteray dans un mesme tombeau,
Sans deceler mon mal, la vie & le flambeau
Qui dans mon cœur s’allume :
Mais comme ce peut-il qu’un feu si violant
Ne soit veu de quelqu’un, ou qu’au moins il ne fume,
Puis qu’il me va bruslant ?

III.

Il le faut toutesfois, Amour le veut ainsi,
Amour qui fait dessein d’esgaler mon soucy
Aux morts plus inhumaines :
Il sçait bien le cruel ! que c’est quelque soulas
De pouvoir librement se plaindre de ses peines :
C’est ce qu’il ne veut pas.

IIII.

Contentons-le mon cœur, ou bien nous esloignons
En des lieux escartez quand nous nous en pleignons,
De peur que la parole
Dont nous pensons nos maux recevoir guerison,
Contre nostre dessein ce devoir ne viole :
Quoy qu’avecques raison.

V.

Je dis avec raison, car de quels ennemis,
Pressé de sa douleur, ne seroit-il permis
De plaindre sa misere ?
Amour seul le defend, & seulement à moy :
Il te faut, me dit-il, te brusler, & te taire
Pour me monstrer ta foy.

VI.

Et bien je me tairay, puis que l’Amour le veut,
Amour qui me commande, & si mon cœur ne peut
Celer du tout ma flame,
Loing bien loing de chacun je m’en iray cacher :
Et ne descouvriray les secrets de mon ame.
Qu’au plus secret rocher.

VII.

Là parmy les replis des rochers caverneux,
Et les divers destours des antres espineux,
Aux Dieux plus solitaires
Avant que de mourir je diray mes douleurs,
Et suppliray ces lieux d’estre les secretaires
De mes secrets malheurs.

VIII.

Peut-estre adviendra-t’il qu’un jour apres ma mort
Ma cruelle y viendra conduite par le sort,
Allegeance tardive !
Et que voyant gravez aux arbres d’alentour
Les chiffres de nos noms, elle dira pensive,
Il avoit de l’amour.

IX.

Pour certain il aymoit, dira-t’elle en son cœur,
Et lors amolissant ce rocher de rigueur,
Que pour cœur elle porte :
Elle regrettera la perte de mon temps :
Heureux dans le tombeau, si pleignant de la sorte,
Un souspir j’en entends.

Mes discours seroient trop longs & ennuyeux, gentil Hylas, si je voulois vous redire toutes les particularitez de ceste recherche : contentez-vous qu’il n’y avoit sorte de me tesmoigner avec discretion le bien qu’il me vouloit, qu’il ne recherchast, ny commodité qu’il n’employast ainsi qu’il devoit. O Hylas ! qu’il est fin cet Amour, & qu’il a de vieilles malices, encores qu’on le despeigne un enfant. Celuy veritablement est bien ignorant de ses effets qui s’en laisse approcher, & croit d’en pouvoir rapporter la victoire. Je sçay, & je le sçay par experience, & à mes despens, que celuy qui le voudra vaincre, le doit combatre à la façon de ces peuples qu’on dict faire tous leurs combats en fuyant, autrement s’il vient main à main avec luy, il est impossible qu’il ne demeure vaincu : car il a tant de ruses, & se sert de tant de sortes d’armes, que sans doute l’une ou l’autre, s’il ne le blesse, pour le moins l’egratignera : & ses armes sont tellement empoisonnées, qu’aussi tost qu’elles attaignent jusques au sang, il n’y a plus d’esperance de salut pour celuy qui est blessé, d’autant qu’au commencement, au lieu que les autres playes ont de la cuiseur, celles-cy rapportent une certaine desmangeson, qui convie à se gratter, & agrandir ainsi soy-mesme son propre mal. O que je le recognus bien en cet accident ! Car je vous promets, Hylas, qu’au commencement je ne souffris les recherches d’Arimant que pour me sembler que de voir languir ce jeune homme devant mes yeux, c’estoit un tesmoignage de ma beauté. Depuis le soing, & les devoirs qu’il me rendit, me le firent considerer de plus prés, & lors sa bonne naissance ses merites, sa generosité, & la discretion dont il usoit, me le firent trouver agreable, & peu de temps apres me donnerent de sorte dans la veuë, que j’eusse esté bien marrie de le perdre, & toutesfois Amour n’estoit pas encores possesseur de ce cœur, que bien tost apres je fus contraincte de luy rendre, voyant que le temps ne me laissoit plus douter que veritablement il ne m’aymast. Mais considerez je vous supplie combien je changeay d’humeur soudainement, lors qu’Amour eust obtenu cette victoire. Tant que je ne l’aimay point, je me souciois fort peu que chacun recogneut l’affection qu’il me portoit : au contraire j’estois presque bien aise que l’on la sçeut, me semblant que plus il avoit de passion pour moy, plus aussi recognoissoit-on ce que je valois. Mais aussi tost que je l’aymay, je ne sçaurois vous dire combien j’estois offencée de la moindre cognoissance qu’il en donnoit : de façon que toutes les fois que je pouvois parler à luy, c’estoit ce que sur toute chose je luy recommandois ; Je veux dire, de se taire, & d’estre secret, & c’estoit aussi de ce qu’il se pleignoit en ces vers qu’il chanta à ceste fois, sous ma fenestre.

Nos affaires estans en cét estat, & nos bonnes volontez s’augmentant de jour à autre, nous ne cherchions que les occasions de nous les tesmoigner d’avantage, mais les contraintes avec lesquelles les filles sont de là les Monts tenuës comme prisonnieres, nous donnoient tant d’empeschemens, qu’il nous estoit impossible de nous voir que par hazard, ny de nous parler qu’en presence de chacun, & encores fort peu souvent : cela fut cause qu’il jugea qu’une femme assez vieille, & qui gaignoit sa vie à porter par les maisons de la toille, & des passemens, pourroit me donner secrettement de ses lettres, & que par ce moyen nous pourrions pour le moins parler par l’escriture, si ce n’estoit de vive voix. Il la gaigna aisément par des promesses, & par des presens : & elle qui je m’asseure ne faisoit pas là son apprentissage, feignant de me prendre la mesure d’une fraize, & pour cét effect m’ayant reculée vers une fenestre, me voulut mettre une lettre en la main, sans me dire autre chose, sinon Arimant : j’entendis bien que c’estoit une lettre qui venoit de sa part : mais ne me voulant obliger à la discretion, ny à la fidelité de ceste vieille, que je ne cognoissois point, sçachant assez que ces femmes bien souvent s’estans insinuées dans les secrets de celles qui peu sagement s’y fient, veulent apres user de tyrannie sur elles, ou vendre si cherement leur silence, & leur discretion, qu’il est impossible de les contenter : Je ne la voulus point recevoir, au contraire, je la refusay avec de si rudes paroles, mais basses toutefois, que la pauvre femme la rapporta toute honteuse à celuy qui la luy avoit remise, le suppliant de ne luy plus donner de semblables commissions. Luy qui s’estoit imaginé que je l’aurois tres-agreable, & que pour responce il auroit de mes lettres, & des asseurances de ma bonne volonté, voyant au contraire ce refus, & oyant les aigres paroles desquelles j’avois usé, il demeura le plus estonné du monde, & ne sçachant à qui s’en plaindre, le soir mesme s’en vint à nostre ruë, avec plusieurs instruments de musique, & apres avoir sonné quelque temps & qu’il jugea que j’estois à la fenestre, il s’approcha tout seul, & chanta ces vers :


SONNET,
Il se plaint qu’elle refuse ses lettres.

Elle dit qu’elle m’ayme, & veut par ses discours
Me faire croire en fin ses sermens veritables :
Mais que luy sert cela, si j’apprens tous les jours
Par de certains effects que ce ne sont que fables ?

O parjures beautez, que vous estes coulpables ?
Craignez vous point les Dieux, pensez vous qu’ils soyent sourds,
Ou que vous ne soyez justement punissables
De jurer, en dessein de faire le rebours ?

Elle dit qu’elle m’ayme, & toutesfois cruelle,
Ne veut lire les maux que je souffre pour elle,
Refuse les escrits qu’Amour luy fait offrir.

N’est-ce pas en effect se moquer de ma flame ?
Et puis-je croire Amour estre dedans une ame,
Dont les yeux seulement ne le peuvent souffrir ?

J’entendis bien aysément le subjet de sa plainte, & parce que le refus que j’avois fait n’estoit pas procedé de faute d’affection, mais d’un peu de prudence, je pensay que j’estois obligée de l’en advertir, & cela d’autant qu’il sembloit qu’il attendist ce contentement de moy, faisant continuer la Musique, comme s’il m’en eust voulu donner le loisir : je pris donc la plume sans beaucoup considerer ce que je faisois & le plus hastivement que je pus, je luy escrivis de cette sorte :


LETTRE
De Cryseide à Arimant.

Ma plainte seroit bien plus juste, si l’amitié que je vous porte me permettoit de me pouvoir plaindre de vous : & si la vostre luy estoit égale, elle ne souffriroit non plus, que vous pussiez vous douloir du refus que j’ay faict, ny que vous le prinssiez pour un tesmoignage de peu d’amitié : puis qu’il n’est procedé que du dessein que j’ay eu d’estre meilleure mesnagere de mon honneur, & de vostre repos, qu’en cette action vous ne l’avez esté, ce que je n’accuse toutefois de defaut, mais plustost d’excez d’affection, qui ne vous a laisse considerer en quel danger vous me mettiez, & en quelle obligation vous vous estreigniez envers une personne, qui m’est incogneuë, & qui ne vous est asseurée, qu’autant que les presens auront de force : soyez une autrefois, non pas avec moins d’Amour, mais avec plus de prudence, & vous contentez que je sçay que vous m’aymez.

Or il faut que vous sçachiez, Hylas, que quelque temps auparavant considerant en moy mesme, qu’il est impossible de continuer longuement une amitié secrette, s’il n’y a un tiers avisé, qui y tienne la main, parce que comme je vous ay dit, de là les Alpes les difficultez sont si grandes, que l’on ne s’en sçauroit demesler tout seul, outre que la passion qui clost les yeux, empesche chacun de voir bien clair en ce qui le touche, je pensay qu’il falloit de necessité me confier en quelque personne qui me pust & soulager & conseiller : & apres que j’eus jetté les yeux sur tous ceux de nostre maison, je ne trouvay personne plus propre qu’une fille de ma nourrice, qui pour avoir esté de tout temps eslevée auprés de moy, me portoit une si grande af- fection, qu’elle ne se pouvoit saouler de me servir. Cette fille estoit de mon aage, & toute telle qu’il me la falloit, car elle estoit hardie plus que je ne suis, & si resoluë, que bien souvent je la vis rire des craintes & des frayeurs que je prenois, lors que Arimant faisoit trop paroistre son affection. Au reste, elle avoit de l’esprit & de certaines petites inventions toutes propres pour l’affaire que j’en avois. Quant à sa fidelité, & à sa discretion, elles estoient si grandes, que je pouvois estre aussi asseurée d’elle que de moy-mesme : de plus elle gouvernoit sa mere, qui estoit celle qui m’avoit en garde, & qui couchoit d’ordinaire dans ma chambre. Ce fut donc celle-cy que j’esleus pour m’assister, & luy en ayant fait entendre ce qu’au commencement je jugeay luy en devoir dire : je la trouvay si disposée à tout ce que j’eusse sceu desirer, que je luy declaray en fin tout à fait le dessein que je faisois, de n’aymer jamais autre qu’Arimant. Or à ce soir sa mere dormoit, de sorte que je pus aysément apres avoir escrit, & serré la lettre avec un peu de soye, m’approcher de la fenestre sans estre veuë, parce qu’en ces pays de delà on use aux fenestres de certains petits treillis de roseaux, pour voir dans la ruë sans estre veu, & fus bien assez avisée pour faire cacher la bougie avant que d’ouvrir les vanteaux des fenestres, de peur que ceux qui estoient en bas, ne vissent la lumiere : & puis m’avançant un peu sur la muraille, je fis tout ce que je pus pour remarquer Arimant. Il ne me fut guere malaisé, parce que c’est la coustume, pour le moins des plus advisez, quand on faict ces musiques de nuict, de venir dans la ruë de celle pour qui l’on la faict, mais de faire arrester toute la trouppe ou plus haut ou plus bas, pour ne donner cognoissance de celle à qui elle s’adresse, & celuy qui en est l’Autheur s’avance au droit de la fenestre, pour essayer de la voir ou de parler à elle, ou d’en recevoir quelque faveur. Suivant cette coustume, Arimant estoit sous la mienne, & je le recognus au mouchoir qu’il avoit en la main, qui estoit le signal que nous avions pris ensemble. L’ayant donc bien recogneu, j’entr’ouvre le treillis de rozeau, & fais expressement un peu de bruit pour luy faire hausser la teste, & soudain que je vis qu’il me regardoit, je laissay tumber la lettre si justement, qu’elle luy donna sur le visage : & soudain me retirant toute tremblante, je me rejettay dans le lict sans m’en oser plus lever, quoy que la musique durast encore plus d’une demie heure comme si c’eust esté pour remerciment de la faveur que je luy avois faite : & n’eust esté que Clarine, c’est ainsi que s’appelloit cette jeune fille, se ressouvint de fermer les fenestres, sans doute ma nourrice les eut trouvées ouvertes le matin, & s’en fust peut estre faschée. Quant à Arimant, il s’en alla tout incontinent au logis, impatient de voir cette lettre, & commanda à ceux qui faisoient la musique de continuer encore quelque temps.

Or Clarine considerant le hazard où je m’estois mise en jettant cette lettre de cette sorte, chercha une invention d’escrire avec moins de peril, qui fut telle : Le soir avant que je luy vou- lusse faire avoir de mes nouvelles, je mettois un mouchoir à la fenestre, comme si c’eust esté pour le seicher, & par là nous entendions que le lendemain à l’heure que les autres vont au temple, il falloit y aller aussi, & l’endroit où nous voyons la plus grande foule, c’estoit celuy où nous allions, afin qu’on s’en doutast le moins : que si je pouvois laisser choir dans son chapeau cependant que le sacrifice se faisoit un petit livre, duquel je faisois semblant de me servir en mes devotions, sans que personne s’en prit garde, je le faisois, autrement quand je m’en allois, je faignois de le laisser par mesgarde au lieu où j’avois esté à genoux, ou de le laisser choir en quelque sorte qu’il le vit, luy qui avoit tousjours l’œil sur moy, & qui en ce temps-là s’en tenoit le plus prez qu’il pouvoit, le relevoit incontinent, & si personne ne le voyoit, il le gardoit : mais si quelqu’un s’en apercevoit, il m’en rendoit un autre qui ressembloit au mien, & qu’il avoit fait faire exprez. Or dans ces livres, nous escrivions tout ce que nous voulions, mais avec un artifice qu’il estoit bien malaisé de descouvrir : nous effassions par ordre les lettres desquelles nous voulions nous servir, & quand nous les voulions lire, nous escrivions ensemble toutes celles qui estoient effacées selon leur ordre, & les rejoignant diligemment ensemble, nous trouvions les paroles, & tout ce que nous nous voulions escrire : ma mere & ma nourrice eurent plusieurs fois ce livre entre leurs mains, mais jamais elles ne se prindrent garde de cette finesse, qui n’estoit fascheuse sinon en ce qu’il falloit que les lettres fussent courtes.

Depuis ce temps nous nous escrivismes bien souvent, & ne passa guere jour que nous n’eussions des nouvelles l’un de l’autre, qui nous fut un grand soulagement en la contrainte où nous vivions : mais d’autant que l’Amour ressemblant en cela au feu, quand on luy met du bois dessus, plus on luy faict de faveur, & plus il se va augmentant, Il advint que celles que je faisois à Arimant, le convierent d’en desirer de plus grandes encores, & ne se pas contenter de ce que je pouvois faire sans reproche. Et ainsi par mille & mille importunes supplications, il me pressa tant de luy permettre de me voir dans ma chambre, qu’en fin je le luy accorday, pourveu que l’on en peust trouver les moyens, & qu’il me promit de ne vouloir de moy que ce que qui me plairoit de luy permettre : Depuis que cette permission luy fut donnée, il ne tarda guere à faciliter toutes les difficultez. La premiere estoit de pouvoir entrer : mais à celle-là il remedia aisément, parce qu’avec une eschelle de soye qu’il donna à Clarine, il pouvoit facilement monter par la fenestre de ma chambre, où il n’y avoit point d’empeschement que le treillis de rozeaux qui se levoit & baissoit sans beaucoup de peine : Mais ma nourrice qui estoit dans un lict assez pres du mien, & qui n’estoit point de nostre intelligence, nous estoit bien une plus grande difficulté, & toutefois il ne demeura guere sans y trouver remede. Il y avoit dans Eporede un tres-sçavant Medecin Empirique, & qui se servoit de receptes toutes particulieres à luy : Cét homme pour quelque grande obligation qu’il avoit à Arimant, desiroit infiniment de le pouvoir servir. Amour conseilla ce jeune homme de s’adresser à luy, & de luy demander quelque moyen d’endormir une personne : luy qui faisoit particulierement profession de semblables secrets, luy donna d’un unguent, qui estant mis soubs le nez de celuy qui commence de dormir, l’assoupit de sorte, qu’il est impossible, quelque bruit que l’on fasse, qu’il se puisse éveiller, tant qu’il a cette odeur soubs le nez. Avant que de s’en servir en cette occasion, il l’essaya en un de ses domestiques, qui s’endormit de façon, que quoy qu’il luy criast aux oreilles, & qu’il le fit porter d’un lieu à l’autre, il ne se peut jamais esveiller, qu’en ostant la boëtte de dessoubs son nez, & luy jettant un peu d’eau fresche sur le visage.

Toutes choses estans donc preparées, il ne falloit plus que les executer. J’avouë qu’alors le cœur commença de me faillir, & que considerant en quel hazard je me mettois, j’avois presque envie de m’en desdire, sans Clarine, qui plus resoluë que je n’estois, me dit qu’il n’en falloit pas estre venuë si avant pour ne vouloir passer plus outre. Que si d’abord j’eusse tout à faict osté cette esperance à ce Chevalier, il ne s’en fust pas tant offensé, mais que maintenant ce seroit luy faire un tres-sensible outrage : & me sçeut tellement representer l’obligation en laquelle je m’estois mise, & la facilité qu’il y avoit d’achever ce que j’avois promis qu’en fin je me resolus de le faire. L’heure estant venuë de se re- tirer, nous nous mettons toutes dans le lict, & la bonne nourrice qui ne pensoit point à nostre dessein s’endormit de fortune ce soir plustost que de coustume. Soudain que Clarine l’ouyt souffler en façon de personne qui dort, elle mit la main à la boiste qu’elle avoit cachée soubs le chevet du lict, & la luy mettant sous le nez, feignit de l’appeler pour quelque frayeur qu’elle disoit avoir euë : mais la bonne vieille estoit tellement assoupie, que si la maison fust tombée, elle ne l’eust pas ouye. Clarine toute contente de ce bon commencement se leva d’auprez de sa mere, & luy appuyant la boitte ouverte contre le nez, me vint ayder à sortir du lict, & me donna seulement une robe de nuict qu’elle m’ageança ainsi qu’elle voulut : car je vous jure, Hylas, que j’estois tellement hors de moy, que je ne sçavois ce que je faisois : nous avions tousjours de la lumiere dans la chambre, pour tout ce qui pouvoit arriver, cela fut cause que cette folastre de Clarine m’apportant le miroir, me contraignit de racommoder mon poil & un colet de nuict qu’elle me mit dessus les espaules, me disant que les bons soldats quand ils vouloient aller au combat, preparoient leurs armes, afin de gaigner la victoire. Vous estes une fole Clarine, luy dis je, si cette victoire n’estoit desja gagnée, nous ne serions pas en la peine où nous sommes. Mais, me dit-elle, prenez garde que la victoire ne soit des deux costez. J’ay plus de peur, luy dis-je, que la perte ne soit double que la victoire. Ne parlons point de cela, me repliqua-t’elle, le Ciel vous ayme trop pour vous traitter si rudement : mais disons un peu, puis que vous avez eu la victoire, quelle rançon voulez vous que vostre vaincu vous paye ? Le cœur, luy dis-je : Mais s’il vous donne le cœur, respondit elle, il ne luy en restera point, & avec quoy voulez vous que par apres il vous ayme ? Je luy donneray le mien, luy dis-je, au lieu de celuy que j’auray eu de luy. Je vous asseure, reprit elle en sousriant, que si cela est, ce sera bien le Chevalier le moins hardy qui fut jamais, ou pour le moins le cœur que vous luy avez donné en eschange. Vous estes une causeuse, luy dis-je, vous m’entretenez de vos folies, & cependant le temps se perd, & celuy qui attend, le trouve bien loing, je m’en asseure. A ce mot, apres avoir caché la lumiere, nous allasmes ouvrir la fenestre, où je ne fus pas plustost, que je vis Arimant appuyé contre le coin d’une ruë qui respondoit à l’un des costez de nostre logis. Il avoit tellement l’œil sur la fenestre, qu’il nous fut impossible de l’ouvrir sans qu’il s’en aperceut, & qu’au mesme temps il ne se vint mettre au dessous, attendant que l’on luy jettast en bas l’eschelle, je tremblois de sorte & de contentement & de crainte, que je fus contrainte de m’assoir sur mon lict, & laisser toute la peine à Clarine, qui plus asseurée que je n’eusse jamais creu, apres avoir bien attaché les crochets contre les accoudoirs de la fenestre, jetta l’eschelle en bas, par laquelle Arimant fust si diligent à monter, que je le vis plustost dans la chambre, que je n’avois opinion qu’il eust mis le pied sur le premier eschelon : aussi-tost qu’il fut entré, il se vint jetter à genoux devant moy, qu’il trouva si interdite, que je ne sçavois pas seulement luy dire qu’il s’assit. Clarine avant que de venir vers nous, retira l’eschelle, & referma la fenestre, & puis vint voir ce que nous faisions : mais trouvant le Chevalier encores à genoux, sans que je luy disse un seul mot, ny luy à moy : mais moy pour l’estonnement de voir un homme dans ma chambre à ces heures, & luy d’extreme contentement d’avoir cette asseurance de mon amitié, outre qu’il ne pouvoit parler, parce qu’il m’avoit prins une main, que sans cesse il baisoit, elle me dit : Il me semble, ma maistresse (c’est ainsi qu’elle me nommoit) que vous usez de peu de civilité envers ce Chevalier, le laissant si long-temps en l’estat où je le vois, & si mal à son ayse. Je vous supplie, reprit incontinent le Chevalier, ne m’enviez point le lieu où je suis, puis que je l’ay tant & si ardamment desiré, & que c’est le plus heureux & agreable que je puisse avoir. Alors revenant en moy-mesme, J’avouë, luy dis-je, que Clarine a raison, & que si vous n’excusez ma faute par l’estonnement où je suis, vous aurez occasion de me blasmer de peu de discretion : Et à ce mot je me levay, & le prenant par un bras, & Clarine par l’autre, nous le fismes asseoir presque par force, dans une chaire qui estoit au chevet de mon lict, & lors Clarine prenant la main d’Arimant : Vous jurez, luy dit-elle, Chevalier, & promettez sur le nom que vous portez, de ne point contrevenir aux conditions avec lesquelles nous vous avons receu ceans. Arimant alors, Je jure & promets, respondit-il, non seulement de ne point manquer par effect à ce que vous dites, mais non pas mesme par la pensée, & si j’y contreviens, j’appelle les Dieux Penates, qui sont icy, & qui nous escoutent, afin qu’ils punissent la foy que j’auray parjurée plus cruellement que celle de Laomedon. Et disant cela, il se leve, s’approche du fouyer, prend un peu de cendre, & la jettant sur sa teste, Je mets continua-t’il, cette cendre sur mon chef, pour signe que comme je mets ceste cendre sur moy, je me soubs-mets de mesme à vous, Dieux domestiques pour estre puny, si je me rends parjure d’effect ny de pensée.

Il ne falloit point, luy dis-je, Arimant, que vostre parole fust confirmée, ny par ce serment, ny par ceste imprecation, une personne telle que vous estes, ne dit jamais rien, qu’il ne vueille observer : & quant à moy, j’en suis si fort asseurée, que je ne le suis point plus de moy que de vous. Et retournant nous assoir, comme nous estions, & Clarine demeurant aupres de la mere, pour garder qu’en se tournant, ou par quelque autre accident, la boitte ne tombast, Arimant prenant la parole me dit ainsi.

C’est la coustume des Dieux & des Déesses, belle Chryseide, de faire tousjours les graces plus grandes, que les merites de celuy qui les reçoit, afin qu’en cela on recognoisse & leur puissance & leur bonté. Vous aussi, Madame, imitant ceux que vous ressemblez & en beauté, & en vertu, vous avez voulu m’en faire une aujourd’huy, qui n’outrepasse pas seulement ce que je puis valoir, mais toutes les esperan- ces que i eusse jamais peu concevoir. Puis qu’il est ainsi, & que je le recognois, qu’est-ce qu’il faut que je fasse, non pour m’acquitter, car je n’y veux point pretendre, sçachant qu’il est impossible, mais seulement pour éviter le tiltre d’ingrat, & de mescognoissant ? J’avouë que plus j’y pense, plus je demeure confus & honteux, que ma fortune m’ait donné tant de moyens de recevoir les biens faits, & si peu d’entendement pour sçavoir rendre les recognoissances que j’en dois. En fin apres les avoir long temps recherchées en moy-mesme, je ne trouve autre voye pour sortir de ce labyrinthe, que d’en remettre le choix à vostre volonté, afin que tout ainsi qu’à ma supplication vous m’avez voulu faire cette grace, de mesme par vostre commandement je fasse ce que je dois pour la recognoistre. Ayant dit ces paroles, il se teut pour attendre ma responce qui fut telle : Arimant, luy dis je, que vous recognoissiez ce que je fais en cette occasion pour vous estre quelque chose de grand & d’extraordinaire : ce m’est une si grande satisfaction, que je ne la vous puis assez representer : & je me tiens tellement satisfaite de cette cognoissance que vous en avez, que je ne vous en demande point une plus grande : mais je ne puis souffrir que vous vous estimez si peu, que vous croyez ne meriter cette faveur : car vous n’offensez seulement en cela la verité, mais le jugement aussi que j’ay faict de vous, lors que je vous ay jugé digne de mon amitié. Ne croyez point, Arimant, que j’aye fait quelque chose à la volée, ou sans une meure de- liberation. Quand j’ay commencé de recevoir vostre bonne volonté, j’avouë que ç’a esté sans dessein, & sensément parce que vostre recherche m’y convioit : mais quand je vous ay donné la mienne, croyez aussi, si vous ne voulez avoir mauvaise opinion de moy, que ce n’a point esté sans avoir longuement debatu en moy-mesme, si je le devois faire, & si je ne serois point blasmée d’une telle election : j’ay consideré vostre maison, parce que je n’eusse voulu offencer mes Ancestres : & j’ay trouvé que les vostres avoient toutes les qualitez qui me pouvoient contenter ; J’ay regardé vostre personne, & je n’ay rien veu qui ne m’ait esté agreable, soit en l’esprit, soit au corps : J’ay recherché vostre vie, & je n’y ay rien remarqué qui ne fust & honorable & estimable, l’honneur & la vertu l’ayant accompagnée tousjours en toutes vos actions : brief, j’ay tourné les yeux sur la verité de vostre affection, & il m’a semblé que veritablement vous m’aymez. Et trouvez-vous Arimant, que celuy qui a ces conditions, ne merite de recevoir quelque faveur de la personne qu’il ayme ? Madame, me respondit-il, en me baisant la main, ceste grace que vous me faites est encore, s’il se peut, plus grande que la premiere ; & je voy bien que vous voulez me laisser du tout sans espoir de me pouvoir acquitter de tant d’obligations. Les avantageuses loüanges que vous me donnez, seront receuës de moy, non pas pour estre si vain, que je pense qu’elles me soient deuës, mais parce que je desire de tout mon cœur que vous les croyez estre vrayes, pour vous obliger tant plus de me continuer l’honneur de vos bonnes graces. Arimant, repliquay je, vous sçavez bien, & je le sçay aussi, que ce que je dis de vous est veritable : & cecy seulement vous doit estre un grand tesmoignage de vostre merite, quand vous considererez que Cryseide vous ayme : car ou vous la jugez sans esprit, & sans cognoissance, ou puis qu’elle vous ayme, il faut que vous croyez que vous estes aymable. Mais laissons ce discours, & me dites, je vous supplie, s’il est vray que l’on parle de vous marier : & si cela est vray comme l’on me l’a dit, que c’est que vous pensez de faire ? Arimant alors rougit, & quoy que je l’eusse dit sans en rien sçavoir, si se trouva-t’il que son père en parloit depuis quelques jours : c’est pourquoy il me respondit : Il est tres-certain, Madame, que l’on en parle mais mon père me ravira plustost la vie qu’il m’a donnée, que jamais j’y consente, estant resolu de n’estre jamais qu’à la belle Cryseide, s’il luy plaist de m’en faire l’honneur. Je ne voudrois pas, luy repliquay-je, estre cause de vostre desobeissance envers vostre père. Madame, dit-il, je suis plus obligé aux Dieux : & c’est eux qui me commandent que je ne sois jamais qu’à vous, outre qu’il n’est plus temps de deliberer, ny de consulter d’une chose qui est desja faicte. Et lors se jettant à mes genoux, Je proteste à tous les Dieux, & particulierement à ceux qui nous escoutent, & qui sont tesmoings icy de nos discours que je veux mourir quand je ne seray plus vostre, & que je ne partiray jamais de vos genoux, que vous ne me fassiez l’honneur de me recevoir pour mary de la belle Chryseïde. Arimant, luy dis-je, vous m’obligez d’avoir cette volonté pour moy, & vous devez croire que jamais je ne vous eusse donné l’entrée de ce lieu, si je n’eusse eu la mesme intention : mais d’autant que nous sommes & l’un & l’autre en pouvoir d’autruy, ce n’est pas une promesse que nous puissions, ny devions faire si legerement, elle merite bien que l’on y pense. Comment, reprit-il incontinent, Madame, voudriez vous bien m’avoir faict des faveurs si signalées, pour me refuser celle que je vous demande avec tant de raison ? Resolvez-vous ou de me voir eternellement embrasser vos genoux, ou de m’accorder ma supplication. Je sousris quand j’ouys ces dernieres paroles, car il les dit avec une certaine action qui monstroit bien qu’il estoit pressé. Je luy dis toutesfois : Et qui sçait, Arimant, si vous ne vous en repentiriez pas bien-tost, en cas que je vous prisse au mot ? O Dieu ! dit-il, belle Cryseide, n’offencez point si cruellement & mon affection, & vostre beauté. Et afin que vous n’entriez plus en cette doute, j’appelle Hymen & la Nopciere Juno, & les prens tous deux pour tesmoings, que je ne seray jamais mary que de la belle Cryseide, & qu’en tesmoignage, je sentis à ce mot qu’il me vouloit mettre une bague au doigt, qui fut cause que l’interrompant je retiray la main, & me voulus lever, mais il me retint par force sur le lict, en me disant : Et me voulez vous rendre parjure, Madame en me faisant oster d’icy où j’ay protesté de demeurer eternellement, si vous n’accomplissez ma requeste ? Vostre requeste, repris-je incontinent, est injuste, & vostre serment de nulle force, puis que le premier que vous avez faict en entrant ceans le contrarie. Et comment cela ? me dit-il, Vous avez promis, respondis-je, que vous ne rechercheriez rien de moy que ce que je voudrois, c’est pourquoy ne voulant point encore ce que vous me demandez, vous estes obligé à ne m’en point presser d’avantage, & quelque serment que vous ayez peu faire depuis au contraire, ne peut point estre valable : Il est impossible, dit-il lors en se relevant, de resister ny à vostre beauté, ny à vostre volonté : Et je cognois que je recevrois tout à coup trop de grace, si celle-cy estoit adjoustée pour le comble de toutes les autres. Arimant, luy dis-je alors, conservez seulement la volonté que vous avez pour moy, & à cette heure je vous promets librement, que si je puis y faire consentir ceux qui peuvent disposer de moy, je vous espouseray, & me donneray entierement à vous. Seroit-il bien possible que je pusse vous representer le contentement de ce jeune homme ? Je ferois, Hylas, plus qu’il ne put faire, quoy qu’il s’y essayast par toutes les paroles, & par tous les remerciements qu’il put inventer. Tant y a que cela faillit d’estre cause de nostre perte : parce qu’appellant Clarine pour estre tesmoing de ce que je luy promettois, & elle s’en venant un peu inconsiderément vers nous, tira sans y penser la petite boitte qui s’estoit prise à sa manchette, & si brusquement qu’elle tomba à bas du lict, où elle se rompit, & l’onguent qui estoit fort liquide, s’espandit sur le plancher.

C’est une chose estrange que presque aussi tost que la boitte ne fut plus sous le nez à ma nourrice, elle s’esveilla, mais avec la teste si estourdie de cette odeur, qu’elle ne sçavoit ce qu’elle faisoit, & comme je crois ainsi qu’une personne qui est yvre : soudain qu’Arimant ouyt donner le coup en terre, il s’en douta, & me dit, Levez vous Madame, & vous mettez autour de la bonne vieille cependant que je descenderay, car infailliblement elle est esveillée, & à ce mot, il courut vers la fenestre, moy vers le lict, & Clarine vers l’eschelle, & afin de me mettre devant elle, je me jettay sur son lict, & commençay de l’embrasser & serrer contre mon estomach, & faisant semblant d’avoir peur qu’elle ne mourust du mal qu’elle avoit, je luy disois qu’elle eust bon courage, & que ce ne seroit rien, & envoyay Clarine, qu’elle apportast du vinaigre ou de l’eau, pour la faire revenir. Et la sçeus de telle façon abuser par mes discours, luy frottant tantost le pouls, & tantost le nez, que je donnay loisir à Arimant de s’en aller, & à Clarine de retirer l’eschelle, & la cacher. Et incontinent courant à l’eau elle en apporta, & lors faisant les empeschées, nous luy en jettasmes au visage, & l’en moüillasmes de sorte, qu’elle eust esté bien endormie si à faute d’eau elle ne se fust esveillée. Et alors toute estonnée, reprenant ses esprits : Et mon Dieu, dit-elle, & de quel monde suis-je revenuë ? quel est cét accident, & qui en peut estre cause ? Ah mes enfans ! que je vous ay de l’obligation, & que les bons Dieux m’ont bien esté favorables à ne vous laisser point endormir, quand ce mal m’a surprise, car je croy que veritablement je fusse morte sans vostre secours ? Comment ? ma mere, dit Clarine, vrayement nous avons dormy plus de deux heures, & il y en a bien une demie, que nous vous tenons entre nos bras, & que nous vous avons fait mille maux pour vous esveiller, & je croy bien que si vous n’eussiez vomy, vous estiez morte. Et mes enfans, dit la bonne vieille, & comment vous estes vous esveillées ? Comment ? dit Clarine, j’estois couchée aupres de vous, je vous ay senty debattre, & puis groumeller comme font ceux que l’on estrangle, je vous ay appellée deux ou trois fois en sursaut, & voyant que vous ne me respondiez point, je me suis jettée à bas du lict, j’ay esveillé Cryseide, & prenant de la bougie nous vous sommes venus secourir : Et les Dieux soient loüez, continua-t’elle en joignant les mains, que vous voila remise : Et j’ay vomy, dit la vieille : Comment, si vous avez vomy ? reprit Clarine, ouy certes, & à la bonne heure, car sans cela c’estoit fait de vous, estant sorty de vostre estomach je ne sçay quoy de noir & qui sent : Mais mon Dieu, dit-elle en se frottant le nez, ne le sentez vous pas encores ? Et cela elle le disoit à cause de l’onguent qui estoit respandu sur le plancher, qui sentoit fort mauvais : Si fais certes, dit ma nourrice : Mais continua t’elle, Clarine prends le ballay, & nettoye-le, autrement il vous pourroit faire mal : Elle qui ne desiroit que ce commandement, prend la pasle, & le plus soigneusement qui luy fut possible le ramassa, & puis l’alla jetter par la fenestre, & avec de l’eau lava apres le plancher le mieux qu’elle put. Mais il faut rire de ce qui advint le lendemain. Cet onguent tomba sur quelque chose de sale qui estoit dans la rue, où un chien passant & sentant ou l’huille ou la graisse qui estoit en cét onguent, le mangea, mais il ne l’eust pas plustost avalé qu’il tomba comme mort, ou pour le moins tellement endormy, que pour coup qu’on luy donnast il ne se put esveiller : Clarine qui le vit de la fenestre, & qui s’en douta luy jetta de l’eau dessus, & si à propos, qu’aussi tost qu’il en fut touché, il se releva, & commença à secouer les oreilles, & à s’estendre comme le matin quand il s’esveille : il faut bien que la composition, & les drogues en fussent assoupissantes.

Le soir apres Arimant ne manqua point de venir selon sa coustume avec la musique sous la fenestre, & apres avoir quelque temps fait jouër, il chanta tels vers :


SONNET,
Qu’il tiendra inviolablement ce qu’il a promis.

Si je romps les sermens qui sont faits entre nous,
Que le Ciel dessus moy, comme traitre & parjure,
Ou que j’aille vivant punisse ceste injure,
Et qu’exemple à chacun je sois de son courroux.

Que s’il advient helas ! qu’ils soient rompus de vous,
Dieux esloignez de moy si mal-heureux augure !
Mais s’il doit advenir que dans la sepulture
Loing des soucis humains je reçoive ces coups.

Que si dedans les Cieux l’heureuse destinée
M’ordonne quelquefois ceste bonne journée,
Où doivent s’accomplir les serments de tous deux ;

Dieux abregez d’autant la longueur de ma vie,
Et ce jour m’approchez, si vous avez envie
Entre tous les mortels d’en voir un bienheureux.

Cependant que nous vivions de cette sorte, & que nostre affection estoit allée de telle façon augmentant, que je ne sçay qui des deux estoit le plus Amant ou le plus aymé : Ne voila pas que la fortune commença à vouloir mesler ses amertumes parmy nos douceurs, ou plustost nous ravir toutes nos douceurs pour en leur place nous paistre des plus cruelles amertumes ? Helas ! je le puis bien dire ainsi : car depuis ce temps je ne sçay que c’est que plaisir ny contentement. Rithimer duquel je vous ay desja parlé, tres-grand Captaine, & qui favorisé de l’Empereur Majoranus, avoit obtenu non seulement d’estre Citoyen Romain, mais aussi Patricien, & Gouverneur de la Gaule Cisalpine, parvint à un si grand credit qu’il disposoit absolument de tout ce qui estoit dans cette Gaule. Cette auctorité estoit procedée non seulement de la bonne volonté, & de la faveur des Empereurs, mais beaucoup plus des grands exploits qu’il avoit faicts contre les Vandales, pour la conservation de l’Italie. Ce vaillant Prince avoit espousé une parente de ma mere, & qui desirant de me bien loger, avoit jetté les yeux sur un jeune homme, en quelque sorte allié de Rithimer, fort riche, mais le plus vicieux d’esprit, le plus laid & le plus difforme corps qui fut en toute la Gaule Cisalpine. Ma mere qui avoit fait dessein de se deffaire de moy, parce que comme je recognus depuis, je l’empeschois de se remarier, prit cette occasion aux cheveux, & se delibera de me conduire vers cette Princesse, esperant que la moindre commodité qu’elle en auroit, seroit de me laisser entre ses mains, ainsi qu’elle avoit monstré de le desirer. Cette deliberation estant prise sans m’en rien dire, fut presque executée sans que je la sceusse, & cela d’autant qu’elle commençoit de prendre garde que je n’avois point desagreable la recherche que me faisoit Arimant, laquelle sans doute ne luy eust point despleu, si son bien eust esté esgal à son merite, & à sa noblesse : mais cela n’estant pas, elle pensa que l’esloignement estoit le meilleur remede qu’elle y pouvoit rapporter. Toutesfois voyant le soing qu’elle avoit de me faire habiller en diligence, & l’ordre qu’elle mettoit en sa maison, & à son train, je jugeay qu’elle vouloit faire un voyage, où elle faisoit dessein de m’emmener. Et parce que je fusse morte de regret, s’il m’eust falu partir sans qu’Arimant en eust esté adverty, je commanday à Clarine qu’elle le luy fit sçavoir, & luy donnay le livre accoustumé : elle ne manqua point de le lui mettre dans le chapeau le lendemain estant au temple, la lettre que je luy escrivois estoit telle.


LETTRE
De Cryseide à Arimant.

L’on me veut esloigner d’icy, j’eusse dit de vous, si ce n’est que vous estes tousjours en mon cœur, & que mon affection est telle, qu’il est impossible que je ne vive non seulement pres de vous, mais en vous mesme : toutesfois il est certain que nous changeons de demeure, je ne sçay en quelle partie de la terre ce sera, mais si say bien que pour belle qu’elle puisse estre à tout autre, ce me sera un lieu de supplice, si je ne vous y vois point : Si je la découvre, je vous en advertiray, afin que s’il vous est possible, vous puissiez estre bien tost du corps où vous serez tousjours par ma pensée.

Arimant leut cette lettre avec le desplaisir que vous pouvez penser, qui le remplit de telle inquietude, qu’il ne se donna repos, qu’il n’eust apris que j’allois trouver la femme de Rithimer : mais celuy qui le luy dit, qui fut un parent de ma mere, luy cela ce qui estoit de mon mariage, fut qu’il ne le sçeut pas, ou que sçachant l’affection qu’il me portoit, il jugea estre à propos de le luy cacher : mon esloignement luy faschoit, mais encore plus sçachant où j’allois, parce qu’il creut bien que son père ne luy permettroit jamais d’y venir, à cause de leur inimitié : il m’escrivit donc incontinent de cette sorte, par le moyen du livre qu’il donna à Clarine.


LETTRE
D’Arimant à Cryseide.

Si ce n’est la plus cruelle infortune qui me put arriver, que celle qui vous emmeine, je ne sçay quelle peut estre celle qui merite ce nom. Vous allez vers Rithimer, le seul lieu de tout le monde, qui m’est le plus deffendu : Mais puis qu’il vous plaist de me le commander, je vous y verray bien tost, & vous rendray tesmoignage que mon affection est plus grande que tous les empeschemens qui s’y peuvent opposer.

Je receus cette lettre presque en mesme temps que j’entrois dans le chariot, pour commencer le voyage, de sorte que je ne pus la lire, parce qu’il y alloit du temps pour chercher, & puis adjouster ensemble les lettres separées par tout le livre, qui ne me fut pas une petite surcharge de desplaisir. Arimant d’autre costé qui sçavoit que ce jour là je partirois, se trouva sur le chemin comme par rencontre avec deux Chevaliers de ses amis, ausquels il n’avoit pas dict l’affection qu’il me portoit, mais qui toutesfois ne l’ignoroient pas entierement, & qui à cette occasion estans mesme assez familiers avec ma mere, soudain qu’ils nous rencontrerent s’approchant du chariot, la saluërent, & s’enquirent de son voyage : elle qui ne se soucioit plus que l’on le sceust, le leur dit assez librement, & commença à leur raconter la grandeur de Rithimer, & le pouvoir que sa parente y avoit, & l’esperance qu’elle luy donnoit de vouloir faire pour moy. Cependant Arimant s’estoit approché de mon costé, mais si triste & affligé qu’il m’en faisoit pitié, & tellement hors de luy-mesme, qu’il disoit des choses si hors de propos, qu’on eust jugé qu’il révoit : & encor pour augmenter nostre mal, de peur de faire recognoistre la bonne intelligence, qui estoit entre nous, il n’osoit adresser sa parole à moy, quoy que ses yeux ne partissent jamais de dessus mon visage : ceux qui l’oyoient, & qui ne sçavoient le suject qui le divertissoit ainsi, & qui luy alienoit l’esprit, rioient de ses discours si mal à propos : mais moy j’en avois compassion. En fin me souvenant que quelquesfois pour vouloir trop faire le fin, on descouvre sa finesse, j’eus peur que l’on ne s’apperceut de l’occasion pour laquelle il ne parloit point à moy, de sorte que je pensay estre à propos d’adresser ma parole à luy, comme indifferemment faisoient toutes les autres : Je luy demanday doncques : d’où procedoit cette grande tristesse, de laquelle chacun se prenoit garde ? Je vous asseure, me respondit-il en souspirant, que c’est d’envie : Je n’eusse jamais pensé, respondis-je, qu’une personne pleine de merite pust porter envie à quelqu’un. Mais de qui & de quoy estes vous envieux ? De vostre chariot, me dit-il, qui va vers les Libicins, & qu’il ne me soit permis d’y aller, encore que ce soit ma patrie. Et quoy, repliquay-je, estes vous si amateur de vostre patrie, que mesme vous portiez envie à une chose insensible ? Que voulez-vous que je fasse, me dit-il, si mesme ces choses que vous me dites sont plus heureuses que moy ? Le Ciel, adjoustay-je, faict toutes choses pour le mieux. C’est la consolation, respondit-il, qu’on donne tousjours aux malheureux : toutefois je vous asseure que ce mieux-là ne sera jamais tant desiré de moy, que son contraire. Les malades aussi, luy dis-je, en font de mesme, ils trouvent les medecines ameres, & l’on leur donne pour leur salut le plus souvent le contraire de ce qu’ils desirent : Il y a bien de la difference, me respondit-il, des maladies du corps à celles de l’esprit : car celles du corps se guerissent par leurs contraires, & celles de l’esprit par la possession de la chose qui luy faict le mal. Si l’ambition nous blesse, y a-t’il quelque meilleur remede pour en guerir, que de posseder la chose qui est ambitionnée ? Si la beauté nous offense, rien ne nous peut guerir si promptement que la possession de cette mesme beauté : & c’est pourquoy l’on dit que les desirs assouvis au commencement s’allantissent, & en fin s’assoupissent entierement. De sorte qu’aux maux de l’esprit, tout ce qui nous blesse a la proprieté du scorpion, qui porte la guerison de la blesseure qu’il a faite . Il y a si long-temps, interrompit Clarine, que vous estes hors de vostre patrie, & dequoy vous souvenez-vous maintenant d’en estre si fasché ? Vostre voyage, dit-il en souspirant, en est cause, qui m’en rafraischit la mémoire.

Ceux qui oyoient nos discours, ne les entendoient pas : il est vray que si ma mere n’eust esté distraite par les demandes & par les discours des deux compagnons d’Arimant, il ne faut pas douter qu’elle n’eust bien recognu ce qu’il vouloit dire : & toutefois pour les interrompre, car elle oyoit bien que nous parlions ensemble, elle ne voulut leur permettre de passer plus outre, quoy qu’ils dissent que leur chemin s’adressoit par là : mais elle les pressa de sorte, qu’elle les contraignit de nous laisser. Je cognus bien alors que c’est avec beaucoup de raison que l’esloignement de la personne aymée est dit une mort , non seulement à la douleur que je ressentis en cette separation, mais aussi à ce que devint Arimant : car il perdit toute couleur, & presque le sentiment, demeurant de telle sorte hors de luy mesme, qu’il ne peut ny me dire adieu, ny personne de la compagnie. Ce qui fut par ma mere expliqué à incivilité, & peut estre à dessein, quoy qu’elle creut le contraire. Quant à moy, je sçavois bien qu’en penser, espreuvant en moy-mesme la rigueur de cette cruelle separation.

Je ne vous raconteray point icy ny les desplaisirs d’Arimant, ny ceux que je souffris en cette absence parce que le temps de ce promenoir seroit trop court : mais. Hylas, vous le pourrez juger, tant par ce qui s’estoit passé, que par les choses qui suyvirent. Nous tumbasmes tous deux malades, mais Arimant beaucoup plus que moy : car mon mal ne fut qu’une certaine langueur qui m’abatit si fort avec le temps, qu’on craignoit que je devinsse ethique : Luy au contraire, il prit un mal si violant, qu’en peu de jours il se trouva à l’extremité. En cét estat chacun pensoit qu’il deust mourir : & luy mesme ayant cette creance, & ne voulant partir de cette vie sans mon congé, il s’efforça de m’escrire cette lettre :


LETTRE
D’Arimant à Cryseide.

La fortune semble de se lasser, elle veut mettre fin à mes peines, n’y consentirez vous pas, Madame, & ne me donnerez vous pas congé de sortir de ces continuelles peines ? Je vous en requiers par cette affection qui me porte au tombeau, & qui ne diminuera jamais, quoy que mes cendres deviennent.

Ceste lettre si courte & fort mal escrite, outre le bruit commun de la grandeur de son mal, faillit à me faire mourir, & ce fut bien alors que Clarine eust de la peine à me consoler, je luy fis promptement responce : & pour sçavoir l’estat de son mal, je priay Clarine d’envoyer quelqu’un de sa part avec celuy qui m’apporta cette lettre pour revenir incontinent nous en dire des nouvelles : Je luy escrivis ainsi :


LETTRE
De Cryseide à Arimant.

Vous m’avez tousjours asseurée que vous feriez tout ce que je vous ordonnerois : Je vous commande de vivre, afin que vous me puissiez plus longuement servir. Je verray s’il y a quelque chose qui ait plus de pouvoir sur Arimant que moy.

Nous sceusmes par le retour de celuy que nous y avions envoyé, qu’apres avoir esté sur le sueil du tombeau, il avoit eu tant de force, que le mesme jour qu’il y estoit arrivé, il avoit eu une crise, qui donna bonne esperance de son salut, & que le jour d’apres on le tenoit presque hors de danger. Quant à moy, qui me flattois, je creus que le contentement que ma lettre luy avoit raporté, en avoit esté la cause : mais que cela fust ou ne fust pas vray, il est certain que depuis je sceus son entiere guerison, qui me rapporta bien un si grand contentement, que je commençay aussi de mon costé à me r’avoir, & sembla que nous eussions eu quelque sympathie de tumber malades, & de guerir tous deux en mesme temps. Mais voyez, Hylas, comme je suis née sous une malheureuse destinée.

Lors que j’arrivay en la maison de Rithimer, & que sa femme me vit si défaite, tant pour la longueur du chemin, que pour le mal qui m’estoit survenu : mais plus peut-estre pour l’esloignement de celuy que j’aymois : elle fut d’avis que sans me laisser voir, l’on me fit guerir, & qu’on ne parlast point cependant du mariage qu’elle avoit intention de faire, puis qu’elle pensoit que la beauté que l’on disoit estre en moy, seroit celle qui y feroit plustost resoudre Clorange, ainsi se nommoit celuy qu’elle me vouloit faire espouser : & depuis me voyant empirer, l’on n’en fit point de semblant, jusques à ce que je commençay à me r’avoir, & que peu à peu j’allois reprenant le visage que je soulois avoir, soudain ma mere qui le desiroit passionnément en mit le propos en avant, & asseura que dans peu de jours je serois en bon estat. Et il advint pour mon malheur, comme elle dit, parce que je fus avertie par Arimant, qu’il me viendroit voir, ou desguisé, ou autrement en sorte qu’il ne seroit point recognu. Cette esperance me redonna entierement la santé & le mesme visage que je soulois avoir, si bien que l’on commença à me faire voir, & il est vray que plusieurs d’abord jetterent les yeux sur moy, & mesme Rithimer, comme depuis je recognus : sa femme en mesme temps mist en avant ce mariage, le proposa à Rithimer, & le pria, parce que j’estois sa parente, de le vouloir faire reüssir : luy qui avoit quelque dessein sur moy, encores qu’il vit Clorange si difforme & si mal fait, ne laissa de l’appreuver, pensant que tant moins j’aymerois mon mary, tant plus aisément viendroit-il à bout de ce qu’il desiroit  : & feignant de ne le faire que pour complaire à sa femme, envoya querir Clorange, le luy propose, le luy conseille, & en mesme temps l’y fait resoudre. Je ne sçay si ce qu’on nommoit beauté en moy, ou mon malheur en fut cause, tant y a que le tout fut conclud avant que l’on m’en dit un seul mot. Voyez comme le Ciel se moque des propositions des humains : lors que je me figure de recevoir le plus de contentement, c’est lors que je me vois accablée de plus grand malheur qui m’eust pu arriver.

Ma mere un soir que j’estois preste à me mettre au lict, me vint trouver dans ma chambre, & apres m’avoir representé les incommoditez de nostre maison, qu’elle feignoit expressement tres-grandes, & telles qu’elle vouloit, l’aage qui commençoit à me presser, le peu de partis qui se rencontroient, le grand contentement qu’il y avoit d’entrer dans une maison riche & accommodée. Elle me vint proposer Clorange, & en le proposant, me dit, que Rithimer & sa femme en avoient conclud le mariage, & que dans deux jours les nopces se feroient, qu’elle m’en avoit bien voulu avertir, afin que quand Rithimer me feroit l’honneur de m’en parler, je ne fusse pas si sotte de faire un mauvais visage, ou de n’user des remercimens tels que meritoit la peine qu’il luy avoit pleu de prendre pour moy. Qu’encores que Clorange eust le corps un peu mal fait, il avoit tant d’autres conditions qui le rendoient estimable, qu’il ne falloit pas en faire semblant. Qu’il estoit si amoureux de moy, que je ferois de luy tout ce que je voudrois, pourveu que je le sceusse un peu flatter. Bref, Hylas, elle n’oublia rien à me dire de tout ce qu’elle creut me devoir convier à ce mariage : & sans attendre ma responce, s’en alla coucher à l’heure mesme, s’asseurant bien que d’abord je n’en serois pas fort contente : mais croyant aussi que la nuict m’apporteroit la resolution qu’elle desiroit.

O Dieux ! Hylas, quelle devins-je oyant ces nouvelles ? Encores me fut-ce du soulagement que ma mere s’en allast : car je pus avec plus de liberté pleurer, & me plaindre : toute vestuë que j’estois je me jettay sur le lict, m’abouchay sur le chevet, & de peur d’estre ouye je mordois le linceul, & m’en remplissois la bouche : mais tout cela n’empescha que Clarine, qui en avoit esté avertie, ne s’en print garde : & venant vers moy, elle voulut me dire quelque chose pour me consoler : mais relevant la teste vers elle, je luy dis, Tay-toy Clarine, je te supplie, qu’il te suffise que mon mal-heur me tourmente assez sans que tu t’en mesles : laisse moy plaindre le peu de temps que j’ay à vivre, le mal que je ne sçaurois assez pleurer. Elle qui m’aymoit tendrement, & qui sçavoit bien le subjet que j’avois de m’affliger : Je ne viens pas, dit-elle, en dessein de vous consoler, mais seulement pour vous mettre au lict, afin que l’on vous y vienne moins importuner. Il vaudroit mieux, repliquay je, si cela est, que tu me misses au tombeau : A ce mot sans me bouger je me laissay deshabiller, comme si j’eusse esté morte : car le mal que je ressentois s’estoit de telle sorte saisi de moy, que mesme je ne pouvois pleurer : mais quand je fus au lict, & que je n’eus plus la lumiere devant les yeux, ce fut alors que mes larmes commencerent à me noyer le sein, & à moüiller de sorte mon lict, que j’estois toute en eau. D’un costé Arimant se representoit à moy accompagné de tous ses merites, & de tous les tesmoignages d’affection qu’il m’avoit rendu : De l’autre costé, Clorange avec toutes ses déformitez & laideurs : & lors voyant la difference qu’il y avoit de l’un à l’autre, j’entrois en de si grands desplaisirs, que veritablement je fus bien assistée des Dieux, de ne me point laisser aller à un violant desespoir. Toute la nuict je ne fis que plaindre, & le jour me trouva dans le lict sans avoir peu clorre l’œil. En fin voyez à quoy une grande affection nous porte quelquefois. Je me resolus de mourir, sçachant bien que ma mere, pour quelque supplication que je luy pusse faire, ne changeroit point de resolution : & ne me pouvant figurer que mon affection, ny celle d’Arimant pust supporter cét outrage, je pensay qu’il valoit mieux mourir une fois, que de remourir tous les momens qui me resteroient de vie .

Le matin donc estant venu, quand je vis que Clarine, & la pluspart de ceux du logis estoient allez au temple comme de coustume, & qu’ils ne m’avoient laissé pour me garder qu’un jeune enfant qui me souloit servir : Je l’appellay & luy dis, que je le priois d’aller promptement querir un Chirurgien, sans en rien dire à personne : le petit n’y manqua point, & alors qu’il fut entré: Nostre maistre, luy dis-je, j’ay un grand mal de teste, je vous prie evantez moy un peu la veine du bras, car j’ay accoustumé de faire ainsi, quand ce mal me vient, & je suis incontinent guerie. Luy qui me vit toute rouge, & les yeux chargez, le creut facilement. Et sans se le faire dire deux fois, m’ouvre la veine, & puis me bande le bras, & s’en alla : mais il ne fut pas si tost hors du logis, que je r’appellay ce jeune garçon, & luy dis que je le priois de m’en aller querir un autre, parce que celuy-là ne m’avoit pas bien servie. L’enfant s’y encourut pensant bien faire, & me l’amenant incontinent : Je luy fis la mesme harangue que j’avois faite à l’autre, & cestuy-cy aussi prompt que le premier, m’ouvre l’autre bras que je luy presente, luy cachant celuy où j’avois desja esté seignée, & puis soudain il se retira.

Alors croyant avoir mis l’ordre qu’il faloit pour finir plus promptement & plus asseurément mes jours, je fais tirer les rideaux, & serrer les fenestres, feignant que la clarté me faisoit mal : Mais incontinent je me desbande les deux bras & oste les compresses, & tout ce qui pouvoit empescher le sang de couler, m’estant voulu ouvrir les deux bras pour mourir tant plustost, & de peur aussi que s’il n’y en eust eu qu’un, le sang peut-estre se fust arresté de soy-mesme, comme il advient quelquefois en semblables occasions. La premiere chose qui me vint devant les yeux estant en cet estat, fust le desplaisir qu’Arimant auroit de cette nouvelle : Et parce que je creus que ce luy seroit un grand soulagement de sçavoir que je mourois en l’aymant, je pris promptement mon mouchoir, & l’estendant sur le lict, je trempay le doigt dans mon sang, & j’escrivis fust bien ou mal ces trois paroles : TIENNE JE MEURS, ARIMANT, qui fut tout ce que je pus faire, car incontinent les yeux commencerent à me troubler, & le cœur à me deffaillir, de sorte que je perdis toute cognoissance. Je me souviens toutefois que ma derniere imagination fut, que regrettant Arimant, & rien que luy seul, je dis assez haut : Fortune, enfin la victoire est mienne. Depuis ce mot là je demeuray comme morte, & sans doute c’estoit fait de ma vie, si Clarine ne fut entrée dans la chambre, qui sçachant bien que tout mon mal procedoit du desplaisir que j’avois de perdre Arimant, me venoit apporter de ses nouvelles, ayant eu de ses lettres par celuy qui m’en avoit apporté l’autre fois. Mais quand elle ouvrit les rideaux, & qu’elle vit tout en sang alentour de moy, car les fenestres mal closes laissoient entrer assez de clarté pour le voir : ô Dieux quel cry fit-elle ! Il fut tel que ceux qui estoient dans la chambre de ma mere qui touchoit celle où j’estois, s’effroyerent de l’ouyr, & accoururent pour en sçavoir le suject. O Dieux ! s’escrioit-elle, elle est morte, Cryseide est morte, & battant des mains, & puis s’arrachant le poil, elle couroit par la chambre, sans sçavoir ce qu’elle faisoit. Les fenestres furent incontinent ouvertes, & chacun accourut autour de moy : Ils virent bien que j’estois toute en sang, mais ne se pouvans imaginer qu’il vint du bras, ils furent long temps à chercher la blesseure. Clarine cependant jettant la main sur le mouchoir, & le desployant, vit ce que j’y avois marqué du doigt, qui encores que mal escrit se pouvoit toutesfois lire avec un peu de peine, elle le met en sa poche pour empescher que personne ne le vit, & courant hors de la chambre vers ma mere l’advertir de cét accident, de fortune elle rencontra celuy qui lui avoit apporté la lettre qu’Arimant m’escrivoit, qui luy demandant responce, parce que son maistre luy avoit commandé de retourner le plus promptement qu’il pourroit. C’est, dit-elle toute en pleurs & toute eschevelée, une triste responce que celle que tu porteras à ton maistre cette fois, Cryseide est morte, parce qu’on la vouloit forcer d’espouser Clorange, porte luy ce mouchoir, où il verra escrit de la main & du sang de Cryseide, le subject qu’il a d’en aymer la memoire. A ce mot avec des pleurs extremes, & des cris, elle alla advertir ma mere, qui estoit alors avec la femme de Rithimer : tous trois oyant ces pitoyables nouvelles, furent surpris d’un grand estonnement : Mais le Prince tout transporté courut le premier où j’estois, & me voyant toute en sang, de fortune il me prit par le bras pour me relever, & trouvant ma manche toute pleine : Elle s’est coupée les veines, cria-t’il : & incontinent me retroussant luy-mesme la chemise, trouva que le sang ne couloit plus, parce qu’il s’estoit figé sur la playe, & je croy que cela fut cause de me sauver la vie : Car soudain qu’il en eust osté le sang, il vit qu’il commençoit à seigner enco- re, il mit le doigt dessus, & dit à Clarine qu’elle en fit de mesme à l’autre bras, car il voyoit l’autre manche aussi sanglante que celle qu’il tenoit, & m’ayant fait apporter de l’eau fraische : Pour certain, dit-il, elle n’est pas encore morte, je sens qu’elle est un peu chaude & m’en jettant contre le visage, & puis me frottant les temples & le poulx avec des eaux imperiales, & autres semblables, il sentit que le poulx commença de me revenir, & soudain je commençay de respirer : Elle revient, dit-il, qu’on fasse appeler des Medecins, car si elle est secouruë elle ne mourra pas ; & envoyant message sur message, ma chambre fut incontinant pleine de Medecins & de Chirurgiens, qui userent d’une telle diligence autour de moy, qu’avant qu’il fut nuict, je revins du tout, & repris la cognoissance que j’avois perduë, sans que jamais Rithimer partit d’autour de moy, qu’il ne me vit hors de danger : Depuis il me dit, qu’il ne m’avoit jamais veuë si belle, qu’estant en cét estant toute soüillée de mon sang : car la rougeur du sang me faisoit paroistre si blanche, & la blancheur de mon visage donnoit une couleur si vermeille au sang, qu’il sembloit que l’un adjoustoit de la beauté à l’autre, outre que la pitié de me voir reduite en cét estat luy augmentoit l’Amour, sous le voile de la compassion.

Mais lors que je fus un peu remise, sa femme & ma mere, toutes effrayées, me demanderent, qui m’avoit mise en cét estat : si j’eusse voulu parler, peut-estre que je l’eusse bien faict en m’efforçant un peu : mais sçachant que c’estoient elles qui estoient la cause de mon mal, je fis semblant pour eviter leur importunité, de ne les ouyr point, ny de ne pouvoir parler : Ce que peut-estre recognoissant l’un de ces vieux & experimentez Medecins, il leur dit, qu’il me falloit faire prendre quelque chose, & me laisser reposer, parce que le parler me pourroit peut estre faire beaucoup de mal. Il fut fait comme il l’avoit dit & cependant Rithimer s’enquit du jeune garçon qui me gardoit, s’il ne s’estoit point apperceu de ce que j’avois faict. Luy qui craignoit d’estre chastié s’il confesssoit la verité, dit que non, & que seulement je luy avois commandé de fermer les rideaux & les fenestres. Cela fut cause que Rithimer faisant venir Clarine : N’abandonnez pas, dit-il, Cryseide, car elle veut mourir : & si vous n’y prenez bien garde, elle se desbandera encore les bras. Seigneur, luy dit-elle, si vous voulez, vous pouvez bien luy redonner la vie, qu’elle perdra sans doute, si ce n’est à cette heure & de cette sorte, ce sera bien tost, & de quelqu’autre façon. Je jure, dit-il, par la vie d’Anthemius, qu’il n’y a chose que je ne fasse pour cela. Elle qui creut avoir trouvé une bonne occasion : Seigneur, dit-elle, ne me descouvrez point, s’il vous plaist, mais croyez que Clorange est cause de sa mort, & qu’elle choisira plustost le tombeau, que luy. Et pensez vous, respondit Rithimer, que Clorange soit cause d’une si genereuse action ? N’en doutez point, Seigneur, repliqua-t’elle, & si vous en voulez voir la verité, prenez garde au changement de visage qu’el- le fera lors que je luy diray à l’oreille. Alors s’approchans tous deux du lict, & faisant retirer chacun d’autour de moy, elle me dit tout bas, Cryseide consolez-vous, Rithimer jure par la vie d’Anthemius, que vous n’espouserez jamais Clorange. J’estois si foible que je ne pouvois mouvoir que les yeux : mais cette bonne nouvelle me toucha de sorte, que les eslevant au Ciel il sembloit que je le remerciasse d’une si grande grace : & puis les tournant vers Rithimer, je m’efforçay de luy dire, Seigneur, sera-t’il vray ? Ouy ma mignone, me dit-il, & je le vous jure non seulement par Anthemius, mais par le chef de mon pere, & par tout ce qui me peut estre plus sainct. Je vivray donc, repliquay-je. Vivez, me respondit-il, & soyez certaine que je consentiray plustost à ma mort, qu’au contraire de ce que je vous ay promis. A ce mot je changeay toute de visage, & deslors on me vit reprendre la vigueur comme par miracle. Rithimer admira ceste resolution en moy, & appellant sa femme & ma mere : Voyez vous, leur dit-il, qu’on ne parle plus du mariage de Cryseide & de Clorange, je jure que je consentiray plustost à la perte de toute ma fortune, qu’à cette si peu convenable alliance. Elles voulurent repliquer, mais il interrompit, Je l’ay juré par la vie d’Anthemius, par le chef de mon pere, & par tout ce qui me peut estre de plus sainct : il ne faut point en parler d’avantage, & qui fera autrement, je luy donneray cognoissance qu’il me fera desplaisir. Elles s’en allerent toutes deux sans dire un seul mot. Rithimer ne pouvant assez estimer l’extreme resolution que j’avois prise, augmenta de sorte la bonne volonté qu’il me portoit, que deslors on peut dire que veritablement il fut amoureux de moy. Il s’en alla, & retourna cent fois pour voir en quel estat j’estois, & ordinairement tout seul : Et parce qu’il n’osoit parler à moy, de peur que cela ne me fist mal, il entretenoit Clarine, & quelquefois il luy demandoit, comment elle avoit recogneu que le mariage de Clorange m’avoit fait prendre ceste resolution : & d’autrefois il la remercioit de l’en avoir averty. Bref, il monstroit si clairement par son inquietude la grandeur de son affection, que sa femme s’en aperceut, & Clarine aussi. Quant à moy je prenois toutes ses actions comme venant de la compassion que cét accident avoit causée en son ame genereuse, outre que l’estat où j’estois ne me permettoit pas de faire de grands discours, car j’estois encore tellement abatuë, que je ne voulois que dormir & me reposer.

Je demeuray deux ou trois jours de ceste sorte sans me souvenir du mouchoir où j’avois escrit avec le doigt de mon sang : mais un matin que je commençois à me remettre un peu, il me revint en la mémoire : & parce que Clarine qui ne m’abandonnoit jamais m’ouyt souspirer, elle me demanda si je ressentois quelque nouveau mal : Le mal, luy dis-je froidement, est dans l’esprit. Mais Clarine dites moy je vous supplie, fustes vous la premiere qui me trouvastes en l’estat où je m’estois mise ? Et qui est-ce, me dit-elle, qui a plus de soing de vous ? Je sçay bien, lui respondis- je, que c’est Clarine : Mais, continuay-je, puis que vous fustes la premiere, ne vistes vous point un mouchoir qui estoit marqué de mon sang ? Ah ? dit-elle, ouy je l’ay veu, & vous me faites souvenir que j’ay fait une grande faute, & à laquelle il faut remedier promptement : car sçachez, dit elle, ma maistresse, que le matin que ce mal-heur arriva, Arimant vous avoit escrit, & j’ay icy la lettre, je venois toute joyeuse la vous apporter : mais quand je vous trouvay en cét estat, je fus si surprise, que je courois par la maison comme une folle, criant & me tourmentant : & de fortune estant ainsi hors de moy, je rencontray celuy qu’Arimant vous avoit envoyé, qui ne sçachant ce qui vous estoit arrivé, me pressoit d’avoir responce : Je luy dis que vous estiez morte, & luy donnay le mouchoir duquel vous parlez, pour le porter à son maistre en tesmoignage de vostre amitié. Et Arimant, repris-je alors, a mon mouchoir. Il l’a sans doute, me dit-elle, car il y a trois jours que je le donnay. O Dieux ! m’escriay-je, voila la perte d’Arimant, Que pensez vous Clarine qu’il devienne, voyant ceste asseurance de ma mort ? Elle demeura muette pour quelque temps, en fin elle me respondit : Il est certain que si ce jeune homme s’en est allé sans demander plus particulierement de vos nouvelles, il lui aura porté celles de vostre mort. Et à qui, repris-je, voudriez vous qu’il s’en fust enquis pour en sçavoir de plus certaines, qu’à vous mesmes ? Veritablement, Clarine, vous fistes là une grande faute : & la seconde n’est guiere moindre, lors que me voyant estre hors de danger, vous ne l’en avez point averty. Qu’esperez vous que fasse ce pauvre Chevalier ? Nous orrons dire qu’il aura fait quelque extreme resolution, & Dieu vueille qu’elle ne soit telle, qu’elle me convie à le suivre. Ma maistresse, me dit-elle, je vous en demande pardon, le desplaisir que j’avois de vostre mort, estoit tel, que je me resolvois à vous suivre, & j’avouë que j’envoyay ce mouchoir à Arimant expres pour le convier d’en faire de mesme. Il est bien vray que depuis je l’en devois avoir averty : mais j’ay esté de telle sorte employée aupres de vous, que je ne me suis souvenue non pas mesme de manger. Or sus, luy dis-je, escrivez luy de ma part, & si je puis, j’y mettray un mot de ma main. Clarine alors prenant la plume & le papier, apres avoir fermé la porte, de peur que quelqu’un ne nous surprit, luy escrivit ce peu de mots à la haste :


LETTRE
De Clarine à Arimant.

Je m’en desdis, Arimant, Cryseide vit encores, & m’a commandé de vous en avertir. Elle mourut certes quand je le vous manday : mais les Dieux l’ont ressuscitée pour vous. Vous estes le plus heureux Chevalier qui vive, estant aymé de la plus belle Dame de l’Univers : & seulement mal-heureux pour ne pouvoir estre tesmoing de vostre bon-heur.

Alors prenant à toute force la plume, avec beaucoup de peine j’escrivis ce peu de paroles. [Je vis, Arimant, & pour un seul Arimant.] Et soudain l’ayant bien cachetée, elle fait partir en toute diligence celuy qui desja y avoit esté une autrefois, luy commandant sur tout de luy bien dire par le menu ce qui m’estoit arrivé, & de faire une extréme diligence. Apres voyant que personne n’estoit encore dans la chambre, nous ouvrismes la lettre qu’auparavant il m’avoit escrite, & nous trouvasmes qu’elle estoit telle :


LETTRE
D’Arimant à Cryseide.

N’avoir tout le jour que des frayeurs, & des terreurs Panniques, & toute la nuict vous voir toute en sang, & avec un pied dans le cercueil me faire signe que je vous suyve, me trouble de sorte, que je ne puis appeler vie celle que je passe esloigné de vous. J’envoye ce porteur pour sçavoir comme se porte celle à qui je suis, je le suivray de si prez, que j’espere le trouver à son retour à my-chemin. Il faut qu’à ce coup la haine de Rithimer envers les miens cede à l’Amour que je vous porte.

Cette lettre me consola infiniment pour plusieurs occasions : L’une, que je pensay que plus il s’approcheroit du lieu où j’estois, tant plustost aussi sçauroit-il que le bruit de ma mort estoit faux. L’autre, que je cognus que veritablement il m’aymoit, parce que les Dieux n’envoyent jamais ces presages qu’à ceux qui y ont quelques interests : & en fin pour l’esperance que j’avois de le voir bien tost, & luy pouvoir communiquer un dessein que j’avois faict. Mais cependant son homme fit une telle diligence, que marchant & nuict & jour, il le trouva encores en sa maison, prest toutefois de partir le lendemain : il estoit de fortune encores au lict, & ce jeune homme s’approchant de luy : Seigneur, luy dit il, j’ay de grandes choses à vous dire, faictes sortir toutes vos gens d’icy. Et lors le leur ayant commandé & fermé la porte par le dedans, Arimant le voyant tout effroyé soupçonnant quelque grand accident s’estoit à moitié relevé sur le lict, & comme devinant son mal : Est-elle morte, luy demanda-t’il, ou vit-elle en- cores ? Alors ce jeune homme fondant en larmes, & luy presentant mon mouchoir : Helas ! Seigneur, respondit-il, voila qui vous dira ce que la douleur m’empesche de pouvoir proferer : & lors s’abouchant sur une table, se mit à sanglotter comme s’il eust voulu mourir : mais Arimant despliant ce mouchoir, & au commencement le voyant tout taché de sang, & enfin lisant ce que j’y avois escrit du doigt, TIENNE JE MEURS ARIMANT. O Dieux ! dit-il, elle est donc morte, & lors tombant à la renverse dans le lict, il demeura comme mort. Ce jeune homme apres avoir cessé un peu ses pleurs, & prenant garde que le Chevalier ne disoit mot, il courut vers luy, & le trouvant évanouy, le releve sur le lict, l’appelle, & le tourmente pour le faire revenir : mais voyant qu’il n’en faisoit point de signe, & craignant qu’il ne luy mourust entre les bras, il met promptement le mouchoir sous le chevet, & court à la porte appeler du secours : tous ceux de la maison y accoururent : car il estoit extremement aymé de tous, & luy apporterent tant de remedes, qu’en fin ils le firent revenir. Le premier mot qu’il dit ce fut un helas ! mais incontinant se prenant garde que la chambre estoit pleine de gens, il retint & les larmes & les plaintes, ne voulant en donner cognoissance à personne. Et parce que la contrainte le travailloit presque autant que son propre mal, il les pria tous de le laisser reposer, leur disant qu’il ne vouloit personne que ce jeune homme avec luy. Eux qui ne se doutoient point de l’occasion de son mal, & qui ne pensoient pas que ce fut autre chose qu’une deffaillance, qui ayant faict son cours ne pouvoit plus luy faire du mal, luy obeyrent incontinant : & lors se voyant seul : Qu’est devenu, dit-il, ce mouchoir : Seigneur, respondit le jeune homme, je ne veux plus vous le faire voir, puis que sa veuë vous rapporte tant de desplaisir. O mon amy reprit Arimant, que celuy-cy est peu de chose au prix de ceux que je me prepare : Non, non, continua-t’il, donne le moy seulement, car au lieu d’augmenter mon mal, il me soulage, voyant qu’elle a eu mémoire de moy au dernier moment de sa vie. Et lors le luy remettant entre les mains : O mouchoir, dit-il, qui me representes le plus grand de mes desastres, quel nom te dois-je donner qui responde aux effects que tu produits en moy ? Et là s’estant teu quelque temps tenant les yeux fermes sur les paroles de sang, tout à coup en le baisant il dit, je t’entends bien, interprete du cœur qui t’envoye, tu me convies de faire le mesme chemin, je n’ay garde de te refuser, je suis prest à faire ce voyage : je ne me duëils, sinon que tu m’ayes voulu devancer, ou pour le moins que nous ne l’ayons faict de compagnie. Et lors se tournant vers ce jeune homme : Mais, luy dit-il, mon amy, tu ne me dis point comment cét accident est arrivé : Seigneur, respondit-il s’il vous plaist vous donner un peu de repos, & que vous me promettiez que cela ne vous affligera point d’avantage, je vous diray tout ce que j’en sçay. Non, non, reprit soudain Arimant, il n’y a rien qui puisse agrandir ny diminuer ma douleur : dy moy seulement tout ce que tu en sçais. Je vous diray donc, continua ce jeune homme, que j’arrivay là de bon matin, & que suivant le commandement que vous m’en aviez faict : Je pris garde lors que Clarine alloit au Temple, où je luy mis la lettre que vous escriviez si discrettement dans la main, que personne ne s’en apperceut : & l’ayant priée de me faire promptement avoir ma responce, elle me dit que ce matin mesme je l’aurois. Incontinant apres j’allay dans le logis de Rithimer, car c’est où elle loge : mais à peine y fus-je entré, que j’ouys un grand bruit du costé de Cryseide. Je montay les escaliers, & je trouva[y] Clarine toute en pleurs & toute eschevelée, qui aussi tost qu’elle me vit : C’est dit-elle, une triste response que celle que tu porteras à ton maistre ceste fois. Cryseide est morte, parce qu’on la vouloit forcer d’espouser Clorange, porte luy ce mouchoir : où il verra escrit de la main, & du sang de Cryseide, le subjet qu’il a d’en aymer la mémoire. A ce mot, toute en pleurs, & criant comme une folle, elle passa en une autre chambre. O Dieux ! s’escria le Chevalier, faut-il que je vive seulement pour ouyr ces nouvelles ? Mais continuë, dit-il, je te prie. Vous pouvez croire, dict le Messager, que je demeuray grandement estonné, & toutefois pour en sçavoir plus de verité, je m’arrestay encore un peu en ce mesme lieu, & je vis sortir trois ou quatre personnes de la chambre de Cryseide, qui toutes estonnées, & tenant les mains joinctes ensemble, disoient, Elle est veritablement morte d’une estrange façon : Cela me donna curiosité & courage d’y entrer, voyant mesme que tous ceux de la maison y accouroient, je la vis, Seigneur, mais ô quelle veuë ! Je la vis morte dans son lict, & tout à l’entour le sang, qui mesme avoit coulé jusques en terre. A mesme temps, Rithimer & quantité de femmes y entrerent, & j’ouys que Rithimer s’escria, qu’elle s’estoit coupé les veines. J’eus peur alors d’estre recognu de quelqu’un : & parce que vous me l’aviez si expressement defendu, & que je creus ne pouvoir rien apprendre d’avantage, je partis à l’heure mesme de la ville, & m’en vins en toute la diligence qu’il m’a esté possible, non pas que je n’eusse beaucoup de regret de vous apporter une si mauvaise nouvelle, mais pour ne point manquer au commandement que vous m’en aviez fait. O Dieux ! s’escria-t’il alors, il n’y a donc plus de doute que Cryseide ne soit morte, puis que tu l’as veuë de tes yeux propres ? Et comment est-il possible que les Dieux ayent consenty à cette cruauté : mais comment se peut-il que j’oye ces nouvelles, & que je ne meure ? Vous Dieux vous l’avez permis pour ma punition, & moy je ne meurs point encores pour souffrir plus par le peu de vie qui me reste, que je ne ferois par une prompte mort. Il vouloit continuer lors que son pere qui avoit esté averty de son mal, & qui aymoit ce fils fort tendrement, comme n’ayant enfant que luy, & outre cela estant accomply de tant de perfections, s’en vint hurter à la porte de la chambre : & parce que ce jeune homme en recognut la voix, il en avertit Ari- mant, qui se remettant un peu, & cachant le plus qu’il luy estoit possible sa douleur, luy fit ouvrir la porte. Les fenestres estoient fermées, & les rideaux du lict tirez, de sorte que quand le père fut dans la chambre, il ne peut rien remarquer au visage d’Arimant : mais s’approchant de luy, & luy prenant le bras, il luy demanda comme il se portoit. Ce ne sera rien, luy dit-il Seigneur, j’ay eu une petite deffaillance, je croy que cela ne vient que de replession d’humeurs, à cause que je ne fais point d’exercice : mais si vous le trouviez bon, je croy qu’il me feroit grand bien de faire un petit voyage, tant pour dissiper ces humeurs, que pour changer un peu d’air : car il est vray que depuis quelques jours je ne me sens guere bien. Ce sera bien fait, respondit le pere : mais où voudriez vous aller ? Il me semble, respondit Arimant, que je ne sçaurois mieux faire que d’aller vers les Libicins, tant parce que c’est le lieu de ma naissance, qui profite grandement pour le changement d’air, que pour le contentement que j’aurois de voir nos parens, & nos anciens amis. J’en serois bien aise, respondit le père, mais je crains la haine que Rithimer nous porte. Seigneur, reprit incontinent le chevalier, n’entrez point en cette doute, cela seroit bon si vous y alliez, mais de moy il ne s’en soucie point, & il sçait bien que quand je serois mort, cela n’avanceroit en rien ses affaires, outre que j’y demeureray si peu & tousjours chez mes parens & amis, que quand il en auroit la volonté, il n’en aura ny le temps, ny la commodité. Le père croyant ce qu’Arimant disoit, se laissa facilement porter à son opinion : ce qui ne rapporta pas peu de bien pour tous, ny peu de consolation pour luy : car ayant auparavant resolu de se tuer, il remit l’execution de ce qu’il vouloit faire lors qu’il seroit en ce voyage. Il s’efforce donc de faire la meilleure mine qu’il peut, & part le lendemain, sans mener avec luy que ce jeune homme qui luy avoit porté la nouvelle, & un autre pour le servir à la chambre, disant à son père qu’il yroit plus asseurément avec peu de train, que s’il estoit mieux accompagné, parce qu’on ne prendroit pas si tost garde à luy. Son dessein estoit d’aller vers les Lybicins en toute diligence pour trouver Clorange en quelque lieu qu’il fut, de venir aux mains avec luy, & si la fortune luy estoit si favorable que de luy en donner la victoire, s’en aller sur le lieu où je serois enterrée & là se sacrifier soy-mesme à mes cendres. Et veritablement ce fut un grand heur que cette vengeance luy vint en l’ame, car elle retarda la volonté qu’il avoit de se deffaire : & celuy que je luy envoyois eust le loisir de luy porter nos lettres.

Le lendemain qu’il fut party d’auprés de son père, la moitié du jour estant desja passée sans qu’Arimant se souvint de manger, ny de reposer, celuy que je luy envoyois le rencontra au passage d’une riviere, qui s’appelle le Tesin, & sans le recognoistre l’outrepassa, tant parce qu’il ne pensoit pas le trouver ailleurs que dans Eporede, que d’autant que le desplaisir luy avoit de sorte changé le visage, qu’il estoit mescognoissa- ble, & qu’ayant si peu de suitte, il n’eust jamais pensé que ce fust Arimant : & Arimant mesme alloit tellement pensif, & les yeux de sorte arrestez contre terre, qu’il ne le vid point lors qu’il passa aupres de luy. Mais de bonne fortune celuy qui m’estoit venu trouver de sa part, n’en fit pas de mesme, qui l’ayant bien remarqué en vint advertir son maistre, luy disant que s’il vouloit il sçauroit bien au long l’histoire de Cryseide, parce qu’il avoit veu celuy qui desja une fois luy en avoit apporté des nouvelles : Et que veux-tu, respondit Arimant, que j’en apprenne d’avantage ? n’est-ce pas assez que je sçay qu’elle est morte ? Et ainsi sans tourner seulement les yeux il continua son chemin, mais ce jeune homme qui estoit assez advisé, & desireux de sçavoir comme j’aurois esté enterrée & tout le cours de mon histoire, retourna courant vers celui que j’envoyois, & luy faisant cognoissance, lui demanda des nouvelles de Clarine, & comme elle se portoit depuis la mort de Chryseide : Cryseide, dit-il, est en vie, & se porte bien, graces aux Dieux. Cryseide, repliqua l’autre, est en vie ? Ouy, reprit-il, elle est en vie, & m’envoye vers ton maistre ; Alors l’embrassant, ô messager de bonnes nouvelles, que les Dieux, dit-il, te rendent à jamais contant : suy moy, je te supplie au petit pas, & j’acourciray ton voyage. A ce mot le jeune homme donnant des esperons à son cheval, cria à son maistre, Arrestez seigneur, arrestez, que je vous redonne la vie, en eschange de la mort qu’autrefois je vous ay apportée. Arimant qui ouyt sa voix, & ne peut entendre ses paroles confuses, voyant les batemens des mains & la joye qu’il faisoit paroistre en ses actions, demeura estonné de ce changement, & lors qu’il fut un peu plus pres de luy, Qu’y a t’il, & qu’est-ce, luy cria-t’il, que tu me veux ? Seigneur, s’escria le jeune homme, bonnes nouvelles, Cryseide n’est point morte, elle vous envoye ce messager. Cryseide n’est point morte, reprit-il, tout hors de soy. Est-il bien possible ? Seigneur, dit l’Escuyer, il est certain, & voila celui qui vous en apporte des nouvelles. A ce mot, Arimant tournant les yeux & les mains au Ciel. O Dieux ! continua-t’il, soyez vous à jamais benis & loüez de cette faveur que vous me faites. Et à ce mot, celui que je lui envoyois arriva, & le recognoissant, Seigneur, lui dit-il, Clarine m’a commandé de vous donner cette lettre. Arimant estoit tellement hors de luy-mesme, qu’il la receut la main toute tremblante, & sans sçavoir ce qu’il faisoit, en fin se souvenant qu’il ne falloit point que ce messager sçeut l’affection qu’il me portoit, mais qu’il feignit que ce fut à Clarine : il reprit un peu ses esprits, & luy demanda de ses nouvelles. Seigneur, luy dit-[il: NB, elle par erreur dans le texte, VER autres éd.], elle se porte fort bien, & m’a commandé de vous dire de sa part que Cryseide aussi est en fort bonne santé. Cryseide, repliqua-t’il froidement, l’on m’avoit dit qu’elle estoit morte ? Et à ce mot, ouvrant la lettre de Clarine, quoy qu’il voulut dissimuler, si est-ce que son visage donna assez de cognoissance de cette joye inopinée, & plus encores quand il vit le peu de mots que je luy avois escrit, sans lesquels il eut pensé que Clarine le vouloit tromper, mais recognoissant fort bien mon escriture, il s’asseura entierement que je vivois, encore qu’il jugeast bien que j’estois fort foible. Relevant donc les yeux : Mais dy moy mon amy, est-il possible, luy dit-il, que Cryseide ait esté en l’estat que l’on m’a fait entendre ? Seigneur, respondit le messager, elle a encore esté plus mal que l’on ne vous a point dit : car on peut dire qu’elle a esté morte, & puis retournée en vie : & lors il luy raconta tout ce qui m’estoit arrivé, & de quelle façon j’en avois usé. Il faut avoüer, dit Arimant alors, que Chryseide faict honte aux Dames par sa beauté, & aux Chevaliers par la grandeur de son courage : Et craignant d’en dire trop, il se teut, & reprenant son chemin alla repaistre en la plus prochaine ville, ou il ne se pouvoit lasser de se faire redire tout ce qui s’estoit passé.

Et d’autant que les nouveaux accidens donnent de nouveaux conseils , Arimant s’estant arresté en ce lieu le reste du jour, il ne fit toute la nuict que penser au moyen qu’il auroit de me voir. Et ne pouvant se bien resoudre tout seul, il appella ce jeune homme qu’il m’avoit envoyé, & qui outre l’affection qu’il avoit à son maistre, n’avoit point faute d’esprit ny de jugement. Il luy communique donc le desir qu’il avoit de me voir, que jamais il n’auroit ny repos ny contentement, qu’il n’eust esté aupres de moy : Que toutesfois Rithimer hayssoit de sorte son père, qu’il ne scavoit avec quelle asseurance il pourroit venir où j’estois, ny moins entrer dans mon logis. Ce jeune homme apres y avoir quelque temps pensé, Seigneur, luy respondit- il, il faut faire de necessité vertu : Renvoyez ce messager afin qu’il ne descouvre vostre dessein, & puis desguisez vous, & vous habillez en marchand, vous pouvez entrer dedans la ville, & y demeurer quelque temps sans estre cogneu, estant sur le lieu, peut estre se presentera-t’il telle commodité, que vous ne sçauriez d’icy vous imaginer.

Arimant trouva bonne l’opinion de ce jeune homme, & dés qu’il fut jour despecha le mien, qui le lendemain me rendit sa lettre, & nous dit en quel lieu il l’avoit trouvé, & par quel hazard recogneu : Je ne vous redis point icy, gentil Hylas, quelle fust sa responce, car vous pouvez juger qu’elle estoit pleine de remerciement & d’extremes contentemens. Sur la fin il m’asseuroit de me voir bien tost, quelque fortune qu’il put courre. Cependant il ne perdit pas le temps, car jugeant qu’il estoit plus à propos de ne s’aprocher point du lieu où j’estois sans estre desguisez, il fit faire trois habits de marchands en toute diligence, & puis passant par un bois, ils les vestirent, & serrerent les leurs dans des malles, pour les reprendre quand il seroit necessaire, & ainsi revestus, & se desguisant le mieux qu’ils pouvoient, ils entrerent dans la ville où j’estois, & se logerent en une hostellerie la plus voisine de la porte. Quant à luy il tint le logis tout le reste du jour : Mais il en envoya ses valets apprendre des nouvelles, & entre autre commanda à celuy qui m’avoit apporté des siennes, qu’il sçeut comme je me portois, & qu’il vit Clarine s’il estoit possible. Ce jeune homme s’a- quitta fort bien de la commission qu’il lui avoit donnée, & le soir l’un & l’autre luy revindrent dire tout ce qu’ils avoient appris. Celuy qu’il avoit envoyé en mon logis, luy dit, qu’il avoit veu Clarine, & qu’il avoit parlé quelque temps à elle, sans qu’elle le recogneust, & qu’en fin s’estant faict cognoistre, elle l’avoit mené vers sa maistresse qui estoit encores au lict retenuë de la foiblesse, pour la grande perte de sang qu’elle avoit faite, & là se mettant sur mes loüanges, lui juroit ne m’avoir jamais veuë si belle, parce que j’estois plus blanche, & le teint si beau qu’il ne se pouvoit rien voir de semblable, & puis luy raconta que de fortune estant toute seule, il avoit eu le loisir de m’entretenir fort au long, & de me dire comme il s’estoit déguisé, pour n’estre recogneu de Rhitimer, ou de quelqu’un des siens, le redoutant grandement à cause de la vieille inimitié qu’il avoit avec son pere, & qu’encore que son peril nous fit peur : si est-ce que Clarine & moy en avions ry de bon cœur, nous le representant revestu de ceste sorte : Qu’enfin je luy avois dict, que puis qu’il estoit ainsi déguisé, il faloit chercher quelques toiles ou autres choses semblables, & faire semblant de me les venir vendre : que s’il se trouvoit que quelqu’un fust en ma chambre, cela serviroit d’excuse, pour revenir une autre fois avec plus de commodité, que si j’estois seule avec Clarine, comme il avenoit fort souvent, il pourroit entrer, & parler à moy avec toute sorte d’asseurance. Arimant oyant ceste proposition la trouva bonne, luy qui n’en eut pas desappreuvé une seule qu’on luy eut voulu proposer, pour hazardeuse qu’elle eut esté. Et ainsi commença à se mettre en queste de la marchandise qui luy estoit necessaire. Quant à son homme, les nouvelles que l’autre luy raconta, ce furent les frayeurs que ceux de la ville avoient d’un certain Roy estranger, que l’on disoit venir des Gaules pour ravager toutes ces contrées, comme il avoit fait desja diverses fois : & venant un peu plus sur les choses particulieres, disoit que tous ceux de la ville murmuroient, que cependant que ce Roy pilloit & ravageoit presque toute la Gaule Cisalpine, & la dépeuploit d’hommes & de femmes, qu’il emmenoit prisonniers ; Rithimer s’amusoit à faire l’amour à une jeune fille nommée Cryseide, & perdoit non seulement le soucy de ces peuples qu’il avoit en gouvernement, mais encore de la reputation qu’il avoit autrefois acquise par tant de beaux exploicts de guerre.

Cette derniere nouvelle toucha fort au cœur d’Arimant : toutefois se voyant si prés de moy, & esperant de me voir bien-tost, il ne s’y arresta pas longuement : mais tournant entierement toutes ses pensées à donner ordre à recouvrer la marchandise par laquelle il esperoit avoir entrée en mon logis ; Il se chargea & son homme aussi, des plus belles toilles qu’il put trouver, & feignit de venir des Gaules, d’où il en sort ordinairement de tres-belles, outre qu’ayant la langue Gauloise, il luy estoit fort facile de se faire croire marchand Gaulois. Il employa tout le lendemain à dresser tout son équipage de marchandi- se, & ayant bien accommodé ses bales, s’en vint au logis de Rithimer, & conduit par ce jeune homme qui y avoit desja esté, passa au costé où je logeois : ceux qui les voyoient monter avec leurs bales, ne leur demandoient point où ils alloient, parce que les pensans estre des marchans, & d’ordinaire plusieurs y venant, ils ne trouvoient point estrange de voir ceux-cy. Ils s’arresterent dans l’anti-chambre, où de fortune le petit garçon qui avoit accoustumé de me servir, passant pour quelque affaire que je luy avois commandé, les vid : & r’entrant dans la chambre dit à Clarine, qu’il y avoit des marchands dans l’anti-chambre qui demandoient si l’on vouloit acheter de la toille. Clarine incontinent se douta que c’estoit Arimant, & s’approchant de moy : Vous verrez, me dit-elle, Madame, que ce seront nos marchands : Allez voir, luy dis-je, & si ce sont eux, faites les entrer, car nous aurons loisir de voir leur marchandise, cependant qu’il n’y a personne qui nous empesche. Et il estoit vray, que de bonne fortune il n’y avoit dans ma chambre que nous trois : Clarine incontinent s’y en alla & parce que le petit enfant la suivit, elle fit semblant de ne les cognoistre point, leur demandant quelle marchandise ils portoient ? De fort belles toiles, respondit Arimant en langage Gaulois, & à fort bon marché. Vous venez, dit-elle, tout à propos, car Madame est seule, elle sera bien aise de voir vostre marchandise. Et à ce mot, elle les conduisit vers moy.

Je vous avoüe, Hylas, que je fus tellement transportée, & luy aussi, que voyant n’y avoir personne dans la chambre qui nous peut voir, parce que Clarine avoit donné une commission au petit qui nous servoit, pour aller par la ville, d’abord qu’il entra dans ma chambre, je luy tendis les bras, & luy s’en vint de mesme vers moy, & se mettant à genoux devant mon lict, je le tins un fort long temps serré contre mon sein, si surprise de contentement, que je ne pouvois le destacher de mes bras. Amy, luy dis-je, enfin voicy ta Cryseide, que les Dieux ont refusée pour ne te faire une si grande injustice que de te ravir ce qui est si bien à toy. Madame, dit-il, je recognois en cela que veritablement ils sont Dieux, puis qu’ils sont si justes. Mais quel pensez vous que vous me rendez, quand vous me dites que Cryseide est mienne ? Arimant, reprit-elle, soyez certain que si Cryseide n’est vostre, elle n’est point du tout, je le vous ay escrit de mon sang, & si vous en voulez un plus grand tesmoignage, vous l’aurez de moy, & tout tel que mon honnesteté me le pourra permettre, car je pense estre bien raisonnable, qu’ayant voulu mettre la vie pour me conserver toute à vous, je ne reserve plus rien qui ne soit vostre, ou pour mieux dire à vostre discretion, sinon ce qui seul me peut rendre digne d’estre à vous.

Il vouloit respondre, lors que Clarine le vint oster d’aupres de moy, parce qu’elle oyoit marcher dans l’antichambre. Se retirant donc diligemment, il se mit aupres de son compagnon, qui commençoit desja à desployer sa marchandise, & à la monstrer à Clarine, qui faisoit gran- dement l’empeschée à bien considerer la bonté & la beauté de la toille, & en mesme temps Rithimer entra dans la chambre. Il avoit accoustumé de me venir voir fort souvent, & sembloit que le bruit qui couroit par la ville de l’amour qu’il me portoit, ne fut point faux, car depuis l’accident qui m’estoit arrivé, l’affection qu’il me souloit porter estoit tellement augmentée, que sa femme mesme s’en estoit aperceuë : Et parce qu’elle estoit d’un naturel fort jaloux, & qui ne vouloit point que personne eust part en ce qu’elle devoit posseder toute seule, elle commençoit de me haïr, & de faire resolution de m’esloigner de Rithimer aussi tost que je serois en estat de pouvoir marcher : Et voyant ma mere fort en colere contre moy, pour le refus que j’avois fait de Clorange, elle ne fit point de difficulté de le luy dire : & de fortune Clarine, sans qu’elles s’en apperceussent, ouyt tous leurs discours, & me les raconta. Cét esloignement n’estoit pas celuy qui me faschoit, car au contraire j’en estois tres-aise, pensant par ce moyen de revenir à Eporede : mais ce fut la cruauté de ma mere, qui jura en mesme temps, que le voulusse-je ou non, soudain que je serois hors de la presence de Rithimer, elle me feroit espouser Clorange. Ceste resolution de ma mere m’en fit prendre une autre, que peut-estre je n’eusse pas euë de long temps, qui fut de me donner entierement à Arimant, & de fuyr en toute façon la tyrannie de laquelle elle vouloit user sur moy.

Mais pour revenir à Rithimer, le voyant entrer dans ma chambre, je dis tout haut à Clari- ne, qu’elle dist à ces marchands que pour ceste heure ils s’en allassent, & qu’ils revinssent le matin, que j’acheterois volontiers de leurs toiles, & cela je le fis exprez, afin que si Rithimer les revoyoit une autre fois, il ne le trouvast pas estrange. Arimant qui sçavoit le bruit qui couroit de l’Amour que ce Prince me portoit, le voyant fort aymable de sa personne, outre la faveur que sa qualité luy pouvoit acquerir, le regardoit avec un œil qui ne ressentoit point le marchand, & suportoit avec une peine extréme, qu’il fallust luy quitter la place, & s’en aller pour ne rien descouvrir, toutesfois voyant qu’il le falloit faire par force, il replia & refit ses bales, & apres les mettant sur son compagnon, apres avoir fait une grande reverence s’en alla : Et moy le voyant partir, je luy criay, Adieu nostre maistre, ne faïllez pas de revenir demain au matin.

Voyla quelle fut nostre premiere veuë : Mais pour ne tirer ce discours trop en longueur, Sçachez Hylas, que le lendemain il revint lors que chacun estoit allé au temple, & qu’il n’y avoit que Clarine aupres de moy, & pour ne perdre le temps à redire les mesmes propos que nous tinsmes, nostre resolution fut telle : Voyant qu’aussi tost que je serois en estat de marcher, ma mere m’emmeneroit pour me faire espouser par force Clorange ; Nous fusmes d’avis de la devancer, & que quelques jours avant que de faire cognoistre que je fusse bien remise, je manderois vers Arimant, qui cependant demeureroit vers les Libicins, & que m’habillant en homme, je me desroberois, & m’en viendrois le trouver au logis, où alors il logeoit, & que de là il m’emmeneroit où bon luy sembleroit, avec promesse de m’espouser au premier lieu où il pourroit le faire en asseurance, & que cependant nous vivrions comme frere & sœur. Cette deliberation prise, Arimant donna ordre de faire les habits, tant pour moy, que pour Clarine, & avant que de partir, les luy remit entre les mains, & puis promit sans faillir d’estre le quinziéme jour apres en cette mesme ville, & dans le mesme logis où il estoit alors logé, lequel il fit aussi fort bien recognoistre à Clarine, afin qu’elle m’y sçeust conduire. Voyez, Hylas, à quoy la rigueur des meres conduist quelquesfois les enfans qui sont mal-advisez . Or voicy ce qui en advint : Les quinze jours estant escoulez, & croyant qu’Arimant fust en son logis comme nous avions resolu ensemble, je ne manquay point à m’y rendre vestuë en homme, & Clarine aussi, & si bien deguisées, qu’ayans rencontré au sortir du logis ma mere qui revenoit du Temple, elle ne nous recognut ny l’une ny l’autre : Mais je fus bien estonnée quand je fus au logis, & que je n’y trouvay personne, & plus encores quand je vis arriver la nuict, sans avoir point de nouvelles de luy, ce fut alors que je commençay à me repentir de ma fuitte precipitée, & d’avoir esté si hastive à sortir d’aupres de ma mere, sans sçavoir pour le moins si Arimant estoit revenu : & ce qui me troubla d’avantage, ce fut qu’incontinent le bruit s’espandit par toute la ville que j’estois perduë, & qu’on me faisoit chercher de tous costez : me resolvant en fin à tout ce qui m’en pouvoit arriver, & me semblant que la mort remedieroit au pis aller à tous mes inconveniens , je dis à Clarine, qu’il falloit sortir par quelque moyen de cette ville, & que je pensois puis qu’Arimant n’estoit point venu, qu’asseurément il luy estoit arrive quelque grand empeschement : Et lors que nous estions en la plus grande peine, je vis entrer dans la chambre le jeune homme qui servoit Arimant. Vous pouvez penser, Hylas, quel contentement j’en eus, il fut tel, que luy jettant les bras au col, Ah ! mon amy, luy dis-je, & où est ton maistre ? Il est en sa maison, me dit-il, mais si blessé qu’il n’a peu venir. Et qui l’a traitté de cette sorte ? repliquay-je toute tremblante : C’est, respondis-il, une personne à qui il a donné la mort. Et pour ne vous point tenir en peine plus long temps, sçachez, dit-il, que mon maistre n’ignorant point le dessein que Clorange avoit sur vous, il l’a fait appeler, il s’est battu avec luy & l’a tué : il est vray qu’il n’est point sorty du combat sans deux grandes blesseures, qui encores qu’elles ne soient gueres dangereuses, ne laissent de l’incommoder de sorte, pour estre l’une à la jambe, & l’autre à la cuisse, qu’il luy est impossible de souffrir le cheval, ny de marcher : Et voyant qu’il ne pouvoit estre icy comme il vous avoit promis, il m’y a envoyé pour vous servir & vous conduire où il est, m’ayant donné & chevaux & tout ce qui est necessaire : Mon amy, luy dis-je, je croyois bien que quelque grande occasion empeschoit ton maistre d’estre icy : Je loüe Dieu de ce que luy & moy soyons hors de la peine que Clorange nous pouvoit donner, je voudrois bien qu’il ne luy eust pas cousté si cher : Quand tu voudras nous nous mettrons en chemin pour aller penser ses blesseures. Je pense à la verité ; me dit-il, que l’on ne sçauroit luy donner un meilleur remede : Et lors appellant Clarine, nous commençasmes à consulter ce que nous avions à faire pour eschaper, y ayant apparence qu’il y auroit de grandes gardes aux portes, & apres avoir longuement debatu, nous conclusmes qu’il falloit que le jeune homme allast au Palais de Rithimer, pour ouyr ce que l’on disoit, & apprendre s’il estoit possible, de quelle façon l’on faisoit nostre recherche, & que cependant nous nous couperions les cheveux, afin que si de fortune nous estions trouvées, l’on ne nous peust cognoistre que difficilement.

Ceste deliberation faite, ce jeune garçon part, & va avec une tres-grande finesse, se meslant parmy les domestiques de Rithimer, où il entend que tout leur discours n’estoit que de moy : Les uns disoient que je m’en estois fuye & avec raison, parce que l’on me vouloit forcer d’espouser Clorange, le plus malfait de tous les hommes de la Gaule Cisalpine. Les autres qui pensoient estre plus fins, alloient murmurant contre la femme de Rithimer, disant qu’elle m’avoit faict desrober, jalouse de l’amitié que son mary me faisoit paroistre, & ceste derniere opinion passa si avant, que Rithimer le creut, se souvenant qu’en semblable occasion elle en avoit desja usé ainsi, & cela fut cause que quand ma mere s’alla jetter à ses pieds, pour le supplier de me faire chercher avec diligence, il luy dist avec un sousris de colere, Allez, allez, Madame, & si vous ne sçavez où est vostre fille, demandez-la à vostre parente, & sans luy faire autre response se tourna de l’autre costé. Cela fut cause que ma mere redisant à sa femme ce qu’il luy avoit respondu, & le peu de conte qu’il en avoit fait, & d’ailleurs ayant assez recogneu l’affection qu’il me portoit, elle creut qu’asseurément Rithimer m’avoit faict desrober, pour me tenir cachée en quelque lieu de plaisir. Quant à ma mere elle ne sçavoit que soupçonner : Une fois elle croyoit que Rithimer m’eust ravie ; l’autre, que c’estoit sa femme, qui par jalousie m’eust fait desrober, car de penser que ce fust pour Clorange, ne sçachant point que j’eusse esté advertie de la resolution qu’elles avoient faite, elle ne pouvoit s’imaginer que c’en fust la cause ; & ainsi pour ne sçavoir lequel croire, elle croyoit, ou plustost craignoit tous les deux. Et de là il advint que se soupçonnant ainsi tous trois, ils ne mirent pas grande peine à me faire chercher, se mocquant l’un de l’autre, quant il y en avoit quelqu’un qui proposoit qu’il le falloit faire. Ce soupcon fut celuy qui me donna la commodité de sortir le lendemain un peu avant midy, outre qu’estant un jour de marché, il nous fut aisé de nous mesler parmy la foule, & mesme n’y ayant personne aux portes qui eust charge de prendre garde à nous. Dieu scait si nous pressasmes nos chevaux, quand nous fusmes hors des faux-bourgs de la ville, nous allasmes repaistre dans un bois des provisions que ce jeune homme avoit apportées : & de là reprenant nostre chemin, nous marchasmes toute la nuict, & jusques au lendemain qu’il estoit plus de midy, que nous allasmes loger dans une maison des amis d’Arimant, auquel ce jeune homme donna une lettre de sa part, & où nous receusmes toute la bonne chere qu’il se peut dire : mais j’estois tellement assoupie du travail du chemin, & de la longue veille, que je m’endormois en mangeant : nous reposasmes donc le reste du jour, & toute la nuict suivante : je croy quant à moy que ce fut sans m’esveiller : je scay bien pour le moins que le Soleil estoit fort haut que j’estois encor au lict, & lors que ce jeune homme me vint appeler, il me sembla que la nuict avoit esté bien plus courte que de coustume. Nous reprismes donc le chemin, & marchasmes jusques à la nuict, que nous arrivasmes un peu apres les vingt-quatre heures en la ville des Lybicins, avec le contentement que vous pouvez penser. Mais vous scaurois-je representer combien fut grand celuy d’Arimant lors que je l’allay embrasser dans son lict ? Il fut tel, que ses playes se r’ouvrirent & recommencerent à saigner, de sorte qu’il faillit d’y demeurer : & je croy qu’il avoit tant de joye de me voir en sa maison que si je ne m’en fusse prise garde, il n’en eust rien dit pour ne me point effroyer : mais luy voyant le visage tout changé, je luy demanday s’il ne se trouvoit point mal. Ce n’est rien, me dit-il, mon frere (ç’est ainsi que depuis nous nous appellas- mes tousjours) il faut seulement faire venir le Chirurgien, cependant que vous poserez vos bottes, car je ne laisseray de soupper avec vous, encore que je sois au lict : C’est ainsi que je l’entends, lui dis-je, & appellant le Chirurgien, apres que je l’eus embrassé, je me retiray un peu en ma chambre. Mais vous pourrois-je bien dire les discours de Clarine, & les gracieuses rencontres qu’elle faisoit ? Je croy qu’il seroit mal-aisé, parce qu’ayant esté tousjours en frayeur jusques-là, il sembloit qu’elle fust revenuë de la mort à la vie. Cependant que nous allions gaussant ensemble l’on nous vint avertir qu’Arimant avoit perdu tant de sang, que ses playes s’estoient beaucoup empirées, & que le danger en estoit grand. Je courus toute effrayée vers luy, mais je trouvay que le sang estoit desja estanché, & le Chirurgien me pria de le laisser en repos pour toute la nuict, que le mal n’estoit pas grand, mais qu’il le pourroit devenir si l’on n’y prenoit garde. Je fus donc contrainte de me retirer sans le voir, & je vous supplie, Hylas, considerez ce que peut l’amour. Le jour precedent que je n’avois fait que la moitié du chemin, j’estois si lasse, & si outrée de sommeil, que je ne pouvois tenir les yeux ouverts, & à ce coup que j’en avois fait encore autant, je ne pus clorre l’œil de toute la nuict, mais de temps en temps j’envoyois scavoir comme se portoit Arimant, sans reposer, que le matin qu’il me fut permis de le voir. Et quoy, mon frere, luy dis-je, vous vous estes trouvé mal, & vous ne vouliez pas nous le dire ? Je sentois bien, me dit-il en sousriant, que mes playes saignoient, mais je vous avouë que j’estois bien-aise de perdre un peu de sang pour vous, en eschange de celuy que vous avez employé pour moy. Ah ! luy dis-je, mon frere, nos desseins estoient bien differents, car lors que j’ay perdu le mien, c’estoit pour me conserver à vous, & vous à cette heure vous perdiez le vostre pour vous ravir à moy.

Mais, Hylas, que vay-je vous racontant toutes ces choses par le menu, puis que ce temps qu’entre tous ceux de ma vie je puisse dire avoir esté le seul heureux, est tellement changé, qu’il ne m’en reste que la memoire pour le regretter ? Je le passeray donc sous silence, pour ne redire mes contentemens en une saison, où il n’y en a plus pour moy. Et vous diray, qu’apres avoir demeuré six sepmaines en ce lieu pour donner loisir aux blessures d’Arimant de se guerir, son pere luy manda qu’il le revint trouver : car ayant sceu le duel qu’il avoit faict contre Clorange, il estoit en continuelle peine pour luy, non seulement pour les blesseures qu’il avoit receuës, mais aussi pour la haine de Rithimer. Et lors qu’Arimant receut ce commandement de son pere, ce fut en mesme temps que ses playes estoient du tout gueries. Le mal qu’il avoit eu, & l’incommodité de ses blesseures avoient esté cause, que tous les desseins qu’il eust peu avoir sur moy, avoient esté prolongez jusques à ce qu’il sortiroit du lict, & maintenant qu’il n’avoit plus de mal, lors qu’il me tesmoignoit de m’en vouloir presser, je ne pouvois lui remettre devant les yeux, sinon qu’il considerast que j’estois sienne, & que la cognoissance que je luy en avois donnée n’estoit pas si petite, qu’il en put doubter : Que ce qu’il demandoit de moy n’estoit pas raisonnable, sinon avec les conditions qui en pouvoient oster toute sorte de blasme, qu’il pouvoit bien penser que quand je m’estois remise entre ses mains, ç’avoit esté avec dessein de me donner entierement à luy ainsi que j’avois faict, & que je faisois encore : mais que je le supliois d’avoir un peu d’égard à ce que & lui & moy nous nous devions : parce que si je lui devois toute sorte de contentement & de satisfaction, il me devoit aussi la conservation de la seule chose qui me pouvoit rendre digne de luy, qui estoit mon honnesteté : & lors qu’il me respondoit qu’il n’avoit jamais eu autre dessein, & qu’il aymeroit mieux la mort, que de vouloir de moy chose quelconque, que sous les conditions de m’espouser : Je luy representois alors, qu’il estoit impossible de faire le mariage au lieu où nous estions, à cause que si Rithimer le sçavoit, comme il seroit impossible qu’il ne le sceust, il n’y auroit rien qu’il ne fit pour se vanger de ceste injure, qu’il falloit donc nous mettre en lieu où il n’y eust pas tant de danger : qu’outre cela, encore seroit-il bon que son pere en fust adverty, parce qu’encores que nous fussions tous deux resolus de passer outre, quoy qu’il ne le voulut pas, si estoit-il raisonnable de luy rendre ce devoir, que les Dieux avoient grandement agreable le respect & l’obeyssance que les enfans rendoyent à leur pere , & que cela seroit cause qu’ils beniroient nos intentions & nos desseins. Bref, Hylas, je sceus luy representer mes raisons de sorte, que me prenant entre les bras, & me baisant : Il est impossible, me dit-il, de resister à ce qu’il vous plaist, faictes & ordonnez de ma vie & de mon contentement comme il vous plaira. Et quand il receut le commandement de son pere de s’en retourner, Ne voyez-vous pas, luy dis-je, comme Dieu commence à bien-heurer nostre dessein, puis que nous allons en lieu où nous le pourrons achever plus facilement ?

Il se mit donc en chemin, & m’emmena avec luy, mais parce qu’il ne vouloit que son pere me cogneust, avant qu’il eust accordé son mariage, il changea mon nom, & m’appella Cleomire, disant que j’estois Gaulois Transalpin, favorisé en cela de la langue Gauloise que j’avois : Et pour prendre subject de me tenir aupres de luy, il disoit que je luy avois sauvé la vie au combat qu’il avoit faict avec Clorange, ayant empesché que deux des siens qui s’estoient cachez au lieu où le duel avoit esté faict, ne luy fissent supercherie, m’estant si genereusement opposé à tous les deux, qu’encore qu’il fut si blessé, qu’à peine se pouvoit-il tenir debout, toutesfois je les avois forcez de se sauver à la fuitte, & que cét acte l’avoit tant obligé, qu’il ne vouloit jamais se separer de moy. Considerez, Hylas, comme la personne qui ayme se va imaginant des sujets d’obligation, car il faut que vous sçachiez qu’Arimant estoit si aise que chacun le pensast ainsi, que j’ay opinion qu’en fin luy-mesme, le croyoit aussi bien que les autres.

Nous fismes nostre voyage heureusement & arrivasmes à Eporedes, où le pere d’Arimant nous receut avec tant de bon visage, qu’il faisoit bien paroistre l’amitié qu’il portoit à ce fils. Mais quand il sçeut que j’estois Cleomire, duquel son fils luy avoit escrit la valeur & l’assistance imaginée, je ne sçaurois vous dire les remercimens & les offres qu’il me fit, car veritablement ç’estoit un tres-honorable Chevalier & plein de toute vertu, & digne du non qu’il portoit. Je fus bien aise & Arimant aussi, de voir ce bon commencement, ayant esperance que bien tost le progrez de ceste amitié nous porteroit à l’heureux accomplissement que nous desirions. Les premiers jours estans passez, & Arimant ne pouvant avoir repos qu’il ne vit la conclusion de nostre mariage : nous consultasmes longuement ensemble, de quelle façon nous y devions nous y conduire. En fin nous fusmes tous quatre d’opinion, car Clarine & ce jeune homme estoit tousjours de nostre conseil, qu’il falloit que ce fust moy qui en fisse l’ouverture au pere, parce que depuis que j’estois arrivée, il avoit pris une si grande creance en ce que je lui disois, que sans doute il se laisseroit porter à tout ce que je voudrois, & que je lui conseillerois : Je pris cette charge fort à contre-cœur, me semblant que c’estoit bien contre la coustume qu’il me falut demander un mary, au lieu que ce sont tousjours les maris qui demandent les femmes. Toutesfois puis que desja ma fortune m’avoit fait rompre les coustumes des autres femmes, je creus que mon affection m’en pou- voit bien faire faire de mesme à ce coup, outre que voyant que c’estoit la volonté d’Arimant, j’eusse pensé de faire une tres-grande faute, si j’y eusse contredit.

Je m’en vay donc trouver le pere dans un jardin, où alors il se promenoit tout seul, & apres l’avoir salüé, & que nous eusmes parlé quelque temps de la beauté du lieu & de la saison, enfin je fis tomber le propos sur le contentement que chacun a de se voir perpetuer en ses enfans ; & puis luy representant quel devoit estre le sien quand il consideroit Arimant, comme le plus accomply Chevalier, non seulement des Salasses & des Libicins, mais de toute l’Æmilie. Il me respondit, que l’amitié que je luy portois me le faisoit croire tel : J’avouë, luy dis-je alors, que je l’ayme plus que Chevalier que j’aye jamais cognu, mais avant que je l’aye aymé de cette sorte, je vous asseure Seigneur, que je l’ay estimé tel, & que tous ceux qui en parlent en font le mesme jugement. Mais, continuay-je, puis que nous en sommes venus si avant, encore faut-il que je vous die que je me suis fort estonné comme vous avez tant tardé à le marier, il en est d’aage, & je croy que ce seroit beaucoup adjouster à vostre contentement, si vous le voyez marié, & bien tost apres, pere de plusieurs beaux enfans. Vous avez raison, me respondit-il, je ne croy pas que si je voyois ce que vous dites, j’eusse rien plus à desirer : mais les partis sont si rares, & j’en vois si peu, qu’il faut de necessité attendre si le Ciel ne nous en presentera point quelqu’un. Peut estre, adjoustay-je, vous voulez trop choisir. Pardonnez moy, me dit-il, mais c’est que veritablement je n’en vois point, car pourveu que je trouvasse une fille noble & vertueuse, & qu’il n’y eust point de reproche en sa race, je ne m’arresterois guere à la richesse : Il me semble, luy dis-je, que vous oubliez l’un des plus grands poincts : Et lequel ? me respondit-il : C’est, luy dis-je, qu’ils s’entre-aymassent bien tous deux : Il est vray, reprit-il incontinent, mais je n’ay point mis ceste condition, parce qu’elle doit estre la premiere presupposée, vous protestant, Cleomire, que j’aymerois mieux la mort, que si je voyois que la necessité de mes affaires contraignit Arimant d’espouser une femme indigne de luy, ou qu’il n’aymast pas, ayant desja rompu un mariage, pour avoir recognu qu’il n’y avoit pas de l’intention. Vous estes, repliquay-je, vray pere en cela : Mais que diriez-vous, Seigneur, si encore qu’estranger, je vous proposois un party en ce pays, où vous trouverez toutes les conditions que vous venez de dire ? & qu’il ne tiendra qu’à vous que vous n’ayez quand vous voudrez ! Je dirois, me respondit-il tout estonné, que vous avez eu plus d’eprit que tant que nous sommes. Non pas cela, luy dis-je, mais peut estre plus de commodité de le recognoistre que les autres. Or si vous l’avez agreable, je le vous proposeray, mais avec cette condition, que vous me ferez l’honneur de recevoir ce que je vous en diray, comme d’une personne qui vous honore infiniment, & qui ayme Arimant plus que toutes les choses du monde. Vous avez rendu tesmoignage à mon fils de ce que vous dites, me respondit-il, & j’ay telle creance de l’amitié que vous me portez, que vous ne devez douter que je ne reçoive tout ce que vous me proposerez, comme venant d’une personne que je dois aymer, honorer, & croire plus qu’autre que je cognoisse.

Avec cette asseurance, repris-je, je vous diray donc, Seigneur, que vous avez pres de vous & en cette ville mesme ce que vous cherchez bien loing, la noblesse de la race, la vertu & l’amour que le mary & la femme se doivent porter, & encores les biens, selon la qualité de vos maisons, choses qui toutes ensemble ne sont pas peu considerables. Et pour Dieu, m’interrompit-il, je vous supplie Cleomire, nommez-la moy vistement : C’est, luy dis-je en rougissant un peu, Cryseide. Veritablement, me dit-il alors, pour sa maison, & pour son bien je l’avoüe, mais pour le reste, je ne sçay qu’en dire : & faut que je vous die qu’il a esté un temps, lors qu’elle estoit icy, que je l’eusse desirée, n’eust esté que sa mere est parente de la femme de Rithimer, lequel je ne sçay si vous en avez esté averty, me veut un grand mal. Seigneur, luy dis-je, me permettrez-vous que je parle en sa deffence, sans offencer vostre jugement ? & lors m’ayant dit qu’il en seroit bien aise, je repris la parole de cette sorte :

Je ne croy pas que Cryseide ait fait que deux actions qui vous puissent avoir donné subjet de changer le jugement que vous aviez fait d’elle : La premiere, la resolution qu’elle fit de se coupper les veines, & mourir plustost, que d’espou- ser Clorange : Et l’autre, sa fuitte hors des mains de sa mere. Mais afin que vous puissiez mieux estre esclaircy de ces deux poincts, il faut que je vous descouvre une chose, que sans doute vous n’avez pas sceuë, & laquelle toutefois je vous supplie de ne trouver point mauvaise, puis que le respect qui vous est deu a tousjours esté conservé entier comme vous entendrez. Scachez donc, Seigneur, qu’Arimant ayant veu cette fille de laquelle nous parlons, & en faisant le mesme jugement que vous, recognoissant outre cela quelque beauté en elle, en devint tellement amoureux, qu’il ne laissa aucune sorte de recerche pour s’en faire aymer. La fille qui recognut l’honneur que vostre fils luy faisoit, apres avoir souffert quelque temps les soings & les devoirs que les personnes qui ayment bien, ont accoustumé de rendre, luy demanda quelle estoit son intention ? Arimant qui en cela ainsi qu’en toute autre chose procedoit en vray Chevalier, & comme ne degenerant point de la vertu de ses illustres predecesseurs, luy respondit, qu’il pretendoit acquerir ses bonnes graces, non point pour en mes-user : mais pour se lier avec elle du lien de mariage, comme ceux de sa condition ont accoustumé de faire. Et lors qu’elle luy mit devant les yeux cette haine que Rithimer vous porte, & la proximité de sa mere avec sa femme, il respondit, que les Dieux qui ne vouloient point d’inimitié perpetuelle, avoient peut-estre desseigné de reconcilier vos deux maisons par cette alliance, & qu’il s’asseuroit que quand vous en seriez averty, car il ne vouloit rien faire en cela qu’avec vostre permission, vous l’auriez agreable, & loüeriez son juste dessein. Depuis cette fille ayant quelque temps resisté, & l’amour d’un costé & d’autre s’augmentant tous les jours, ils vindrent ensemble à ces promesses, de se donner parole de s’espouser, pourveu que vous l’eussiez agreable, & cependant faire tous deux tout ce qu’il leur seroit possible pour le faire trouver bon à leurs parens.

Les choses estans en ces termes, Cryseide est emmenée en la maison de Rithimer, où l’on luy parle de la marier avec Clorange. Vous scavez, Seigneur, quel homme il estoit, c’est à dire le plus difforme & les plus vicieux de tous les hommes : mais quand il eust esté le plus agreable & le plus parfaict, jugez si Cryseide pouvoit espouser un autre, s’estant desja donnée à vostre fils ? Et toutefois en cecy vous remarquerez sa vertu, parce qu’elle n’avoit rien promis qu’à condition que ceux de qui elle devoit despendre l’eussent agreable, & voyant comme leur intention les portoit ailleurs, elle resolut de se faire mourir, d’autant plus vertueuse en ceste action que Lucresse, que celle-cy voulut prevenir la faute pour laquelle l’autre se fit mourir. Si celle-cy n’est point une grande preuve d’amour envers Arimant, & de vouloir conserver son affection entiere, vous en ferez, Seigneur, le jugement. Tant y a qu’estant miraculeusement retirée du tombeau, lors qu’elle commencoit à se remettre de la grande perte du sang qu’elle avoit faite, elle est avertie par une de ses filles, que sa mere, & la femme de Rithimer, la vouloient oster de la presence de ce Prince, pour apres la faire espouser à Clorange, voulust-elle ou non. Il n’y a point de doute qu’alors elle eust recouru au mesme remede qu’elle avoit desja fait, si Arimant ne la fust venu trouver, & ne luy eust les larmes aux yeux representé qu’elle en feroit mourir deux, si elle ne se déportoit de ceste resolution, parce qu’il ne la survivroit point, mais qu’il valoit bien mieux se retirer de ceste cruelle tyrannie de sa mere. Que si elle se vouloit asseurer en luy, il luy juroit par tous les plus inviolables sermens, que sans la rechercher de chose quelconque, il la mettroit secrettement parmy les Vestales, où elle pourroit vivre en attendant qu’il vous peust faire apreuver leur mariage.

Or jugez maintenant, Seigneur, si ces deux actions doivent estre desappreuvées, ou s’il y a deffaut de generosité & d’amour en ceste fille, qui d’ailleurs a toutes les autres conditions que vous avez demandées ? Je finis de ceste sorte avec le grand estonnement du pere, qui fit deux ou trois tours dans l’allée ou nous nous promenions, sans dire un seul mot, cependant que j’attendois la sentence de ma mort ou de ma vie. Enfin relevant la teste qu’il avoit tenuë contre terre assez long temps, il me respondit de ceste sorte.

J’avouë, Cleomire, que vous m’avez dit de grandes choses, & lesquelles avec raison m’ont rendu un peu pensif. Enfin considerant qu’il n’y a rien en ce monde qui soit conduit par le hazard, mais tout par la sage providence des Dieux : je veux croire que toutes ces choses que vous m’avez racontées, ne sont point advenuës que par leur volonté, & cela estant, serois-je bien si temeraire d’y vouloir contrevenir ? Mon fils, à ce que vous me dites, ayme Cryseide, & je juge bien ayant ouy ce que vous m’en avez raconté que son voyage vers les Libicins n’a esté que pour s’approcher d’elle, ny le combat de Clorange, que pour n’en pouvoir souffrir les pretensions au prejudice des siennes. Cryseide aussi a donné de tres-grands tesmoignages de l’aymer cherement : Je veux conclure par là, que les Dieux qui n’assemblent jamais les contraires sans quelque lieu de sympathie, ne les auroient pas poussez à ceste bonne volonté, qu’elle ne fust desja entre-eux. Je louë, Amy, l’eslection de mon fils, car Cryseide merite d’estre aymée, & maintenant que je sçay les raisons pour lesquelles elle a fait ce que je desapreuvois, je l’estime au double de ce que je faisois : Et par ainsi vous direz à mon fils, car je voy bien que c’est luy qui vous a donné charge de m’en parler, que puis que selon son devoir il m’a porté ce respect, de ne point prendre Cryseide sans mon consentement, je luy en sçay si bon gré, que non seulement je l’appreuve & le louë, mais en remercie les Dieux, & les prie de me donner ce contentement que je les puisse voir bien tost tous deux ensemble. Et encore que je prevois que Rithimer pourroit augmenter la haine qu’il me porte, se figurant que mon fils l’aura offencé, en luy ravissant dans sa maison une parente de sa femme : toutefois cela ne me fera point changer d’opinion, estant resolu de les maintenir au peril de quoy qui m’en puisse arriver.

Je m’asseure, Hylas, que vous ne douterez point que ceste responce ne me donnast le plus grand contentement que j’eusse peu desirer, & jugez-le, puis que me jettant à ses genoux, je le remerciay pour son fils, & pour Cryseide, ne m’osant encores declarer, que ce ne fust par l’avis de mon cher Arimant, auquel incontinent apres je m’en allay raconter l’effet de ma commission, avec tant de plaisir & de satisfaction, que me prenant entre ses bras, je croyois qu’il ne se souleroit jamais de me remercier & de me baiser. Enfin nous resolusmes, puis que j’avois dit à son pere que j’estois parmy les Vestales, qu’il ne falloit point me declarer, de peur d’estre surprise en menterie : Car le mensonge a cela de propre, que quand il est recogneu, il faict mescroire la verité : Et que pour eviter le courroux de Rithimer, & de ma mere aussi, il seroit à propos de celer nostre mariage quelque temps, & cependant l’on essayeroit de leur faire trouver bon. Le pere d’Arimant approuva encores ces advis, & deslors remit tout à la volonté de son fils.

Or voyez, Hylas, comme les hommes proposent, & les Dieux disposent. Qui eust pensé que nos affaires ne deussent avoir la fin la plus heureuse que l’on sçauroit imaginer, & toutesfois les contrarietez que jusques icy nous avons racontées, ne sont que jeux aupres de ce que j’ay à vous dire. Car Arimant & moy desirans de terminer heureusement nostre dessein, nous feignismes d’aller querir Cryseide, & partismes apres avoir faict faire des habits de femme, & tout ce qui estoit necessaire pour les nopces : & nous en allasmes dans une des villes des Caturges, pour y demeurer autant de temps que nous pouvions juger qu’il en falloit, pour faire croire au pere que nous estions allez querir bien loing celle qui estoit avec nous. Mais ne voila pas le malheur qui voulut qu’en ce mesme temps, Gondebaut le Roy des Bourguignons ayant passé les Alpes avec une puissante armée, s’estoit jetté par le costé des Coties dans le territoire des Taurinois, & des Caturges, tellement à l’impourveu, qu’il les trouva tous sans deffenses, & sans soupçon de devoir estre attaquez ? & par fortune le lendemain que nous fusmes arrivez il donna luy mesme en cette ville, où tout ce que l’on peut faire, ce fut de fermer les portes contre la surprise des premiers : mais incontinent apres toute l’armée arrivant, ce que purent faire les habitans, ce fut de se rendre à quelques conditions, si peu avantageuses, qu’ils n’amenderent leur marché en rien, sinon que les femmes, encores que prisonnieres, ne furent point forcées, ny les Temples pillez comme on avoit fait ailleurs : mais pour le reste, tout fut à la discretion du soldat. O Dieux ! Hylas, quelle cruauté de voir les filles emmenées captives d’entre les bras de leurs meres, leur tendre les bras en pleurant ! Mais ô Dieux ! quelle extreme & plus qu’extreme inhumanité voir les femmes arrachées violemment des mains de leurs maris, sans que les prieres, les supplications, les larmes, ny les offres de tous leurs biens les peust racheter : je ressentis ce malheur, c’est pourquoy j’en puis parler comme experimentée : car de fortune ce jour-là je m’estois vestuë en femme, & me sembloit bien que je n’estois point trop mal, encores que mes cheveux un peu courts m’empeschassent de me pouvoir si bien coiffer que j’eusse desiré : & le pauvre Arimant ne se pouvoit lasser de me caresser, comme s’il prevoyoit que ce seroit la derniere fois. La ville incontinent fut distribuée en quartier, & chacun assigné à quelque troupe, laquelle non point en foule, mais peu à peu mettoit hors des maisons qui luy estoient escheües en partage, tout ce qu’il y avoit de bon, fut meuble, chevaux, ou personnes. Arimant sçachant ceste honteuse capitulation, crioit par la ville, qu’il valoit mieux mourir, que de faire un acte si lasche, que les murs estoient encor debout, que les ennemis n’avoient pas des aisles pour voler pardessus, que nos fleches n’estoient point encores faillies, ny nos arcs rompus ; Qu’il leur promettoit luy seul de conserver la ville, jusques à ce que Rithimer les vint secourir, qu’il estoit desja en chemin, & que ceste lascheté leur seroit à jamais reprochée. Bref, voyant qu’il n’y avoit plus de remede, & que personne ne s’esmouvoit à ses paroles, il met la main à l’espée, & crie en pleine ruë, que les principaux avoient trahy & vendu le peuple : que quant à eux ils n’auroient point de mal, & que tout tomberoit sur les plus foibles, qu’il valoit mieux les offrir à l’ennemy, & sauver tout le reste : il cria & se tourmenta de sorte, que quelques-uns se r’allierent auprés de luy, avec lesquels il s’alla saisir d’une porte, qu’il defendit si bien que le Roy Gondebaut fut contraint de passer d’un autre costé, où les habitans le conduisirent. Et par ainsi trahy par ceux du lieu, cependant qu’il repoussoit l’ennemy qu’il avoit en teste, il se sentit charger par les espaules si furieusement, qu’en fin la vertu estant surmontée par le grand nombre, & il faut dire par presque tout le camp, il luy fut impossible de resister : car apres avoir soustenu toute l’armée, & estre demeuré sans fleches, ny autre sorte d’armes, il fut contraint de venir aux mains, où il fut emporté par le grand nombre des ennemis, qui toutefois ne sçeurent jamais le prendre que chargé de coups, il ne tombast par terre, desirant de mourir plustost que de me voir entre les mains de ceux qu’il nommoit barbares. Quant à moy en mon malheur, encor puis-je dire que j’eus de la bonne fortune : car l’endroit de la ville où je me trouvay fut marqué pour le quartier du Roy Gondebaut, & ceux qui estoient pour luy me prirent avec un bon nombre d’autres Dames, qui toutes aussi bien que moy furent emmenées en ceste ville soubs bonne garde, où nous attendons la venuë de ce grand Roy, avec esperance, que sa generosité nous donnera aussi bien la liberté, que jusques icy par sa vertu nostre pudicité nous a esté conservée.

Voila, Hylas, ce que vous avez desiré de sçavoir de moy & de ma fortune, laquelle je m’asseure vous ne trouverez pas peu estrange, puis qu’apres tant de travaux, & lors qu’il sembloit que je devois par raison esperer quelque repos, & quelque contentement au cours de ma vie : Le Ciel au contraire m’a voulu oster la liberté, & tout ce que j’avois jamais aimé, qui sont les deux choses les plus estimées, & les plus cheres entre les hommes, ne me laissant la vie que pour me faire mieux & plus longuement ressentir la perte qu’elle m’a fait faire, & le miserable estat où elle m’a reduite.

Ainsi la belle Cryseide, dit Hylas, fondant, toute en pleurs, m’alloit racontant sa fortune, & j’avois pris tant de plaisir au recit qu’elle m’en avoit fait, qu’il ne me sembloit point qu’il y eust un quart d’heure qu’elle eust commencé à me le raconter, & toutesfois il se trouva estre si tard, que toutes ses compagnes se voulurent retirer. Je les accompagnay jusques sur le bord de l’Arar, où les aydant à monter sur de petits batteaux pour passer de l’autre costé, je ne peus m’en retirer qu’elles ne fussent de l’autre costé du fleuve, tant la veüe de ceste belle estrangere m’estoit douce & agreable : Je me retiray enfin, plus remply d’Amour que je n’avois jamais esté, mais avec une extreme satisfaction, de sçavoir que ceste belle avoit appris à aymer, & que toutesfois ses affections n’estoient plus employées, puis qu’Arimant estoit mort : qui ne me donna pas une petite esperance de pouvoir parvenir à ce que je desirois.

Fin du septiesme livre.

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LE
HUICTIESME
LIVRE DE LA
TROISIESME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.


Lors que toute la trouppe demeuroit plus attentive, & plus desireuse d’ouyr la fin de ce que Hylas leur racontoit, il se teut, & fi à propos, qu’il sembloit que ce fust pour l’incommodité d’un passage, qui de fortune se rencontra au mesme lieu où il avoit cessé de parler : mais lors qu’un à un ils l’eurent tous passée, & que chacun se fust r’assemblée autour de luy, desireux d’ouyr la continuation de son discours, luy donnant un’attention admirable. Qu’est ce, leur dit-il, tout estonné, que vous attendez d’avantage de moy ? Si vous en sçavez plus que je ne vous en ay dit, & qu’il y ait quelqu’un qui le vueille raconter, je seray bien aise de lui donner audience : mais si vous attendez quelque chose de plus de moy, je scay bien que vous vous trompez, ou pour le moins que je n’ay plus rien à vous dire. Toute la compagnie fit un esclat de rire qui ne fut pas petit pour se voir deceuë de son attente. Et Alexis prenant la parole : Comment, mon serviteur, dit-elle, pensez-vous vous estre acquitté de la promesse que vous nous aviez faicte ? vous nous aviez promis de raconter vos diverses Amours, & vous n’avez parlé que des infortunes de Cryseide, & du malheureux Arimant : Il me semble qu’en cecy nous ayant dit ce que vous ne nous aviez pas promis, & ayant laissé à dire ce que vous estiés obligé de nous raconter : vous avez faict comme ceux qui ayment mieux donner ce qu’ils ne doivent pas, que s’acquitter de leurs debtes& obligations. Hylas oyant cette reproche demeura quelque temps sans rien dire, & sousrioit en soy-mesme, luy semblant lors qu’il repensoit bien à ce qu’il avoit promis, & à ce qu’il venoit de leur raconter, qu’Alexis avoit raison : en fin relevant les yeux, Ma maistresse, luy dit-il, je voy bien maintenant que j’ay faict ce que vous dites, mais je trouve que la faute a esté de vostre costé : car si la monnoye que je vous ay donnée n’estoit pas bonne, pourquoy ne la refusiez vous ? Je veux dire que quand vous avez recognu que je m’en allois à l’Essor, vous m’en deviez advertir, puis que pour moy j’avouë que la premiere fois que Cryseide me raconta ses infortunes, je pris tant de plaisir à les escouter, que je n’ay peu m’empescher de m’y plaire encores à les vous redire. Pour le moins, interrompit Alcidon, puis que vous avez commencé l’histoire de cette genereuse fille, vous nous la devez achever. Seigneur, respondit Hylas, je vous asseure que j’ay vuidé toute ma bourse de ce costé la, c’est à dire que je n’en sçay pas d’avantage, ç’a esté de Cryseide que je l’ay aprise, & s’en estat allée sans dire Adieu à personne, j’en fis de mesme, de peur que ceux qui la gardoient ne m’accusassent de fuitte, & je n’ay peu depuis seulement sçavoir en quel lieu luy & elle s’est pu retirer. Madame, dit alors Florice se tournant vers Alexis, vous plaist-il d’en ouyr la fin ? Je m’asseure, respondit le Druyde, que vous obligerez toute la troupe, qui demeure avec impatience de scavoir ce qui en est advenu : Aussi bien ay-je opinion qu’il nous reste encores assez de chemin pour vous en donner le loisir : N’en doutez point, Madame, dict Astrée, puis que nous n’en pouvons avoir faict guere plus que la moictié, si pour le moins le sacrifice se faict comme l’on m’a asseuré au Temple de la Déesse Astrée. Il me sera fort aysé, reprit Florice, de satisfaire à la curiosité de toute ceste compagnie, puis que la mesme Cryseide a esté celle qui depuis le depart d’Hylas m’a raconté dans Lyon tout ce qu’il vous en a dict, & que j’ay à vous dire. Mais ce sera à condition, qu’Hylas satisfera mieux à sa promesse, à la premiere fois que l’occasion s’en presentera : Et ayant asseuré qu’il le feroit, elle prit la parole de cette sorte :


SUITTE
De l’histoire de Cryseide, & d’Arimant.

Scachez donc, Madame que cette genereuse fille estant detenuë dans Lyon, comme vous avez entendu, un matin allant au Temple elle rencontra un jeune homme, qui se pressant parmy la foule s’approcha de sorte d’elle ; qu’il luy mit dans la main un petit livre, & luy dit assez bas en langue Italienne, Cryseide, demain à cette heure vous me verrez icy, & soudain se perdant parmy le peuple, la laissa la plus estonnée qu’elle fut jamais : car elle n’avoit pu voir au visage celuy qui parloit à elle, & ne sçavoit ce qu’elle avoit à faire de ce petit livre : toutefois comme tres-prudente qu’elle estoit, elle n’en fit point de semblant, & seulement tant que le sacrifice dura, elle ne fit autre chose que supplier Mercure, le Dieu que les Romains recognoissent pour le porteur des nouvelles, de lui en vouloir donner de bonnes : croyant bien que ceste action n’estoit pas faite sans sujet, & qu’elle en pourroit peut estre rencontrer en ce livre que l’on lui avoit mis entre les mains. Le sa- crifice lui sembla long plus que de coustume ; & impatiente de sçavoir ce que ce pourroit estre, elle ouvrit diverses fois ce livre, & sans se souvenir de la façon d’escrire qu’elle avoit accoustumée, elle alloit tournant les fueillets sans y rien trouver dedans qui la put contenter : ses compagnes qui la voyoient si attentive à le regarder, pensoient que ce fut un livre de Prieres, comme en effect c’en estoit un, & ne se prirent jamais garde de chose quelconque. Enfin sur la conclusion du sacrifice, qu’elle se recommandoit avec plus d’affection à Mercure, & à Apollon, qui est le Dieu qu’ils tiennent pour le Dieu qui revele les choses obscures, & a le don de deviner ? Ne voila pas qu’elle se ressouvint de la façon d’escrire, qu’elle avoit autrefois euë avec le pauvre Arimant ? & encores qu’elle creut qu’il fust mort : Toutefois ne se pouvant imaginer aucune autre occasion qui luy eust fait donner ce livre que celle-là : elle jetta les yeux curieusement dedans, & en effect trouva qu’il y avoit quantité de lettres effacées comme elle souloit faire. Quel tressaut fut celuy qu’elle eut ? Jugez le, puis qu’elle rougit : les mains & les jambes commencerent à lui trembler, & ses compagnes estoient desja prestes à s’en retourner, qu’elle estoit encore à genoux, sans se souvenir qu’il s’en falloit aller. Personne toutefois n’y prit garde, car chacun pensoit que son retardement procedoit de devotion. Enfin sa compagne la tirant par la manche la fit relever, & suivre les autres qui estoient desja acheminées deux à deux, comme Hylas vous a raconté.

Elle ne fut pas plustost au logis, qu’elle s’en va dans une garderobe, tire la porte sur elle, & prend son livre en la main, commence à le remarquer curieusement, & en fin trouve qu’il estoit vray que l’on se servoit de la mesme façon d’escrire qu’elle avoit accoustumé avec Arimant : mais ne pensant plus qu’il fut en vie, elle creut d’abord que c’estoit Hylas, auquel elle avoit dit cét artifice, qui s’en fust voulu servir. Et parce qu’elle n’avoit point d’escritoire, ny commodité d’en avoir si promptement, elle prit un poinçon qu’elle portoit à sa coiffure, & marqua au mieux qu’elle put les lettres qu’elle trouva esparses dans le livre, qui estans rejointes ensemble, formerent telles paroles :


LETTRE
D’Arimant à Cryseide.

Je vis encores, si c’est vivre que d’estre parmy les hommes, & ne vous voir point. Je l’envoye ce fidele serviteur pour apprendre de vos nouvelles, & vous dire des miennes. O Dieux ! conservez-la cette tant aymée Cryseide, s’il vous plaist, qu’avec patience tous ses autres mal-heurs soient supportez par Arimant.

Jusques à ce dernier mot, elle ne sçavoit que penser, mais quand elle trouva le nom d’Arimant, & qu’elle cogneut qu’il estoit en vie, elle se laisse choir à genoux, joint les mains ensemble, & eslevant les yeux au Ciel : Soyez vous à jamais loüez, ô Dieux ! dit-elle, de la grace qu’il vous plaist de me faire lors que je l’ay le moins esperée. Et puis se relevant, elle fut contrainte de s’assoir sur un lict, où elle baisa plus de cent & cent fois ce livre, s’accuse de grande mescognoissance de n’avoir recognu celuy qui le luy a apporté, & se le refigurant, elle trouve que c’estoit le fidele Bellaris, ce jeune homme qui avoit accoustumé de luy porter les lettres d’Arimant, & celuy qui l’estoit venu trouver, & qui la conduisit quand elle se sauva des mains de sa mere, que pensois-je, disoit-elle en soy-mesme, & où avois-je les yeux & le jugement, puis qu’estant devant moy, & ayant ouy sa voix, je ne l’ay cognu ny au visage, ny à la parole ? Seroit-il bien possible que ce fut quelqu’autre, qui sçachant l’affection que je portois à Arimant, m’ait voulu donner ces nouvelles pour se moquer de moy ? Et sur ceste pensée demeurant grandement pensive, elle reprenoit le livre, & consideroit les effaceures des lettres, & voyant qu’elles estoient faictes comme Arimant avoit accoustumé, & mesme que là où finissoit l’effaceure, afin de ne donner point la peine de chercher plus avant, il souloit y mettre une fermesse, & l’y voyant du mesme traict dont Arimant la souloit faire, elle dit, Non, non, ou mes yeux me trompent, ou c’est Arimant qui a marqué ces lettres, & fait ce chiffre à la fin. O Dieux ! que vous estes bons de m’avoir prolongé la vie, jusques à ce que j’ay peu sçavoir ces bonnes nouvelles, le vous en remercie, ô souveraine Bonté, & ne vous en demande qu’autant encores qu’il m’en peut falloir pour le voir avec ces yeux qui l’ont tant pleuré, & le baiser avec ceste bouche, qui l’a tant & si longuement plaint. Elle eust continué d’avantage, si Clarine, qui quelque fortune qu’elle eust couruë, ne l’avoit jamais abandonnée, ne la fust venu appeller pour se mettre à table, où desja toutes ses compagnes l’entendoyent. Elle va donc à la porte, & l’ayant ouverte : Ah ! Clarine, luy dit-elle en la baisant au front, & luy parlant tout bas, que j’ay de grandes choses à te dire : & ne pouvant luy tenir plus long discours elle passa outre, mais avec un visage si content, que chacun voyoit par le dehors la joye interieure de son ame.

Cette fille aymoit grandement Clarine, mais quand elle luy eust porté beaucoup moins de bonne volonté, elle n’eust pas laissé de disner avec impatience, & que le repas ne luy eust semblé bien long, pour le desir qu’elle avoit de luy raconter ce que le petit livre luy avoit appris : car c’est la coustume de ceux qui ont un grand contentement de ne penser pas de l’amour entierement, s’ils ne le communiquent à quelque personne qu’ils estiment les aymer. D’autre costé, Clarine poussée de mesme impatience, ne vit pas plustost sa maistresse hors de la table que sans se souvenir de manger, elle la suivit dans la mesme garderobbe où elle l’avoit trouvée, & s’estans r’enfermées toutes deux. O Clarine ! luy dit-elle en luy jettant les bras au col ; ô ma mie ! que j’ay de grandes choses à te dire. Sçachez ma fille, continua-t’elle, qu’Arimant est en vie. O Dieux ! dit Clarine, Arimant n’est pas mort ! Non, Clarine, reprit Cryseide, il n’est pas mort, & il m’a escrit. Clarine alors lui baisant une main : O trop heureuse Cryseide, dit-elle, puis qu’en quelque estat que vous soyez, vous avez peu apprendre ces nouvelles ! Il n’y a plus rien d’ennuyeux, Madame, en toute vostre fortune, puis qu’Arimant est encore parmy les hommes. J’en dis autant que toy Clarine, luy dit Cryseide, & tant s’en faut, je remercie les Dieux, de tous les travaux qu’ils m’ont voulu donner, puis que je sçay que mon cher Arimant m’ay de à les supporter. Mais Madame, reprit Clarine, comment avez vous sceu ce que vous dites ? Tien ma fille, luy respondit-elle, en luy presentant le petit livre, voila le messager des bonnes nouvelles. Clarine alors le prenant le baisa cent fois, & de pleurs de joye le moüilla de sorte, que Cryseide, Tu me le gastera de tes larmes, Clarine, dit-elle, & il me semble qu’il le faut mieux conserver. Et cependant que Clarine le consideroit, & qu’elle alloit remarquant les effaceures, Cryseide luy raconta tout ce qui lui estoit arrivé dans le temple, & comme elle avoit mescogneu Bellaris, que toutefois elle esperoit de le revoir le lendemain quand elle y retourneroit, & qu’en passant il le luy avoit ainsi asseuré : Que si de fortune elle ne pouvoit parler à luy, à cause de ses compagnes, & de plusieurs qui avoient les yeux sur elle, il faut, disoit-elle, Clarine, qu’en toute façon tu t’approches de luy, & apprens tout ce qui se pourra des nouvelles de mon cher Arimant, & cependant donne ordre d’avoir une escritoire & du papier, afin que je puisse faire responce : Je n’y manqueray point, Madame, respondit Clarine, & croyez que ce que je ne sçauray pas, ne sera que ce qu’il ne me voudra pas dire : il me sera fort aysé de parler à luy, car en ce pays on n’y regarde pas de si pres qu’au nostre, & puis j’ay tant d’envie d’en scavoir des nouvelles pour vous en redire, que je ne scay quels seroient les empeschemens assez grands pour m’en garder. Mais, Madame, ne demeurons plus longuement ensemble r’enfermées, il ne faut point donner de soupcon, autrement ceux qui ont le soing de vous, s’en pourroient prendre garde, & cela n’avanceroit point nos affaires. Cryseide alors l’embrassant, Tu as raison, ma fille, luy dit-elle, & il faut bien avoüer, que les Dieux ne t’ont fait naistre que pour ma consolation, & pour ma conduite.

A ce mot, elles sortirent de la garderobbe, & trouverent toutes ces autres Dames prisonnieres, qui demandoient desja où estoit Cryseide, car outre que c’estoit celle d’entr’elles qui tenoit le premier rang, encore se faisoit-elle tant aymer de toutes, qu’il n’y en avoit une seule qui ne l’eust voulu servir de la propre vie. Elles commencerent donc entr’elles mille sortes de petits jeux pour passer le temps, & pour enchanter les desplaisirs de leur detention, telle se pouvoit- elle nommer, plustost que prison, parce que Gondebaut avoit commande, que pendant son absence, elles fussent traittées en sorte que l’ennuy ne leur fit point regretter l’esloignement de leur patrie.

Ce jour sembla long à Cryseide & à Clarine, & la nuict encores d’avantage : mais le matin estant venu, elles juroient toutes deux, que l’on alloit au Temple plus tard que de coustume. En fin l’heure tant desirée estant venuë, elles s’y acheminerent toutes ensemble, & Dieu sçait si Cryseide avoit les yeux de tous costez pour essayer de voir Bellaris : Elle n’eut pas plustost pris de l’eau Lustrale en entrant dans le temple, qu’elle le vit tout aupres du Vaze, où il s’estoit expressément arresté, pour se faire mieux voir quand elle passeroit. Criseide s’approchant tant qu’elle peut de luy, n’eut loisir en passant que de luy dire, Clarine me suit : Il entendit aisément qu’elle vouloit qu’il parlast à elle, & jugeant aussi que c’estoit ce qu’il pouvoit faire de mieux, pour ne point donner de soupçon ; il prit garde quand elle passa, qui fut quelque temps apres les Dames, & parce que ces filles marchoient sans ordre, il se mit dans la confusion, & s’approchant d’elle, qui l’avoit desja remarqué, il luy dit en marchant, & sans la regarder, Où pourray-je vous voir, ou Madame ? Au jardin de l’Athenée, dit-elle, si nous y allons ce soir ; Mais que fait Arimant ? Il est, dit-il, en bonne santé. A ce mot, elle haussa les yeux au ciel, & sans avoir le loisir de luy respondre passa outre, pour ne donner soupçon à ses compagnes : En mesme temps, Bellaris s’en va par la ville, s’enquiert discrettement où estoient les jardins de l’Athenée, essaye de sçavoir à quelle heure ces belles estrangeres y alloient, & s’estant bien informé de toute chose, va trouver le jardinier, luy donne quelque argent, & Je prie de luy permettre de s’y pouvoir promener quand il voudroit. Luy qui ne refusoit cette courtoisie à personne qui eust quelque peu d’apparence d’honneste homme, le luy accorda librement, & cela d’autant plus qu’il feignoit d’avoir une maladie, pour laquelle les Medecins luy ordonnoient de se promener. Ayant donc mis si bon ordre à ses affaires, il se va mettre sur le bord de l’Arar, pour voir quand elles le passeroient pour venir au jardin. Cependant Clarine aussi-tost que sa maistresse fut de retour du sacrifice, ne fut paresseuse à lui faire entendre les discours qu’elle avoit eus avec Bellaris, & que sans doute si l’on alloit ce jour là dans les jardins de l’Athenée, elle l’y verroit : & qu’il luy avoit asseuré qu’Arimant estoit en bonne santé, n’ayant peu sçavoir de lui aucune autre particularité : Je croy bien, disoit-elle, que c’est en partie à cause de l’incommodité du lieu, mais en partie aussi pour vouloir estre le premier à vous dire les bonnes nouvelles : Dieu luy en face la grace, respondit Cryseide, & je trouve que vous avez fait fort bien de luy donner le lieu des jardins de l’Athenée, parce que nous n’avons personne là qui nous empesche. Elles eussent parlé plus longuement, mais le disner qui estoit desja sur la table, leur fit couper là leur discours pour ceste heure, Et parce que Cryseide desiroit avec passion de parler au fidelle Bellaris, elle mit en avant durant le repas qu’il faisoit beau temps, qu’il seroit bon de s’aller promener comme de coustume, pour tromper d’autant plus l’ennuy de leur detention : chacune en fut d’avis, & le faisant dire à ceux qui les avoient en garde, quelques heures apres le disner, elles y furent conduites toutes ensemble.

Soudain que Bellaris les vit entrer dans le batteau, car il ne falloit presque que passer l’Arar de leur logis pour venir à ces jardins, il gaigna le devant, & entrant dedans, fit semblant de se promener à grands pas dans une allée, qui estoit la plus prés de la porte, ayant tousjours l’œil quand elles entreroient. Lors que ces Dames s’alloient promener, Clarine ny les autres filles de chambre n’y alloient point, mais pouvoient s’en aller par la ville avec quelqu’une des gardes : cela fut cause qu’à ce coup Cryseide estoit seule, dés qu’elle mit le pied dans le jardin, jettant l’œil de tous costez, elle apperceut incontinent Bellaris, & luy feignant d’estre curieux de les voir s’avança jusques au milieu de l’allée à leur rencontre, & puis s’arrestant les consideroit l’une apres l’autre avec un œil de compassion, & pour se les acquerir favorables, il disoit quelquefois assez haut en langage Italien : O quelle perte a fait la Gaule Cisalpine, estant despoüillée de tant de belles & vertueuses Dames ? mais quand Cryseide passa : O Dieux ! s’escria-t’il, & n’est-ce pas Cryseide que je voy ? ô mere infortunée ! & comment auras-tu supporté cette perte ? Et lors par lant tousjours Italien, & mettant un genoüil en terre devant elle. Madame, luy dit-il tout haut, serois-je pas le plus heureux homme du monde si je pouvois vous rendre quelque service, y estant obligé de tant de sortes, que j’estimerois toute la perte que j’ay faite pour bien employée si je pouvois avoir ce seul contentement. La nourriture que j’ay euë en vostre maison, me le commandant ainsi, si je ne veux estre le plus ingrat qui vive. Cryseide qui pour estre surprise ne scavoit comme elle devoit parler, demeura un peu interdite, & cela fut cause que ceux qui les gardoient en eurent moins de soupçon. Et parce que Bellaris s’apperceut bien qu’elle estoit surprise, se relevant : Et comment, Madame ? il semble, dit-il, que vous ne vous souvenez point du pauvre Bellaris, qui a esté eslevé & nourry si long temps aupres de vous, & qui ne vous eust jamais laissée, si ce vain desir de servir les hommes, parce qu’ils voyagent, & vont voir les pays estrangers, ne m’eust fait suivre le noble & genereux Marciante ? Hé ! Bellaris mon amy, s’escria Cryseide alors, comme le recognoissant, & qui eust jamais pensé de te voir icy ? puis que je te tenois par delà les Pyrenées avec Marciante ton bon maistre ? Et qu’est-ce qui t’a conduit icy, & qui t’y retient ? Jusques à cette heure, dit-il, Madame, j’ay creu que ce qui m’avoit conduit, & qui me retenoit en ce lieu, ce fut ma mauvaise fortune : mais je dis maintenant que c’est le plus grand heur que je puisse souhaitter, ayant l’honneur de vous y voir, & de vous y offrir mon service. Je te remercie, Bellaris, dit-elle, il ne fut point que nous attendions assistance que de Dieu seul, car estant entre les mains du Roy Gondebaut, qui veux-tu qui nous en puisse retirer que Dieu ? Et pourquoy, dit-il, Madame, n’essayez-vous de vous mettre à rançon ? Je m’offre de m’en aller à Eporede trouver vos parens, & y faire telle diligence que vous cognoistrez le desir que j’ay de m’acquitter en quelque chose des obligations que je vous ay. Mon amy, respondit Cryseide, je ne refuse pas cette assistance, mais il faut attendre que le Roy soit icy, & lors nous verrons ce qui s’y pourra faire.

Toutes les Dames oyant cét homme parler Italien, s’assemblerent autour de luy, curieuses de sçavoir quel il estoit : la compagne de Cryseide l’interrompit pour luy demander d’où il estoit. Madame, dit-il, je suis Salassien, eslevé dans la maison de Cryseide, & qui ay tant de souvenir du bien que j’y ay receu, que je voudrois au peril de la vie la pouvoir servir. J’ay esté amené en ce lieu non pas prisonnier, mais comme serviteur de Marciante Chevalier assez recognu dans la mesme Province. Il fut pris & tué par certains voleurs aux pieds des Pirenées, qui me laisserent pour mort auprés de luy. Les Dieux m’ont voulu conserver la vie, pour rapporter à ses parens ceste triste nouvelle, & me la faire regretter le reste de mes jours. Doncques, reprit Cryseide feignant d’en estre marrie, le pauvre Marciante est mort ? Il l’est, Madame, respondit froidement Bellaris. Je vous asseure, dit-elle, que je le plains, car c’estoit un Chevalier de merite. A ce mot, la pluspart des Dames se separerent par diverses allées, laissant enfin Cryseide seule avec Bellaris, auquel soudain qu’elle vit que personne ne la pouvoit escouter. Ah ! Bellaris mon amy dit-elle d’une voix basse, dy moy sur la foy que tu dois aux Dieux, qu’est-il de mon cher Arimant. & quelle a esté sa fortune ? Madame, luy respondit-il, Arimant est en bonne santé, & n’a autre mal que de ne sçavoir point de vos nouvelles. Quant à sa fortune elle a est assez diverse, & je ne scay si j’auray loisir de la vous raconter : Je pense, dit-elle, que nous aurons assez de temps, mais quand cela ne seroit pas, il faut que tu revienne icy une autre fois : Madame, adjousta-t’il, je la vous diray en peu de paroles, & puis s’il vous plaist nous adviserons à ce que nous aurons à faire.

Sçachez donc continua-t’il, qu’Arimant ayant esté si vilainement abandonné de ceux de la ville où nous estions, luy seul s’estant longuement deffendu, il fut enfin laissé pour mort, & c’est sans doute qu’il n’en fut jamais reschapé, si me trouvant auprés de luy, je n’en eusse eu le soing auquel j’estois obligé : Mais encores que je fusse un peu blessé, toutefois ne l’estant pas à l’égal de luy, je feignis d’estre mort, & me lassay choir à ses pieds, car il estoit desja par terre. Les ennemis ayant bien d’autres dessins que de despoüiller des morts, tout le sac de la ville estant à eux, aussi tost que nous fusmes en terre, la coururent toute & la traitterent comme vous pouvez avoir sçeu. Lors que je vis qu’il n’y avoit plus personne autour de nous, je me relevay & banday quelques petites blesseures que j’avois, puis m’en vins vers mon maistre, qu’avec l’aide d’un jeune homme de la ville, je portay dans une escuyerie deshabitée qui estoit la aupres, n’osant me mettre dans des maisons, à cause que tout estoit plein de soldats. J’avois encores opinion qu’il ne fust pas mort, me semblant que les Dieux ne permettroient jamais qu’une personne si accomplie qu’Arimant, sortit du monde en la fleur de son aage : Je visitay donc les coups qu’il avoit, & quoy que je ne m’y entende guere, toutefois je n’en voyois point ce me sembloit qui fussent mortels, ne scachant que faire, car il saignoit tousjours, je rompis ma chemise, en fis des bandes, & prenant de l’areignée, estant en lieu où il n’y en avoit pas faute, je le banday le mieux que je peus, & puis cherchant de tous costez, je trouvay un peu de vieille paille, sur laquelle je l’estendis, mettant sa teste en mon giron : Je ne vous dis pas icy, Madame, les regrets que je faisois autour de luy, & combien de pleurs je respandis dessus. En fin les Dieux voulurent qu’il revint, mais ouvrant les yeux il se trouva bien esbahy de se voir où il estoit, craignant alors que cest estonnement ne luy fit mal : Je lui dis, Courage, Seigneur, les Dieux nous sortiront bien encores de ceste fortune : Les Dieux, me dit-il, Bellaris, sont bons, mais ma destinée est si mauvaise, que je ne dois esperer pour mon repos que la mort. Mais Bellaris, qu’est-il de Cryseide ? Cryseide, luy respondis-je est sauvée, la femme de ce Roy Bourguignon, qui le suit par tout a fait mettre toutes les femmes dans le temple pour empescher le desordre, & particulierement la retenuë aupres d’elle.

Que les Dieux, dit-il, vueillent recognoistre envers cette Royne, cette bonne œuvre par toute sorte de bonne fortune. Je feignois, Madame, ce que je luy disois, parce qu’autrement il fust mort de desplaisir. Mais, Seigneur, luy dis-je, ne voulez-vous pas vous efforçer ? Si feray, dit-il, car Cryseide estant hors de danger, il n’y a plus rien dequoy je me soucie. Alors quoy qu’avec un peu de difficulté, je le mis sur ses pieds : mais à peine estions nous debout, que nous ouysmes quantité de gens de guerre qui se disputoyent à la porte de cette Escuyerie, & peu apres mettant l’espée en la main, commencerent de se battre entr’eux, c’estoit à cause du butin qu’ils avoient faict, & qu’ils vouloient separer. La dissension fut telle, qu’il y en demeura plusieurs de morts, & comme le bruit alloit croissant, plusieurs autres s’y assemblerent, qui aussi-tost arrivez se mettoient de l’un des partys. En fin un Capitaine passant par là, & voyant ce desordre y voulut mettre ordre : mais les soldats qui pensoient que ce fut pour leur oster leur butin, au lieu de luy obeyr se jetterent sur lui, & le presserent de sorte qu’il fut contraint de se sauver dans la porte de l’Escuyerie où nous estions. Les soldats qui avoient perdu le respect, & qui scavoient bien, que s’il leur eschapoit des mains, il les feroit punir & passer par les armes, se resolurent de le faire mourir, esperant encores d’avoir par apres ce qu’il pourroit avoir desja gaigné au pillage de la ville, & en ce dessein s’essayoient d’entrer dedans. Ce que considerant Arimant, Defendons, dit-il, ce Chef, le Ciel peut-estre nous l’a envoyé, afin qu’ayant esté assisté de nous, nous en recevions apres quelque courtoisie. A ce mot, mettant tous deux la main aux espées, nous nous mismes à ses costez : & quoy que mon maistre fust fort blessé, si est-ce que son courage qui n’a jamais defailly, luy donna assez de force pour retenir la furie des soldats : peut-estre y fussions nous en fin demeurez. Mais comme si le Ciel nous eust voulu seulement donner le loisir d’obliger cét homme, quelque temps apres il survint des amis de celui que nous defendions, qui le secoururent de sorte, que de ces tumultueux, les uns furent tuez, les autres pris, & le reste s’enfuit.

Ce Capitaine se voyant hors d’un si grand danger, remercia ses amis, mais ne cognoissant point Arimant, Chevalier, dict-il, duquel la valeur m’a aujourd’huy conservé la vie : voyez quel service vous voulez de moy, en eschange de l’assistance que j’ay receuë de vous, car ce sera chose bien difficile, si je ne m’essaye de le faire. Mon maistre lui respondit-il en langage Gaulois : J’estois obligé à ce que j’ay faict, mais si c’est chose qui vous ait esté agreable, je ne vous demande sinon que vous me receviez pour vostre prisonnier, & que vous me traittiez en Chevalier tel que vous estes & que je suis. Ce Capitaine alors le considerant de plus prez, & voyant à la difference de ses habits, qu’il n’estoit pas Bourguignon, luy dit : Je vous reçoy, Chevalier, comme vous desirez, non pas pour vous traiter en prisonnier, mais en amy, & en Chevalier qui le merite, & vous donne ma parole, que je mourray plustost, que vous receviez quelque desplaisir de nostre armée.

Voila donc Arimant & moy avec ce Capitaine, qui s’appelloit Bellimart, homme à la verité de grand credit, mais grandement sujet au bien, ainsi qu’il nous le fit paroistre bien tost, & suivant la coustume des Vissigots, se souvenant fort peu des bien-faicts, parce qu’il estoit Vissigot, encores qu’il suivit Gondebaut Roy des Bourguignons, comme personne qui cherchoit la fortune par tout où il esperoit de la trouver. Pour le premier jour, nous receusmes tous les bons traitemens qui se pouvoient attendre en semblable occasion : mais le lendemain ayant esté informé par quelques uns de la ville, de la qualité du prisonnier qu’il avoit, il commença de le tenir sous meilleure garde, & feignant que ce fut afin de le faire guerir plus promptement, luy dit, qu’il ne falloit point sortir de la chambre, deffendant que personne parlast à nous, & puis voyant que l’armée devoit partir, & ne scachant où elle alloit, il eut peur de le perdre, c’est pourquoy le soir il tira mon maistre à part, & lui dit que pour s’acquitter de la parole qu’il lui avoit donnée, il estoit contraint de lui faire passer les Alpes, parce que le Roy ayant esté informé que lui seul avoit esmeu toute la ville, & avoit esté cause que plusieurs des siens estoient morts, il le faisoit chercher par toute l’armée, desirant de le faire mourir pour mettre terreur aux autres villes voisines : Que contre toute autre il pourroit peut-estre bien resister, mais qu’à l’autorité du Roy, il estoit impossible : Que de le faire sauver, & l’envoyer libre parmy les siens, il le voudroit bien, si c’estoit chose qu’il osast faire si promptement, mais que plusieurs scavoient qu’il estoit entre ses mains, & qu’il yroit de sa vie, si l’on estoit adverti qu’il l’eust relasché sans le consentement du Roy, & qu’au contraire il ne pouvoit point estre blasmé de luy faire passer les Alpes, puis qu’il avoit esté permis à tous ceux de l’armée d’envoyer chez eux & les prisonniers & le butin. Mais qu’aussi tost que l’armée seroit retournée en Bourgongne, il le r’envoyeroit à Eporedes, ou en quelque autre lieu qu’il voudroit aller. Arimant alors luy demanda si la Royne envoyoit aussi ses prisonnieres : Nous n’avons point icy de Royne, respondit-il, mais l’on envoye aussi toutes les prisonnieres, afin de descharger l’armée : mon maistre me regarda, comme disant que je l’avois trompe, & puis continua : J’iray, dit-il, par tout où vous voudrez, m’asseurant qu’un Chevalier si courtois & accomply ne me fera point autre traitement que celuy qui se doit à une personne de ma qualité, & qu’on peut attendre d’un Chevalier tel que vous estes.

Ainsi dés le lendemain de grand matin, non pas sans grand danger de la vie de mon maistre, ny sans une tres-grande incommodité, à cause de ses blesseures, nous fusmes emmenez avec un convoy pour la garde de plusieurs autres prisonniers, sans que nous pussions sçavoir de vos nouvelles, sinon que le Roy avoit faict mettre toutes les Dames ensemble, afin qu’il ne leur fut point faict d’outrage. Apres avoir passé les Alpes, on nous emmena en ceste ville, & soudain apres, estans separez de tous les autres, l’on nous passa par le pays des Segusiens, par les monts des Gebennes, & enfin l’on nous r’enferma dans un petit chasteau aupres de la ville de Gergovie. Je puis bien dire qu’on nous r’enferma, car veritablement nous fusmes tenus si estroictement, par celuy qui nous avoit en garde, qu’à peine voyons nous le jour : nous demeurasmes quelque temps de ceste sorte. Enfin le merite & la douce conversation de mon maistre, rendit ce barbare plus doux, & depuis les offres que je lui fis, de recognoistre sa courtoisie, quand Bellimart luy donneroit liberté, fut cause qu’il permit que je sortisse pour en venir traitter avec luy, ayant esté adverty que Gondebaut revenoit avec toute son armée. Voila quelle a esté la fortune de mon maistre, en laquelle il n’a jamais rien tant regretté, ny ressenty si vivement, que de ne sçavoir l’estat de la vostre, seulement il apprit aux marques, que quelques autres prisonniers luy donnerent en passant par les Allobroges, que vous estiez entre les mains du Roy : Ce n’a donc point esté le desir de sortir, ny de traitter avec Bellimart, qui m’a fait venir icy, mais pour sçavoir en quel lieu du monde vous estes, & si vous avez encores memoire de luy.

Comment, reprit incontinent Cryseide, si j’ay encores memoire de luy ? Et quelle autre memoire pense-t’il que je puisse avoir, si je n’ay la sienne ? Ouy, Bellaris, je l’ay de telle sorte, que la mort peut bien m’oster la vie, mais non pas le souvenir d’Arimant : Et les Dieux sçavent, qu’il n’y a jour, heure, ny moment, que Clarine & moy n’en parlions, quand nous sommes ensemble, sans que jamais nous ayons peu faire ce discours ; sans nous noyer le visage de larmes. Or, mon cher ami, je te veux bien declarer une chose, de laquelle je n’ay fait encores semblant à personne : Mais l’estat auquel je me treuve, & celuy que je prevois estre bien tost pire, me contraignent à t’en parler, afin que par ton conseil nous y cherchions quelque remede. Sçache, Bellaris, que ce Roy Gondebaut, duquel tu as tant ouy parler, par malheur est devenu amoureux de moy, & ne croy point que ce soit une opinion mal fondée : car outre les cognoissances qu’il en données à chacun par ses deportemens, encores a-t’il voulu que je les aye receuës de sa bouche : Je ne voulus pas rejetter son amitié d’abord, sçachant assez combien une amour outragée porte une personne à de violentes actions : mais apres l’avoir remercié de l’honneur qu’il me faisoit, je luy dis, qu’il devoit considerer que je n’estois pas née dans le milieu du peuple, mais de l’une des meilleures familles des Salasses, & telle que la femme de Rithimer qui estoit sœur de l’Empereur Anthemius estoit ma proche parente ; que ceste consideration devoit estre cause que je fusse traittée selon ma qualité, & que par ce moyen il se pourroit non seulement acquerir Rithimer pour son amy, mais Anthemius mesme qui estoit mon alié. A ces paroles, il ne me respondit autre chose, sinon, que je luy avois faict plaisir de me declarer pour telle que j’estois, & qu’estant de retour, il me feroit paroistre l’estat qu’il faisoit de mon merite & de mon alliance. Or Bellaris, je prevois maintenant un dur combat, car l’on m’a dit que le Roy revient, & je voy que de tous costez on se prepare pour luy faire entrée, mesmes qu’hier, je sçeus qu’il ne tarderoit pas quatre ou cinq jours à estre icy : peut-estre aura-t’il bien passé sa fantaisie, & changé d’affection envers moy, mais peut-estre aussi l’aura-t’il continuëe : si cela est, tu peux penser de quelle façon il me persecutera, de l’espouser j’ayme mieux la mort, de le refuser, c’est un jeune homme arrogant, & enflé de presomption pour tant & tant de victoires obtenuës, malaisement pourroit-il supporter que tant d’hommes ne luy ayans pu resister, une fille le puisse faire, si bien que je ne prevoy pour moy que beaucoup de mal, si tu ne me conseilles en ceste necessité. Bellaris demeura quelque temps sans luy respondre : enfin il luy dit, Veritablement, Madame, ces considerations que vous faites sont pleines & de raison & d’affection envers mon maistre, & faut avoüer qu’il vous a une obligation tres-grande de mespriser ce Roy pour luy conserver Cryseide, & cela sera cause que pour ne manquer à ce que je vous dois à tous deux, j’exposeray librement la vie, pour essayer de vous remettre ensemble. Dites moy, Madame, vous tient-on fort resserrées ? Tu le vois, luy dit Cryseide. Si l’on vous traitte ailleurs comme icy, reprit il, vous pouvez aisément vous sauver : Mais, respondit-elle, encores que je me sauvasse, où pourrois-je al- ler ? car de passer les Alpes sans estre reprise, il est impossible. Ne vous mettez point en peine, dit-il, pourveu que vous puissiez sortir de ceste ville, je sçay un lieu où je vous mettray, attendant que je fasse sortir Arimant du lieu où il est par un moyen que j’ay pensé, & quand vous serez tous deux ensemble, je m’asseure que les moyens ne manqueront point pour passer en Italie. O mon amy, s’escria-t’elle, si tu pouvois faire ce que tu dis, quelle seroit l’obligation que je t’aurois ? J’ay pensé, continua-t’elle, que si tu me fais venir un batteau sur l’Arar, au droit de nos fenestres la nuict, parce qu’elles ne sont guere hautes, j’y pourray descendre, pourveu que tu me tendes la main. Je le feray bien, dit-il, mais comment passerons-nous les chaines qui sont tenduës au sortir de la ville dans la mesme riviere ? Mon amy, repliqua-t’elle, Dieu nous aydera, & si tu veux y travailler, je m’asseure que tu en trouveras bien le moyen : car je me souviens d’avoir ouy dire, que d’autres s’y sont sauvez : mais il faudroit avoir des chevaux pour Clarine, pour toy, & pour moy, & c’est ce que je vois de plus difficile, car en qui te pourras-tu fier pour les tenir ? N’en soyez en peine, respondit-il, je les feray tenir à tel, qui ne sçaura pourquoy il le faict : mais le grand empeschement, c’est que je n’ay pas de quoy acheter les chevaux, ny avoir le batteau, & pour vous faire faire des habits comme ceux des femmes de cette contrée : car les soldats m’ont pris tout ce que j’avois, & à mon maistre aussi. Ne te soucie point de cela, dict Cryseide, j’ay encores quantité de bagues : & s’en tirant une du doigt, luy donna un diamant de valeur. Va, dit-elle amy, vends-la, & si celle-là ne suffit, je t’en donneray d’autres.

Mais il ne sert à rien de raconter par le menu toutes cés particularitez, Bellaris faict faire les habits, achete les chevaux, trouve le bateau, & le tout avec une si grande diligence, que deux jours apres tout fut reduit en estat tel qu’on eust sceu desirer. Cependant il avoit remarqué le lieu où il falloit passer, & où les chevaux les attenderoient : & parce que la chaisne estoit soustenuë sur des batteaux, qui de tant en tant y estoient attachez à travers la riviere, une nuict auparavant il y alla travailler de sorte, que destachant à moitié l’un des batteaux, il ne tenoit qu’à fort peu par de certains anneaux, au travers desquels les chaisnes passoient.

Toute chose estant ainsi, Cryseide ayant pris l’heure, ne manqua point de sortir hors du lict, feignant de vouloir aller à la garderobbe, afin que sa compagne avec laquelle elle couchoit, ne s’en prit garde : mais d’autant que c’estoit sur le premier sommeil, elle se rendormit aussi tost presque qu’elle fut esveillée, si bien que Cryseide & Clarine n’ayans mis qu’un cotillon sur elles, furent incontinent descenduës & sans bruit dans le bateau, & soudain le poussant au milieu de l’eau, Bellaris qui estoit seul pour conducteur, le laissa emporter au courant de la riviere sans ramer, & la fortune fut si bonne pour luy, qu’encores qu’un bon battelier eust esté assez empesché la nuict de rencontrer si justement le bateau qui estoit à demy destaché, toutefois il n’y man- qua point, & saultant dessus avec des tenailles & le moins de bruit qu’il peut, de peur que les gardes ne l’ouyssent, acheva d’en destacher les anneaux, & apres fit couler le batteau par dessous la chaine, qui n’estant plus soustenuë, de sa pesanteur s’enfonça si avant dans l’eau, qu’elle donna passage au batteau de Cryseide, qui n’estant guere chargé passa aisément dessus, & de cette sorte sortit hors de l’enclos de la ville : mais incontinent apres il faillit de se perdre : car le Rosne dans lequel l’Arar entre, est si impetueux, qu’il esmut des vagues assez fascheuses pour les petits batteaux, & d’autant plus y ayant un si mauvais battelier, toutefois enfin il s’efforça tant qu’il gagna la rive, & quoy que ce fut beaucoup plus bas qu’il n’avoit pensé, si est-ce qu’à la luëur de la Lune qui s’estoit levée assez claire, cependant qu’il travailloit contre la roideur du fleuve, il trouva le lieu où il avoit fait tenir ses chevaux par un jeune garçon, qui mesme luy avoit promis de luy servir de guide, tant le desir du gain a de pouvoir sur les personnes de basse qualité. Cependant que l’on accommodoit les chevaux, Cryseide & Clarine prirent leurs habits nouveaux, desquels elles s’accommoderent assez mal, tant pour la haste qu’elles avoient, que pour estre à l’obscur, & qu’elles y estoient mal accoustumées. Enfin estans vestuës bien ou mal, elles monterent à cheval, & passerent par cette contrée des Segusiens, conduisant tousjours leur guide avec elles pour la crainte qu’elles avoient qu’il ne les descouvrit. Et apres avoir passé avec beaucoup de peine les Monts Cemmenes, marchant plus de nuict que de jour, & repaissant presque tousjours dans des bois, dont le pays est assez abondant, ils parvindrent auprés de la ville de Gergovie, dans laquelle Cryseide ne fit point de difficulté d’aller loger, parce que c’estoit de la domination d’Euric Roy des Vissigots. Elle se loge donc dans une hostellerie, & le fidelle Bellaris dés le lendemain va trouver Arimant, à qui les jours sembloient fort longs, encores qu’il n’eust jamais pensé recevoir si promptement de si bonnes nouvelles. Cryseide avoit donné une bague de prix à Bellaris, afin que s’il estoit necessaire de corrompre celuy qui gardoit Arimant, il le pust faire en la luy donnant, & luy en promettant encore d’avantage.

Soudain qu’Arimant l’apperçeut, car ce fut le Capitaine du chasteau qui le luy conduisit : Et bien, mon amy, que m’apportes-tu, la mort ou la vie ? Seigneur, luy respondit-il tout haut, Je ne vous apporte point de mauvaises nouvelles, sinon que le Roy Gondebaut n’estant point arrivé, le vaillant Bellimart n’est non plus de retour, si bien que mon voyage a esté en vain. J’ay trouvé l’un de vos parens qui s’est fort enquis de vos nouvelles, & qui vous offre toute sorte d’assistance aupres du Roy & de Bellimart, s’asseurant qu’il n’y sera pas sans faveur. Du reste mon voyage a esté inutile, & je croy qu’il faudra que j’y retourne bien tost, parce qu’on y attend le Roy de jour en jour : Tu m’eusses fait plaisir, dit Arimant, de l’attendre, & non pas de revenir avec si peu de contentement pour moy : Seigneur, respondit-il, j’ay eu peur que mon sejour ne vous fust ennuyeux, & aussi que vous ayant laissé sans personne pour vous servir, j’ay pensé bien faire de ne demeurer pas d’avantage inutilement. Le Capitaine alors prenant la parole, Il ne faut point luy dit-il, vous fascher, car ce qui ne s’est pu faire a ce coup, il s’achevera à un autre voyage, & je croy selon les nouvelles que nous en avons, que si le Roy n’est arrivé à ceste heure, il ne peut guere retarder.

Mais soudain que ce Capitaine les eust laissez seuls, Bellaris met un genoüil en terre, prend la main de son maistre & la luy baise, & avec un visage riant, Seigneur, luy dit-il, vous estes mal satisfaict de mon voyage, mais quelle seroit la meilleure nouvelle que je vous pourrois donner ? Que Cryseide, respondit le Chevalier, se portast bien en sa prison, & qu’elle m’aymast tousjours : Et si je la vous donne meilleure, repliqua Bellaris, serez vous content de moy : Et qu’est-ce, dit le Chevalier en sousriant, que tu peux me dire de plus ? Je vous diray, reprit-il, que non seulement Cryseide se porte bien, & qu’elle vous aime plus que jamais, mais de plus, qu’elle est en liberté, & encores d’avantage, qu’elle vous est venuë trouver, & qu’elle est avec Clarine dans Gergovie, qui vous attend : Ah ! Bellaris, me dis-tu la verité ? s’escria le Chevalier : Pensez-vous, respondit le fidele serviteur, que je voulusse mentir ? Il faut bien, dit-il haussant les yeux au ciel & joignant les mains ; Il faut bien, ô Dieux ! que vous ayez eu agreables les vœux & les supplications de mon pere, puis qu’il vous plaist de me faire une si grande grace : Et puis se tournant à Bellaris, Mais, amy, est-il possible que cela soit & comment tant de bon-heur me peut-il estre arrivé tout à la fois ? Seigneur, lui respondit-il, ne doutez point de ce que je vous ay dit, & pour vous tesmoigner & mon affection & ma fidelité, si vous voulez demain vous la verrez ceste belle qui a tant pris de peine pour vous donner ce contentement, mais je crains fort que ce soit le dernier service que je vous rendray jamais : Je ne voudrois pas, adjousta Arimant, acheter ce contentement avec ta perte, mais s’il se pouvoit autrement, j’en serois bien ayse : Je vous diray, adjousta-t’il, ce que j’ay deliberé, & lors il commença à luy raconter de quelle façon il avoit trouvé Cryseide dans le temple, comme il avoit parlé à Clarine, & apres tout ce qui s’estoit passé entre Cryseide & luy dans le jardin, la resolution qu’elle avoit faite de se sauver, & bref, tout ce qui s’en estoit ensuivy, & enfin comme elle estoit à Gergovie vestuë à la Gauloise, où elle l’attendoit. Et puis il continua, Or, Seigneur, il faut vous haster de sortir d’icy, car sans doute le Roy Gondebaut doit estre de retour à l’heure que nous parlons, & vous devez croire que Bellimart ne tardera guere ou à venir, ou à vous envoyer querir, puis que son avarice est telle, qu’elle ne le laissera guere en repos, & Dieu sçait quel traittement il vous fera, si vous avez memoire de l’ingratitude dont il a usé envers vous, vous cognoistrez aysément qu’il ne faut pas esperer plus de courtoisie à l’advenir, que vous en avez épreuvé par le passé. Outre qu’il est impossible que Cryseide demeure long temps où elle est, que le Roy Gondebaut n’en soit adverty, & il faut que vous sçachiez, que ce Roy est devenu tellement amoureux d’elle, qu’il a monstré avoir intention de l’espouser. Jugez maintenant s’il n’est pas bien necessaire d’user de diligence pour la retirer hors de ces contrées, & quelle doit estre l’affection que Cryseide vous porte, puis qu’elle a mieux aymé se mettre au hazard que je vous ay dit, que d’estre Royne en espousant un si grand Roy ? J’ay donc pensé que vous pourrez faire de cette sorte : Il faut que dés ce soir vous priez le Capitaine de me laisser retourner vers Bellimart, monstrant d’estre mal satisfait de moy, pour m’en estre revenu sans attendre son retour, il le fera fort aisément & demain ainsi que les portes s’ouvriront, vous prendrez mes habits, & je demeureray en vostre place dans le lict : J’espere que les Dieux favoriseront nostre entreprise, & qu’ils la feront reüssir heureusement : Mais, mon Dieu ! Bellaris, dit Arimant, je crains que ces gens ne te fassent du mal, s’il se pouvoit prendre une autre voye, je croy qu’elle seroit bien plus à propos : Non, non, Seigneur, dit le fidelle Bellaris, il n’y en a point, car en premier lieu le temps vous presse, & ne faut pas avoir opinion que par presens on puisse corrompre cet homme qui vous garde, parce qu’il croit vostre rançon devoir estre tres-grande, & il y a apparence que Bellimart luy en aura promis une partie ? & quant à ce qui est de moy, ne vous en souciez point, d’autant que je sçay asseurément que les Dieux aident de faveurs inesperées ceux qui esperent en eux, & font leur devoir envers leurs maistres. Et y a-t’il rien à quoy je sois plus obligé qu’à vous servir en tout ce qui me sera possible, & particulierement en une affaire de telle importance ? Mais soit ainsi que la cruauté de ce barbare luy fasse user autrement envers moy qu’il ne devroit, faut-il pour quelque danger qui se presente, que je laisse de vous servir ? Et si je meurs, qu’est-ce autre chose que faire un peu plustost ce qu’en fin il faut que je fasse ? & puis-je finir mes jours pour un plus beau, ny pour un plus honorable subject, qu’en vous donnant la liberté & le contentement ? Au contraire, si je ne le faisois pas, quelle reproche ne me ferois-je tout le reste de ma vie, d’avoir perdu une si belle occasion, de vous tesmoigner ce que je vous suis ? Ne me ravissez point cette gloire, Seigneur, je vous supplie, je vous la demande en recompense de tous les services que je vous ay rendus, & seulement je vous requiers de trois choses : L’une, si je meurs, que vous vous souveniez que vous n’aurez jamais un plus fidele serviteur : L’autre, si je vis, que vous me donnerez Clarine pour ma femme : Et la derniere, qu’en toute façon, lors que vous serez sorty d’icy, vous vous retiriez en toute diligence, afin que vous ne soyez pas repris tous deux une seconde fois. Et continuant son discours, il sceut de telle sorte persuader Arimant, qu’il ne put jamais refuser cette assistance, quoy qu’il eust un grand regret de le laisser en un si grand peril. Le soir donc, Arimant pria le Capitaine, ainsi que Bellaris avoit proposé, qui sçachant bien que le Roy, s’il n’estoit arrivé ne tarderoit pas d’estre à Lyon, & desireux d’avoir plus promptement la rançon à laquelle il se mettroit, & dont il devoit recevoir une bonne partie, non seulement le premier, mais luy conseilla de le devoir faire, & que luy-mesme l’accompagneroit d’une de ses lettres à Bellimart.

Le depart de Bellaris estant donc resolu de ceste sorte, luy mesme fut celuy qui sollicita la lettre pour partir, disoit-il plus matin, & revenir tant plustost, & l’ayant retirée dés le soir, & fait commander à la porte qu’on le laissast sortir le lendemain, aussi tost qu’elle seroit ouverte ; Il revint vers Arimant, & l’informa bien de tout ce qu’il avoit à faire, à sçavoir où il trouvera Cryseide, en quel lieu sont les chevaux, & par quel chemin il doit passer, tant pour aller jusques aupres de Lyon, que pour se retirer de là les Alpes, luy conseillant de se mettre sur le Rosne au dessous de Vienne, & prendre la mer vers les Massiliens, jusques en la coste de la Ligurie : qu’il valoit mieux allonger son chemin, & le faire un peu plus seurement. Avec de semblables discours, ils passerent une partie de la nuict, & l’autre fut employée à changer d’habits, & à donner ordre à tout ce qui estoit necessaire, de sorte que le jour estant venu, & oyant ouvrir les portes, apres qu’Arimant eut embrassé cent fois ce fidele serviteur, & non point sans avoir les larmes aux yeux, se recommandant à Mercure, il se mit en chemin, promettant à Bellaris qu’il auroit bien tost de ses nouvelles, & que quand il devroit employer tout ce qu’il avoit, il le mettroit hors de la peine où il le laissoit maintenant, & avec un extreme regret, il se presenta pour sortir avec une grande crainte d’estre recogneu à la porte, parce qu’encor qu’il eust les habits de Bellaris, il luy ressembloit fort mal, estant beaucoup plus grand, & ayant le visage si dissemblable, qu’il estoit impossible de prendre l’un pour l’autre, pour peu qu’on y prit garde : toutesfois il sortit sans difficulté, parce qu’il estoit encores fort matin, & qu’ayant eu le commandement de le laisser sortir, ils n’y regarderent pas de plus prés. Or Bellaris par la fenestre de la chambre, l’accompagna de l’œil jusques à ce qu’il le vit fort avant dans la plaine, & remarqua bien qu’Arimant tournoit à tous coups les yeux du costé du chasteau pour voir si l’on le suivoit. En fin l’ayant perdu de veuë, ce fut alors que le danger où il s’estoit mis luy revint devant les yeux, & luy representa vivement l’horreur de la mort, si est-ce que de quelque costé qu’il la peust considerer, il luy fust impossible de regretter ce qu’il avoit faict, ny d’en estre marry : & toutesfois comme chacun s’essaye de prolonger sa vie le plus qu’il luy est possible, voyant que son maistre estoit sauvé, il se resolut d’essayer d’en faire de mesme : il tourne donc les chausses d’Arimant à la renverse, & le pourpoinct aussi, accommode son chapeau le plus ressemblant qu’il peut, à celuy qu’il souloit avoir, & de fortune trouve encores son propre manteau qu’Arimant à son depart avoit oublié, ou peut-estre laissé expres pour mieux marcher à pied : bref, il s’ageance le mieux qu’il peut, & avec un visage asseuré se presente à la porte pour sortir : le Sergent qui y commandoit la luy refuse, disant, qu’il en est desja sorty un, & qu’il n’avoit commandement que pour celuy-là : mais Bellaris monstrant la lettre qui s’adressoit à Bellimart, & la main du Capitaine estant recognuë par tous ceux qui estoient à la porte, ils furent d’avis de le laisser sortir : Le Sergent seul qui estoit opiniastre, & qui desiroit de faire sa charge exactement, ne le voulut faire sans un autre commandement ; & ainsi remettant Bellaris entre les mains d’un soldat, luy ordonna de le mener vers le Capitaine, & sçavoir de luy sa volonté. Le soldat n’y manqua point, mais parce qu’il estoit encores matin, & que Bellaris & le soldat disputant à la porte de la chambre du Capitaine, l’esveillerent, il se mit en si grande colere contre le Sergent, qu’il le menaça de le faire chastier, pour luy apprendre de laisser sortir ceux qui portoyent lettre de luy : & tournant la teste de l’autre costé du lict, il se rendormit d’aussi bon sommeil qu’il avoit fait de toute la nuict.

Ainsi Bellaris sortit du chasteau, & prenant le chemin de Gergovie, usa de si grande diligence qu’il sembloit qu’il eust des ailles aux pieds : mais cependant son maistre estant arrivé avant que luy, & trouvant l’hostellerie, il alla frapper à la porte de la chambre de Cryseide, qui ne dormant que d’un fort leger sommeil, l’ouit incontinent, & appella Clarine pour sçavoir que c’estoit : elle qui d’autre costé vivoit avec une grande peine, se jetta à bas du lict, & mettant sa robe sur ses espaules, courut ouvrir la porte du com- mencement, n’ayant pas encore les yeux bien ouverts : Tu sois le bien venu, Bellaris, luy dit-elle, nous t’avons longuement attendu. Et Cryseide impatiente luy demandant qui c’estoit, C’est, dit-elle, Madame, Bellaris qui veut entrer, Et laissez-le venir vistement, dit Cryseide, peut estre nous apportera-t’il quelques bonnes nouvelles. Ouy, Madame, dit Arimant, je vous en apporte de fort bonnes. Cryseide oyant, & recognoissant ceste voix, Mon Dieu, dict-elle en sursaut, & se relevant sur le lict, c’est la voix d’Arimant ! & tirant le rideau, elle le vit qu’il s’estoit desja mis à genoux au chevet de son lict. Jugez, Madame, quelle surprise fut celle-là, & quel excez de contentement ? Il fut bien tel, que luy jettant les bras au col, & joignant sa bouche à la sienne, elle y demeura si longuement qu’il sembloit qu’elle eut perdu le souvenir de s’en oster : Quant au Chevalier, il estoit si plein de joye de voir sa chere Cryseide entre ses bras, qu’il la serroit de sorte contre son estomac, qu’il sembloit qu’il la voulust estouffer. Clarine ayant refermé la porte y estoit accouruë, & les regardant & considerant ensemble demeuroit immobile, si ravie d’admiration, qu’elle ne sçavoit si c’estoit songe ou verité. Et apres avoir demeuré quelque temps de ceste sorte, elle alla ouvrir les fenestres, & puis s’en revint vers eux, qu’elle trouva encore embrassez & ravis. Alors craignant presque qu’ils ne mourussent d’aise, les esveillant elle les contraignit de reprendre haleine, & de se separer pour quelque temps : mais incontinent apres se reprenant, ils ne pou- voient se saouler de se baiser & de se caresser, & c’est sans doute qu’ils n’eussent pas finy si promptement, n’eust esté qu’ils ouyrent hurter à la porte de la chambre. Clarine les en advertit, qui ne fut par un petit trouble & pour l’un & pour l’autre, ne se pouvant imaginer que quelqu’un qui ne fust pour leur nuire, vint à ces heures les trouver. Arimant se revela, & mettant la main sur son espée, s’en va à la porte pour l’ouvrir : ce fut bien la plus grande surprise pour le Chevalier qu’il eust encore euë, car il se vit Bellaris au devant lors qu’il l’esperoit & qu’il y pensoit le moins. O Dieux ! s’escria-t’il, est-ce bien toy mon amy ? C’est moy, dit-il, Seigneur, moy dis-je que les Dieux ont voulu delivrer, afin que je vous puisse rendre encore quelque bon service. O Dieux ! dit le Chevalier, vueillez par vostre bonté moderer ces bons-heurs par quelque legere fortune, car en voicy trois trop grands pour estre continuez : Voir Cryseide en liberté, en bonne santé, & entre mes mains : Me voir sorty de prison : Et enfin te pouvoir embrasser, mon amy lors que je pensois t’avoir perdu pour si long-temps. A ce mot, le prenant par la main, il le mena vers Cryseide, & luy raconta ce qu’il avoit fait pour le sauver, & l’extreme peril où il s’estoit mis : Et lors qu’elle & le Chevalier vouloient entrer sur les remerciemens, il les interrompit, disant, Laissons ces paroles, Seigneur, je suis plus obligé de vous servir, que je ne le pourray jamais faire, & ne perdez point le temps qui vous doit estre si cher. Je crains que l’on ne vous suive, sortons de cette ville, & faisons chemin, à loisir je pourrai vous raconter comme je suis eschappé.

Cryseide jugeant qu’il disoit vray, s’habilla en si grande diligence, que les chevaux à peine furent prests, qu’elle estoit desja au bas de l’escalier pour faire voyage : Arimant la mit à cheval, & Bellaris Clarine : & apres avoir bien contenté leur hoste, Arimant prit le cheval de son fidele Bellaris, & ainsi se mettant en chemin avec leur guide, qui desja s’estoit grandement affectionné à Cryseide, tant pour sa douceur naturelle, qui la faisoit aimer de tous ceux qui la voyoient, que pour la liberalité dont elle usoit envers luy. Au sortir de Gergovie, ils marcherent assez viste, mais s’estans un peu esloignez, ils allerent plus lentement à cause de Bellaris qui estoit à pied, & qui par les chemins leur alloit racontant le moyen par lequel il s’estoit eschapé, non pas sans les faire rire de l’extreme frayeur qu’il avoit euë, quand le Sergent luy refusa de sortir, & de quelle diligence il avoit marché lors qu’il ne fut plus à la veuë du chasteau.

Ils finirent de cette sorte la premiere journée avec tous les plaisirs, que des personnes ayans eu semblables fortunes pouvoient recevoir, les ayant eschappées, & s’estans levez de grand matin passerent les grandes montagnes de Cemmenes, & sur la fin de la journée l’espouvantable Selve qui se nomme le Bois-noir, & arriverent fort tard à Viveros, fuyant tant qu’il leur estoit possible les grandes villes & les grands chemins, afin de decevoir ceux qui peut-estre les suivoient. Mais il leur advint comme à ceux qui pensant eviter l’embusche, laissent leur droit chemin pour donner dedans : Car le Capitaine qui avoit en garde Arimant, lors qu’il fut adverty qu’il estoit sauvé, prenant avec luy sept ou huict des siens, se resolut de les suivre, & au pis aller d’en donner luy-mesme les nouvelles à Bellimart : parce qu’il creut que sans doute ils iroient à Lion, ou pour s’embarquer, ou pour prendre le chemin des Helveces. Et parce qu’ils sçavoient comme personnes du pays, les sentiers plus courts, ils les avoient devancez, & ce soir estoient desja logez dans le mesme logis où Arimant & sa trouppe s’alloient reposer. Le Capitaine recogneut incontinent Bellaris, & s’asseurant qu’ils estoient ensemble, il advertit tous ses gens pour le surprendre au mesme temps qu’il mettroit pied à terre : mais ils ne le purent faire si secretement, que Bellaris qui marchoit tousjours avec soupçon, ne se prit garde de leurs mouvemens, & parce qu’il avoit tousjours accoustumé d’aller devant chercher le logis, & puis s’en retournoit querir son maistre : Apres avoir parlé à l’hoste, & sçeu qu’il y avoit assez de la place : Je m’en vay donc, dit-il tout haut, faire venir mon maistre & sa troupe. Le Capitaine qui estoit dans une chambre voisine, tout prest à se saisir de luy, l’oyant ainsi parler, ne se voulut descouvrir, pensant les prendre tous deux en un coup : Mais le prudent Bellaris revenant vers son maistre, Seigneur, luy dit-il, sauvons nous, le Capitaine nous attend en ce logis. Arimant fut grandement surpris, toutesfois considerant le peu de temps qu’il avoit à prendre party, il fut d’avis que Cryseide & Clarine s’y en allassent loger avec le Guide, & trouvassent quelque excuse de leur voyage, & que le lendemain elles prinssent le chemin de Vienne, & luy aussi, & que pour sçavoir par où ils passeroient, ils mettroient des brisées par tous les carrefours qu’ils rencontreroient, & que celuy qui arriveroit le premier à Vienne, iroit loger de l’autre costé du Rosne, au logis le plus proche du Pont, & y attendroit les autres. Ils vouloient dire d’avantage, mais il leur sembla d’ouyr des chevaux qui venoient le long du pavé, qui fut cause que Cryseide poussa son cheval avec Clarine, & la guide d’un costé, & Arimant de l’autre avec son fidele serviteur. Le Chevalier à la faveur de la nuict & des grands bois se sauva aysément, quoy que le Capitaine le cherchast plus de quatre ou cinq heures dans les bois, & le troisiesme jour arriva dans Vienne à bonne heure, & s’alla loger en une hostelerie qui estoit au bout du Pont. Le soir s’enquerant des nouvelles, il sceut de son hoste que le Roy Gondebaut estoit enfin revenu de la Gaule Cisalpine, chargé de victoires & de despoüilles, mais qu’à son retour il avoit receu un signalé desplaisir, à cause d’une prisonniere Italienne, de laquelle il devoit estre grandement amoureux, & qui s’estoit sauvée, sans que quelque diligence qu’on y eust sceu mettre, on eust jamais pu sçavoir qu’elle estoit devenuë. Et pour tesmoignage de ce que je dis, continua l’hoste, l’on a fait publier aujourd’huy une declaration du Roy pour ce subject, que je vous veux faire voir, & se faisant appor- ter un grand papier en façon de placard, il leur qu’il estoit tel.


Gondebaut, fils de Gondioch, Roy des Bourguignons, Seigneur des Sequanois, Lingones, Vellaunodonis, Ambarres, Hedvois, Catalauniques, Mauriciens, Matisques, Alexiens, Allobroges, Basiléens, Latobriges, Sebusiens, Secusiens, Secusienses, Valromains, Sedunois, Augustes-salasses, Centrons, Bramovices, Ebroduntiens, Segovellauniens, Galloligures, Dominateur des Alpes Semproniennes, Joviennes, Pennines, Coties, Sabatiennes, & Maritimes, &c.

A tous ceux à qui nostre present vouloir sera cogneu, Salut : D’autant qu’il n’y a rien qui offence plus un courage genereux, ny qui luy donne un plus juste desir de vengeance que l’ingratitude, & la trahison : & qu’à nostre grand regret, au retour de nos longs, glorieux, & perilleux voyages, nous avons esté advertis, que Cryseide, l’une de nos prisonnieres, & celle à qui nostre bonté s’estoit pleuë de faire plus de graces & de faveurs, s’estoit ingratement sauvée de nos gardes : Ce qu’elle n’auroit pu faire sans le conseil, & l’assistance de quelque personne à nous peu affectionnée, & qui perfidement l’auroit enlevée, au mespris de nostre puissance & authorité Royale. A ces causes, & plusieurs autres à ce nous mouvant, & par l’advis de nostre Conseil, pour chastier telles ingratitudes & trahysons : Avons declaré, juré, & promis par le Grand que nous adorons, par l’ame de nostre tres-honoré pere, & par la Majesté de nostre couronne, Que quiconque nous fera r’avoir ceste ingrate Cryseide, nostre fuitive prisonniere : ou qui nous declarera celuy qui a esté cause de sa fuite, ou qui perfidement a tenu main, donné ayde, ou faveur à la faire evader, de quelque qualité, gent, ou condition qu’il soit. Nous luy ferons telle grace qu’il nous voudra demander, sans que pour quelque suject que ce puisse estre, nous contrevenions, ou promettions jamais estre contrevenu à nostre parole, promesse, & serment. Si ordonons à tous nos Comtes & Officiers, de faire publier cesdites lettres, par toute l’estenduë de nos Estats. Donné en nostre Royale ville de Lyon, aux Ides de Julius, Et de nostre regne le deuxiesme.

Arimant oyant lire ceste declaration entra en grande peur que Cryseide ne fust recognuë en entrant dans la ville, mesme que l’hoste en continuant son discours luy dit, que le Roy avoit mandé par tous les passages des ponts, des ports, & des entrées des villes, des personnes qui la recognoissoient. Cela fut cause que quelque temps apres il tira Bellaris à part, & luy commanda de chercher en diligence des habits d’homme pour la desguiser, & Clarine aussi : & soudain qu’il les auroit recouvrez, qu’ils s’en allast sur le chemin par lequel elles devoient venir, pour les en avertir & les faire habiller avant que d’entrer dans la ville. Le fidele serviteur aussi tost qu’il fut jour ne manqua point à ce qu’il luy avoit ordonné, & ayant trouvé assez promptement ce qui luy estoit necessaire, s’alla mettre sur le chemin pour les attendre. Cependant que Arimant faisant venir quelques habits plus honnestes que ceux qu’il avoit de Bellaris, se vestit un peu plus proprement qu’il n’estoit pas : mais la Fortune qui n’estoit point encore lasse de travailler ces genereux Amans, & qui vouloit de plus grandes preuves de leur amour & de leur courage, ordonna, qu’à l’heure mesme que Bellaris avoit rencontré Cryseide, & qu’elle remercioit les Dieux de ce qu’Arimant estoit arrivé sans aucun mal dans Vienne, le Roy Gondebaut allant à la chasse, & picquant apres un cerf, vint passer auprés d’elle avec cinq ou six seulement qui le suivoient, & parce qu’il prist garde qu’au mesme temps qu’elle l’avoit aperceu, elle s’estoit retirée dans un buisson voisin, & s’estoit esloignée du chemin, il la suivit par curiosité : mais Bellaris le recognoissant d’abord, se jetta à corps perdu dans un vallon, ce que Cryseide ne peut faire ny Clarine aussi pour estre à cheval, de sorte que le Roy l’ayant attainte, & la voyant vestuë à la Gauloise, creut au commencement, que ce fust quelqu’une du pays, qui pour estre seule ce fust retirée du grand chemin : mais luy ayant demandé qu’elle estoit, & où elle alloit, aussi-tost qu’elle ouvrit la bouche, il la recogneut, parce qu’encores qu’elle parlast assez bien la langue Gauloise, elle avoit toutefois quelques accents estrangers, & la regardant de plus prés, quoy qu’elle essayast de se cacher le visage : O Dieux ! dit-il, & voicy Cry- seide : & lors se jettant en terre, il courut vers elle l’embrasser & la caresser. Et depuis-quand, belle Dame, continua-t’il, avez-vous pris cét habit qui vous déguise si fort, & quel Dieu vous a remis en mes mains, desquelles pour m’affliger quelque meschant Demon vous avoit enlevée ? La pauvre Cryseide estonée plus qu’il ne se peut croire, de se voir en la puissance de celuy qu’elle avoit tant redouté, & tombée d’un si haut degré de contentement en si grand & cuisant ennuy demeura quelque temps sans respondre : Enfin voyant qu’il n’y avoit plus de moyen de se celer, elle se resolut tout à coup, & d’un courage extreme, elle respondit, Vous me demandez, Seigneur, depuis quand j’ay pris cét habit, sçachez que c’est depuis que l’Amour me l’a commandé : Et parce que vous appellez meschant Demon le dieu favorable qui m’avoit osté de vos mains, c’est luy que je reclame, tant pour conserver mon honneur, que pour vous faire recognoistre le tort qu’un si grand Roy se faict de contrevenir non seulement aux loix de l’humanité, mais à celles de l’Ordre de Chevalerie que vous portez, qui vous commande de servir, assister, & honorer les Dames, & non pas les prendre prisonnieres, & les retenir contre leur gré. Le Roy oyant ces libres paroles de Cryseide, & l’amour qu’il lui portoit, ne voulant consentir qu’il fit ce qu’il cognoissoit estre du devoir de Chevalier, il luy respondit : Si quelqu’un vous vouloit faire outrage, j’y mettrois & ma Couronne & ma vie pour vous en empescher : mais en cecy, tant s’en faut que je vous re- tienne pour vostre mal, qu’au contraire je pretens que ce soit à vostre avantage & de tous les vostres. Elle vouloit repliquer, mais le Roy qui estoit plein de contentement d’une si heureuse rencontre, & qui ne vouloit point entrer plus avant en ce discours, la prenant par les reines de son cheval, la reconduisit jusques au grand chemin, où ayant repris son cheval, il retourna à mesme temps à Lyon, plus content de cette prise, qu’il n’avoit esté de toutes ses victoires passées : Et parce qu’il l’avoit faite à la chasse, & qu’il en estoit plus amoureux qu’il n’avoit jamais esté, il en fit de tels vers, que depuis il faisoit souvent chanter par ceux de sa Musique.


MADRIGAL.
Chasse d’Amour.

Je m’en vay nuict & jour
A la chasse d’Amour :
Mais chasse bien estrange
Qui me deçoit & change
En ce que je poursuis :
Puis qu’ayant bien chassé, l’Amour veut que je soye
Blessé, non le blesseur. Chasseur non, mais la proye.

Lors que Cryseide fut prise, Clarine se fust bien sauvée si elle eust voulu aussi bien que celuy qui leur servoit de guide : mais ne la voulant abandonner, elle la suivit volontairement : & de cette sorte la triste Cryseide fut r’amenée à Lyon, & remise avec les autres Dames prisonnieres, mais avec une plus soigneuse garde qu’elle n’avoit pas eu auparavant ; quoy que le Roy qui veritablement avoit dessein de l’espouser, tant pour sa beauté que pour estre proche parente de la femme de Rithimer sœur de l’Empereur Anthemius, eust commandé qu’elle ne receust que toute sorte de service & de çourtoisie, & le contentement qu’il receut de l’avoir trouvée fut tel, qu’il en fit faire des feux de joye & des resjouyssances si grandes que chacun s’en estonnoit. Cependant Bellaris s’estant sauvé à moitié deschiré des ronces, & cassé en plusieurs lieux des diverses choutes qu’il avoit faictes, s’en vint tout effroyé donner ces mauvaises nouvelles à son maistre, qui demeura si surprins d’estonnement, & si outré de douleur, qu’il ne sçeut jamais luy dire une seule parole, mais s’abouchant sur un lict, y demeura jusques à la nuict, sans qu’il voulut jamais respondre à Bellaris, quelque parole de consolation qu’il lui peut dire, apres s’estant deshabillé, il se mit dans le lict sans vouloir manger où il reposa fort peu toute la nuict. enfin le matin il appella Bellaris, & luy commanda de s’en aller à Lyon, & de sçavoir des nouvelles de Cryseide, & du traittement qu’on luy faisoit. Le fidelle serviteur, quoy qu’il y eust beaucoup de danger pour luy, se desguisant le mieux qu’il put, ne manqua point d’obeyr à ce qu’il luy avoit commandé, & d’abord qu’il fut arrivé, il n’eust pas beaucoup de peine de s’en enquerir, parce que toute la ville estoit pleine de Cryseide, & des faveurs que le Roy luy faisoit, estans telles, que l’on croyoit asseurément qu’il l’espouseroit, quoy qu’elle en fit beaucoup de difficulté, pour quelque occasion que l’on ne sçavoit point encores. Il revint incontinent vers son maistre, voyant mesme la grande difficulté qu’il y avoit de parler à elle, resolu de le persuader de se retirer en Italie, puis qu’il n’y avoit pas apparence que se voyant servie, caressée, & honorée d’un si grand Roy : l’ambition d’estre Royne, ne luy fit perdre l’amour d’Arimant. Estant donc retourné à Vienne, il luy raconte tout ce qu’il avoit appris, & apres luy remet devant les yeux, la legereté des femmes, leur ambition, la douce flatterie d’estre Royne, & la grande apparence qu’il y avoit qu’elle recevroit l’honneur que le Roy luy vouloit faire. Qu’il le conseilloit de ne s’y point amuser d’avantage, & de se souvenir de l’ennuy que son pere auroit de sa perte, & que cela pourroit estre cause de sa mort, & de l’entiere ruine de sa maison, que de sejourner là d’avantage, il n’y avoit point de seureté, parce que ce jeune homme

qui les avoit servy de guide, les pourroit deceler & faire reprendre. Bref que pour toutes raisons il devoit se promptement retirer en sa maison, cependant qu’il le pouvoit faire. Arimant escouta Bellaris tant qu’il voulut parler, non pas pour consentir à son opinion, mais parce qu’il avoit l’esprit ailleurs. Et lors qu’il se fut teu : Bellaris, luy respondit-il, je ne m’esloigneray guere de ton advis, pourveu que tu fasses encores ce que je te diray. Retourne incontinent à Lyon, donne ce petit livre à Cryseide, & fay en sorte que tu en ayes responce, & apres tu verras quelle resolution je feray. Le serviteur qui aymoit son maistre infiniment, apres l’avoir asseuré de le faire, ou d’y perdre la vie, le supplia de ne vouloir donc point se tant attrister, & de se souvenir que sa vertu l’avoit bien fait surmonter, de plus grandes infortunes, & qu’il en devoit esperer encores autant, sans se donner entierement à la douleur. Et Arimant le luy ayant promis, il partit incontinent avec le petit livre, dans laquelle Chevalier avoit marqué telles parolles :

LETTRE

D’Arimant à Cryseide.

Ceste infortune aura-t’elle plus de pouvoir sur vous que toutes les autres ? & pour l’ambition d’estre Royne, serez vous infidele ? & moy, seray-je le plus trahy, & le plus malheureux de tous les hommes ? Mandez le moy, afin que par ma mort, je vous empesche d’estre parjure.

Bellaris ne pouvant trouver autre moyen de donner ce livre à Cryseide, que quand elle alloit au Temple, se tint aupres du Vaze de l’eau Lustrale, comme il avoit fait l’autre fois, & en mesme temps qu’elle tendit la main pour en prendre, il fit semblant de luy en vouloir donner, & de l’autre main lui presenta le livre, qu’elle recogneut incontinent, & s’approchant le plus pres de luy qu’elle put, le prit si finement, que personne ne s’en apperceut, & ne luy peut dire que ce mot : A demain. Cependant , sortant du Temple, il s’en alla comme de coustume parmy la ville, où il apprit que veritablement le Roy vouloit espouser Cryseide, qu’elle l’avoit refusé, que toutefois il ne vouloit laisser de passer outre, s’asseurant, que quand il l’auroit espousée, elle changeroit d’opinion.

Le lendemain, Cryseide ne manqua point de rendre le livre, avec la mesme ruze à Bellaris, & luy dit en passant : Je mourray plustost. Il entendit bien ce qu’elle vouloit dire, & admirant l’amour & la generosité de ceste fille, s’en retourna vers son maistre, auquel il fit entendre ce qu’il avoit appris, & les mesmes paroles qu’elle luy avoit dites, en luy donnant le livre, qui fut une si grande consolation pour Arimant, qu’il sembloit d’estre à moitié soulagé de sa peine : Et puis prenant le livre, il adjousta les lettres qui se trouverent estre telles :


RESPONCE
De Cryseide à Arimant.

Vous sçaurez plustost ma mort, que mon changement. A ce coup je feray voir quelle resolution peut avoir une fille, qui vive ou morte ne sera jamais qu’à vous. Faites-en de mesme.

Et bien, dit alors Arimant, me peux-tu con- seiller, Bellaris, d’abandonner une personne, qui prend une telle resolution pour moy ? J’avouë, respondit-il, que je l’admire, & que sa vertu a surpassé mon opinion : Mais, Seigneur, que pretendez vous de faire, & quel moy en vous reste-t’il de la pouvoir secourir ? la force de ce Roy est trop grande, & son Amour trop violente, pour donner place à quelque espoir, & le danger est si grand pour vous de vous arrester icy, que je vous tiens pour perdu si vous le faites. Ne te soucie, Bellaris, dit alors Arimant, j’ay pensé un moyen pour la sauver, qui me reussira sans doute. Et dés lors mettant ordre à son depart, il s’en alla le lendemain à Lyon, où il arriva expressément sur le soir, & s’en alla loger en une hostellerie la plus retirée qu’il peut choisir. Et là par le moyen de Bellaris, il apprit encores la continuation des mesmes nouvelles, & de plus, que le lendemain le Roy s’en alloit faire un sacrifice au tombeau des deux Amants, en esperance qu’ils luy seroient propices envers le grand Tautates, pour changer le cœur de Cryseide, & la faire consentir à ce qu’il desiroit. Et que pour le rendre plus solemnel, il vouloit qu’elle y assistast, & toutes les autres Dames prisonnieres.

Arimant fut fort ayse de ceste nouvelle, & luy sembla que c’estoit un bon augure pour luy, qu’il se fust rencontré à cette occasion : Il ne manqua donc point de se tenir prest le lendemain. Et cependant le Roy ne cessoit de rechercher cette belle fille, luy representant tout ce qui pouvoit la persuader de luy complaire. Mais elle plus ferme en sa resolution, qu’un rocher contre les flots de la mer, ne put jamais estre esbranlée. Cela fut cause qu’il pensa avant que de venir à la force, de recourre au secours de Tharamis, & par sacrifices obtenir de luy cette grace, de changer le cœur ce cette genereuse fille. Et parce qu’il la pria d’y vouloir assister, elle y consentit librement, M’asseurant, dit-elle, que si ce Dieu Tharamis est juste, il vous ostera la volonté de faire une si grande injustice.

Le lendemain le sacrifice estant prest à se faire, il la fit monter dans un somptueux Chariot, la contraignit de porter la couronne Royale, & la fit suivre pompeusement par toutes les autres ses compagnes, comme si desja elle eust esté Royne des Bourguignons, pensant avec telles grandeurs esbranler sa constance : elle estoit veritablement tresbelle, mais cette parure ne donnoit pas un petit esclat à sa beauté, encores que le desplaisir qu’elle avoit en son ame, parust & en son visage & en toutes ses actions. Le Roy estoit aupres d’elle si content de la voir avec cette couronne, qu’il luy sembloit qu’elle fust desja sa femme : Ils passerent tout le long de la ville, & vindrent jusques à Pierre-Cyse, où estoit la sepulture des deux Amants, & où le sacrifice se devoit faire.

Lors qu’il arriva, les gardes firent faire place au Roy, & Cryseide & toutes les autres Dames mirent pied à terre pour monter dans l’eschaffaut qui leur estoit preparé, pour mieux voir les ceremonies. Soudain les sacrificateurs arrivent, les Victimaires conduisent les Taureaux blancs, & les Vacies s’approchant le plus pres qu’ils purent du tombeau, font signe de donner le coup aux victimes, elles tombent du premier coup en terre du costé droict, & soudain leur mettant le cousteau dans le gosier, en tirent le sang, duquel ils arrousent le feu, qui estoit allumé pres du tombeau des deux Amants, puis le tombeau mesme, & enfin le Roy, les Dames, & le reste du peuple. Apres les victimes sont ouvertes, les entrailles recherchées, & trouvées bien entieres, & telles que tous les presages en estoient tres-heureux, de quoy le Roy tres-aise, & le disant à Cryseide, pour tesmoignage que les Dieux avoient agreable leur alliance. Elle qui jusqu’alors avoit esperé en la justice de ce Dieu incogneu, & qu’il donneroit cognoissance en quelque sorte du contraire, se voyant frustrée de son attente, ne sçavoit plus à quoy recourre sinon au desespoir. Et en cette resolution, elle feignit de vouloir elle mesme recognoistre les entrailles des Victimes, & demanda qu’on luy permit de s’en approcher. Le Roy qui estoit tres-asseuré du rapport des Vacies, en fut tres-aise, pensant que cette veuë ne pouvoit que luy persuader ce qu’il desiroit, par la cognoissance qu’elle auroit de la volonté des Dieux : Et ainsi luy faisant aider à descendre, elle vint sur le lieu du sacrifice, se fit monstrer curieusement le foye, le cœur, & le reste des parties nobles. Et cependant que les Sacrificateurs s’amusoient à les luy faire bien voir, elle se saisit du couteau encores sanglant, duquel on avoit esgorgé les victimes, & puis s’en- courant vers le tombeau des deux Amants, se prit à l’un des coings, & lors haussant le couteau avec un visage tres-asseuré, elle dit fort haut, Voy-tu, Magnanime Prince, ce couteau que je tiens en la main ? C’est pour me le mettre dans le cœur, si quelqu’un se hazarde de me vouloir user de force : Et lors tournant la poincte contre son estomac, elle continua de cette sorte.

Dieu me soit tesmoing, Grand & invincible Roy, si je n’estime & n’admire tout ce qui est en ta personne, & tout ce qui procede de toy ; je te voy chery & favorisé des Dieux, aymé de tes subjects, honoré de tes voisins, & redouté de tes ennemis : je recognois en toy une prudence en toutes tes actions, une generosité en toutes tes entreprises, une justice pour chacun, & une amour particuliere envers moy, qui m’oblige non seulement à t’admirer & à te servir comme le reste de l’Univers, mais à t’aymer & estimer autant qu’il m’est possible : si donc ayant la cognoissance de toutes ces choses, & celle aussi de l’honneur qu’il te plaist de me faire, de m’unir à ta majesté par les liens d’un avantageux mariage, ne faut-il pas confesser que ce qui m’en oste la volonté doit avoir une grande puissance & sur mon affection & sur mon devoir ? S’il te plaist donc, Seigneur, avoir cette consideration devant les yeux, je veux esperer que non seulement tu me pardonneras si je fais quelque chose qui te desplaise, avec cette asseurance, que si je pouvois autrement disposer de moy, je le ferois à ton contentement encore plus promptement que tu ne me le sçaurois commander.

Mais sçache, ô Grand Roy, qu’estant à peine sortie de l’enfance, les Dieux voulurent que j’aimasse un Chevalier, je dis que les Dieux le voulurent, car si ce n’eust esté par le vouloir des Dieux, & qu’ils ne l’eussent escrit dans l’ordre infaillible du destin, c’est sans doute qu’il y auroit long temps que ceste affection seroit perie, pour les grandes & incroyables traverses que la Fortune nous a données : Au commencement les parens qui avoient puissance sur nous : Depuis Rithimer que tu sçais estre si puissant, & enfin tes armes, qui non seulement m’osterent la liberté, mais m’arracherent je puis dire d’entre les bras de mon mary, tel puis-je nommer celuy auquel j’ay promis mariage, prenant la Nopciere Juno, & hymen pour tesmoings de nos promesses reciproques, & pour justes punisseurs de celuy qui manqueroit à ces serments. Que si je ments en ce que je dis, je prie ces deux fideles Amants qui reposent en ce tombeau, & desquels les ames jouyssent avec les Dieux du loyer de leur fidele amitié, qu’ils me punissent plus rigoureusement qu’autre que la justice divine ait jamais chastiée : mais aussi si je dis vray, je les conjure par ceste inviolable amour qu’ils se sont portée, de vouloir monstrer en toy leur puissance, en obtenant des Dieux, qu’ils te changent le courage, & te divertissent ailleurs la pensée : Et toy, ô grand & genereux Prince ! sois certain qu’il ne te reste plus sur moy que la force, à laquelle si tu en veux user, ce que je ne croy point de ta magnanimité, je m’y opposeray avec ce couteau duquel je chasseray cette ame de mon corps, & ne laisseray en ta puissance que ce cadavere froid & sans vie. Mais s’il est vray que tu me fasses l’honneur de m’aymer, & que tu sois encores ce grand Roy, qui as faict trembler l’Italie au bruit de tes armes, je dis cette Italie, qui autrefois a sousmis tout l’Univers sous les siennes : fay le voir aujourd’huy en me rendant non seulement la liberté, mais me redonnant à celuy à qui je suis, & duquel je ne puis estre separée que par la mort, tu acquerras ainsi le nom de juste, en rendant possesseur de son bien, celuy qui en a esté despoüillé injustement, & le tiltre de Magnanime, en te surmontant toy-mesme, toy dis-je, qui jusques icy as esté invincible : si tu ne le fais, attends, ô Roy, la vengeance asseurée des Dieux, qui te regardent à cette heure du Ciel, pour voir comme tu te comporteras en cette action, pour luy donner ou chastiment ou loyer. Et vous continua-t’elle, se tournant contre le tombeau : ô parfaictes ames, qui avez ressenty cependant que vous viviez peut-estre les mesmes infortunes qui me travaillent, compatissez à mon mal, & ne permettez point qu’aujourd’huy devant une si solemnelle assemblée, j’embrasse en vain vostre tombeau, & que je vous reclame sans secours.

Ainsi acheva Cryseide, & embrassant de nouveau le coin de la sepulture, elle tenoit de l’autre main le couteau contre son estomach, prest à s’en donner dans le cœur, si elle voyoit que quelqu’un la voulust arracher de là. Toute l’assemblée demeura infiniment estonnée, oyant & voyant la resolution de cette fille : mais sur tous le Roy se trouva confus de cet accident, parce qu’il estoit vray que ce sepulchre des deux Amants estoit un Asyle pour tous ceux qui s’y retiroient, & qui recevoient outrage en ce qui estoit de l’amour, & si religieusement observé, que le pere ny la mere mesme n’en pouvoient retirer leurs enfans, quand ils en tenoient l’un des coins. Le Roy qui n’eut jamais imaginé que Cryseide s’en fut voulu servir, ny seulement pour estre estrangere, qu’elle le sceust, n’y avoit point pensé : mais la voyant en cet estat, il ne sçavoit à quoy se resoudre, de laisser ceste fille en liberté, il ne le vouloit point, de rompre les privileges de cet Asyle, il ne l’osoit fust qu’il craignit le chastiment des Dieux, ou qu’il redoutast le tumulte du peuple : enfin ayant quelque temps consideré & debattu en soy mesme ; il se resolut de la ravir de là, sans avoir esgard n’y au lieu ny à l’assemblée, s’asseurant sur les forces qui estoient autour de luy, qu’il contiendroit le peuple en son devoir, & que pour ce qui estoit des Dieux, il les adouciroit par des sacrifices, & par toute sorte de devoirs.

En cette deliberation, il s’avança pour l’aller prendre luy mesme, & elle le voyant venir, se fust donné à l’heure mesme du couteau dans le sein, si tous les Vacies en s’eslevant ne se fussent opposez au Roy, luy remonstrant ce qui estoit de leurs franchises lesquelles ne pouvoient estre violées par un Prince si juste & craignant les Dieux : Mais son amour qui estoit encores plus forte que toutes ces considerations, l’eust sans doute porté outre son devoir, si Arimant qui s’estoit trouvé à ce spectacle, & qui ne pouvoit presque contenir les larmes de compassion de voir Cryseide en ceste extremité, fendant la presse en despit des gardes ne se fut jetté entre Cryseide & le Roy, & mettant un genoüil à terre, ne luy eust dit : Seigneur je me viens presenter à ta Majesté, asseuré sur ta promesse & sur ton serment, & desquels je te fais voir l’escriture, dit-il luy monstrant sa declaration qu’il avoit en la main, pour recevoir la grace que tu as promise à celuy qui te dira qui fut cause que cette genereuse fille (monstrant Cryseide) s’eschappa de tes gardes. Estranger, dit le Roy, qui estoit tout troublé, je n’ay jamais rien promis que je ne tienne, declare le coulpable, afin que je le fasse punir, & demande la grace, afin que tu l’obtiennes. Seigneur dit alors Arimant en se relevant, le coulpable est icy en ta presence, & tu pourras aisement le chastier, car c’est moy. C’est trop, reprit incontinent le Roy, & comment as-tu la hardiesse de te presenter devant mes yeux ? Pour la seule esperance, dit-il, de la grace que je te veux demander, & ne croy point, Seigneur, que ce soit ny ma vie, ny l’amoindrissement de quelque peine que je te veux requerir, mais seulement qu’en observant ta parole à laquelle tu es obligé par le Grand que tu adores, par l’ame de ton pere de glorieuse memoire, & par la Majesté de ta Couronne, tu m’octroyes une autre grace que je te demanderay. Le Roy demeu- ra estonné de la resolution de cét homme, & s’estant reculé un pas ou deux : Estranger, luy dit-il, n’es-tu point hors du sens de parler de cette sorte ? ou comment peux-tu avoir esté la cause que Cryseide se soit sauvée ? Seigneur, repliqua-t’il, je m’appelle Arimant, & suis cét heureux Chevalier que cette belle fille a dit avoir tant aimé & aymer encores : je fus pris quand elle fut faite prisonniere : & ma fortune fut en cela telle, que je fus conduit prisonnier auprés de la ville de Gergovie, où je trouvay le moyen de luy faire sçavoir de mes nouvelles : Elle qui pensoit que je fusse mort, soudain qu’elle sçeut que j’estois en vie, delibera de se sauver, & de me venir aider à sortir du lieu où j’estois detenu, elle executa sa deliberation, & fut depuis cause de me mettre en liberté : Tu vois donc, Seigneur, que veritablement je suis cause qu’elle s’est sauvée, & que me declarant à toy, tu es obligé pour n’estre parjure, de m’accorder la grace que tu m’as promise : Le Roy d’un costé estonné de ceste resolution : De l’autre offencé, en ce qu’il luy sembloit d’estre mesprisé par cét estranger : Ouy, dit-il, est il vray, je te dois faire la grace, demande-la, & te prepare au supplice de ma juste indignation. Seigneur, reprit alors Arimant, je n’ay jamais moins esperé d’un si grand Roy que tu es, c’est pourquoy librement je me remets entre tes mains, sans craindre ny tes supplices, ny tes tourments, pourveu qu’auparavant je voye effectuer la grace que je te demande. Orsus, dit le Roy, demande hardiment, je te promets de te l’accorder, par les mesmes serments ausquels je me suis desja obligé. Seigneur, repliqua alors Arimant d’une voix plus haute, je te demande en grace que Cryseide que je vois la embrasser le tombeau des deux Amants, & qui maintenant est ta prisonniere, soit remise en liberté, & renvoiée par toy en toute asseurance à ses parens, sans que ny toy, ny autre quelconque luy puisse faire force, ny la retenir contre sa volonté. O Dieux ! s’escria le Roy, quelle malheureuse journée est celle-cy pour moy ? Faüt-il donc que moy mesme je sois cause de mon mal, & que pour l’avoir imprudemment promis je doive estre parjure, ou vivre le plus miserable Prince de l’Univers ? Et là demeurant quelque temps sans parler, enfin enflamé d’extreme colere, & ayant honte qu’en la presence de tout le peuple, on le peust accuser d’avoir rompu sa foy : Il resolut de la maintenir, mais de saouler son couroux sur Arimant. Et pource les yeux enflamez de furie, Je declare, dit-il, que Cryseide est libre, & deffends sur peine de ma disgrace, qu’il y ait personne si hardie de luy faire desplaisir : jurant sur l’ame de mon pere, que le premier qui y contreviendra, n’aura jamais ny grace, ny pardon de moy. Et lors se tournant vers Arimant : Et bien estranger, es-tu content de moy ? Ouy, Seigneur, dit-il, plus qu’homme du monde. Alors se tournant vers ses Solduriers, Prenez-le, dit-il, ce hardy mespriseur de mon courroux, & qu’on le mette aux supplices, jusques à ce qu’il meure, afin que les autres temeraires comme luy, apprennent à son exemple, à redouter les traicts de mon ire. Arimant alors d’un visage joyeux tendit les bras aux liens, & seulement se tournant vers Cryseide qu’il vit pleurer : Ne troublez point, Madame, je vous supplie, luy dit-il, le repos de mon ame par vos pleurs, & croyez que mes jours ne sçauroient jamais estre mieux employez, qu’en donnant à vous la liberté, & vous aux vostres. Cryseide alors se jettant en terre, O liberté ! s’escria-telle, trop cherement venduë, pourquoy ne puis-je avec une eternelle prison te conserver la vie, que ton affection te fait perdre au plus beau de ton aage ? mais va seulement, Arimant, je te suivray bien tost, & puis que je suis en liberté, je feray cognoistre que je sçay aussi bien mourir pour te suivre, que toy pour me sauver l’honneur. Cependant qu’elle parloit ainsi, & qu’Arimant la conjuroit par leur amour, de vivre autant qu’il plairoit aux Dieux de prolonger ses jours, on achevoit de luy lyer les bras avec de cruelles chaisnes. Et le peuple esmeu de la constance du Chevalier, & de la compassion de Cryseide, souspiroit & pleuroit la separation d’une si belle amitié. Lors que Bellimart se trouvant avec le Roy en ce sacrifice, & oyant parler Arimant, le recognut pour son prisonnier, & de mesme aussi le Capitaine qui l’estoit venu advertir qu’il s’estoit eschappé : Et voyant que si Gondebaut le faisoit mourir il perdroit toute esperance de rançon, il s’avança & dit au Roy, Que ce n’estoit pas pour contrevenir à sa volonté, parce que tout ce qu’il avoit estoit en la disposition de sa Majesté, mais seulement pour ne laisser perdre son droit sans le luy representer, qu’il le supplioit de surseoir l’execution de mort contre cét estranger, jusques à ce qu’il luy pust faire entendre la raison qu’il avoit de s’en plaindre. Et le Roy luy ayant permis, il luy representa la peine qu’il avoit euë, & les hazards qu’il avoit encourus en ses perilleux voyages aupres de sa personne, le fait souvenir des lieux où il a esté employé, & des services plus signalez qu’il luy a rendus, raconte les blesseures honorables qu’il en a raportées, & en fin de toutes ces choses, lui dit-il, Seigneur, je n’en ay eu autre advantage que ce seul estranger, lequel estant mon prisonnier, & s’estant sauvé je retrouve icy : mais si l’arrest de sa mort s’en ensuit, je perds tout ce que la fortune m’avoit donné, & ne pense pas, Seigneur, que ce soit peu de chose : car il est le premier de la Province des Libicins, & son pere qui n’a que ce seul enfant, est tellement eslevé en credit, qu’il n’y a que luy seul en toute la Gaule Cisalpine, de qui ce grand soldat Rithimer ait quelque apprehension. A peine eut il achevé ces paroles, que Bellaris le fidele serviteur, ne sçachant quel estoit le dessein de son maistre, & accourant en ce lieu comme presque tout le reste du peuple de la ville, & ayant esté informé de ce qu’il avoit fait pour sauver Cryseide, esmeu d’une affection extreme de retirer encores son maistre de ce peril, par la perte de sa propre vie, se vint jetter aux pieds de Gondebaut, si inopinément qu’il l’empescha de respondre à Bellimart, pour ouyr ce que ce jeune homme luy vouloit representer, & lors qu’il vit que le Roy l’escoutoit, il commença de cette sorte :

Seigneur, qui t’es aujourd’huy acquis le tiltre du Prince de la foy, par l’acte que toute ceste grande assemblée t’a veu faire en ceste occasion : Je me jette à tes genoux, pour te supplier de n’estre moins observateur de ta parole envers moy, que tu l’as esté envers ce Chevalier, dit-il monstrant Arimant. Estranger, dit Gondebaut, ny toy ny personne vivante, ne me reprochera jamais, que je contrevienne à ce que je promets. Seigneur, reprit Bellaris, ainsi puissent les Dieux augmenter ta couronne, comme ceste action te rend digne d’estre Monarque de toute la terre. Et lors se relevant, il continua ainsi : Tu as promis, ô grand Roy ! de donner une grace à celuy qui te diroit qui a aidé, ou qui a tenu la main à faire sauver ceste estrangere ; Il est vray, respondit le Roy : Or, Seigneur, je te viens declarer celuy contre qui justement tu as occasion d’aigrir & ta colere, & ta severe justice, & veritablement c’est celuy qui est le plus coulpable, parce que mal-aisément pourroit-on avec raison accuser d’avoir failli ce pauvre Chevalier, encor qu’il soit vrayment cause que Cryseide se soit sauvée, d’autant qu’il n’y a rien contribué du sien, sinon que d’estre en vie & trop aymable, estant tres-certain que s’il n’eust pas esté parmy les vivans, elle n’eust jamais pris volonté de s’eschapper, mais en cela en peut-il mais ? y a-t’il contribué quelque chose de son conseil, de sa peine, ou de son industrie ? Nullement, Seigneur, rien du tout, sinon qu’il luy a fait scavoir qu’il vivoit encores. Au contraire, celuy que je te viens descouvrir, c’est le seul coulpable de tout le forfait : Il a donné le conseil, il a trouvé l’invention, c’est luy qui a destaché le bateau qui soustenoit la chaisne qui traverse l’Arar, afin de donner commodité à celuy de Cryseide de pouvoir passer dessus, c’est luy qui a trouvé des chevaux pour fuir, c’est luy qui l’est allé prendre par la main à sa fenestre, pour entrer dans le batteau qui estoit au dessous : Bref, c’est luy qui a tout fait, & qui par consequent merite tout le chastiment.

Le Roy oyant parler de ceste sorte cest estranger : Qu’est-ce que tu tardes tant, dit-il, à me le nommer promptement, afin que pour le moins je passe mon desplaisir, à faire chastier celuy qui veritablement en est la cause ? Alors le fidelle serviteur, C’est donc, dit-il en parole de Roy que tu me promets, Seigneur, que quand je t’auray nommé ce coulpable, & de plus que je te l’auray remis entre les mains, tu m’accorderas la grace que je te demanderay ; Je te le promets, dit le Roy, sur toutes les choses qui me sont les plus sacrées. Bellaris haussant alors les mains & les yeux au Ciel, Je vous remercie, dit-il ô dieux ! qui habitez là haut, de la grace que vous me faites, de pouvoir finir mes jours apres avoir fait ce que je desirois le plus, & se tournant vers Gondebaut, Commande, continua-til, Seigneur, que l’on détache ce Chevalier, qu’indignement l’on traite comme tu vois, & que l’on employe toutes les chaisnes, & les liens dont il est lié sur moy, car c’est moy qui ay sauvé Cryseide, c’est moy qui luy donnay la nouvelle qu’il vivoit, c’est moy qui l’ay conduite tousjours depuis : Bref, qu’en moy seul tous les supplices soient employez, puis que c’est moy seul qui suis cause de tout le desplaisir que tu as receu. Mais maintenant que j’ay satisfait à ce que je t’ay promis, c’est à toy, ô grand Roy ! de m’observer ta parole, & me donner la grace que je te veux demander, qui est telle : Dés mon enfance j’ay esté nourry & eslevé en la maison de ce noble Chevalier, je luy dois tout ce que je puis valoir, j’ay esté tesmoing de la naissance de son affection envers Cryseide, j’y ay contribué & peine & industrie, j’y ay recogneu tant d’honnesteté & tant de vertu, que je croiray de clorre mes jours fort heureusement, si par la grace que je te demande je suis cause qu’ils vivent longuement ensemble : Je penserois estre coulpable d’ingratitude, si pouvant sauver la vie, & l’honneur à celuy qui m’a donné à vivre si longuement, & qui m’a par son exemple enseigné toute chose vertueuse & honorable, je ne le faisois librement : c’est pourquoy, je te demande, Seigneur, en grace, que tu absolues de toutes sortes de peines & de supplice Arimant, & que non seulement tu le mettes en sa pleine liberté, comme il t’a desja pleu de faire Cryseide, mais de plus, par une incomparable magnanimité, tu les fasses marier ensemble, comme desja ils sont espousez par consentement de leurs parents. Et si tu ne veux point que les traicts du courroux que tu avois contre luy, tombent en vain, qu’ils soient, Seigneurs, employez tous sur moy, & adjoustez aux supplices qu’il te plaira de m’ordonner, protestant que la gloire d’avoir fait ce que je dois, me sera si douce, que je ne sçaurois ressentir les amertumes des peines, & des travaux qui me seront donnez.

Et parce, Seigneur que j’ay ouy que le vaillant Bellimart pretendoit avoir quelque droit sur mon maistre, parce qu’il a esté autrefois son prisonnier : permets moy que je luy monstre le contraire, en la presence de ta Majesté. Premierement, que pretend-il en mon Seigneur, que cela seul que luy-mesme luy a donné ? Quand tu pris la ville des Caturges, ô grand Roy ! Bellimart sçait bien en quelle obligation de la vie ce valeureux Chevalier le mit. Je ne la veux pas redire, pour n’user de reproche envers un si genereux courage que celuy de Bellimart ; bien diray-je (& il sçait que je ne ments pas) que ce ne fut pas luy qui prit mon Seigneur : Mais mon Seigneur, qui apres luy avoir faict un signalé service, le pria de le recevoir pour son prisonnier, à condition de le traitter en Chevalier, & en homme de sa condition. Si cela se peut dire prisonnier de guerre, ou plustost de courtoisie, je m’en remets au jugement que ta Majesté en voudra faire. Mais quand cela ne seroit pas, Qu’est-ce que maintenant il luy vient demander ? S’il a esté son prisonnier, il le devoit bien garder : L’a-t’il laissé aller sur sa parole ? nullement, Seigneur, garde sur garde, avec tous les soings que l’on peut avoir d’une personne, il ne l’a pas peu retenir. Et quoy, quand on a esté prisonnier, si un prisonnier se sauve, & que celuy qui l’a perdu le rencontre en une autre province, il luy est permis de le prendre ? Nullement, Seigneur, cela importe à la grandeur de ta Majesté. Je ne dis pas, que si Bellimart eut tousjours tenu son prisonnier dans tes Estats, qu’il n’eust à cette heure quelque loy de le demander : Mais s’il ne la pas tenu assez asseuré en ton Royaume, & qu’il l’ait mené dans celui des Vissigots, quelle raison a-t’il de le vouloir reprendre maintenant qu’il s’est sauvé comme a garant dans tes Estats ? Et d’autant plus que ta Majesté ayant faict la paix avec tous ces pauvres peuples de la Gaule Cisalpine, il n’y a pas apparence que ceux qui se refugient icy, soyent pris entre tes mains comme ennemis. Voilà, Seigneur, le dernier service que je pense faire à ce genereux Chevalier, auquel je dois encores beaucoup plus que je ne sçaurois luy payer.

Ainsi parla le fidele Bellaris, & avec tant d’affection & de raison, que le Roy au commencement confus, puis estonné, & en fin admirant l’amour de Cryseide, la generosité d’Arimant, & la fidelité de Bellaris, il se trouva de sorte changé, qu’il dit apres y avoir quelque temps pensé. Grands sont les jugemens de Tautates, & ses pensées si profondes, que personne mortelle ne les sçauroit sonder. J’avois esleu cette journée pour celle où je pensois devoir persuader à Cryseide de m’aymer, & voylà qu’au contraire je l’ay conduitte à l’asyle & à la franchise du sepulchre des deux Amants : J’avois publié une declaration, pensant par mes promesses r’avoir Cryseide perduë, & cette declaration est celle qui me la ravit, & faict perdre entierement lors qu’elle est entre mes mains, & cela pour monstrer que toute la sagesse humaine est folie au prix de celle du Grand que nous adorons. Et toutefois, encore que toutes ces choses soient à la confusion de mes desseins, & que je prevoye bien qu’il n’y a plus d’esperance pour moy en cette belle Cryseide si suis-je contraint d’avoüer que c’est avec une tres-grande raison que toutes ces choses ont esté si sagement conduites : & je proteste, que si j’eusse sceu le commencement & le progrez de cette si grande & si vertueuse affection, j’eusse plustost consenty à ma mort, que de permettre qu’elle pust estre separée à mon occasion. C’est pourquoy, ô bien-heureux couple d’Amants, je vous declare libres & exempts de toute servitude, soit pour ce qui me concerne, soit pour ce qui touche à Bellimart, pour les raisons qu’a tresbien deduittes ce fidelle serviteur, auquel de libre volonté & sans obligation, je remets aussi l’offense qu’il m’a faicte, plus desireux de rencontrer un semblable amy & serviteur pour moy, qu’un autre Royaume égal à celuy que je possede ; vous donnant à tous plein pouvoir de demeurer en mes Estats, ou de vous en-aller ainsi que bon vous semblera : que si toutesfois vous me vouliez donner le contentement de vous voir mariez avant que de partir, j’estimeray & mon Royaume & mes jours tres-honorez & tres-heureux.

A ce mot, il commanda qu’Arimant fust destaché, qui à mesme temps se vint jetter à ses genoux, comme aussi la genereuse fille, & le fidele serviteur, ne se pouvans lasser les uns de lui baiser les mains, les autres de lui embrasser les genoux, & toute l’assemblée avec des cris de joye, & des aplaudissemens loüer Dieu d’un si heureux succez, & la magnanimitié & justice du Roy de s’estre sceu vaincre par la grandeur de son courage.

Fin du huictiesme Livre.

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LE
NEUFIESME
LIVRE DE LA
TROISIESME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.


Florice finit de cette sorte les fortunes de la genereuse Cryseide, & du gentil Arimant, laissant tous ceux qui l’avoient ouye pleins d’admiration de leur vertu. L’un estimoit Cryseide d’avoir mesprisé le sceptre & la Couronne de Rithimer & de Gondebaut pour se conserver à son fidele Arimant : L’autre admiroit les resolutions d’Arimant à s’offrir à une volontaire mort : mais tous d’un commun consentement loüoient la fidelité & l’affection de Bellaris. Un seul Hylas se moquoit de tous trois, & de tous ceux qui ayant ouy le discours de Florice appreuvoient toutes ces choses. N’est-ce pas, disoit-il en branlant la teste, la plus entiere folie qui fut jamais, que celle de tous trois ? Cryseide par sa sottise au lieu de Royne demeure simple fille dans son pays : Arimant par sa folie s’opiniatre à la recherche de cette Cryseide, perd son temps, est blessé, est conduit prisonnier, & enfin apres tant de peine & d’extremes perils, le voila prest à finir honteusement ses jours, si la Fortune ne se fust lassée de le tourmenter, & si le Roy Gondebaut ne se fust monstré plus courtois & religieux de sa parole, que l’un & l’autre n’estoit fol : & le bon est, que le pauvre Bellaris qui n’en pouvoit pas mais, faillit de payer pour tous. Et ne valoit il pas mieux que sans se donner tant de peine les uns aux autres, Cryseide fust Royne des Bourguignons, puis que possedant le cœur de Gondebaut, elle eust pu avec le temps, & avec la prudence donner à son Arimant toute la satisfaction qu’il eust sçeu desirer ? Mais, Silvandre, sçais-tu bien d’où tout leur malheur, & toutes leurs peines sont procedées ? de ceste seule sottise que tu nommes Constance : elle seule les a tourmentez tant d’années, elle seule a failly de les conduire si honteusement au supplice, & enfin elle seule les a faict estre le joüet de la fortune & du hazard. Silvandre s’oyant nommer s’approcha de Hylas, & apres luy respondit froidement : Toutes ces choses que tu racontes, Hylas, sont veritablement des effects de ceste Constance que tu blasmes, & d’autant plus estimables, qu’ils sont accompagnez de peines & de dangers : Ce ne sont que les courages genereux qui mespri sent les commoditez & les incommoditez, pour ne se desmentir de leur devoir, & pour parvenir à l’accomplissement de leurs desseins. Ce ne sont, dit Hylas, que les esprits peu sages qui courent apres l’ombre du bien, & laissent le bien mesme. Arimant n’est-il pas bien obligé à ceste constance, qui jeune l’a engagé au service de Cryseide, & vieux par apres la luy a donnée ? c’est donner à un chemin qui n’a point de dents un os qui est bien dur à ronger. N’eust-il pas mieux valu pour ce gentil Chevalier, qu’il fust demeuré dans Eporede, pour la consolation de ce pauvre pere qui l’aimoit, que non pas le faire mourir de douleur, ou pour le moins rendre ses vieux jours si pleins de tristesse & d’infortunes, que la mort luy devoit estre plus agreable ? & pour le propre contentement qu’Arimant eust pu avoir, penses-tu que dans toute la ville il n’y eust point de fille que Cryseide ? Hé, Silvandre mon amy, quelle folie est celle-là de vouloir perdre son temps, & son repos pour une marchandise si peu rare qu’une fille ? S’il eust suivi mes loix deslors que tant de difficultez s’opposerent à ses desirs, il les eust sagement tournez ailleurs, & se fust adressé à quelqu’autre, de laquelle la conqueste n’eust pas esté si penible, & si peu utile. Chacun se mit à rire des propos d’Hylas. Et Tircis prenant la parole, Je voy bien, lui dit-il, Hylas, que tu ne seras jamais celui qui feras bastir un Temple à la Fortune, parce que mal-aisément en auras-tu jamais affaire. Et moy, dit Hylas, je voy bien que tu seras celuy que les vieilles & mal-faites adoreront. Et pourquoy ? demanda Tyrcis. Parce, respondit Hylas, que pour convier leurs Amants à les servir laides & ridées, elles te proposeront comme un Dieu, toy dis-je, qui es si hors du sens, que de t’opiniatrer à aimer ce qui n’est plus. Tu es inhumain, Hylas, de representer à l’affligé avec des reproches, le suject qu’il a de tristesse. Mais soit ainsi que je sois estimé des ces vieilles desquelles tu parles, & proposé comme un Dieu : hé, mon ami, quel mal y a-t’il en cela pour moy ? ne vaut-il pas mieux estre creu un Dieu, que d’estre tenu pour inconstant ? Et quoy, Hylas, les autels & les sacrifices ne sont-ils pas agreables aux Dieux mesmes que nous adorons ? & pourquoy les hommes les refuseront-ils ? Et penses-tu, Tyrcis, respondit Hylas, que je n’aye pas à l’avenir aussi bien des autels & des sacrifices que toy ! si auray pour certain, car je me veux rendre plus adorable que toy : Mais il n’y aura que cette difference que tu seras le Dieu des vieilles & des laides, & moy celuy des jeunes & des belles : & par ainsi les sacrifices qui te seront faits, seront rances & chassieuz, & les miens jeunes & beaux : Aux tiens l’on ne verra que des anciennes matrones, qui yront toutes acroupies, appuyées sur leurs petits bastons, avec la teste & les mains tremblantes : mais aux miens l’on n’y trouvera que des plus jeunes & plus jolies pucelles de toute la contrée : de sorte que je cours fortune d’estre estimé avec le temps, le Dieu du plaisir, de la joye, & de la vie : & toy, celuy de l’ennuy, de la tristesse, & de la mort. Or dy moy à cette heure, sans passion, lequel de ces deux sacrifices te semble le plus agreable, ou le plus estimable ?

Tircis vouloit respondre, lors que la venerable Chrisante ayant esté advertie, qu’Adamas passoit avec toute ceste troupe si prez d’elle, les vint rencontrer aupres du bois, qui touchoit le pré du temple d’Astrée, & par sa venuë interrompit leurs discours, parce que le Druyde s’avança pour la saluer, & appellant Alexis, la luy presenta comme sa fille. La venerable Chrisante la baisa en la jouë, & l’embrassa avec un extreme contentement, & les vierges Druydes en firent de mesme, non point sans admirer sa beauté & sa bonne grace. Cependant la venerable Druyde s’adressant à Adamas & à Galathée, les supplia de ne la croire point avec si peu de civilité, ny de cognoissance de son devoir, que si elle eust peu, elle ne fust allée avec toutes ces bergeres, luy offrir toute sorte de service, & se resjouyr du retour de sa chere fille, mais que le commandement qu’Amasis luy avoit faict de l’attendre, luy avoit faict perdre ce contentement, ce que je regrette grandement, continua-t’elle, car elle n’est point venuë, & à ce que je vois j’eusse bien eu le loisir de retourner, puis qu’elle ne sera pas icy si tost qu’elle pensoit, pour l’accident qui est arrivé depuis : Et qu’est-ce, dit Adamas, qu’il y a de nouveau ? Je pensois, reprit la venerable Chrisante, que vous en fussiez adverty : Il faut que vous sçachiez qu’Argantée a esté tué en la presence de Galathée & de Polemas, par un Chevalier estranger, & que sur la fin du combat, l’un des Lyons qui gardent la fontaine enchantée, cherchant à manger, est venu sur le mesme lieu, & a donné tant de frayeur aux chevaux qui estoient attellez aux chariot de Galathée, & de ses Nymphes, que les emportant au travers des champs, les uns se sont rompus & les autres gastez, de sorte qu’elle qui de fortune avoit mis pied à terre pour voir mieux ou pour separer ce combat, fut contrainte de s’en aller à pied jusques à Mont-verdun, où elle a sejourné, tant pour attendre ses chariots, que la guerison du Chevalier qui a tué Argantée, & y est encore comme je croy.

Cependant qu’ils parloient ainsi, ils furent interrompus par la veuë du jeune Lerindas, messager de Galathée, qui s’addressant au sage Druyde, Mon pere, luy dit-il, la Nymphe vous mande qu’elle desire d’assister au sacrifice que vous devez faire pour le remerciement du Guy, & craignant d’y arriver trop tard, elle vous prie de l’attendre, & de luy mander en quel lieu vous le ferez. Adamas oyant ce message demeura un peu surpris, parce que se souvenant que Galathée avoit desja veu Celadon vestu en fille, ce n’estoit pas sans raison, il craignoit qu’elle le recogneust revestu en fille Druyde : toutesfois ne voulans donner cognoissance de la doute où il en estoit, il respondit froidement : Amy, tu diras à la Nymphe, que je serois extremement aise d’obeyr à ce qu’elle me commande, mais que le temps est si court, qu’il m’est impossible de luy donner le loisir de s’y trouver : Je sçay qu’elle ne voudroit pas que le service de Tautates fust retardé, & que toutes choses estans prestes, & l’assemblée de tant de Bergers & Bergeres, qui sont desja attendants sur le lieu, il m’est du tout impossible de remettre le sacrifice en un autre temps, sans un grand desordre & un tres-grand scandale : mais que s’il luy plaist de voir ces belles & discrettes Bergeres, je promets de les luy mener toutes dans deux ou trois jours à Mont-verdun, ce que je dis pour croire que la volonté qu’elle a d’assister à ce sacrifice, n’est que pour le desir qu’elle a de les voir toutes ensemble. Je vous asseure, mon pere, dit le jeune Lerindas, que je pense que vous avez deviné, car à ce que je luy ay ouy dire, elle avoit envie de prendre ceste occasion, pour voir si les bergeres de Lignon, sont aussi belles que je luy ay fait entendre : Je l’ay bien jugé ainsi, dit Adamas, parce que le sacrifice que nous allons faire, n’est pas tel qu’il la puisse convier d’y assister, n’estant qu’un petit remerciement que ces Bergeres font, attendant que le sixiesme de la lune de juillet ils fassent le sacrifice solemnel en cueillant le Guy, & auquel alors ils prendront la hardiesse de la supplier de vouloir leur faire l’honneur d’y assister : Tu luy diras donc, Lerindas, que la briefveté du temps & le peu solemnel sacrifice que nous allons faire, luy doit oster la volonté d’y venir, & que toutes ces belles Bergeres ne me dédiront pas de ce que je t’ay promis. Astrée alors prenant la parole, Je m’asseure mon pere, dit-elle, que nulle de nous ne vous dédira jamais, & principalement pour aller rendre un devoir, auquel la nature & nostre naissance nous oblige. Vous avez raison Astrée, reprit le messager, de respondre pour toutes, car je croy que vous & Diane, estes les deux qu’elle desire le plus de voir, mais vous sur toutes : Si nous eussions pensé, adjousta Diane, que nos noms eussent esté si heureux que d’estre cogneus d’une si grande Nymphe, il y a long temps que nous eussions satisfait à ce devoir : vos noms, & vos beautez, dit Lerindas, ne se peuvent cacher dans ces bois solitaires, & j’avouë que je pense avoir esté en partie cause du desir qu’elle a de vous voir, luy ayant dit ce que j’en ay veu : Elle vous croira pour homme qui se cognoist peu en beauté dit la Bergere, lors qu’elle verra le contraire, de ce que pour nous advantager, vous luy aurez dit de nous : Je crains plustost, repliqua t’il, qu’elle ne m’accuse de deffaut que d’excez, en ce que je luy en ay raconté, & parce que je scay qu’elle m’attend avec impatience je m’en vay luy dire de vos nouvelles, & luy jurer avec verité, qu’elle peut bien faire cacher toutes ses Nymphes lors que vous arrivez, si elles ne veulent qu’elles rougissent de honte & meurent d’envie. Leonide qui estoit aupres de Daphnide, oyant ces dernieres paroles & feignant d’en estre offencée, Et quoy, Lerindas, est-ce ainsi que vous traittez mes compagnes ? Je vous jure, dit-elle, que je leur raconteray : Si vous le faites, respondit-il, vous leur ferez double desplaisir : L’un, de leur faire paroistre qu’elles ne sont guere belles, & l’autre d’ouyr une reproche qui les offence, & de laquelle avec raison elles ne se peuvent plaindre. Et à ce mot, sans attendre autre response, il s’en alla courant du costé de Mont-verdun. Et Adamas craignant encores que Galathée vint au sacrifice, afin de le faire plus promptement, se licentia de la venerable Chrysante, qui eust bien voulu y assister, n’eust esté qu’elle craignoit qu’Amasis ou Galathée ne vinssent cependant à Bon-lieu.

Peu apres toute ceste troupe arriva dans le petit pré, qui estoit devant l’entrée du temple d’Astrée, où se trouva une tres-grande assemblée de pasteurs, de bergers, & de bergeres, avec les Vacies, Eubages, Bardes, Sarronides, & Druydes des lieux circonvoisins, & toutes les choses prestes, qui estoient necessaires au sacrifice. Entre les pasteurs qui s’y estoient assemblez, le prudent Phocion, & le sage Diamis, estoient recommandables pour leur venerable vieillesse, Amintor aussi neveu de Philidas, s’y trouva, & de fortune Daphnis, la chere amie de Diane, estant le soir auparavant arrivée avec Callirée, ne voulut faillir de s’y trouver, tant pour assister à ce sacrifice, que pour voir tant plustost sa chere compagne, de laquelle elle avoit demeuré fort long temps absente. D’aussi loing qu’elles se recogneurent, laissans toute la compagnie, elles coururent les bras ouverts, & s’embrasserent avec un si grand contentement, qu’elles firent bien paroistre l’absence n’avoir eu guere de pouvoir sur l’affection qu’elles se portoient, & apres s’estre quelque temps tenuës de ceste sorte, & apres s’estre reprises par deux ou trois fois, Astrée & Philis, qui survindrent les contraignirent de se separer, afin de participer aux caresses qu’elles se faisoient : Voyez ma compagne, luy dit Diane, ce que j’ay acquis de puis que vous ne m’avez veuë, voicy deux autres Daphnis que j’aime comme ma vie, & que je veux que vous aimiez aussi, estant tres-asseurée que pour vos merites, & pour l’amour de moy, elles vous aimeront comme vous m’aimez. Alors Astrée & Diane reconfirmant ceste asseurance par cent protestations d’amitié, & Daphnis la recevant d’un semblable cœur qu’elle luy estoit offerte, elles contracterent une societé entre elles, qui jamais depuis ne se separa.

Cependant, Adamas curieux de sçavoir si tout ce qui estoit necessaire pour le sacrifice estoit prest, trouva que les Vacies avoient esté soigneux de preparer tout ce qu’il falloit. De sorte qu’apres s’estre lavé & les mains, & le visage, dans la fontaine qui estoit à l’entrée du temple de l’Amitié, & s’estant revestu de blanc, & couronné de verveine, & luy & les Vacies, Eubages, Sarronides, & autres ordonnez pour le sacrifice, ils se chargerent tous des choses avec lesquelles on vouloit sacrifier. Le sage Adamas portoit en sa main le rameau du Guy, qui avoit esté cueilly l’année auparavant. L’un des Vacies portoit la serpe d’or, avec laquelle ce Guy avoit esté coupé, un autre le linge blanc, dans lequel il avoit esté recueilly, un autre avoit entre ses bras un faisseau de Sabine, & un autre de Verveine, apres les deux qui portoient le pain & le vin qu’ils devoient sacrifier, & enfin deux Taureaux blancs, couronnez de Sabine, & de Verveine, & couverts des fleurs presque par tout le corps, estoient conduits par huict Victimaires couronnez aussi, & ceinturez de Verveine & de Sabine.

Le sage Adamas, toutes ces choses ainsi preparées, & les faisant toutes passer d’ordre devant luy, venoit avec une gravité digne de celle de grand Druyde comme il estoit, & faisant trois tours, suivy de tout le reste des Bergers & des Bergeres à l’entour du pré sacré, vint poser avec un grand respect le Guy sur un Autel qui estoit dressé au pied du Chesne bien-heureux, sur lequel le nouveau Guy se voyoit, & autant en firent ceux qui estoient chargez des choses que nous avons racontées.

Ce lieu estoit celuy où le Temple d’Astrée avoit esté faict de petits arbres pliez les uns sur les autres en façon de tonne, par le Berger Celadon : Et parce que pour y parvenir il falloit passer par le Temple de l’Amitié, ainsi que nous avons dit, plusieurs de ceux qui suivoient le sacrifice, furent contraints de s’y arrester, pour estre le Temple d’Astrée trop petit pour tenir une si grande troupe : & d’autant plus que les deux taureaux & les huict Victimaires tenoient une grande place : & toutefois Adamas fut contraint d’y faire le sacrifice, parce que l’arbre où estoit le Guy portoit presque toute la tonne de ce Temple, & il falloit selon la coustume, que le remerciement se fist au pied de l’arbre ainsi favorisé du Ciel.

Apres que le grand Druyde eust faict ranger tous les sacrificateurs, & qu’il vit tout le peuple en devotion, faisant apporter un grand brazier allumé dans un Vaze d’argent & le posant sur l’Autel, il prit trois fueilles de Guy, trois petits brins de Verveine, & autant de Sabine, & les jettant dans le feu, il dit en tenant le coin de l’Autel.

C’est à toy, ô grand Hesus, Bellenus, Tharamis, que ce peuple devot rend graces du present que tu lui fais de ton Guy salutaire, & c’est à toy comme à son seul Tautates, que dans ce bois sacré il offre en sacrifice de remerciement le pain & le vin que je te presente, ensemble le sang & la vie de ces Taureaux blancs : L’un, pour tesmoignage que c’est de toy de qui nous recognoissons la conservation de nos vies : Et l’autre pour monstrer la sincerité avec laquelle nous t’adorons & te consacrons les plus pures & plus entieres victimes que nous ayons. Comme Hesus, rends les courages si hardis, & les bras si forts de nos Chevaliers, & de nos Solduriers, qu’ils puissent non seulement nous defendre de nos ennemis, mais en obtenir tousjours la victoire. Comme Bellenus sois le Dieu des hommes & les conserve pour en estre servi & adoré ; Comme Tharamis nettoye nous, & nous purge de nos fautes : & en fin comme Tautates sois tousjours nostre seul & unique Dieu, en nous renvoyant ceste Déesse Astrée, par la presence de laquelle nous esperons toute sorte de benedictions.

A ce mot il jette dans le feu un peu de pain, & de vin, & fit signe aux Victimaires de frapper, lesquels selon la coustume demanderent à haute voix, Ferons-nous ? Et leur ayant re spondu qu’il estoit temps : deux avec les maillets les frapperent sur la teste, & deux en mesme temps les esgorgerent. Deux receurent le sang dans des vazes, & deux leur tenoyent les jambes, de peur qu’en debattant elles ne blessassent les Victimaires. En fin les Vacies les faisant emporter dans le pré sacré, les ouvrirent, visiterent les entrailles, & les trouverent entieres, & de bon augure : dequoy tous joyeux & contents, ils vindrent faire leur repart [vérifié, voir 1619 sinon corriger?] au Grand Druyde devant toute l’assemblée, laquelle apres que l’Autel eut esté arrosé du sang, & qu’il en eut esté jetté un peu dans le brazier, remercia le Grand Tautates d’avoir eu agreable ce sacrifice & leur remerciement, le suppliant de ne se vouloir point lasser de leur faire tousjours de nouvelles graces. Et le signe de la fin du sacrifice estant faict, chacun plein de joye & de contentement, la plus grande partie des vieux Bergers se retira en son hameau.

Cependant les victimes estans mises en pieces, & le feu en ayant consommé une partie selon la coustume, le reste fut cuit & mangé tant par les Vacies, & autres sacrificateurs, que par les Bergers qui se voulurent mettre en leur trouppe, ne demeurant dans le Temple d’Astrée qu’Adamas, avec Daphnide, Alcidon, & les Bergers & Bergeres qui estoient venus de compagnie. Et parce que Daphnide qui estoit accoustumée de voir faire les sacrifices à la façon des Romains, estoit curieuse de sçavoir pourquoy l’on usoit en cette contrée d’autres ceremonies : Madame, luy dit-il, encore que cette contrée des Segusiens que nous appellons FORETS, soit en son estenduë des plus petites de la Gaule, si est-ce que le Grand Dieu monstre d’en avoir un plus grand soing : car sans parler des autres, les Galoligures, qui est ceste contrée que communement l’on nomme à ceste heure [l]a Province des Romains, d’autant qu’elle a eu une si grande afinité avec les Romains, & que ses principales villes sont colonies des Focenses peuples Grecs, & adonnez à la pluralité des Dieux, encores que dés le commencement, comme Gaulois, ils n’eussent que la religion de nos peres, toutefois ainsi que l’abus peu à peu se va coulant en toutes choses, de mesme ont-ils laissé glisser parmy leurs ceremonies & leurs sacrifices les fausses & idolatres opinions de ces divers peuples, & ont faict un meslange de la Religion des Gaulois, des Romains, & des Grecs, qui les rend non seulement differents de l’ancienne, mais aussi de toutes les autres desquelles elle a esté corrompuë : Au contraire, cette petite contrée de FORETS n’ayant jamais eu communication avec les peuples estrangers, sinon avec quelques Romains, a esté plus soigneuse que je ne vous sçaurois dire, de conserver entiere & pure celle qu’elle a receuë de ces vieux, qui apres avoir longuement flotté sur les eaux, & qui a cette occasion furent nommez Gaulois, vindrent descendre par l’Ocean Armorique, & apporterent la vraye & pure religion qu’ils avoient apprise de ce grand amy de Tautates, qui seul avec sa famille fut sauvé de l’inondation universelle. Or celui-cy leur avoit enseigné qu’il n’y avoit qu’un seul Dieu qu’il nommoit Tautates, & lequel par des surnoms il appelloit quelquefois Hesus, c’est à dire, Dieu fort & puissant, Belenus, c’est à dire Dieu homme, parce qu’il n’y a de toutes les creatures mortelles que l’homme seul qui le recognoisse, ou peut-estre pour un mystere caché de la naissance d’un homme Dieu. Tharamis, c’est à dire, Dieu repurgeant & nettoyant les fautes des vivans & ceste croyance a tousjours esté conservée pure entre nous jusques en ce temps, & peut-estre nous pouvons nous vanter d’estre le seul peuple des Gaules qui ayt eu ce bon-heur, car les uns par force, les autres de bonne volonté, & par la communication qu’ils ont euë les uns des Romains, les autres des Vissigots, les autres des Vandales, Alains, Pictes, & Bourguignons, ont perdu ceste pureté que nous avons tousjours retenuë & en nostre croyance & en nos sacrifices.

Cependant qu’Adamas parloit de ceste sorte avec Daphnide & Alcidon, leur descouvrant les plus secrets mysteres de sa religion, Astrée tenant sous les bras Alexis, lui alloit monstrant toutes les raretez de ce temple, qu’elle avoit veuës avant que la bergere, & que toutefois elle feignoit d’admirer : & mesme quand Philis luy dit, que ce temple avoit esté faict d’une main incognuë, & qu’il n’y avoit berger en toute la contrée, qui sçeust celui qui y avoit travaillé. Si est-ce, respondit Alexis, que cest œuvre n’est pas le travail d’un jour : Et toutefois, respondit Astrée, jamais personne ne s’en est pris garde, qu’il n’ayt esté parachevé comme vous le voyez : Mais Madame, continua-t’elle, dittes-moy je vous supplie, estes vous de la mesme opinion que nous sommes, considerez un peu la peinture de la Déesse Astrée, à qui diriez-vous qu’elle ressemble ? A la plus belle bergere du monde, respondit Alexis : Vous n’estes donc pas, reprit Astrée, de l’opinion de nous toutes, car ces bergeres m’asseurent, & quant à moy il me semble qu’elles ont bien quelque raison, que ce visage a beaucoup du mien : Il est tres-certain, repliqua Alexis, & je le dis bien aussi comme vous, car il est vray que ce portrait semble avoir esté pris sur vostre visage, & que cela ne vous empesche pas d’estre la plus belle bergere du monde : Je reçois ceste loüange de la bouche d’Alexis, dit Astrée, parce que je desire d’estre telle qu’elle me dict, pour luy pouvoir estre agreable, & qu’elle n’estant pas bergere, mais Druyde, je ne pense luy faire point de tort en l’acceptant. Quand je serois bergere, respondit Alexis, vous ne devriez faire de difficulté de la recevoir, puis qu’elle vous est si bien deuë, & que quand vous en feriez quelque difficulté par un excez de modestie, en fin la raison vous y contraindroit, par le jugement de tous. Mais, belle bergere, ne parlons pas d’avantage d’une chose que personne ne peut nier, & voyons je vous supplie ce qui est sur cét Autel, que je croy vous avoir esté dressé par les Pans & Egypans de cette contrée, soubs le nom de la Déesse Astrée. La bergere oyant parler de cette sorte Alexis, demeuroit encore plus ravie que de coustume, car il luy sembloit d’ouyr tout à faict parler

Celadon quand il luy tenoit de semblables discours, & ceste ressemblance luy donnoit tant de contentement, qu’elle ne le pouvoit cacher à ses compagnes : & en mesme temps qu’elles s’approcherent de l’Autel, Diane & Phylis en firent de mesme, ayans avec elles Daphnis, qui estonnée de ce que ses compagnes luy disoient de ce lieu, alloit avec elles considerant tout ce qui y estoit : & de fortune Diane jettant la main sur l’un des petits rouleaux de papier, dont il y en avoit quantité sur l’Autel, & le desployant elles trouverent qu’il y avoit de tels vers.


MADRIGAL.
Enfer d’Amour.

Quel Enfer plein de rigueur
A des peines plus cruelles,
Que celles que dans le cœur
Je sens pour vous eternelles ?
Les tenebres, les fureurs,
Les fers, les feux, les horreurs :
Bref, toute chose establie
Pour le tourment de là bas,
Si ce n’est que je n’ay pas
Cette eau qui faict qu’on oublie.

Diane qui tenoit le papier, & qui le laissoit lire à Philis & à Astrée, Il me semble, ma sœur, luy dit-elle, que je cognois cette escriture : Elle est de Celadon, respondit Philis, & je vous asseure que j’entre en la plus grande resverie du monde, quand je vois ce qui est en ce lieu. Astrée rougit oyant nommer Celadon, mais plus encores Alexis, qui toutefois pour mieux se déguiser, luy demanda, Et qui est ce Celadon duquel vous parlez ? C’est, dit Diane, ou pour mieux dire, c’estoit le plus gentil berger de toute ceste contrée, & qui par malheur se noya : En quel lieu ? adjousta Alexis, & comment ? Ce fut, interrompit Astrée, dans le malheureux Lignon : Mais parlons d’autre chose, & voyons ces autres rouleaux. Et prenant d’entre les mains de Daphnis celuy qu’elle commençoit de desployer, elle trouva que c’estoient des vers, & toutefois escrits d’une autre main : & parce que le caractere estoit assez difficile, elle les remit à Diane, qui les leut tout haut. Ils estoient tels.


SONNET,
Que nul ne se peut empescher
d’aymer Celadon.

Attaint jusques au cœur d’outrage & de desdain,
Pendant que Celadon alloit faisant la plainte,
Qu’il avoit si long temps en son ame contrainte,
Une Nymphe grava ces regrets da sa main,

Si ce gentil berger arrousant son beau sein
De ses pleurs les tesmoings d’une amitié non feinte.
Celle dont il se deult, de pitié n’est atteinte,
Qu’Amour ses feux esteigne, il les allume en vain.

Celle qui le verra, sans aymer ce visage,
D’une Tygre cruelle aura bien le courage
Mais s’il en est amant, sans qu’aussi-tost aprez.

Elle n’aille bruslant d’une seconde flame,
Outre qu’elle a sans doubte, un rocher pour une ame,
Il faut croire qu’Amour n’a ny flames ny traicts.

Ces vers avoient esté escrits par la Nymphe Leonide, lors que ne pouvant persuader à Celadon de laisser la triste vie qu’il passoit en ce lieu, elle le venoit visiter presque tous les jours, & parce quelle ne pouvoit chasser de son ame la passion qu’elle avoit pour luy, esmeuë de pitié de le voir en cest estat, elle escrivit ces vers, pour tesmoignage du resentiment qu’elle en avoit.

Lors que Philis ouyt le nom de Celadon, pour certain, dit-elle, c’est bien icy le lieu des merveilles, car il ne faut point douter que tout ce qui est icy, ne soit fait pour Celadon, & toutefois nous sçavons bien qu’il est mort : Et comment le sçavez vous : adjousta Alexis, Astrée l’interrompant, il n’en faut point doubter, dit-elle, je l’ay veu mourir, & depuis quelque temps apres, j’ay veu son esprit. Mais mon Dieu ma compagne, continua-t’elle, laissons le en repos : & lors s’en voulant aller, Diane la retint, en luy disant, Les vers que je viens de lire sont escrits d’une autre main, mais voyez ce qui est dans ce papier, si je ne me trompe, ce sont les mesmes caracteres que les premiers, & lors elles leurent toutes ensemble telles parolles.


SOUSPIRS.

I

Souspirs enfans de ceste pensée, qui sans cesse me tourmente, comment par vostre violence n’esteignez vous le feu de mon ame, ou comment ne l’allumez-vous de telle sorte qu’il me puisse consumer entierement.

II.

Souspirs, qui soulez estre le soulagement de celuy de qui la douleur vous conçoit, pourquoy à mon dommage changez-vous ceste coustume rengregeant les cruels desplaisirs qui me tourmentent ?

III.

Souspirs, si vous sortez du profond de mon cœur, avec une si grande peine, pourquoy ne l’emportez-vous plustost où vous allez, afin de me donner ou la mort en me la ravissant, ou la vie en la portant au lieu où est la source de ma vie ?

IIII.

Souspirs, puis que c’est mon cœur qui vous donne naissance, & que l’Amour est celuy qui vous envoye vers celle où vous allez, pourquoy ne m’en rapportez-vous des nouvelles, afin de conserver la vie de celuy de qui vous naissez ?

V.

Souspirs qui naissiez autrefois dans l’excez de mon contentement, comment prenez-vous à ceste heure naissance dans le plus fort accez de mes desplaisirs ?

VI.

Souspirs, les tesmoings d’une ame qui desire, comment sortez vous de mon cœur, puis que tous mes espoirs estans perdus, tous mes desirs doivent estre estouffez ?

Mal-aysément ces belles bergeres eussent peu laisser un seul de ces rouleaux qui estoient sur les autels, sans les desployer & les lire, si Adamas qui alloit declarant à Daphnide & à Alcidon, les secrets du temple de l’Amitié, & de celuy de la Déesse Astrée, ne les eust interrompues. Elles donc pour luy faire place sortirent hors de ce lieu, & encores que personne de la trouppe n’en peust scavoir plus des nouvelles qu’Alexis, si est-ce qu’il n’y en avoit pas une qui en fist plus l’estonnée, leur demandant fort curieusement toutes les moindres choses qu’elle y voyoit. Estans sorties elles trouverent Hylas prez de la fontaine, qui s’y estoit assis pour ne vouloir non plus entrer dedans ce temple à cette fois qu’à la premiere. D’abord qu’Alexis le vit, ne sçachant pourquoy il ne les avoit suivies : Et que faictes vous icy, mon serviteur, luy dit-elle, cependant que nous venons de voir le plus beau lieu qui soit en ceste contrée ? Ma Maistresse, respondit-il, j’ay pensé que je vous donnerois plus de desir de me revoir, quand je vous priverois pour quelque temps de ma veuë : Il ne faut point repliqua t’elle, que vous usiez de cet artifice, car je ne sçaurois le desirer plus que je fais continuellement : Si cela estoit, reprit Hylas, vous fussiez demeurée icy aupres de moy, & n’eussiez pas preferé la curiosité de visiter ce lieu champestre au contentement que vous pouviez recevoir d’estre aupres d’Hylas : Je pensois adjousta Alexis en sousriant, que mon serviteur estoit si religieux envers ses deitez bocageres, qu’il seroit des premiers & des plus avancez auprez de leurs autels, & le croyant desja bien avant dedans ce temple, je l’y suis aller chercher : Si vous ne me cediez point autant en affection dit Hylas, que vous me devancez en merite, vous eussiez bien pris garde que j’estois demeuré à la porte, puis que j’ay bien veu quand vous estes entrée dedans : Et vous mon serviteur, dit incontinent la Druyde, ne me permettez vous pas de vous reprocher, que si vous aviez autant de bonne volonté pour moy que j’en ay pour vous, puis que vous avez veu que j’allois dans ce lieu sacré, vous m’y eussiez suivie, comme tres-volontiers je me fusse arrestée icy, si j’eusse pensé que vous y fussiez demeuré ? Ceste reproche n’est pas raisonnable, respondit Hylas, que sçay-je si le Dieu à qui ce bois est consacré, a agreable que j’y entre, ne voyez vous pas ce qui est escrit sur ceste porte ? Alors Alexis feignant de n’y avoir encore prit garde, elle y tourna les yeux, & vit en escrit.

Loing, bien loing, prophanes esprits,
Qui n’est d’un sainct Amour espris,
En ce lieu sainct ne fasse entrée :
Voicy le bois où chaque jour
Un cœur qui ne vit que d’Amour
Adore la Déesse ASTRÉE.

Et que voulez vous dire par là ? continua Alexis : Il veut dire, interrompit Silvandre, que n’estant point espris d’un sainct Amour, il n’ose mettre le pied en ce lieu sacré, de peur de le prophaner, & en cela, Madame, il se monstre plus religieux que parfaict Amant : Est-il possible, mon serviteur ? reprit Alexis, que Silvandre ait dit la verité ? Ma maistresse respondit Hylas tout en colere, avez vous envie que je vous ayme plus que je n’ay fait jusques icy ? J’en serois bien aise, dit Alexis : Esloignez donc de vous, dit-il, ces broüillons d’Amour, car tel peut-on bien nommer ce berger, qui nous vient embroüillant l’esprit par ses resveries. Chacun se mit à rire de la cholere de Hylas, & luy sans s’arrester aux autres, se tournant vers Silvandre, Penses-tu que je ne sois point entré, dit-il, dans ce bois, pour estre plus religieux que parfaict Amant. Le quel ; respondit Silvandre, veux-tu que je croye ? Lequel que tu voudras, repliqua Hylas : Or je diray donc, reprit Silvandre, que non point pour estre religieux, mais pour avoir peur du chastiment, tu n’as osé entrer en ce lieu sacré, non plus à ce coup que la premiere fois que nous y fusmes. Je ne veux pas desavoüer, respondit Hylas, que je ne craigne la main d’un Dieu courroucé : mais je dy bien, que quand cela seroit, ma crainte est plus estimable que ton outrecuidance : car ne sçais-tu pas qu’il n’y a personne qui ne soit atteinte de quelque imperfection de l’humanité ? He mon amy, pense-tu estre si parfaict, qu’il n’y ait point de soüilleure en toy ? Et cela estant, avec quelle effronterie oses-tu mettre le pied dans ce lieu deffendu ? Je confesse, respondit Silvandre, que ce que tu dis de l’imperfection humaine est en moy, mais non pour cela en toutes les autres personnes qui vivent, estant tres-asseuré qu’il y en a en cette compagnie qui sont sans imperfection : mais cela ne me peut empescher l’entrée de ce lieu sainct, puis qu’en la condition qu’il demande à ceux qui y peuvent entrer, je suis certain que je n’ay point de deffaut qui est en l’Amour, la mienne estant telle, que j’aymerois mieux la mort, que d’y souffrir aucun manquement.

Belle imagination je vous asseure, s’escria Hylas : Et dy moy, Silvandre, où sont ces parfaictes personnes que tu nous vas imaginant ? Tu as raison, respondit Silvandre, de demander où elles sont ? Je croy que malaisément les sçaurois-tu recognoistre, & toutesfois il y en a tant icy, que je ne me puis empescher de te les nommer. Qu’est-ce que tu reprendras en Philis ? Elle est trop gaye, dit Hylas. Et en Astrée ? adjousta le Berger, Elle est trop triste, respondit Hylas. Et en Diane ? continua Silvandre : Elle est trop sage, repliqua t’il. Et en Alexis ? reprit le Berger : Elle sçait trop, dict Hylas. Et en Leonide ? continua Silvandre ; Trop ou trop peu, respondit Hylas. Et en Celidée ? adjousta Silvandre, Sa vertu me faict horreur, repliqua-t’il. Mais que diras-tu de Florice ? dit le Berger ; Qu’elle a un mary jaloux, Respondit-il. Et quoy de Palinice ? reprit Silvandre, qu’elle croit aisement d’estre aymée, dit Hylas. Et de Circeine ? reprit le Berger, Qu’elle esmeut sans resoudre, repliqua-t’il. Et que reprendras-tu en Carlis : dit Silvandre, Qu’elle m’a trop & trop tost aymé, respondit Hylas. Et en Stiliane ? adjousta Silvandre, Qu’elle est trop fine, dict Hylas. Et en Daphnide ; continua le Berger, Qu’elle a perdu, respondit Hylas, ce qui la faisoit estimer plus belle. Et de Laonice qu’en diras-tu ? dit Silvandre, Que je ne l’ayme plus. Et de Madonte, dit le Berger, Qu’elle ressemble trop à Diane, respondit-il. O Dieux ! s’escria Silvandre, est-il possible que je ne puisse proposer personne où tu ne trouves quelque chose à redire ? Vous avez oublié, dict alors Diane, parmy nous la Bergere Stelle. Il est vray, reprit Silvandre, & que veux-tu dire de celle-là ; J’avoüe, dit alors Hylas, que si cette Bergere continuë à me plaire comme elle a faict depuis ce matin, je la trouveray bien à mon gré. Comment mon serviteur, dit incontinent Alexis, & me voudriez vous bien quitter pour elle ? Hylas apres avoir quelque temps pensé en luy mesme, respondit froidement, Ma maistresse, je ne vous veux pas quitter, mais je pourrois bien vous donner compagnie. Comment, reprit Alexis, vous ne vous contentez pas de moy ? je me plaindray de vous à tout le monde : Vous aurez tort, respondit Hylas, car ne m’avez vous pas dit, que vous vouliez que la loy fust égale entre nous ? Il est certain, repliqua Alexis. Or si elle doit estre égale, reprit-il, il me doit bien estre permis, en vous aymant d’en aymer encore une autre : puis que vous en faictes de mesme : Et qui voyez vous que j’ayme, dit-elle sinon vous ? Et qu’est-ce respondit-il, que vous faictes donc tout le jour avec ceste villageoise d’Astrée ? O mon serviteur, s’escria t’elle, c’est une fille : Et bien, dit Hylas, & moy aussi j’aymeray une fille : ah ! mon serviteur, dit la Druyde en riant, si vous estiez fille comme moy, cela seroit bon, mais autrement j’ay grande occasion d’estre jalouse : Ma maistresse, respondit froidement Hylas, demeurons sur ceste loy esgale, que vous avez accordée qui doit estre entre nous : Jamais dit-elle, je ne consentiray que cét outrage me soit fait : Et moy repliqua Hylas, je ne veux point me relascher d’un seul de mes privileges. De sorte interrompit Diane, que voicy le commencement d’un grand divorce ? Quant à moy, dit Astrée, je ne puis qu’y gaigner beaucoup, quoy qu’il en advienne, car si cela est cause que leur amitié se separe, me voila seule à posseder ceste belle Dame, & si elle ne se separe point, & qu’il soit permis à Hylas d’aymer aussi Stelle, j’auray tousjours un peu plus de loisir de me voir seule, cependant qu’il ira entretenir ceste nouvelle maistresse : Et moy, dit Hylas, je ne puis aussi qu’y gaigner beaucoup, car si nostre amitié se rompt, je demeureray libre, & si elle continuë, au lieu d’une, j’auray deux personnes qui m’aymeront : Si bien, adjousta Alexis, qu’il n’y a de la perte que pour moy, d’autant que si Hylas cesse de m’aimer, je perds l’amitié d’une personne que je cheris infiniment, & si elle me demeure avec ceste condition d’en pouvoir aymer un autre, je demeureray avec un demi serviteur, puis que ceste Stelle m’en ostera la moitié, de sorte que de quelque costé que ceste piece tombe, ce sera tousjours dans mon jardin : Mais, mon serviteur, n’y a-t’il point de moyen que vous soyez tout à moy, sans que Stelle y ait part ? Alexis disoit ces paroles avec une froideur telle, que l’on eust juge qu’elle en parloit à bon escient. Hylas de qui la constance commençoit à se lasser, & qui pensoit d’offencer grandement l’humeur qu’il avoit tousjours euë. Voyez vous, ma maistresse, dit-il, il faut se resoudre, je ne puis demeurer incertain : Laisserez-vous Astrée, ou prendray-je Stelle, ou bien romprons-nous le marché ? car en fin je suis marchand de parole : la loy que vous avez establie égale entre nous, m’oblige de m’opiniatrer à ce que je dis. Quelque force qu’Alexis se fist, si ne peut-elle s’empescher de rire des discours d’Hylas : & par ce qu’elle demeuroit trop à luy respondre ; Et quoy, reprit-il, vous vous amusez à rire, au lieu de me faire response ? Ne le trouvez estrange, dict Alexis, je ne me vis jamais en un semblable affaire, car j’aymerois mieux estre seule, que d’estre mal accompagnée. C’est à vous à choisir, respondit Hylas : Mais, mon serviteur, vous me mettez le marché si librement & si souvent en la main, que je croy que vous avez desja resolu de me quitter. Toute la troupe de ces bergers & bergeres s’estoit assemblée autour d’eux pour ouyr cette plaisante dispute, & entre les autres, Stelle y estoit accourue, qui s’oyant nommer, & sçachant que c’estoit pour elle que Hylas parloit ainsi. Madame, dit-elle, s’adressant à Alexis, consentez seulement que Hylas me serve, car ce sera vostre avantage, puis qu’ayant recognu mon peu de valeur, il fera beaucoup plus d’estime de vostre merite. Belle & courtoise bergere, respondit Alexis, j’aurois peur qu’il n’en avint au contraire. Puis, adjousta Stelle, que j’ay le courage d’entrer en cette preuve, il me semble que vous, Madame, qui avez tant d’avantage par dessus moy, n’en devez pas faire difficulté. Toutefois, reprit Alexis, quand Silvandre luy a demandé que c’est qu’il pourroit reprendre en moy, il y a trouvé du defaut, & de vous il n’a sceu que dire. C’est peut-estre, respondit la bergere, qu’il trouvoit trop de choses à desapreuver. Non, non, ajousta Alexis, c’est que l’Amour a de coustume de bouscher les yeux à ceux qui ayment bien. En fin, interrompit Hylas, en quoy se conclura tout ce long discours ? Alexis qui se contentoit des importunitez que l’affection d’Hylas luy avoit rapportées, l’empeschant bien souvent de parler, & de demeurer seule avec Astrée, & prevoyant qu’avec le temps elle pourroit encores l’incommoder d’avantage, elle pensa qu’il estoit bien temps de s’en défaire, mesme que la raison bien temps de s’en défaire, mesme que la raison qui le luy avoit faict souffrir, la pouvoit convier maintenant au contraire, car ç’avoit esté pour faire mieux croire qu’il fust fille : & cette opinion estant de sorte en l’ame de chacun, elle creut n’estre plus necessaire de souffrir cette contrainte : Et parce qu’elle demeura quelque temps à songer à toutes ces choses, & que l’humeur d’Hylas n’estoit pas d’avoir tant de patience : Ma maistresse, luy dit-il, ou resolution, ou congé. Mon serviteur, respondit Alexis, nous qui sommes Druydes, ne nous hastons pas tant que les autres personnes : car en toutes nos affaires avant que de les resoudre, nous consultons tousjours l’Oracle. Et quoy ma maistresse, reprit Hylas, vous ne faittes rien sans luy en demander congé ? Chose quelconque, dit-elle, De sorte, adjousta Hylas, que quand apres vous avoir servie longues années, ou pour le moins quelques Lunes, si pour recompense je vous demande un baiser, il faudra faire un sacrifice pour consulter l’Oracle. O mon serviteur, respondit en riant Alexis, nous ne demandons point ce congé à l’Oracle : car nous sçavons desja qu’il ne le veut pas. Comment, s’escria Hylas, apres un long service, il n’est pas seulement permis d’avoir le baiser d’une main ? Rien du tout, repliqua la Druyde : Et qu’est-ce donc, dit Hylas, que je dois esperer apres vous avoir longuement aymée & servie ? Le contentement, dit-elle, de m’avoir aymée. Je ne trouve pas, dit Hylas, que ce plaisir soit si grand, qu’il me puisse payer la despense qu’il faut que je fasse en ce voyage. Ah ! mon serviteur, dit la Druyde, je voy bien que vous m’allez eschapper, & que je ne vous tiens gueres plus. Vous n’avez jamais faict paroistre d’avoir tant de cognoissance, dit-il, qu’à ce que vous dites maintenant : car il est vray que s’il y a quelque courtoisie en vous pour les services que vous avez receus de moy, permettez que je vous baise ou la main ou la robe. Encores, respondit Alexis, que j’aye beaucoup de regret que vous me quittiez, & que les loix des Druydes soient en quelque sorte contraires à ce que vous me mandez, si ne veux-je point que le Gentil Hylas se separe d’avec moy, sans en avoir eu ce qu’il en a demandé : & pource je vous permets & ma main & ma robe. A ce mot, Hylas se jettant à genoux : Et moy, dit il, je reçois ceste faveur pour tesmoignage de l’estime que je fais d’Alexis comme de la plus parfaicte en qualité de Druyde qui fut jamais, & luy ayant baisé & la main & la robe, il s’en courut vers Stelle, à laquelle prenant la main, C’est à vous belle Bergere, dit-il, à qui je viens offrir toutes les faveurs qu’Amour m’a faict obtenir de toutes celles que j’ay aymées, & afin que vous ne croyez pas que j’en sois pau vre, recevez en premier lieu ces deux baisers que ceste belle Druide m’a donnez. Si les autres, interrompit Silvandre, ne sont pas plus grandes que celle-cy, je croy, Hylas, que tu n’as guere dequoy te vanter : Et quoy, respondit Hylas, tu n’estimes point la faveur qu’Alexis m’a faite ? J’estime, continua Silvandre, ce que la belle Alexis a fait pour toy, mais en qualité de rançon & non pas de faveur : Et qu’est-ce, reprit Hylas, que tu veux dire ? J’entends, continua Silvandre, que ceste sage & belle Druide, pour se rachepter de l’importunité qu’elle recoit de toy, a esté bien aise de te permettre de baiser sa main & sa robbe, comme pour sa rançon, & pour estre à l’advenir libre & exempte de ce qui la travailloit si fort : je serois bien trompé, dit Hylas, si tu disois vray, mais je sçay, Sylvandre, que dés long temps tu es mon ennemy, je ne veux donc point croire à tes paroles, non plus que je ne te conseille pas d’ajouster foy aux miennes, quand je diray quelque chose contre toy. Mais vous, ma maistresse, dit-il, s’adressant à Stelle, ne vous arrestez point aux discours de ce berger, autrement je suis asseuré que vous ne m’aimerez guere : Stelle qui n’estoit pas ignorante de l’humeur de Hylas, & qui toutefois ne la trouvoit point desagreable : Mon nouveau serviteur, luy dit-elle, je cognois de sorte Silvandre, qu’il ne faut pas que vous m’en disiez d’avantage : Mais, continua-t’elle, est-ce à bon escient que vous voulez estre mon serviteur ? Comment, reprit Hylas pensez vous que je sois dissimulé comme vos bergers de Lignon ? Non, non, ma maistresse, sçachez que j’ay le cœur dans la bouche, & que toutes mes paroles sont tres-veritables, & de fait, ne voyez vous que soudain que je n’ay plus aymé Alexis, je le luy ay dit. Je croiray de vous, continua la bergere, tout ce que vous m’en dites, & plus encores s’il s’en peut : mais puis qu’il est ainsi, je veux que de mesme vous en croyez autant de moy, & afin que nous vivions avec du contentement, je desire que nous fassions des conditions ensemble, lesquelles nous serons obligez d’observer, & que nous appellerons loix d’Amour : Et parce que je veux que vous puissiez vous en souvenir & moy aussi, il faut que nous les mettions par escrit, de sorte qu’avant que nous fassions l’entiere resolution de nous aymer, je suis d’advis que nous ayons du papier & une escritoire. Ma future maistresse, dit Hylas, c’est ainsi que vous voulez que je vous appelle, jusques à ce que nous ayons passé nos conditions par escrit : Je prevois tant de contentement de nostre future amitié, que je ne voudrois pas dilayer d’avantage, & si j’ay bonne memoire, il y doit avoir à ceste porte une escritoire, quant à du papier, j’en trouveray bien assez dans ma panetiere : Je vous supplie mettons la main à l’œuvre. Et à ce mot, il s’en courut à la porte du temple, où il trouva celuy avec lequel il avoit falsifié les loix d’Amour, & lequel il avoit retourné en sa place, lors qu’inutilement il l’estoit venu querir, pour escrire l’Epitaphe du vain tombeau de Celadon. Toute la troupe qui oyoit ceste nouvelle façon d’aimer, ne se pouvoit empescher de rire, & mouroit d’envie de voir quelles seroient leurs conditions, & cela fut cause que chacun chercha du papier, de peur qu’à faute d’en avoir, ils ne remissent la partie à une autre fois. Et en fin toutes choses estans prestes, Hylas dit qu’il vouloit estre celuy qui escriroit les conditions : Mais Stelle respondit, qu’il estoit plus raisonnable que ce fut elle, parce que ç’avoit esté elle qui avoit esté la premiere à les proposer. En fin apres une longue dispute, Hylas accorda qu’elle les dicteroit, pourveu qu’elle ne les fist point escrire qu’il n’y eust consenty article par article : Mais cela estant arresté, il fallut sçavoir qui les escriroit, parce qu’Hylas craignoit que Stelle n’en escrivist plus qu’elle n’en prononceroit, & Stelle au rebours, ayant peur qu’Hylas n’en escrivit moins, ils ne vouloient point se fier l’un à l’autre. Ceste dispute ne se pouvoit faire sans un extreme plaisir pour toute la compagnie. Et parce qu’Astrée voyoit que sa chere Druyde en rioit de bon cœur, elle dit à Silvandre, qu’il les pouvoit bien relever tous deux de ceste peine. Je le ferois, dit-il, belle Bergere, si la vraye & parfaicte affection que je porte à Diane, pouvoit souffrir que ma main peut escrire des choses si contraires à la fidelité & pureté de mon amour, & à la verité j’eslirois aussi tost la mort, que de permettre que l’on vit de semblables conditions avec l’escriture de Silvandre. Non, non, trop scrupuleux Amant, dit Hylas, ne t’excuse point de ceste peine, je t’en descharge fort librement : aussi la veritable amour qui doit estre entre ceste Bergere & moy, ne sçauroit supporter qu’une personne de si differente humeur, fut [sic] secretaire de ses ordonnances. Corillas qui avoit ouy tout ce discours, & qui desiroit infiniment de voir Hylas & Stelle liez ensemble d’affection, luy semblant que deux personnes plus semblables ne se pouvoient jamais assembler ; Donne moy, Hylas ceste charge, dit-il, & sois certain que je n’escriray que ce que tu accorderas : Et vous Stelle, vous n’en devez point faire de difficulté, puis que vous sçavez bien que j’entends assez vostre langage, pour ne vous faire pas redire deux fois un mesme mot. Et ayans tous deux consenty, prenant la plume & le papier, il s’assit en terre, & escrivit sur ses genoux les articles qui s’ensuivent, lors toutesfois que tous deux estoient bien d’accord.


Les douze conditions avec lesquelles Stelle & Hylas promettent de s’aymer à l’advenir.

L’experience estant celle qui rend les personnes prudentes, & qui apprend à mettre les remedes necessaires pour eviter les inconveniens, ou l’on a veu que les autres se sont auparavant perdus : nous ayant enseignez par les divers evenemens que nous avons remarquez entre ceux qui s’ayment, que le plus souvent toutes leurs amertumes & dissentions ne proviennent que de la Tyrannie que l’un veut exercer sur l’autre, Nous Stelle & Hylas sommes tombez d’accord de ce qui s’ensuit.

PREMIEREMENT.

Que l’un n’usurpera point sur l’autre ceste souveraine authorité, que nous disons estre Tyrannie.
Que chacun de nous sera en mesme temps, & l’Amant, & l’aymé, & l’aimée & l’Amante.
Que nostre amitié sera eternellement sans contrainte.
Que nous nous aymerons tant qu’il nous plaira.
Que celuy qui voudra cesser d’aymer, le pourra faire sans reproche d’aucune infidelité.
Que quand nous voudrons sans nous separer d’amitié, nous pourrons aymer qui bon nous semblera, & tant qu’il nous plaira continuer ceste amitié, ou la quitter sans congé.
Que la jalousie, les plaintes, & la tristesse seront bannies d’entre nous, comme incompatibles avec nostre parfaite amitié.
Qu’en nostre conversation nous serons libres, & sans nous contraindre, chacun fera & dira ce qu’il luy plaira, sans nous incommoder l’un pour l’autre.
Que pour n’estre point menteurs, ny esclaves en effect, ny en parole, tous ces mots de fidelité, de servitude & d’eternelle affection ne seront jamais meslez parmy nos discours.
Que nous pourrons tous deux ou l’un sans l’autre continuer ou cesser de nous entre aymer.
Que si ceste amitié cesse de l’un des costez, ou de tous les deux, nous pourrons la renouveller quand bon nous semblera.
Que pour ne nous abstraindre à une longue amour ou à une longue hayne, nous serons obligez d’oublier & les faveurs & les outrages.

Ces articles estans escrits de ceste sorte. Et bien, Hylas, luy dit Stelle, ces conditions vous sont-elles agreables ! Et à vous, respondit, Hylas ? Quant à moy, repliqua la bergere, je ne les eusse pas fait escrire, si elles ne m’eussent semblé tres-justes, & tres-raisonnables. Quant à moy, interrompit Silvandre, j’y en voudrois adjouster encore une : Et laquelle ? respondit Hylas : Que quand bon vous semblera, reprit Silvandre, vous n’observerez pas une de toutes celles que vous avez escrites, autrement vous contrevenez à vostre intention, car n’est elle de vous aymer sans contrainte ? Or si vous estes obligez d’observer ce que vous avez escrit, n’estes vous pas contraints à suivre ce qui est escrit ? Ma future maistresse, dit Hylas, apres y avoir un peu pensé, je croy que veritablement ce berger ne parle pas du tout sans raison : Et quoy, mon futur serviteur, dit Stelle, voudriez vous changer d’opinion pour l’advis que Silvandre vous donne ? Silvandre, dis-je, que vous publiez par tout vostre grand ennemy : La honte, respondit Hylas, par laquelle vous me voulez empescher de recevoir les conseils que je crois estre bons, n’a guere de puissance sur moy, y ayant fort long temps que l’une des principales maximes, que je tiens pour la conduite de ma vie, est celle-cy.

Qui voit son bien, & ne le veut,
A tort puis apres il se deult.

Et quant à ce que vous dites que Silvandre est mon ennemy, je le vous avouë : Mais y a t’il rien de pire qu’un serpent, & toutesfois ceux qui ont la cognoissance des proprietez de chasque chose, ne laissent de s’en servir en leurs receptes pour le salut des hommes : & les plus sages n’ont ils pas accoustumé de tirer beaucoup de profit de leurs propres ennemis ? Et par ainsi ne me dites plus si je veux changer d’opinion pour Silvandre : Mais voyons, si ce qu’il dit est bon ou mauvais. Quant à moy qui suis nourry dans une pure & entiere liberté, il me fascheroit fort que deux doigts de papier barboüillé, comme celuy que vous avez faict escrire, me peust astraindre à changer de vie : Et toutesfois il est certain que si nous lisons à ce qui est mis icy, nous nous obligeons à observer ces articles, & toute obligation est en effect une contrainte, si l’on n’y adjouste la condition que Silvandre nous a proposée. Quant à moy, reprit Stelle, je consents qu’elle soit adjoustée aux nostres, car ma liberté m’est aussi chere qu’à vous la vostre : Mais parce que je crains qu’il n’y ait quelque malice cachée sous ces paroles, qu’on y mette en l’escrivant, condition adjoustée par Silvandre. J’appelle de ce jugement, s’escria incontinent Silvandre, car je ne veux estre dans vos conditions, ny pour conseil ny pour tesmoing. Tu ne peux pas empescher dit Hylas, que par force tu ne sois tous les deux, puis que chacun voit que tu es tesmoing de ce que nous faisons, & que chacun a ouy que c’est par ton conseil, que nous adjoustons cette troisiesme condition à celles que nous avons desja accordées : & parce que toute cette trouppe fit une grande risée, & le bruict en vint jusques à Daphnide, & Alcidon, qui parloient avec le sage Adamas, ils sortirent par curiosité hors de ce temple champestre, aussi bien avoient ils desja visité les raretez de ce lieu. Et parce que les Bergers & Bergeres continuoient de rire, s’adressant à Silvandre qu’ils voyoient le plus de tous en action, Il leur respondit, Que Hylas, & Stelle luy vouloient faire un tort, qu’il supporteroit moins aysement que le trespas, & lors leur raconta tout ce qui s’estoit passé, & mesme leur fist voir les conditions escrites, & approuvées d’un costé & d’autre : & d’autant continua-t’il, qu’en me mocquant de cet te nouvelle façon de contracter amitié, je leur ay dit qu’il y falloit adjouster : Que quand bon leur sembleroit ils n’observeroient pas une de ces conditions, ils veulent joindre cet article au leur : Mais soubs le nom de Silvandre. Le Druyde, Daphnide & Alcidon, ne pouvoient se garder de rire, tant de voir ces gracieuses conditions, que de la colere de Silvandre, & de la honte qu’il avoit d’estre nommé en ce contract d’importance ; & d’autant que plus il en faisoit de refus, Hylas & Stelle s’opiniatroient d’avantage de l’y mettre : Adamas prenant la parole, Mes enfans, leur dit-il, voulez vous que j’ordonne sur vos differents ? Quant à moy, dit Hylas, j’y consents & pour Stelle & pour moy : Et moy, adjousta Silvandre, je n’y consents pas seulement, mais je l’en supplie & conjure. Dites-moy donc Hylas, reprit le Druide, pourquoy voulez vous que Silvandre soit mis pour tesmoing de vos conditions, & pour autheur de celle que vous y voulez adjouster ? Par ce, respondit Hylas, que j’ayme la verité, & que je ne suis point ingrat. Or la verité est, qu’il est tesmoing des conditions que Stelle & moy avons faites, & que nous ayant donné ce bon advis, nous serions ingrats si nous ne recognoissions de le tenir de luy. Et vous Silvandre, que respondez-vous au contraire ? dict Adamas. Je dis, adjousta Silvandre, qu’encores que je sois present, toutefois je ne veux pas estre tesmoing, & que par raison je n’y puis estre contrainct. Car le grand Tautates n’est-il pas par tout ? & toutesfois quand l’on faict quelque meschanceté, le prend-on pour tesmoing ? Et pourquoy, interrompit Hylas, ne seroit-il pas tesmoing ? Parce, dit-il, qu’il en doit estre juge, & chastier telles meschancetez : De mesme je ne puis pas estre tesmoing. Si ne seras-tu pas aussi nostre juge, reprit Hylas, car nous aurions assez de cause pour recuser ton jugement. Si je n’en suis le juge, continua Silvandre, j’en seray l’accusateur, ce que je ne pourrois pas estre si j’estois tesmoing. Et quant à l’ingratitude de laquelle il parle, elle seroit bien plus grande, s’il pense de m’avoir de l’obligation, en m’offençant si cruellement, que non pas en taisant mon nom, que je prendray au contraire, pour une tres-grande recompense. Alors le sage Druyde ayant quelque temps passé le temps à les faire disputer, ordonna de cette sorte : Mes enfans apres avoir meurement consideré vos differents : Je juge que ces conditions de vostre future amitié estans toutes pour conserver la liberté de laquelle vous pretendez jouyr, il ne seroit pas raisonnable, qu’elles l’ostassent à d’autres, ny qu’elles les obligeassent par force à choses contre leur volonté. Et pour ce de tous ceux qui sont presents, ceux-là en seront les tesmoings qui les voudront estre, & les accusateurs aussi qui en voudront prendre la peine. Et parce que vous jugez cet article estre digne d’estre adjousté aux autres que vous avez des-ja faict escrire, & que n’estant de vostre invention, vous ne voulez point vous en attribuer l’honneur, & que d’autre costé Silvandre n’y, veut pas estre nommé : j’ordonne qu’il sera escrit, mais de cette sorte.


Treiziesme & dernier article.

Adjousté par advis & conseil, aux conditions avec lesquelles Hylas & Stelle promettent de s’aymer à l’advenir : Et le quel ils jurent d’observer le plus religieusement.

Que toutefois nous Stelle & Hylas sommes si soigneux de nostre liberté, & tant ennemis de toutes sortes de contrainte, qu’il nous sera permis quand bon nous semblera, de n’observer une seule de toutes les conditions cy-dessus escrites & accordées.

Ainsi se termina le different de ces gentils bergers, avec le contentement de tous, par le sage advis du Druyde, non point sans plusieurs plaisans discours sur ce propos, & l’opinion que la pluspart eut que cette amitié seroit de durée, puis que l’une, ny l’autre des parties n’avoit dequoy se plaindre. Corilas les voyant ensemble, & se tenir par les mains, en signe de leur contentement : Or va, dit-il, Stelle, te voila arrivée où ton humeur te devoit avoir conduite il y a long-temps. Et toy, Hylas, tu peux dire qu’apres avoir longuement cherché, tu as trouvé ce qui t’estoit neces saire, & je recognois que veritablement le Ciel est juste, puis que parmy tant de divers evenemens il vous a non seulement conservé l’un pour l’autre, mais enfin vous a liez ensemble d’une mutuelle affection.

L’amitié de Hylas & de Stelle se commença de ceste sorte : Au commencement par jeu, mais enfin elle continua à bon escient, car Stelle estoit une fort agreable bergere, & qui avoit un esprit vif, & Hylas de son costé estoit de la plus douce compagnie qu’on peust imaginer, & leurs conditions estoient si favorables, & pour le serviteur & pour la maistresse, qu’il n’y avoit rien qui leur peust rapporter le moindre mescontentement, de sorte que peu à peu vivant avec ceste franchise, ils conceurent & l’un & l’autre une amitié plus grande qu’ils n’avoient pensé ny jamais ressenty pour quelque autre suject qui fut presenté devant leurs yeux.

Cependant le disner estant prest, & les tables dressées à l’ombrage du bois, & le plus pres de la fontaine que la commodité du lieu leur avoit permis, toute la trouppe s’assit. Il est vray que les Vacies, Bardes, Sarronides, Eubages, & Druydes, se mirent à une table separée, où ils mangerent ce qui leur appartenoit du sacrifice : Mais Adamas pour rendre plus d’honneur à Daphnide & à Alcidon, mangea d’un autre costé avec eux, & avec le reste des bergers & bergeres qui estoient restez en ce lieu. Tant que le repas dura, l’on ne parla que des raretez de ce lieu, & de la saincteté de ce bocage sacré. Mais le disner finy, & le soleil estant encores trop haut pour se pouvoir mettre en chemin, afin d’aller au grand Pré, où toute la troupe des bergers ou bergeres devoit se rendre, pour les jeux rustiques qu’on avoit accoustumé de faire apres les sacrifices : Adamas eut opinion que la chaleur du jour se passeroit plus aisement, aupres de la fraicheur de ceste fontaine, si l’on y pouvoit trouver quelque honneste divertissement, & se souvenant du jugement que Diane estoit obligée de faire sur la recherche de Silvandre & de Philis : Il pensa que le temps & l’occasion estoient tres à propos maintenant, & d’autant plus que Daphnide qui ne s’arrestoit en ceste contrée, que pour avoir plus de cognoissance de la douce vie des ces bergers & bergeres, seroit bien ayse d’ouir ce different, & le jugement que Diane en donneroit. Il vint donc trouver Astrée & Philis, & leur ayant fait entendre son dessein, il les pria de vouloir joindre leur credit avec ses prieres, pour faire que Diane y consentist. Je m’asseure, respondit Astrée, qu’il ne l’en faudra guere soliciter, car je sçay que ce qui la fait retarder si long temps, ç’a esté qu’il nous a semblé à toutes, qu’il n’estoit pas raisonnable que ce jugement se donnast hors de la presence de la Nymphe Leonide, puis qu’en ayant veu le commencement, il sembloit qu’elle deust aussi assister à la fin : Mais j’ay peur que si Silvandre s’en apperçoit, il ne nous rompe bien-tost compagnie. Philis qui veid bien que le Druyde le proposoit avec raison, & qui outre cela se faschoit d’employer le temps à quelque autre entretien, qu’à celuy de son bien-aymé Licidas, duquel il sembloit que les soings qu’elle rendoit à Diane, encore que feints, la divertissoient plus qu’elle n’eust desiré. Non, non ma sœur, dit-elle, il faut surprendre l’ennemy quand il y pense le moins, & haussant la voix, Ma maistresse, dit-elle à Diane, ceste compagnie vous demande, & je vous supplie de venir, sans vous arrester aux discours de celuy qui parle à vous : car je m’asseure qu’il ne vous dict rien à mon advantage. Silvandre estoit celui qui l’entretenoit, & qui pour ne perdre le moindre moment, ne laissoit aucune occasion d’entretenir Diane, si bien qu’ayant veu Paris un peu esloigné avec la Nymphe Leonide, il s’estoit approché d’elle, & ne faisoit presque que commencer lors que Philis l’interrompit : dequoy tout fasché, Je m’estonnois bien, dict-il, si ces deux mauvais demons qui me tourmentent continuellement, l’un pour le moins ne se trouvoit point icy pour interrompre mon bon-heur. Vostre bon-heur, respondit Philis, est tantost bien prés de sa fin, & le mien au contraire bien prés de sa supreme felicité : car ma Maistresse, continua-t’elle se tournant vers Diane, vous estes requise par ceste bonne compagnie, de juger le merite du service de Silvandre & de moy. Il est certain que Diane demeura un peu surprise : car encore qu’elle eust faict dessein de rendre ce jugement bien-tost, toutefois elle ne laissoit de prevoir ce qui luy pourroit arriver en la recherche de Silvandre, duquel elle jugeoit l’opiniastreté ne devoir ceder à la resolution qu’elle avoit de ne souffrir plus les declarations d’amitié qu’il luy souloit faire : Mais le berger le fut encore d’avantage, qui ne voyoit point de commodité pour eschapper ce jugement qu’il avoit si longuement dilayé, & lequel estant prononce luy raviroit le moyen de se servir de la feinte dont amour s’estoit couvert pour le rendre amoureux de cette bergere. Ces considerations leur osterent à tous deux la parole pour quelque temps, dequoy Philis s’appercevant : Et quoy, ma maistresse, dit-elle, vous ne respondez point, & semble qu’il vous fasche de me donner par vostre jugement la gloire que vous ne pouvez refuser à mes services, ou bien que peut-estre vous craignez de perdre ce berger, & d’estre exempte de ses importunitez ? Alors Diane pour ne donner cognoissance du trouble qui estoit en elle, en sousriant luy respondit, le ne sçay où vous fondez les grandes gloires que vous pretendez pour vos services, puis que m’estans reprochez en si bonne compagnie, quand ils seroient beaucoup plus remarquables, ils seroyent surpayez en les supportant comme je fais, ny pour quoy voulez-vous que ceux de Silvandre ayent le nom d’importunité, & non pas les vostres, qui procedent tous d’une mesme cause ? Silvandre mettant un genoüil en terre, & prenant la main de Diane la luy baisa pour remerciement d’une si juste & favorable response : & puis se relevant : Ma maistresse, luy dit-il, ceste bergere ne sçachant que c’est que d’aymer, & voyant bien que plus elle va continuant, & plus elle monstre les defauts de son affection, a pensé que celuy seroit avantage de voir finir une preuve en laquelle elle s’acquitte si mal. Car quelle autre occasion, continua-il se tournant vers Philis, vous pourroit convier de parler de cette sorte à nostre maistresse, puis que les services que vous luy reprochez sont si petits, que la gloire qu’ils meritent n’en peut estre gueres plus grande, &la crainte encore moindre que comme vous dites, elle doit avoir de me perdre, estant tres-asseurec que tant que je vivray elle ne se perdra jamais ? C’est ainsi, respondit Philis, que le soldat peu courageux fuit les occasions du peril : & au contraire, c’est comme moy que le vaillant Athlete recherche les plus dangereuses & perilleuses rencontres, afin de donner à chacun tesmoignage de ce qu’il vaut : car si ce n’estoit ce que je dis, pourquoy esloigneriez vous peureux soldat que vous estes, le hazard de ce jugement qui doit rendre preuve de l’avantage que nous avons l’un sur l’autre ? Et si Diane ne le va point retardant pour l’occasion que j’ay dite, quelle autre est-ce que vous & elle pourrez alleguer pour excuse ? Je crains respondit froidement Diane, que nos rustiques discours ne rapportent beaucoup d’importunité à cette assemblée, & mesme à la belle Daphnide & à Alcidon, qui ne treuveront que fort maigres nos petits passe-temps de village, estans accoustumez à des subjets plus hauts & plus relevez : Et parce qu’elle vouloit continuer en ses excuses : Vous vous trompez, discrete Bergere dit Adamas, Daphnide & Alcidon sont maintenant des bergers de Lignon, puis qu’ils en ont pris l’habit d’autant qu’ils sçavent bien que la grandeur du personnage que chacun faict, n’est pas ce qui le rend estimable par dessus les autres, mais de se sçavoir bien acquitter de celuy que nous voulons representer : & par ainsi nous devons croire que comme cette belle Dame, & ce gentil Chevalier ont bien sceu faire le personnage de belle Dame, & de vaillant Chevalier, tant qu’ils en ont porté le nom, de mesme maintenant qu’ils sont revestus des habits de berger & de bergere, ils ne s’en acquiteront pas avec moins de perfection, pliant leur esprit aux douces naifvetez des Pasteurs, & à leurs innocens exercices, & la croyance que j’en ay eu, m’a convié de faire cette proposition à Philis, afin que par vostre jugement ce nouveau berger & belle bergere apprissent quels sont les entretiens de vos hameaux, & cela d’autant plus que l’ardeur du Soleil estant trop grande pour nous en aller au grand pré où les bergers doivent faire les exercices accoustumez apres le sacrifice, nous ne sçaurions employer mieux le temps, qu’à voir mettre fin au different de Silvandre, & de Philis : & apres nous pourrons estre encore à temps pour voir l’assemblée des jeunes bergers & bergeres. Je sçay mon pere, respondit Diane, que tout ce qui vient de vous, ne sçauroit estre qu’avec beaucoup de raison, & que nous sommes obligés d’observer tout ce que vous nous ordonnez, c’est pourquoy je ne mettray jamais difficulté en tout ce qu’il vous plaira : mais en cecy je supplieray seulement Daphnide & Alcidon, qu’escoutant nos petits jeux, ils en reçoivent la simplicité pour l’ornement des leurs, & que si nous osons les leur faire voir ils l’attribuent à l’obeissance que nous vous voulons rendre. Belle bergere, respondit Daphnide, si toutes les autres contrées de la Gaule produisoient de semblables bergeres que celles de Forests, je croirois que les vieilles [sic] auroient bien dequoy porter envie aux villages & aux bois : & vous ne devez point faire de difficulté de nous donner part en vos passe-temps, puis que jusques icy tout ce que nous en avons veu, ne nous a rapporté que beaucoup de contentement, & causé beaucoup d’admiration.

Cependant le sage Druyde avoit commandé que l’on disposast les sieges en rond, & qu’il y en eust un pour Diane un peu relevé, & appuyé contre le dos d’un arbre, de qui le fueillage espais faisoit tout à l’entour un ombrage gracieux, & lors que tout fut en l’estat qu’il desiroit, se faisant apporter trois Guirlandes de diverses fleurs, qui avoient esté cueillies dans le pré sacré, il en mit une sur la teste de Diane, & de mesme sur celle de Philis & de Silvandre, & puis prenant Diane par la main la mit en son siege, & au devant d’elle à main droite, mais un peu esloignée, la bergere Philis & Silvandre au costé gauche, & tout le reste en rond, ayant mis les sieges de telle sorte, que l’un n’empeschoit point l’autre, mais faisoient comme une parfaite couronne, qui commençoit & finissoit où estoit Diane, & apres avoir prié qu’on fit silence, il ordonna à Leonide de faire entendre à ces bergeres estrangeres, le commencement de la dispute de Philis & de Silvandre, afin qu’elles pussent mieux juger de leur different, estant bien raisonnable qu’elle en racontast le subject, puis qu’en partie elle en avoit esté cause. Leonide qui n’avoit point pensé devoir faire en ceste assemblée autre personnage que celui d’escouter, fut un peu surprise d’en avoir un autre, toutefois pour obeïr au Druyde, apres y avoir un peu pensé, elle prit la parole de ceste sorte, se tournant vers Daphnide.

Peut estre, Madame, aurez vous remarqué, que Silvandre & Philis nomme Diane leur maistresse, & qu’ils la servent, & luy rendent les devoirs ausquels la beauté & les merites de ceste bergere peuvent obliger tous les bergers qui la voyent, & encores que je sçache asseurément, que vous n’aurez point trouvé estrange que ce jeune berger, ayant l’esprit & le jugement que vous luy avez recogneu, ayme & serve une si belle & aymable bergere que Diane, je veux croire que vous ne serez pas demeurée sans estonnement, de voir que Philis qui est bergere, la serve comme si elle estoit un berger, & use envers elle des mesmes paroles, & des mesmes actions, que les plus ardantes passions peuvent faire produire dans le cœur d’un amant le plus affectionné. Parce que ce n’est pas la coustume de voir une fille servir avec de semblables soings une autre fille, mais afin que vous sortiez de cest estonnement, il faut que vous sçachies que Silvandre, tel que vous le voyez, avoit vescu parmy toutes ces belles & jeunes bergeres, si longuement sans en aymer pas une, qu’il s’estoit acquis le nom D’INSENSIBLE, n’y ayant personne qui le peust croire avoir du sentiment, & n’espreuver point la force de ces jeunes beautez. Et parce que quelques uns s’en estonnoient, & que plusieurs l’admiroient : Philis comme l’une de celles qui ne se pouvoient imaginer qu’il n’y eust quelque deffaut en ce gentil berger, qui estant, & jeune & beau, & vivant parmy tant de bergeres qui meritoient bien d’estre aymées, toutesfois estoit insensible, & ne se pouvoit eschauffer à tant de feux : Le rencontrant de fortune parmy ses compagnes, ne peut s’empescher de venir aux douces reproches avec luy, feignant de croire, que s’il n’entreprenoit point d’en servir quelqu’une, c’estoit faute de courage, ou pour recognoistre son peu de merite : & parce que le berger qui n’avoit ses pensées qu’au plaisir de la chasse, & qu’au soing de ses troupeaux, soustenoit le contraire, & que c’estoit pour avoir des meilleures & de plus douces occupations : Il fut condamné par Astrée, Diane, & moy qui nous y trouvasmes, de donner cognoissance, que si jusques en ce temps-là il n’avoit rien aymé, ç’avoit esté pour les occasions qu’il avoit alleguées, & non point pour celles que Philis luy reprochoit. Et Diane luy ayant esté proposée comme bergere, à qui la beauté ne manquoit point pour estre aymée, ny le jugement pour sçavoir cognoistre son merite, il commença de la servir, & rechercher tout ainsi que s’il en eus testé bien amoureux. Mais Philis ne s’en alla pas exempte aussi de la mesme peine, parce qu’à la requeste de Silvandre, elle fut en mesme temps condamnée d’aymer & de servir Diane, avec les mesmes devoirs & les mesmes soings que les bergers ont accoustumé de rechercher celles desquelles ils sont amoureux passionnez, afin que trois Lunes estans escoulées en ceste recherche, Diane peust juger qui des deux se sçauroit mieux faire aymer. Or depuis, ceste honneste emulation a esté en ce berger & ceste bergere, de telle sorte, qu’ils n’y ont oublié ny la peine, ny le soing de la plus ardante & veritable affection, & quoy que le terme fust prefix de trois Lunes dans lesquelles cest essay se devoit faire par eux, & juger par Diane, si est-ce qu’il a bien continué d’avantage, d’autant qu’il sembloit estre bien raisonnable, que comme j’avois esté des premieres à les condamner de rendre ce tesmoignage de leur merite, je me trouvasse aussi au jugement qui en seroit fait par Diane. Et ceste occasion ne s’estant rencontrée depuis que les trois Lunes ont esté passées, ils ont prolongé jusques à ceste heure qu’il semble que le ciel a reservé ce jugement, afin qu’avec plus de solemnité il fust donné en vostre presence.

La Nymphe Leonide finit de ceste sorte : Et Daphnide prenant la parole, l’avouë, dit-elle, se tournant vers Adamas, que ce n’a point esté sans estonnement, que j’ay veu ces jours passez Philis rechercher ceste belle Diane avec des paroles d’homme, mais maintenant changeant cét estonnement en admiration, il faut que je die, n’avoir jamais envié le bon-heur de personne que le vostre : Je veux dire, mon pere, que le ciel vous ait esloigné de ces troubles & inquietudes des affaires du monde, pour vous faire vivre parmy la douceur & la tranquilité de ceste vie : Heureux veritablement vous pouvez vous dire, d’estre nay en Forests : Heureux d’y estre obey & aymé comme grand Druyde, mais je vous dis encores plus heureux d’estre voisin de ces agreables rivages de Lignon, où le ciel a voulu faire naistre les plus gentils bergers & les plus belles & discrettes bergeres, qui ayent jamais porté ce nom. Madame, respondit Adamas, j’accorde tout ce que vous dites, & vous proteste que je ne changerois pas mon bon-heur à celuy du plus grand Monarque de la terre, n’ayant à supplier le grand Tautates, sinon qu’il nous le continuë à longues années : Mais pour les loüanges que vous donnez à nos bergers & discrettes bergeres, je m’asseure qu’ils ne les recevront pas sans rougir, encores qu’ils l’ayent bien agreable venant de vostre bouche : Et toute la trouppe se levant & faisant la reverence à Daphnide, pour approuver ce que le Druyde avoit dit, Mais, Madame, dit-il, puis que vous avez sçeu le subject de la recherche de Silvandre & de Philis, ne vous plaist-il pas d’en ouyr le jugement qui en sera fait ? Ce seroit, respondit Daphnide, me laisser avec un grand desir, que de me priver de ce contentement, & je vous supplie, mon pere, d’ordonner qu’ils continuent & que nous en voyons la fin. Le Druyde alors se tournant vers Philis, Ce fut vous bergere, dit-il, qui fustes la premiere à provoquer Silvandre au combat, il est raisonnable aussi, que vous soyez la premiere à dire les raisons, par lesquelles vous devez avoir la victoire. Alors Philis ayant fait une grande reverence à Diane & au reste de la compagnie sans se r’asseoir commença de parler de ceste sorte.


HARANGUE
de la Bergere Philis.

Je n’eusse jamais pensé, ma maistresse, que parmy les Bergeres de ceste contrée, & particulierement entre ceux qui paissent leurs troupeaux le long des rives de Lignon, ils en trouvast quelqu’un si remply de vanité, qu’il se peust estimer digne d’estre estimé, & mesme d’une bergere si pleine de merite que Diane, Diane, dis-je, la plus accomplie & la plus parfaite non seulement de toutes celles qui ont porté la houlette, & conduit les troupeaux, mais encore de toutes celles qui jamais ont eu le beau nom de Diane, me semblant que la simplicité de leur ame n’a point encore conçeu une presomption si difforme, n’y qu’un monstre si arrogant n’a point jusques icy esté recogneu parmy nous. Toutesfois vous le voyez devant vos yeux, ma belle maistresse, non seulement avec un cœur & un visage plein d’Amour, mais la teste couverte de chapeaux de fleurs, comme si desja il avoit emporté la victoire qu’injustement il pretend. Mais, berger, dy moy je te supplie : d’où vient cette temeraire presomption ? & par quelle pretenduë raison l’as-tu peu concevoir ? Tes merites au moins n’ont pas donné naissance à ceste esperance si peu raisonnable lors que tu as consideré les perfections de Diane, puis qu’elles sont telles, que n’y ayant point de proportion entre ce qu’elle merite, & ce que tu vaux, l’amour ne peut estre produite par des choses tant inesgales. Je m’asseure que l’outrecuidance qui est en toy, ne sera pas si grande qu’elle te face nier ce que je dis, & qu’en ton ame tu ne m’avouës qu’il n’y a rien qui puisse égaler les perfections de nostre maistresse : Et comment arrogant & temeraire Ixion oses tu l’aymer ? & de plus comment as-tu la hardiesse de penser qu’elle te puisse quelquefois aymer ceste belle & si belle Diane, que les yeux ne la doivent regarder que pour l’idolatrer ? Mais si ceste outrecuidance est grande en ce berger, l’autre que j’en vay dire, est bien ce me semble encores plus extreme. Parce que la beauté ayant des attraits si violens il est certain que bien souvent elle clost les yeux à celuy qui en est touché, & l’empesche de prendre garde à son devoir & fait passer ses desirs beaucoup plus outre qu’il n’est raisonnable. Mais Silvandre, quelle excuse peux tu apporter qui soit bonne en la pretention que tu as, de devoir estre plus aymé d’elle que moy ? Puis que quand je n’aurois aucun advantage par dessus ce que tu peux valoir, encores ne me sçaurois-tu nier, que chacun naturellement ne soit incliné à aymer son semblable, & moy estant fille comme nostre maistresse, il est certain que naturellement elle me doit aimer davantage. Mais outre cela, qu’est-ce qui peut mieux faire naistre l’Amour, que la longue & ordinaire pratique ? c’est par elle que les perfections sont mieux recognuës, c’est par elle que les me rites estans recognus, l’amour va jettant ses racines plus profondes, & c’est par elle que les occasions se presentent à chasque moment de se rendre les reciproques devoirs, qui sont les veritables nourrices d’une parfaite & entiere affection. Or que je n’aye ceste ordinaire conversation avec elle, & que je ne l’aye eüe de tout temps plus particuliere que toy, malaisément le pourras-tu nier, puis qu’elle mesme le sçait, & qu’elle te pourra à l’heure mesme convaincre de mensonge. Mais outre toutes ces raisons, je t’en vay dire une qui te doit clorre la bouche, si pour le moins l’outrecuidance t’a laissé encores quelque partie de l’entendement que tu soulois avoir. Ne m’avouëras-tu pas, que ce qui est de plus beau & de plus parfait, est aussi plus aymable & plus estimable ? Te voicy, berger pris en un fascheux destroit : si tu l’avouës, ta cause est perduë, & si tu le nies, quelle offence ne fais-tu pas à nostre maistresse ? car nostre sexe estant infiniment plus parfait que celuy des hommes, il faut qu’en ceste qualité tu me cedes, & que tu confesses que j’ay cet advantage par-dessus toy, & pour lequel je dois estre plus aymée. Que quand toutes ces choses ne seroient point, n’est-il pas vray, Silvandre, que les desguisemens, les feintes, & les dissimulations recogneuës, ne sont jamais cause de faire naistre l’amour ? Et toutefois pense tu que cette belle Diane ne sçache asseurement que toutes ces recherches que tu luy fais, tous ces devoirs que tu luy rends, & bref toute ceste affection que tu t’efforces de luy faire paroistre, ne sont que pour la gageure que nous avons faite, & ne procedent que du desir que tu as de me vaincre, & non pas des perfections ny de son beau visage, ny de son bel esprit. Il me semble que je t’ois desja respondre, que cela est vray, mais que ceste raison est de mesme contre moy, puis que la gageure estant reciproque, toutes les demonstrations que je luy fais de mon affection, peuvent avoir le mesme defaut & le mesme blasme. O berger que tu te trompes ! puis que long temps avant que nostre dispute fust commencée, je l’aymois veritablement, & je sçay que de mesme j’estois aymée d’elle, ce qui ne se peut dire de toy, qui ne fais que de venir parmy nous, & n’as jamais tourné les yeux sur bergere quelconque pour l’aymer, tant s’en faut que tu ayes osé regarder celle-cy. Mais dy la verité, Silvandre, ne confesseras tu pas, qu’avant cette gageure, à peine eusses tu peu discerner le visage de Diane d’avec le mien, ou de quelque autre que ce fust des bergeres de Lignon ? Et ne penses-tu point que ces extremes passions que tu presentes en tes discours, ces trespas, ces languissemens, ces transports, & bref toutes tes folies, ou plustost déguisemens, ne la convient point aussi tost à rire qu’à aymer ? Le voila, ma maistresse, ce transi d’Amour, le voila cét idolatre de vos beautez, qui brusle en ses discours, & meurt pour avoir trop d’affection, c’est celuy-là mesme qui un moment avant nostre gageure, ne sçavoit presque si vous viviez, ou qui pour le moins n’avoit guere plus grande cognoissance de vous, que vostre nom luy en donnoit : Et toutesfois vous l’avez veu en mesme instant bruslant d’amour, quoy bruslant ? mais desja en cendre, voire consumé entierement ; ne faut-il pas plustost rire de ceste folie, qu’admirer son affection, ou s’il y a lieu d’admiration en cecy, ne faut-il pas plustost admirer l’asseurance avec laquelle il parle de cette amour, & de laquelle il fait tant de plainte, que de compatir avec luy à ses peines imaginaires ? Mais confessons luy encores qu’il y ait quelque estincelle de vostre beauté, qui pour s’en estre trop approché l’ait veritablement un peu attaint, & que par ce moyen il soit en quelque sorte à vous, n’est-il pas vray que c’est moy qui en dois avoir toute la recompense, puis que c’est moy qui en suis la seule cause ? Je puis dire avec verité, & vous le sçavez ma belle maistresse, que sans mes reproches, cette gageure ne se fust jamais faicte, & ne se faisant pas, eust-il eu ny la volonté ny la hardiesse de vous regarder ? Si donc il veut pretendre quelque grace de vous pour les services que depuis il vous a rendus : n’est-ce pas à moy à qui elle se doit faire, puis que je le vous ay donné tel qu’il est ? C’est donc moy, qui avec raison dois pretendre tout ce qu’il vaut, & qu’il merite, & quand il n’y auroit autre occasion pour me donner cette victoire qu’il me debat, je le devrois obtenir par celle-cy, puis que tous les devoirs, tous les soings, & toutes les actions qui le vous peuvent rendre aymable, doivent estre mis en mon conte, & à mon avantage. Cesse, donc berger de disputer avec moy une chose que tu cognois bien m’estre deuë, & devançant le jugement que tu ne peux eviter, consens que la gloi re me soit donnée, que ma fortune, ma condition & mes merites m’ont acquise par-dessus toy : si tu le fais, l’on cognoistra que tu ne t’es mis en cette entreprise que pour passe-temps, & ton esprit & ton jugement paroistront en cette action, & seront jugez de tous pour tres-estimables. Ton esprit, d’avoir sçeu si bien déguiser une fausse affection soubs les actions & le visage d’une veritable amour : & ton jugement, d’avoir sçeu si bien cognoistre l’advantage que j’ay par dessus toy : que si tu ne le fais, tu ne prolongeras point davantage le terme du chastiment de ton arrogance, qu’autant que tu retarderas par la longueur de ta response, le jugement que nostre maistresse en fera : & parce que je ne sçay en quelle humeur tu es, afin d’estre bonne mesnagere du temps, & pour haster d’autant plus la gloire qui m’est preparée, je laisseray tant d’autres raisons que je pourrois alleguer, & les remetray toutes au bel esprit de nostre maistresse, m’asseurant & qu’elle les sçaura mieux penser que je ne le sçaurois dire, & que tout ce que je sçaurois ajouster seroit desormais superflu, puis que desja la justice de mes infaillibles pretentions est si claire, qu’il n’y a rien qui luy puisse apporter plus de lumiere : seulement ma maistresse je vous supplie de vous souvenir, que non seulement Silvandre est hayssable en ses feintes : mais qu’ayant sceu si bien desguiser une menteuse affection, il a rendu tous les hommes mesprisables, ou pour le moins leurs recherches & leurs affections, nous ayant apris par la preuve qu’il en a faicte, qu’il n’y a ny foy ny verité parmy eux. Et ayant commis une si grande faute, n’est il pas bien raisonnable qu’il vous ressente juge severe, mais juste, puis qu’il ne merite pas de vous avoir pour maistresse favorable n’ayant que des feintes & des dissimulations ? A ce mot, Philis ayant fait une grande reverence à Diane & au reste de la compagnie, ne voulant rien dire d’avantage, s’assit, non pas toutesfois sans regarder d’un œil sousriant Silvandre, qui estoit tout esmeu des discours qu’elle avoit tenus contre luy, & qui toutefois dissimulant le mieux qu’il pouvoit, & ayant receu le commandement de parler s’en alla mettre à genoux devant Diane, où posant son chappeau de fleurs à ses pieds, s’en revint en sa place, & sans se r’assoir, apres avoir quelque temps tenu les yeux sur toute la troupe, il commença de parler de cette sorte.


RESPONSE
DU BERGER SILVANDRE.

Si je n’estois devant le Temple d’Astrée, que ceux qui nous en ont donné la cognoissance nous ont fait entendre estre la Déesse de la justice : & si j’avois un moindre juge que Diane, non seulement compagne, mais la plus chere & plus particuliere amie d’une autre Astrée, j’aurois tres-grande occasion de craindre la perte de cette cause, & d’en redouter le prochain jugement non pas tant pour les paroles si bien fardées de cette bergere, ny pour toutes les raisons desguisées qu’elle a voulu rapporter contre moy, quoy qu’avec un artifice tres-grand, que pour me recognoistre deffaillant en la plus forte & principale raison qui me seroit bien necessaire : car le different duquel nous disputons est fondé sur ce seul poinct : A scavoir, qui de nous deux se sçaura mieux faire aymer à cette belle Diane que nous avons eslevé pour le centre, où tous nos services & toutes nos affections doivent tendre : Voila le poinct que nous allons cherchant, & qui est si malaisé d’estre approché, que je le tiens presque impossible, s’il ne plaist au grand Tautates, de se monstrer aussi bien Tharamis en purifiant de sorte mon Amour, & la nettoyant si bien de toute imperfection qu’elle puisse meriter d’estre offerte à cette belle Diane : qu’il s’est faict paroistre Hesus, c’est-à-dire puissant, en la rendant si belle & si parfaicte, qu’il n’y a rien parmi les mortels qui puisse égaler ny sa beauté, ny sa perfection.

Peut estre vous pourriez-vous estonner, ma Maistresse, qu’estant en ce lieu si sainct, & dedié à la Déesse de la justice, & en la presence de la plus chere & familiere amie d’une juste Astrée, j’ose pretendre un favorable jugement, puis que j’avoüe que cette raison principale & plus necessaire me deffaut : Mais oyez, s’il vous plaist mon juge, sur quoy je fonde ma juste pretension. Le propre de la justice n’est pas seulement de juger rigoureusement selon les loix qui nous sont données, mais apres avoir consideré la veritable puissance de chasque chose, establir avec equité la loy naturelle, que celui qui faict tout ce qu’il peut, n’est obligé à rien d’avantage, & que s’il ne parvient jusques où il seroit necessaire, l’on ne doit pas le lui imputer à quelque faute ou manquement : mais l’attribuer aux ordonnances de la nature, qui s’est pleuë de les establir de cette sorte : & tant s’en faut qu’il soit blasmable pour ce manquement, qu’il est grandement à estimer d’estre parvenu jusques au poinct que nul autre de son espece ne peut outrepasser, & où il y en a fort peu qui puissent arriver. Si ce poinct m’est accordé, que je croy ma belle Maistresse ne me pouvoir estre mis en doute, pourquoy feray-je difficulté de me presenter au Trone de cette juste amie d’Astrée, encores que je ne puisse attaindre à la perfection que la beauté de Diane demande pour estre dignement aymée, puis que mon affection est veritablement parvenuë jusques au terme où jamais autre n’arriva, & que jamais Amant n’outrepassera ?

Pourquoy donc injurieuse Philis, pensant favoriser & fortifier vos foibles & mal-fondées pretensions, me blasmez-vous sans raison, puis que si je ne puis aymer avec plus de perfection celles que j’avouë, & que je recognois trop bien en Diane : ce n’est pas ma faute, mais de la nature qui ne m’a voulu donner ny plus d’esprit, ny plus de capacité, & de laquelle toutefois je ne puis me plaindre, puis que c’est une loy commune à tous les mortels, si ce n’est que comme mes yeux & mes desirs se sont eslevez à un subject qui surpasse en merites toutes les œuvres de ses mains, il semble qu’il eust esté raisonnable qu’elle m’eust aussi donné plus de puissance d’aymer, & plus de capacité pour le pouvoir faire plus dignement. Mais cette sage nature ne l’ayant voulu de cette sorte, il faut croire que ç’a esté pour quelque grande raison, & peut estre pour monstrer plus clairement la tres-grande beauté de Diane, qui me contraignant de l’aymer, action à la verité qui est par-dessus ce que les hommes peuvent, & contre cette regle d’esgalité que vous proposez Philis devoit estre entre ceux à qui il est permis de s’entre-aymer, fait voir sa grandeur par les effects, puis que la force doit estre tres-grande, qui esleve quelque chose par-dessus les loix que la Nature luy a imposées.

Doncques, bergere, si vous n’estes jalouse de la gloire de Diane, vous ne devez point trouver mauvais que je l’ayme, ny m’accuser d’arrogance, puis que c’est la force de sa beauté qui m’y contraint, & qu’en cela la grandeur de ses perfections se faict mieux cognoistre à tous ceux qui me voyent : & ne me demandez plus, je vous supplie, comment je l’ose aymer : J’avouë que j’en suis aussi ignorant que vous : mais cette ignorance ne m’empesche pas que je ne sois le plus perdu d’amour que tous ceux qui ont jamais aymé. Et quand vous me dictes que cette Diane est telle, que les yeux ne doivent la regarder que pour l’idolatrer, pourquoy ne dictes-vous Adorer, puis que s’il y a quelque chose en terre, qui pour ses perfections merite les autels & les sacrifices, je croy que c’est cette Diane que je n’idolatre pas comme vous, mais que j’adore pour la vraye Diane en terre, qui esclaire dans le Ciel, & qui commande dans les Enfers.

Mais quand vous me demandez, d’où vient la temeraire pretention que j’ay d’estre aymé d’elle, & qu’en cela vous me nommez Monstre d’arrogance & de presomption : vous faictes bien paroistre que vous sçavez fort peu que c’est que l’Amour, ny quels sont les effects qu’il produit en ceux qui le recognoissent. Vous m’avez cent fois avoüé que l’Amour est de soy-mesme bon, & je ne pense pas que vous veüillez maintenant dire le contraire, vostre silence me fait croire que vous y consentez, & à la verité, ce seroit autrement contrevenir au jugement de tous ceux qui en ont parlé avec raison : Car si rien ne peut produire que son semblable, Amour procedant de la cognoissance du bon & du beau, ne peut estre aussi que fort bon, & fort beau : Mais ce qui est bon & beau, ne peut-il estre veu & cogneu sans estre aymé ? Je ne vous estime pas si hors de raison, que vous le veüillez dire, mais quand cela seroit, je vous convaincrois par les mesmes paroles que vous venez de dire : Et en voicy les mesmes mots. La beauté, dictes-vous, a des traits si violents, que bien souvent elle clost les yeux à ceux qui la voyent, & fait passer leurs desirs beaucoup plus outre qu’il n’est raisonnable. Si donc ce qui est beau & bon, ne peut estre veu sans estre aymé, & si l’Amour est beau & bon, pourquoy appellez vous en moy arrogance, ce qui est raisonnable en tout autre ? Disant, que c’est une te meraire pretention que celle que j’ay, aymant ceste belle, de pouvoir estre aymé d’elle, puis que si elle cognoist mon Amour, & l’Amour estant bon, comment voulez vous qu’elle recognoisse en moy ce qui est bon sans l’aymer ? Ce seroit un defaut en elle de jugement, lequel je ne pense pas que personne que vous luy puisse reprocher. Avouez donc, Philis, si vous ne voulez l’outrager grandement, que cognoissant l’Amour que je luy porte, elle l’ayme, & que ma pretention n’est point outrecuidée, ny moy un monstre si difforme que vous me despeignez. Que si vous m’opposez que ceste raison ne preuve pas qu’elle m’ayme, mais seulement l’Amour que je luy porte : Je vous responds, bergere, que cette Amour que sa beauté a produit en moy, est un accident inseparable de mon ame, de telle sorte que l’un ne peut subsister sans l’autre, & quand je dirois qu’ils sont tellement changez l’un en l’autre, que mon ame est ceste Amour, & cette Amour est mon ame, je dirois une verité tres-certaine. Car il n’est pas plus vray que je vis avec cette ame qui me donne la vie, qu’il est asseuré que je ne sçaurois vivre sans cette Amour que je luy porte. Que si vous repliquez, que quand cela me seroit accordé, toutefois il ne s’ensuivroit pas que cette belle Diane me deust aymer, parce que peut-estre elle n’y pas encore veu, ny cogneu ceste Amour. Je vous respondray, bergere, que je croy bien qu’elle n’en a pas veritablement encores recogneu la grandeur, ou plustost l’extreme immensité, car ce n’est ainsi qu’il faut nommer ceste affection, avec laquelle j’ayme, ou plustost j’adore ma maistresse, parce qu’il n’y a point d’assez grands services, ny d’assez grandes demonstrations, pour la pouvoir faire recognoistre entierement : Mais je ne puis douter que ce bel esprit qui est en elle, n’en ayt clairement remarqué & cogneu une grande partie, puis que si mes actions ne l’ont peu si bien faire que je l’eusse desiré, vos reproches & vos parolles m’y ont aydé quelquefois, sans que vous y ayez pensé : &mesme en la presence de toute cette honorable assemblée, vous luy venez de dire que je me presente devant elle, avec un cœur & un visage plein d’Amour. Les tesmoignages que nostre ennemy rend de nous, quand ils nous sont advantageux, sont bien plus croyables que ceux que les personnes indifferentes rapportent. De sorte que ma belle maistresse ne doubtera nullement, que quand vous direz que j’ay le cœur plein d’Amour, & qu’à tous propos vous la nommerez nostre maistresse, cela ne soit tres-veritable, puis que c’est un tesmoignage que je n’ay point mandié, & qui par consequent ne luy peut estre suspect.

Et ne faut que pour fuir la rigueur de l’equité qui est en elle, recognoissant le peu de raison que vous avez de debattre cette gloire avec moy, vous recouriez aux faveurs que la nature vous a faictes, alleguant que comme fille, elle doit plustost aymer une fille qu’un berger, & qu’en cette qualité vous avez de l’advantage par dessus moy : Car au contraire, il est bien plus naturel à une fille d’aymer un berger, que non pas une autre fille comme elle : & d’effect si nous voulons rechercher les loix que la Nature nous donne, nous les trouverons tousjours exactement observées parmy les animaux, qui n’usent pour leur conservation que de ces seules ordonnances. Que si nous voulons considerer ce qu’ils font, avec qui est-ce que la Genice contracte amitié ? choisit-elle dans tout le troupeau une autre Genice comme elle, pour belle qu’elle puisse estre ? La Colombe s’allie-t’elle avec une autre Colombe ? Mais la Tourterelle, de qui regrette-t’elle la perte d’un eternel veufvage ? n’est-ce pas de celuy à qui dés le commencement elle s’est appariée ? vous le sçavez, Philis, aussi-bien que moy, & l’experience ordinaire vous empesche d’en douter : Mais les choses plus insensibles n’observent-elles pas ceste loy de nature ? La palme peut-elle estre contente qu’elle ne soit aupres du Palmier ? & si elle en est esloignée, d’autant qu’elle est attachée par les racines, & qu’elle ne peut s’en approcher, on la voit pancher a ses branches & tout le tronc du costé où il est, & où elle voudroit bien aller, s’il estoit permis. Ce n’est donc pas ô Philis, par les loix de la nature, comme vous dites, que Diane vous doit aymer plus que moy, car si elles les vouloit suivre, elle ne trourneroit pas seulement les yeux de vostre costé : Que si toutefois vous voulez qu’il soit ainsi, je vous accorde, bergere, qu’elle vous ayme comme fille, mais consentez aussi qu’elle m’ayme comme son serviteur : Vous ne pouvez pas y contredire, car il n’est pas plus vray que vous estes fille, qu’il est tres-certain que je suis son serviteur, ny il n’est pas plus naturel qu’une fille ayme une fille, que chacun ayme celuy qui l’ayme, par ainsi & vous & moy aurons obtenu ce que nous demandons : mais je voy bien que maintenant vous changerez d’opinion, & que sans plus recourre à ceste amitié naturelle, puis qu’elle ne peut estre à vostre advantage, vous rechercherez celle qui vient de l’eslection. Et d’effect voila qu’incontinent vous dites qu’elle vous doit aymer plus que moy, parce que l’ordinaire conversation que vous avez avec elle, plus estroicte que je n’ay pas, augmente l’Amour, soit parce que les perfections de la personne aymée sont mieux recogneuës, soit d’autant que l’on a plus de commodité de se rendre ces devoirs mutuels, qui conservent & augmentent l’Amour.

Mais, Philis, ny mesme par cette voye vous ne parviendrez à ce que vous pretendez, car elle vous en esloigne encore plus que l’autre, d’autant que par la premiere raison, vous pouvez peut-estre demander son amitié comme estant fille, mais par celle-cy, vous courez fortune de rencontrer la haine au lieu de l’Amour. Il est vray bergere, que la pratique d’une personne aimable, le fait aymer d’avantage, mais il est tres-certain aussi, que celle d’une personne desagreable, la fait encore plus hayr, d’autant que comme par l’ordinaire practique, nous venons à la cognoissance des perfections, de mesme par elle nous descouvrons mieux les imperfections cachées. Et par cette raison il advient presque tousjours, que ceste estroite pratique rompt plus d’amitiez, qu’elle n’en augmente, & qu’il semble que les petits esloi gnemens rendent l’Amour beaucoup plus violente. Je ne voudrois pas, ô mon ennemie ! expliquer d’avantage ce poinct, si je pensois que vous ne voulussiez vous en servir à mon desadvantage, mais cela me contrainct de dire, que vous avez faict comme ces mauvais Orateurs qui au lieu de soustenir la cause de leurs cliens, descouvrent les raisons qui leur sont contraires. Comment, bergere, pouvez-vous penser que la conversation ordinaire vous face plus aymer, puis qu’au rebours, c’est par elle, que vous faites voir les deffauts de vostre amitié qui sont tres-grands, & lesquels vous ne pouvez nier, puis que cent & cent fois je vous en ay convaincuë en presence de ma belle maistresse ?

Il seroit trop long, mon juge, & la recherche que j’en pourrois faire vous seroit trop ennuyeuse, si je voulois vous en faire souvenir par le menu, outre que je l’estime inutile, puis que vous avez assez bonne memoire, me semblant vous avoir ouy dire plusieurs fois, que vous vous en souviendriez en temps & lieu. C’est à cette heure le temps, ô ma belle maistresse, & voicy le lieu qu’il le faut faire, tant pour monstrer que vous estes juste, que pour donner tesmoignage que vous avez memoire de ce que vous promettez. Punissez-la ceste glorieuse bergere, tant pour son outrecuidance, que parce que les perfections qui sont en vous, ne peuvent souffrir les deffauts d’une si parfaicte amitié que la sienne : Et par ainsi, ô Philis ! vous cognoistrez que l’advantage que vous pretendez de ceste particuliere pratique, vous est plus ruineuse que favora ble : & à la verité, ce que vous avez allegué en cela, a plus du reproche que de la raison, puis que vous estes plus pres de ma belle maistresse que moy, vous sçavez bien qu’il n’est pas raisonnable, & que j’en ay assez de desplaisir, sans que pour l’augmenter, vous me le remettiez ainsi devant les yeux, & toutefois, ny mesme en cela vous n’avez point d’avantage par dessus moy, au contraire je pense que si toutes choses sont bien considerées, je l’auray par dessus vous ; Puis que la demeure que vous faictes auprés d’elle, c’est seulement le jour, & encore de ce temps-là vous en employez une grande partie hors de sa presence, soit aux affaires de vostre maison, ou à d’autres divertissemens desquels vous ne pouvez vous desrober, & par ainsi bien souvent ce que vous donnez à ma belle maistresse, c’est la moindre partie du jour : Mais moy au contraire, quand est-ce que le jour me surprend, que je ne sois aupres d’elle ? Quand est-ce que la nuict me vient trouver ailleurs ? Et quels divertissements m’en peuvent separer ? Il faut, bergere, que vous sçachiez que tant s’en faut que ces choses qui sont hors de moy, m’ayent peu trouver en autre part qu’avec elle, que moy-mesme je ne me suis jamais pris garde d’avoir esté en quelque autre lieu, depuis que j’ay commencé de l’aymer continuellement, Philis, je la voy, continuellement je la contemple, & continuellement je l’adore, & vous pouvez dire que vous estes plus souvent auprés d’elle que je ne suis ? O bergere ! ostez cette opinion de vostre ame, & croyez qu’elle mes me n’y peut estre plus souvent que moy, & si je ne craignois de dire trop, & pardessus la creance de la plus grande partie de ceux qui m’escoutent, je dirois avec verité, que je suis encores plus souvent aupres d’elle, qu’elle mesme : Et il est vray que j’y suis plus souvent : car elle quelquefois se divertit par la presence des autres bergeres, quelquefois pour parler à elle, & quelquefois pour leur rendre les devoirs d’amitié, & de la courtoisie, & quelquefois pour les soucis des affaires domestiques, au lieu que moy je suis continuellement attaché auprez d’elle, comme Promethée sur son rocher, ou plustost comme le corps & l’ame le sont ensemble par les liens de la vie : car il n’est pas plus naturel au corps de mourir aussi tost que l’ame s’en separe, qu’il seroit asseuré que je mourrois, si je me separois un moment de cette belle pensée.

Je voy bien bergere, que vous riez de m’ouyr dire que je suis continuellement auprez de ma maistresse, puis que vous croyez que cela n’estant que de la pensée, je suis personne qui me contente fort des imaginations. Que voulez vous, Philis, que j’y fasse ? J’avouë que si j’y pouvois estre & de la pensée & du corps, je serois encor plus content : mais si vous diray-je bien, que de la façon que j’y suis, j’y suis plus parfaictement que vous, puis que le plus souvent que vous y estes de la presence, vous en estes infiniment esloignée par la pensée, qui vous emporte ordinairement fort loing de là, ne laissant où il semble que vous soyez, que le corps, qui est la moindre partie de vous, au lieu que la mienne n’ayant ny desir, ny contentement qu’aupres d’elle, elle n’en part jamais pour quelque divertissement qui se puisse presenter. Que si vous dites que ces pensées sont bien incapables, & bien inutiles pour la servir, puis que ce ne sont que des imaginations : Ah ! bergere, prenez garde que par mesme moyen vous ne blasmiez ces intelligences, qui n’adorent le grand Tautates qu’avec la pure pensée, & qui continuellement ne parlent & ne conversent avec luy que par la voye de la contemplation. Et vous semble-t’il, que le moyen avec lequel je suis aupres de Diane, soit inutile & tant incapable de la servir, puis que je la sers & l’adore en terre, comme ces pures pensées servent & adorent le grand Tautates dans le Ciel. Ce seroit un blaspheme de le penser, & plus grand encore de le dire, & duquel je m’asseure vous ne demeureriez pas longuement impunie.

Vous voyez donc, ô Philis, combien cette raison que vous avez alleguée est meilleure pour moy que pour vous : &royez que celle que vous dites de l’avantage du sexe duquel vous estes favorisée par-dessus le mien, n’est pas moins confusion. Car j’avouë, & je l’avouë avec verité, que cles femmes sont veritablement plus pleines de merite que les hommes, voire de telle sorte, que s’il est permis de mettre quelque creature entre ces pures & immortelles intelligences, & nous ; Je croy que les femmes y doivent estre, parce qu’elles nous surpassent de tant en perfection, que c’est en quelque sorte leur faire tort, que de les mettre en un mesme rang avec les hommes : outre que nous pouvons avec raison les estimer un juste milieu pour parvenir à ces pures pen sées, (c’est ainsi que les plus sçavans les nomment presque ordinairement) puis que nous apprenons par l’experience, que c’est d’elles que toutes les plus belles pensées que les hommes ont, prenent leur naissance, & que c’est vers elles qu’elles courent, & en elles qu’elles se terminent : Et qui doutera qu’elles ne soient le vray moyen pour parvenir à ces pures pensées, & que Dieu ne nous les ait proposées en terre pour nous attirer par elles au Ciel, où nos Druydes nous disent devoir estre nostre eternel contentement ? Quant à moy je l’avouë, je le croy, & je suis prest à le maintenir jusques à la fin de ma vie : mais que pour cela vous deviez estre plus aymée de ma maistresse, ô bergere ! rayez cette opinion de vostre creance, tant s’en faut, je croy qu’il doit faire un contraire effect.

Nous avons dit, que quand quelque chose fait tout ce que la Nature luy permet de pouvoir faire, & qu’elle s’esleve à toute la hauteur où elle peut naturellement se hausser, elle est grandement estimable, &maintenant je dis que celuy qui faict moins que ce que naturellement il peut faire, doit estre beaucoup plus blasmé, & mesme quand c’est une chose de soi-mesme loüable, que si par la naturelle impuissance il laisse de la faire. Par cette raison, comment bergere, ne serez-vous bien fort taxée, estant née fille, qui est un sexe si parfaict, qu’il tient le milieu entre ces purs entendemens & nous, d’aymer si imparfaictement que vous faites, & mesme un subject si plein de perfection ? Je tiens pour certain, que Diane si quelquefois elle a daigné jetter les yeux sur nous, & je croy que sa douceur, sa bonté & sa courtoisie naturelle, le luy a fait faire bien souvent : Je tiens pour asseuré dis-je, qu’elle n’a jamais consideré mon extreme affection sans l’estimer, ny la foiblesse de vostre amitié sans la blasmer : car elle a veu la mienne si parfaite & entiere, & tellement exempte de toute reproche, qu’elle n’a peu moins faire que de loüer grandement, qu’un sexe tant imparfait que celuy des hommes, ait peu en moy comporter une si parfaite Amour que la mienne. Et au contraire, elle n’a peu considerer en vous une amitié si pleine de deffauts & de manquemens, sans mesestimer celle qui est cause que le sexe des femmes qui est de tant avantagé de la nature par-dessus le nostre, soit tant inferieur en l’amour à celuy d’un homme.

Mais voicy d’autres raisons, ma maistresse, qu’elle allegue contre moy, qui ne sont guere plus à son advantage, pour m’accuser envers Amour du crime de leze Majesté. Elle dit que toutes les demonstrations que j’ay faites de vous aymer, n’ont esté que des feintes & des desguisemens, & il luy semble de bien preuver cette calomnie, quand elle dit que c’est par gageure que je vous ayme, & qu’auparavant je ne vous aymois point. Mais je vous supplie, mon juge, prenez bien garde aux mauvaises consequences qu’elle tire de ses presuppositions. J’avouë, Philis, que c’est par gageure que j’ayme Diane, & que ceste gageure a donné commencement à mon affection, mais faut-il conclure pour cela que mon Amour ne soit que dissimulation, ou que pour n’en avoir point aymé d’autres auparavant, je n’ayme point maintenant Diane ? Nullement, bergere, car encore que par gageure on coure à qui attaindra plustost le terme proposé, faut-il croire que l’on ne coure pas pour cela à bon escient ? Au contraire n’est-ce pas la gageure, & le desir de vaincre qui nous fait faire des efforts veritables, qui semblent presque par-dessus nos forces, en nous attachant des aisles aux pieds, tant la naturelle inclination que chacun a en soy de surmonter, a de force en toute personne bien née ? Ne dites donques plus, mon ennemie, que mes extremes passions, que mes trespas, & mes transports soyent des déguisements, des feintes, & des dissimulations, car il est vray que j’ay aymé par gageure, mais il est encore plus certain que mon affection est tellement veritable & asseurée, que je ne suis pas plus vrayement Silvandre, que je suis avec toute verité serviteur de cette belle Diane : Et ne faut penser, qu’encores qu’auparavant je n’eusse point d’Amour pour elle, maintenant aussi je n’en aye point. Qui voudroit tirer cette conclusion de cette sorte, pourroit de mesme dire que Philis n’est point au monde, parce qu’autrefois elle n’y a point esté, car, bergere, s’il vous disoit avant que de naistre, Vous n’estiez point née, doncques vous ne l’estes point encore, diroit comme vous, lors que pour preuver que je n’ayme point Diane, vous dites qu’il y a cinq ou six Lunes que je ne l’aymois point. Si vous disiez qu’il n’y a pas long temps que cette amour est née, vous diriez vray, & je l’avouërois avec vous, & non pas sans beaucoup de regret d’avoir vescu un si long âge, sans l’avoir employé en son service : mais quand vous taschez de preuver que je ne l’ayme point, parce qu’il y a quelques temps que je ne la cognoissois point, & qu’est ce dire autre chose, sinon que celuy qui n’est pas nay aujourd’huy, ne naistra jamais plus ?

Or maintenant voyez, ma maistresse, comme elle se contredit sans y penser, mais ne vous en estonnez point, car c’est le propre du mensonge, & de la calomnie, de se contredire & d’estre diverse, au lieu que la verité est tousjours une. Mais confessons luy, dit-elle, que vostre beauté l’ait attaint un peu, & que par ce moyen il soit en quelque sorte à vous. Et quoy, Philis, vous dites que vous avez de l’Amour pour cette belle Diane, & que l’ordinaire pratique que vous avez d’elle, vous donne plus de commodité d’en recognoistre les perfections, & comment entendez vous ce que vous venez de dire ? Confessons luy, dites vous, que vostre beauté l’ait attaint un peu, & que par ce moyen il soit en quelque sorte à vous. Est-il possible si vous avez recognu les perfections de Diane, que vous puissiez croire que l’on les puisse aymer un peu ? O ignorante de la force de sa beauté ! Jamais il ne part de sa main un coup qui ne porte jusques au cœur, & le cœur n’est jamais attaint que la blesseure n’en soit mortelle. Vous pourriez parler de cette façon des communes beautez qui se remarquent en quelques autres bergeres, & lesquelles quand elles esgratignent un peu la peau, l’on pense qu’elles ont fait une tres-grande preuve de leur force, mais de celle de Diane, ô que les coups vous en sont bien incogneus, puis que vous en parlez de cette sorte. Aprenez de moy, ô mon ennemie, que le lezard qu’on dit ne demordre jamais, & que la Remore qui peut arrester la violence d’un vaisseau, qui a le vent à pleines voiles, s’attachent avec moins de fermeté que ces perfections depuis qu’elles ont touché un cœur : soyez tres-asseurée que les nœuds Gordiens qu’on estimoit indissolubles, peuvent estre desnoués plus aisément, que ceux desquels elle lie une ame, quand une fois elle l’a prise : Et croyez pour chose tres-veritable, que le feu dont nos Druydes nous disent, que tout l’Univers à sa fin doit estre embrasé, cede & en grandeur & en violence à la moindre estincelle de celuy dont ses yeux bruslent ceux qui les voyent. Et ne dites plus, peu experimentée bergere, que l’on peut l’aymer un peu, ou que l’on peut estre en quelque sorte à elle, tous ceux qui l’aymeront, ce sera extremement, & tous ceux qui seront à elle le seront entierement : & lors que vous dites que je l’ayme un peu, vous confessez sans y penser que je suis le plus amoureux homme du monde, & par consequent qu’il n’y a rien qui se puisse égaler à la grandeur de mon affection : que si ces paroles peuvent faire rire, je pense que ce seront ceux qui ne sçauront quels sont les effects d’Amour, ou qui n’en auront jamais ressenty les blessures : car les autres compatiront à mon mal par le sentiment qu’ils auront du leur. Mais à vous Philis, il est permis de parler de cette sorte, & de vous moquer de la grandeur de mon affection, qui vous estes trouvée un sujet incapable d’en estre touché, ou plustost qui n’avez jamais tourné les yeux sur le subjet qui peut faire mourir d’amour tous ceux qui le verront. Mais, ma maistresse, voyez je vous supplie, quelle reproche mon ennemie me faict, pour preuver que je ne vous ayme point, ou pour faire mespriser mon affection, & jugez par là si elle a ouy parler quelquefois d’Amour ? N’est elle pas bien gracieuse quand elle m’accuse de n’avoir jamais rien aymé que vous, & que vous estes la premiere qui m’avez surmonté ? J’avouë que voicy un blasme duquel je n’ay jamais ouy parler, & duquel toutefois je me dis librement coulpable : car il est vray que vous avez esté non seulement la premiere & la seule que j’ay aymée, mais de plus que vous serez encore la seule & la derniere que j’aymeray jamais : & s’il advient autrement, escoutez bien mon ennemie, afin que vous continuyez à m’accuser de cette faute. Et s’il advient dis-je autrement, ô Soleil qui m’esclairez, ô air qui me laissez respirer, & vous, ô terre qui me soustenez, & qui me nourrissez, couvrez mes yeux d’eternelles tenebres, estouffez mon cœur parjure, & m’engloutissez dans vos abismes, comme indigne devoir, de vivre, ny d’estre veu. Je monstreray par mon unique affection, que comme il n’y avoit rien qui fust capable de m’apprendre à aymer que la seule beauté de Diane, de mesme il n’y a point d’autre cœur qui puisse jamais arriver à l’aymer : & j’apprendray aux plus sçavans par l’eternelle durée de mon amour, qu’ils se trompent quand ils nous enseignent, que tout ce qui a eu commencement doit avoir une fin : car ô Philis, cette affection que vous vous vantez d’avoir veu naistre, ne vous servira pas seulement, mais tous les siecles à venir.

Que si cette unique & eternelle affection est estimable, & si celle à qui elle s’adresse m’en veut faire quelque grace, & comment bergere pouvez vous dire qu’elle vous soit deuë ? Est-ce comme vous presupposez que vos reproches ont esté cause de cette amour, & que tout ce qui en est procedé, vous doit estre attribué comme à celle qui en est l’origine ? Prenez garde, Philis, que cela vous estant accordé, il ne soit fort à vostre desavantage : car ceux qui sont cause du mal en doivent estre chastiez : mais si comme vous dites, ma maistresse se doit plustost mocquer de moy, que d’avoir esgard à ma peine ; il s’ensuivra que ce sera de vous de qui elle se rira, & non pas de Silvandre, puis que vous vous en attribuez toute chose.

Mais n’ayez peur, bergere, je ne veux pas vous quitter mes justes pretensions à si bon marché : Lors que quelqu’un faict par autruy quelque chose, il faut considerer quelle est l’intention de celuy qui l’a faict faire : car si son intention est bonne, il ne doit point estre blasmé du mal qui en arrive, pourveu que d’ailleurs il n’en soit point coulpable, non plus que si son dessein estoit mauvais, il ne doit point avoir part à la gloire ny au profit qui en procede. Or si vous m’accordez ce que je dis, je croy que personne ne le peut nier, voyons avant que vous donner ny loüange ny blasme, quelle estoit vostre intention, lors que nostre gageure fut proposée par vous. Nous n’aurons pas, ma maistresse, beau coup de peine à le descouvrir, car elle mesme la nous a dite : Les desguisemens, a-t’elle dit, & les feintes recognuës apportent de la haine : mais Diane sçait que toutes tes recherches ne procedent que de la gageure que tu as faite, & que tout ce qui s’en est ensuivy n’est que par feinte, donc elle te doit vouloir mal. Voyez vous, ma maistresse, comme elle a pensé qu’en cette gageure je n’userois que de feinte & de dissimulation : & puisque l’on est loüable ou blasmable par l’intention, ne la condamnerez vous pas coulpable de tous les desguisemens, de toutes les dissimulations, & de toutes les feintes dont elle m’accuse, & desquelles elle pensoit que je me deusse servir ? Et n’ay-je pas juste raison de dire, C’est vous, ô Philis, qui par la gageure m’avez donné feintement à cette belle Diane : mais c’est mon cœur, qui veritablement m’a donné à elle, par la cognoissance qu’il a eu de ses perfections : Donques à vous se doivent les chastimens avec lesquels les feintes & les tromperies doivent estre chastiées, & à mon cœur les faveurs & les graces, qu’une veritable affection peut meriter.

Ne me dites donc plus que je vous quitte cette pretenduë victoire, pour monstrer mon esprit & mon jugement, mon esprit ayant sçeu si bien déguiser une fausse affection, sous le visage d’une veritable Amour, & mon jugement pour avoir si bien recogneu l’avantage que vous avez par-dessus moy. Car au contraire je monstrerois à tous que je n’ay point d’esprit, si j’avois aymé feintement ce qui est le plus digne en l’univers d’estre parfaitement aymé : & je donnerois cognoissan ce de n’avoir point de jugement, si je ne cognoissois bien l’avantage que ma vraye & parfaite affection me donne par-dessus la vostre feinte & si pleine de deffauts. Je veux, bergere, que vous confessiez vous mesme le contraire de ce que vous me reprochez, & que vous soyez la premiere qui direz, voyant la durée de mon Amour & sa perfection, qu’il n’y a point d’affection pour mal commencée qu’elle soit, & à qui par gageure ou pour passe-temps, on se laisse embarquer, qui ne puisse se rendre tres-veritable & tres-asseurée, puis que celle-cy à qui un gracieux essay a donné naissance, s’est renduë telle en moy, que les années & les siecles qui peuvent mesurer toute l’estenduë du temps, auront moins de durée en l’univers que ceste affection en mon ame.

Mais, ô mon ennemie, toutes ces considerations, & tous ces discours sont bien en vain, ce me semble, puis que ce n’est qu’entre nous que nous debattons à qui aura la victoire, ce n’est pas là où gist la difficulté. Je ne doute point que ce chapeau de fleurs que j’ay mis aux pieds de Diane, ne me fust acquis avec raison, s’il falloit que quelqu’un de nous eust cette victoire que nous pretendons : Mais, helas : ô Philis, j’ay grande peur, & ce n’est pas sans raison, si je crains qu’elle ne sera ny à l’un, ny à l’autre, car tout ce que nous avons allegué pour meriter son amitié, pourroit bien avoir lieu pour le regard de quelque autre, mais pour Diane nullement. Diane de qui les perfections & les merites surpassans toutes les forces de la nature, mesprisent aussi toutes les loix qu’elle donne aux mortels. Et par ainsi quand nous disons que l’Amour se doit payer par Amour, & que les longs & fideles services sont dignes d’estre recogneus, ce sont veritablement des raisons pour les hommes, & qui les obligent à les ensuivre, mais nullement pour Diane, en qui le ciel a voulu mettre tant de graces, que la relevant par dessus les mortels, elle l’a voulu égaler à ceux qui habitent parmy les estoilles. A qui faut-il donc que je m’adresse ? & à quoy faut-il que je recoure ? m’adresseray-je à l’Amour, & recourray-je à la justice avec laquelle toutes les choses sont balancées & recompensées ? Mais comment ne sera-ce inutilement, puis qu’Amour n’a rien affaire avec Diane, & que ce qui est juste pour toute autre, seroit injustice pour elle. Adressons nous ô Silvandre, & recourons à elle mesme, & laissans là toutes les autres puissances, & toutes les autres raisons, disons luy.

A ce mot, il se jetta à genoux devant Diane, & puis luy tendant les mains, il continua.

O Diane, l’honneur non seulement de ces Forests & de ces rivages, mais la gloire de tous les hommes, & l’ornement de tout l’univers : Vous voyez devant vous un berger, qui non seulement vous ayme, & vous offre son service & sa vie, mais vous adore, & vous sacrifie & son cœur & son ame, avec une si entiere affection, ou plustost devotion, que tout ainsi que la nature ne peut plus rien faire qui se puisse égaler à vous, aussi l’Amour ne sçauroit plus allumer une si grande, ny si parfaicte affection dans quelque autre cœur que ce soit : Et toutefois le grand Tautates s’est pleu à vous avantager de telle sorte par-dessus les œuvres de ses mains, qu’encores que je sçache bien que cette extreme Amour & entiere devotion me pourroit faire esperer avec raison de toute autre quelque grace & quelque faveur, & ne le recevant point donner lieu à mes plaintes & à mes doleances, si recognois-je bien que pour vous, cela ne peut estre, à qui tous les cœurs & tous les services des mortels sont deus, & qui ne peuvent vous estre refusez sans offence, ny vous estans rendus, meriter rien de plus avantageux pour nous, sinon qu’en vous aymant, servant, & adorant, nous vous rendons les devoirs ausquels tous les hommes vous sont obligez. Aussi je ne me presente pas maintenant devant vos yeux, pour vous demander quelque recompense de mes services, ny de mon affection, tant pour la consideration que je viens de dire, que d’autant qu’il n’y en a point qui soit digne d’elle, que le seul honneur d’estre aymé de vous, & cette demande seroit une outrecuidance trop extreme, & par dessus toutes mes esperances, mais seulement pour vous supplier par la chose du monde que vous avez la plus aymée, & (si jusques icy rien n’a esté assez heureux pour avoir eu cette faveur) je vous requiers par la personne bien-heureuse, que le destin vous ordonnera d’aymer, de vouloir seulement rendre un favorable, mais juste tesmoignage, que je sçay veritablement bien-aymer, & qu’il n’y a personne qui ayme mieux que Silvandre, ny qui merite mieux d’estre aymé pour une vraye Amour & parfaite affection.

Silvandre acheva de parler de cette sorte, & sans se vouloir relever, quelque signe que Diane luy fit de la main, il voulut attendre à genoux son jugement : & parce que Philis vouloit repliquer sur ce que Silvandre luy avoit respondu, Adamas voyant que l’heure de partir pressoit, luy dit, qu’elle ne le pouvoit plus faire, parce qu’il n’avoit tenu qu’à elle de dire tout ce qu’il luy avoit pleu : de sorte que Diane apres avoir quelque temps consideré ce qu’elle avoit à dire, parla en fin de cette sorte.


JUGEMENT
De la Bergere Diane.

L’Amour estant l’une de ces choses, desquelles les effets doivent rendre plus de tesmoignage que les paroles : & le different qui est entre Philis & Silvandre estant de cette qualité, nous n’avons pas voulu mettre moins de soing à remarquer leurs actions & toutes les choses qui se sont passées jusques icy depuis le commencement de leur gageure, qu’à bien peser les raisons maintenant alleguées par tous les deux. Et ayant bien & meurement balancé, & consideré le tout, & usant du pouvoir qui en cét endroict nous a esté donné : NOUS DISONS & declarons, Que veritablement Philis est plus aymable que Silvandre : & que Silvandre se sçait mieux faire aymer que Philis. Et pour ne laisser personne en doute de nostre intention, NOUS ORDONNONS que Philis s’asseoira dans le sie ge où je suis, & que Silvandre me baisera la main : & en fin que Philis rendra son chapeau de fleurs au sage Adamas qui le luy a donné, & Silvandre reprendra le sien de mes mains, & le portera tousjours à l’avenir, en le renouvellant lors qu’il flestrira, afin que cette marque luy en demeure eternelle parmy les autres bergers.

A ce mot, elle se leva, & alla prendre Philis par la main, & luy faisant rendre son chappeau de fleurs au Druyde, la fit asseoir dans le siege où elle estoit, & relevant la Guirlande de Silvandre, la mit sur la teste au berger, & luy tendit la main tout à genoux qu’il estoit, afin qu’il la baisast, ce qu’il fit avec tant de contentement & de transport, que la bergere cognut bien (si elle ne l’avoit faict encore) que ce n’estoit point un baiser qui procedast d’une feinte affection.

Fin du neufiesme Livre.

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LE
DIXIESME LIVRE
DE LA TROISIESME
PARTIE DE L'ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.


La grande chaleur du jour estoit fort abatuë, lors que Diane donna son jugement : De sorte qu’Adamas desireux qu’Alcidon & Daphnide peussent estre à temps, pour avoir le plaisir des divers exercices de ces bergers, se levant de son siege, fut cause que chacun en fit de mesme, & les prenant par la main leur dit, qu’il estoit temps de se mettre en chemin, pour aller de jour aux hameaux de ces belles bergeres. Mais parce que Philis & Silvandre disputoient entr’eux, pour sçavoir à qui Diane avoit donné l’avantage, & que le Druyde vit bien que cette dispute ne se termineroit pas facilement : Il leur dit, que l’on ne laisseroit d’en parler par les chemins, & que ce seroit un passe-temps pour en adoucir l’incommodité, & pour en accourcir la longueur. Et cela fut cause que l’on n’eut pas plustost commencé de marcher, que Philis attaqua le berger, luy disant : Et bien, Silvandre, que te semble-t’il du jugement de Diane ? où est l’outrecuidance qui te persuadoit de pouvoir obtenir quelque advantage par-dessus moy ? Bergere, respondit froidement Silvandre, je n’ay jamais esperé d’en tant avoir que nostre maistresse m’en a donné, mais aussi je soustiendray bien qu’il n’y eut jamais un jugement prononcé avec plus d’equité, ny avec une plus meure consideration, que celuy duquel vous parlez. Et quoy, berger, adjousta Philis en sousriant, vous croyez que Diane vous ayt advantagé par-dessus moy ? Et qui en peut doubter, respondit Silvandre, il faudroit bien avoir peu de jugement, pour n’entendre pas son jugement : Quant à moy, reprit la bergere, je ne l’entends pas seulement, mais aussi je l’admire, car j’entends fort bien que j’ay obtenu par luy la victoire de la gageure que nous avions faite & j’admire qu’il n’y eut jamais jugement comme celuy-cy, puis qu’il contente les deux parties, ayant tousjours ouy dire, qu’en tous les autres, l’une se plaint & l’appelle injuste. En cecy comme en toute autre chose, respondit Silvandre, je monstre le bel esprit de Diane : Et toutefois, dit Philis, c’est moy qui suis declarée la plus aymable, & c’est à moy à qui le siege de Diane a esté donné, comme à celle qui le merite le mieux : & pour faire entendre que c’est à moy à qui Silvandre doit rendre les mesmes devoirs, & les mesmes honneurs que nostre maistresse avoit auparavant receu de nous, o bergere s’es- cria Silvandre, que ce mystere est profond, & qu’il vous faut encore estudier long temps pour le sçavoir entendre ! Et si nostre belle maistresse s’establissoit encores un juge pour declarer l’intention qu’elle a euë, je vous monstrerois bien-tost que tout ce que vous venez de dire, est plus à mon advantage qu’au vostre : Et s’il luy plaist de nous ouyr à ceste heure mesme, vous verrez que c’est à moy à la remercier de la victoire qu’équitablement elle m’a adjugée. Silvandre, dit alors Diane, il n’est pas raisonnable que l’autheur mesme s’explique, & puis il me semble d’avoir parlé si clairement que quoy que j’y peusse adjouster n’y serviroit de rien : Mais je vous supplieray bien, puis que vous n’avez plus de gageure contre Philis, & que je ne dois plus estre vostre juge, ny vostre maistresse, que vous vous souveniez que je m’appelle Diane. Et ces dernieres paroles furent proferées avec un visage si serieux, que Silvandre cogneut bien qu’elle le vouloit ainsi, & toutefois feignant de le prendre d’autre façon, il respondit, Je sçay bien que vous estes cette belle Diane, que Philis & moy avons servie quelque temps, mais je sçay bien aussi que vous m’avez autrefois permis de vous tenir pour ma maistresse, & me pensez vous estre de l’humeur de Hylas ? pardonnez-moy s’il vous plaist, je hay trop l’inconstance & cette humeur volage pour changer de cette sorte, permettez-moy que je vous sois celuy que j’ay commencé de vous estre, & vueillez estre celle que vous m’avez esté. Hylas qui ne hayssoit point Silvandre, luy semblant l’un des plus accomplis bergers de toute la contrée, encore qu’incessam ment ils eussent dispute ensemble : Il me semble, belle Diane, dit-il, que plusieurs raisons vous obligent à trouver bon ce que ce berger vous propose, & ausquelles vous ne pouvez contrevenir, sans offencer vostre beau jugement. Que si pour vous relever de cette peine, vous voulez que ce soit moy qui declare quelle est vostre intention, en ce que vous avez ordonné sur leur different, j’auray bien-tost condamné Silvandre. Je vois bien, Hylas, respondit Diane en sousriant, que vous seriez aussi bon juge pour eux, que vous estes bon conseiller pour moy. Non, non, interrompit Philis, je ne veux point de juge suspect, Silvandre auroit raison de tenir Hylas pour tel, mais s’il plaist au sage Adamas il en ordonnera. Adamas alors prenant la parole, Il n’est pas raisonnable, dit-il, que quelqu’un juge par-dessus Diane, mais ne laissez d’alleguer ce que vous pensez estre à vostre advantage, & nous sommes tous icy pour luy en dire nostre advis : Alors Philis, est il possible, dit-elle, Silvandre, que tu sois tellement preoccupé de l’Amour de toy-mesme, que tu ne voyes point une chose si claire que celle que tu me debats, m’asseurant qu’il n’y a icy personne qui ne juge bien que tu n’as point de raison, ou bien si seulement ce que tu en fais n’est que pour monstrer la subtilité de ton esprit ? Se pouvoit-il parler plus clairement que Diane ? Je declare, a-t’elle dit, que Philis est plus aymable que Silvandre, & pour esclaircir encores mieux son jugement, elle adjouste l’honneur de me mettre en son siege, pour te faire entendre qu’il y a autant de difference de toy à moy, qu’il y en a de toy, à Diane, & que pour ce regard, tu ne me dois porter le mesme respect, & le mesme honneur : Et pouvoit-elle faire d’avantage pour monstrer ma victoire, ny la declarer avec des paroles plus expresses ? au contraire, si elle a dit que tu te sçavois faire aymer, ç’a esté pour faire entendre que tu es plus plein d’artifice que je ne suis pas, & en cela je l’advouë, mais c’est d’autant qu’une chose qui est aymable de soy-mesme, n’a point de besoin d’artifice pour se faire aymer : Que si elle t’a fait present d’un chapeau de fleurs, & si elle m’a ordonné de rendre le mien à celuy qui l’avoit donné, n’a-t-elle pas voulu faire voir que les choses qui sont aymables en toy, ne sont que des fleurs qui naissent & meurent en un jour ? & parce qu’elle juge en moy les merites estre plus solides & durables, elle ne veut pas me laisser cette marque des choses si tost perissables, & afin que tu le cognoisses encore mieux, ne voulant qu’il y aye quelque chose qui demeure sans recompense : Considere, Silvandre, quelle est celle qu’elle t’a donnée, & quelle est celle que j’ay euë pour le service que nous luy avons rendu. A toy elle a ordonné que tu luy baiseras la main, qui est une gratification que l’on faict aux esclaves & à ceux que nous estimons peu : Mais à moy elle ceda sa place, pour monstrer qu’elle ne peut rien faire davantage, ceste naturelle opinion estant née en chacun, que nul ne juge personne valoir plus que luy-mesme ne vaut, elle a voulu faire voir que toutefois elle me cede, puis qu’elle me quitte la place qu’elle avoit, ou bien pour te faire cognoistre qu’elle juge que tu me dois ceder autant qu’à celle qui souloit estre au lieu où elle m’a eslevée. Or vante-toy maintenant, Silvandre, de l’advantage que tu pretends avoir receu en ce jugement, garde bien le souvenir de la grande victoire que tu as obtenuë aujourd’huy, & va au temple de la bonne Déesse marquer le clou que l’on y a mis ceste année, afin qu’à l’advenir tu scaches en quel temps tu as esté victorieux.

A ce mot, Philis se teut, & lors que Silvandre voulut respondre, Hylas le devança en disant. Si c’est à moy à dire mon advis, je declare que Philis a gaigné. Vous donnez vostre jugement, dict Adamas en sousriant, avec un peu trop de precipitation, car vous condamnez un homme sans l’avoir ouy, Silvandre n’a point parlé encores : Il est vray, respondit Hylas, mais il ne se faut pas s’arrester à si peu de chose, car je sçay bien qu’il ne peut rien respondre qui vaille. Chacun se mit à rire des discours de Hylas, & lors que chacun se fut teu, Silvandre reprit froidement la parole de cette sorte.


RESPONSE
du Berger Silvandre, sur le jugement de Diane.

J’ay appris dans les Escholes des Massiliens, que Promethée fut d’un esprit si subtil, qu’il monta au Ciel, & desroba le feu des Dieux avec lequel il anima la statuë qu’il avoit faicte : & que pour punition de ce larcin, il fut attaché sur un rocher, où une Aigle luy devore continuellement le foye. Ne courray-je point cette mesme fortune, si declarant les intentions de cette belle Diane, je luy desrobe le secret qu’elle a voulu reserver à elle, puis que je n’estime pas ce larcin moindre que celuy de Promethée, ny fait contre une moindre divinité ? Mais aussi ne seray-je point complice à celuy de Philis, qui se veut injustement attribuer ce qui ne luy est point deu, & à mon desadvantage, & contre l’equité, & le bon jugement de cette belle Diane ? Veritablement si je delaisse cette juste cause, la pouvant soustenir avec de si claires raisons, je crains d’estre grandement coulpable. Que ferons-nous donc, ô Silvandre ! pour sans encourir la peine faire ce que nous devons ? Recourons à cette belle Diane mesme, & avec des supplications demandons-luy en don ce que nous pourrions bien luy dérober. Il est impossible que les prieres, qui sont filles de Tautates, ne soient exaucées par celle qui a tant de perfections, que nous la pouvons estimer divine, s’il y a quelque chose de tel parmy les mortels.

C’est donc à vous, ô ma belle & divine Maistresse, à qui j’adresse ces prieres, afin qu’il me soit permis en declarant la verité de ma victoire, de monstrer l’equité de vostre jugement, protestant qu’en cette action j’ay plus d’esgard à ce qui vous touche, qu’à ce qui est de moy. Car que me peut importer que Philis se prevalle de l’advantage que j’ay par dessus elle, puis que cela ne me rend moins homme de bien, ny moins vostre serviteur que je suis ? mais si par les subtilitez de Philis on venoit à croire qu’un jugement si peu juste eust esté donné par vous contre toute sorte de raison ; ce seroit blesser l’honneur de vostre bel esprit, qui ne s’est jamais trompé en une chose si claire & si recogneuë de chacun. Et avec l’asseurance que vostre silence me donne que vous le trouvez bon, je respondray à Philis de cette sorte.

Est-il possible, bergere, que vous vueillez estre deux fois vaincuë, & que par force vous me vueillez par deux jugements rendre vostre superieur ? Il semble que vous ayez voulu appeller Diane devant un autre Throsne : & si nostre grand Druyde ne vous en eust empesché, je ne scay si cét ouvrage n’eust point esté commis contre elle : mais il ne faut pas trouver estrange, que celle qui n’a jamais sceu aymer n’en sçache entendre les secrets & les ordonnances. Et toutefois afin que ny vous ny ceux qui vous escoutent ne demeuriez plus long temps en cette erreur : oyez bergere, & avoüez la verité que je vous vay declarer briefvement.

Le Grand Dieu qui est par dessus tous les Cieux, & qui d’un seul regard voit non seulement tout ce que le Soleil descouvre, mais de plus tout ce qui est de plus caché dans les entrailles de la terre, & dans les profonds abismes des eaux, a voulu donner ce privilege à l’homme, qu’il n’y a que luy seul qui puisse cognoistre ses pensées, s’il ne luy plaist de les descouvrir : Mais pour l’advantager encores plus, il ne luy a pas seulement donné la vertu de les cacher à toute sorte de personnes, mais de les pouvoir participer à tous ceux qu’il veut : Et afin qu’il le face plus in telligiblement, il luy a laissé deux moyens qui se declarent l’un l’autre, qui sont la Parole & les Actions : deux choses dont chacune separément peut fort bien descouvrir l’intention : mais qui pour esclaircir encore mieux nos pensées, se rendent plus intelligibles l’une par l’autre : Et c’est pourquoy lors que nos actions sont douteuses, nous y adjoustons la parole pour les resoudre, & quand nos paroles sont obscures, nous les esclaircissons par les actions : & le Grand Tautates l’a voulu ordonner de cette sorte, afin que ces ames trompeuses & qui prennent plaisir à decevoir tous ceux qui les approchent, n’eussent point d’excuse, lors que les deceptions sont descouvertes, sur l’impuissance de ne s’estre pas sceu mieux faire entendre.

Or cette sage & tres-juste Diane voulant nous faire sçavoir ce qu’elle jugeoit de nostre different, afin de ne nous laisser aucune doute sur ce sujet, a voulu user des deux moyens qui luy sont donnez pour nous faire entendre son opinion. Elle a donc en premier lieu parlé fort clairement, & puis à ses paroles elle a adjousté les actions qui pouvoient les esclaircir entierement : Et toutefois, puis que la feinte ignorance de Philis me contraint de recourre aux raisons, pour ne laisser personne en doubte de la verité, je diray,

Que pour recognoistre cette verité, il la faut prendre en sa source, & qu’à cette occasion pour sçavoir qui par le jugement de Diane a eu la victoire, il est necessaire de considerer quel a esté le commencement du different qui a donné naissance à nostre gageure. La Nymphe Leonide en a bien rapporté fidellement la verité, lors qu’elle à dit que les trois Lunes estans escoulées, Diane devoit juger qui de Philis & de moy se sçavoit mieux faire aymer : car toute nostre gageure fut fondée sur la reproche que Philis me faisoit, que l’occasion pourquoy je n’entreprenois de servir pas une de nos bergeres, c’estoit pour recognoistre le defaut que j’avois des choses qui peuvent faire aymer : & sur ce que je soustenois que ce n’estoit que faute de volonté ; je fus condamné, & elle aussi à servir trois Lunes entieres cette belle Diane, & qu’apres elle jugeroit qui de nous deux se sçauroit mieux faire aymer. Cecy estant bien entendu, je croy qu’il n’y a personne qui incontinent ne voye que par les paroles de cette belle Diane, j’ay obtenu ce que je pretendois, puis qu’elle a prononcé ces mesmes mots : Nous disons & declarons, que Silvandre se sçait mieux faire aymer que Philis. Qu’est-ce que j’ay plus à demander, ayant receu ce jugement si clair & en paroles qui ne pouvoient estre plus intelligibles ? Et toutefois à ces parolles elle a voulu adjouster les actions, telles que personne ne les peut considerer, sans incontinent avouër ma victoire. Elle fait deux choses : L’une elle me met la couronne sur la teste : & l’autre m’ordonne de baiser sa belle main : toutes deux des faveurs si grandes, que je ne sçay s’il y en a qui les peussent surpasser. Car, Philis, à qui donne t’on la couronne sinon à celui qui a vaincu ? Et à qui les belles permettent-elles de leur baiser la main, sinon à ceux qu’elles ayment, ou qu’elles jugent dignes d’estre aymés ? Je ne sçay, bergere où vous allez chercher cette coustume que vous dites, que l’on permet ces baisers à ceux que l’on estime peu : car si vous faites ces faveurs à ceux que vous mesestimez, quelles seront celles que vous ferez à ceux que vous penserez meriter quelque chose ? Croyez moy, mon ennemie, qu’à ce prix il n’y a personne qui ne fust bien aise d’estre mesprisé de ma belle Maistresse, & s’il lui plaist de continuer, je proteste que je veux bien vivre & mourir dans ce mépris. Et quant à ce que vous dites, que nostre juge a voulu monstrer en me donnant ce chapeau de fleurs, que les choses aymables qui peuvent estre en moy ne sont que des fleurs qui naissent & meurent en un jour : considerez ce qu’elle y a adjousté, prevoyant bien que peut-estre on pourroit penser ce que vous dites : Nous ordonnons, dit-elle, que Silvandre reprendra son chapeau de fleurs, de mes mains, & le portera tousjours à l’avenir, en le renouvellant lors qu’il flestrira, afin que cette marque lui en demeure eternelle parmy les bergers. Vous semble-t’il bergere, qu’elle m’ordonne ceste couronne afin qu’elle flestrisse dans un jour, puis qu’elle veut que je la porte pour memoire eternelle ? Mais en cecy vous estes excusable, car c’est l’un de ces mysteres que vous n’entendez point en l’Amour, & lequel je vous veux expliquer, afin que vous sçachiez pourquoy nostre juste juge vous a ordonné de rendre ce chapeau de fleurs à qui le vous a donné, & à moy de le porter tousjours.

Amour, que nos sages Druydes estiment estre le Grand Tautates, & que ceux qui enseignent dans les Escoles des Massiliens, disent estre le premier des Dieux qui sortoit hors du C[ha]os, apres avoir osté la confusion & le desordre de cette inutile & lourde masse, & separé les choses mortelles des immortelles, voulut esclairer dessus toutes, & en les esclairant leur donner la vie & la perfection. Et parce que l’homme n’a jamais esté creé que pour cognoistre, aymer & servir ce Grand Tautates, & que nous ne pouvons rien comprendre, qui auparavant ne soit representé à nostre ame par des especes corporelles, avec lesquelles nous nous formons les idées des choses que nous entendons ; Il voulut nous mettre devant les yeux un corps si parfaict qu’il peut en quelque sorte nous representer ce qu’il vouloit que nous recognussions de luy, afin que le cognoissant nous vinssions à l’aymer, & en l’aymant à le servir. Et d’autant qu’il n’y a rien de si beau, ny de si pur que ce Grand Tautates, il choisit donc dans le sein de la matiere, celle qu’il jugea la plus pure & la plus parfaicte, & puis l’embellit de toutes les beautez, & l’accomplit de toutes les perfections dont un corps peut estre capable, & le nomma Soleil. Ce Soleil incontinent se fit voir d’un costé à l’autre du Ciel, donna vie & mouvement à tout ce qui estoit sur la terre, & fit des effects tant admirables, que plusieurs estans abusez de luy recognoistre tant de perfections, l’ont creu estre ce grand Dieu, duquel il n’estoit toutefois qu’une bien imparfaite ressemblance, & l’ont adoré comme s’il eust esté celuy qu’il representoit. Doncques, Philis, si vous voulez cognoistre en quelque sorte quel est ce grand Tautates Amour, il faut que vous l’apreniez par les choses que vous voyez en ce soleil, & qui tombent sous vos sens, & quand vous voyez que le soleil donne vie à tout ce qui est en l’univers, vous devez dire en vous mesme que l’Amour donne vie à toutes les ames, quand il esclaire non seulement au ciel, mais par toute la terre, que l’amour est aussi la lumiere qui donne la veuë de l’entendement à tous les esprits, car il n’y a celuy qui soit si aveugle à qui il n’ouvre les yeux & qu’il ne rende clair-voyant. Quand le soleil se cachant nous laisse en tenebres, que c’est ainsi que l’Amour se retirant d’un esprit qu’il a autrefois esclairé, le laisse obscur & sans lumiere, ny entendement. Et lors que vous considerez que le soleil fait & change les saisons, qu’Amour aussi fait le Printemps, en faisant produire en nos esprits les fleurs des esperances : L’Esté, en nous en donnant les fruicts : l’Automne, en nous en laissant jouyr : & l’Hyver, en nous donnant l’entendement de les sçavoir longuement conserver. Je serois trop long, si je voulois apporter icy par le menu, tous les rapports qu’Amour & le soleil ont ensemble : il suffira donc, bergere, que reprenant ce que j’ay desja dit, vous entendiez que ces fleurs que vous mesestimez si fort, & qui sont, à ce que vous dites, aussi tost flestries que produites, ce sont les esperances qu’Amour nous donne en son Printemps. Et si cela est, que direz vous que signifie ce chapeau de fleurs, pris de la main de Diane à ses pieds où je l’avois posé, pour le mettre sur ma teste, sinon que l’esperance que je m’estimois n’estre pas digne d’avoir, elle veut que je la prenne de ses propres mains ? O Amour, quelle plus grande faveur pourrois-je recevoir de ma belle maistresse ? O Philis, que ces fleurs me sont cheres & agreables, & mesme considerant la suitte de cette faveur : Voila donc ces belles fleurs, qui sont le Printemps de mes esperances, & pensez vous que l’Esté n’ait pas suivy incontinent aprez ? Et ne voila pas le baiser de cette belle main qui me donne les fruicts de cette esperance ? Mais n’ay-je pas l’Automne & l’Hyver par ce beau soleil de mon ame ? Sans doute Philis, ma belle maistresse n’y a rien oublié, quand elle a ordonné que pour marque eternelle, je portasse cette belle couronne parmy les bergers, voila la jouissance de l’Automne, & que j’en renouvellasse continuellement les fleurs, & voila les moyens de pouvoir conserver longuement le bon-heur que j’ay receu. Mesprisez à cette heure mon ennemie, ces fleurs, & ce baiser que l’on donne dites vous à des personnes si mesprisables, & considerez si vous ostant ces fleurs, & les vous faisant rendre au sage Adamas, qui est le souverain juge de ces contrées, & qui par ce moyen peut estre appellé la justice mesme, elle n’a pas voulu monstrer que vous ne deviez rien esperer, & que si vous aviez conçeu sans raison quelque esperance, il estoit bien raisonnable que vous en fussiez dépoüillée devant la mesme justice, comme luy faisant une amande honorable en la presence de toute cette venerable compagnie.

Il ne reste donc rien maintenant à dire, sinon que je vous declare pourquoy ma belle Maistresse a dit que Philis estoit plus aymable que Silvandre, & quelle raison l’a esmeuë à vous mettre dans son propre siege ? Et pour l’entendre plus aisément, il faut que vous sçachiez, bergere, que tout ce qui est bon, est aimable, mais il n’est pas aymé pour cela, parce que le bon, s’il n’est recogneu, est comme le tresor caché, qui ne se peut faire estimer que quand quelqu’un en a la cognoissance. Et Dieu mesme, qui est le Bon de tous les Bons, ne seroit pas aymé s’il ne se faisoit cognoistre. Lors que Diane declare que vous estes aymable, elle le dit avec raison, parce que tout ce qu’il est bon est aymable, & sans doute les vertus & les perfections qui sont en vous sont bonnes ; car ressemblant à ma belle maistresse, en ce que la nature vous a faite fille, il n’y a point de doute qu’en cette qualité vous ne soyez aymable, & beaucoup plus que Silvandre : Mais d’autant qu’il vous deffaut les autres choses à vous faire aymer, & lesquelles nostre juste juge à recognuës en moy : Elle a declaré que je me sçay mieux faire aymer : Et cela, bergere, si vous l’entendez bien, est tres-juste, & nullement à vostre desavantage, car il faut considerer le personnage que nous faisons tous trois. Diane est celle qui reçoit nos services & nos passions, & vous & moy la servons & la recherchons, le propre de l’homme, c’est de servir, de rechercher, & d’adorer une belle maistresse. Je fais donc envers Diane ce que je dois faire comme homme, & ma maistresse en recevant mes services & mes vœux, elle fait ce qu’elle doit faire comme fille, mais vous en recherchant d’Amour ma maistresse, vous faites le contraire de ce que vous devez faire, & par ainsi vous ne devez pas trouver estrange, si encore que vous soyez plus aymable, Silvandre toutefois se sçait mieux faire aymer que vous, puis qu’il fait ce pourquoy il est nay, & vous tout le contraire, puis que les filles ne doivent pas rechercher, mais estre recherchées : & pour vous monstrer que nostre juste juge l’a ainsi entendu, considerez que vous ostant du lieu où vous estiez, elle vous a mis en sa place pour vous monstrer que vous ne deviez pas faire le personnage de celuy qui recherche, mais le sien, qui estoit celuy d’estre aymée & servie. Avoüez donc maintenant, Philis, que j’ay gagné la gageure que nous avions faite, & je confesseray que vous estes plus aymable que moy, & tous deux ensemble disons, qu’il n’y eut jamais un plus sage, ny plus juste juge, ny une plus belle maistresse que cette Diane, à qui nostre gageure m’a donné, & de qui les perfections m’ont entierement acquis, & me retiendront eternellement.

Ainsi finit Silvandre, laissant chacun tres-satisfait, & de ses raisons & de sa modestie. Philis mesme fut contrainte d’avoüer ce qu’il avoit dit, & cela fut cause que Diane voyant qu’il n’estoit point necessaire de faire un second jugement, n’en dit rien d’avantage. Un seul Hylas tenant Stelle sous les bras, s’alloit moquant de tout ce qu’ils avoient dit : & voyant que chacun s’estoit teu : Et bien, Silvandre, luy dit-il, qu’est-ce que tu veux que nous apprenions de ton long & fascheux discours ? Silvandre luy respondit froidement, toute cette troupe cognoistra que ce jugement que Diane a donné avec de si bonnes & de si justes considerations, a souffert la mesme injure par l’explication que Philis luy donnoit, que reçoivent la pluspart des Oracles, par ceux qui le plus souvent les tournent au gré de leurs desirs, & de leurs passions. Et toy & Stelle vous apprendrez, que puis que le soleil nous a esté donné pour nous representer ce qui est de l’Amour, tout ainsi qu’il n’y a qu’un soleil, aussi ne devons nous avoir qu’un Amour. Et toy berger, dit Hylas incontinent, tu te souviendras qu’il n’y a pas long temps que tu és en vie, puis que tu dis que c’est Amour qui la donne à toutes les ames, car n’ayant rien aimé que cette bergere, & n’ayant que trois ou quatre Lunes que tu as commencé, ou ce que tu nous contes est faux, ou tu ne vivois pas il y a fort peu de temps : mais si cela est, enseigne nous je te supplie, Silvandre, comment tu faisois, estant mort, à conduire tes troupeaux, à aller à la chasse, à parler, à chanter, à courre, & à luiter, car je serois bien aise d’apprendre cela de toy, afin que j’en puisse faire de mesme quand je seray mort, parce que j’en ay veu d’autres que l’on met au feu, & d’autres que l’on enterre, & ceux-la me faisoient peur quand je les voyois : mais toy, j’avouë que tu estois le plus gentil mort qui fut jamais, & que si je pensois estant mort, faire comme tu faisois avant que tu fusses amoureux, je ne me soucierois pas tant de mourir que j’ay fait jusques icy. Silvandre alors en sousriant, Il faut par force, dit-il, rire des discours de Hylas, mais encore faut-il leur respon dre : Il est vray qu’Amour est la vie de nostre ame, si l’on l’entend comme il se doit, mais pour cela il faut que tu sçaches, Hylas, que nous considerons deux sortes de vie en l’ame. L’une, celle qu’elle vit avec le corps, & l’autre avec elle mesme. La premiere anime le corps, le fait marcher, parler, manger, & luy fait faire toutes ces actions lesquelles tu as recogneuës en moy, avant que j’eusse eu le bon-heur d’aymer Diane, & l’autre donne la vie à l’ame, & fait que veritablement elle vit en elle mesme, car elle luy esclaire l’entendement, luy forme ses imaginations, & attire & occupe toutes ses volontez : Or la premiere sorte de vie est commune à l’homme avec tous les animaux, car tous en vivant produisent les mesmes actions, mais l’autre le relevant par dessus tout ce qui a corps, luy donne une autre espece de vie, qui est commune avec ses pures pensées desquelles nous avons parlé. Et maintenant tu vois Hylas, que si j’ay dit qu’Amour donne la vie aux ames, je n’ay pas pour cela dit que le corps fust mort, & qui est cette mort de laquelle tu veux parler, car j’eusse dit les choses impossibles : Impossibles, d’autant que nul ne peut mourir qui auparavant n’a vescu, mais celuy qui n’a jamais aymé, par cette raison n’auroit jamais vescu ; Ne me demande donc plus comment j’ay fait estant mort, à parler, à chanter, à courre, & à luiter, car toutes ces actions dependent d’une vie de laquelle Amour ne daigneroit se mesler. Et quoy, respondit Hylas, vostre Amour, à ce que je vous oy dire, ne se mesle que des choses de la pensée & de l’imagination ? Il n’y a point de dou te, repliqua Silvandre, que les autres il les laisse à l’instinct que la nature donne à chacun, Or Silvandre, reprit Hylas, c’est dommage que nous n’aymons tous deux une mesme bergere, car nous nous accorderions fort bien, toy avec les faveurs qu’elle te pourroit donner, des pensées & des imaginations : & moy avec celles que ton Amour remet à cét instinct de la nature. Alcidon & la pluspart des bergers se mirent à rire de la plaisante humeur d’Hylas, & Silvandre mesme qui enfin luy respondit : O Hylas, si tu sçavois aymer, tu ne parlerois de cette sorte : ny ne confondrois pas toutes choses comme tu fais. Quand mon ame vit en sa pensée & en ses contemplations, laisse-t’elle pour cela de donner la vie à ce corps qu’elle anime ? nullement. Le Soleil qui est, comme nous avons dit, le vray symbole de l’Amour, esclairant les choses celestes, laissent-il de jetter ses rayons sur les corps qui sont çà bas ? Et pourquoy veux tu que l’Amour esclairant nostre entendement, & formant les pensées de nostre ame, ne donne pour cela les desirs aux corps qui luy sont naturels ? Non, non, Hylas, il n’y a que cette difference, ceux qui ayment comme je fais, ils n’ont les desirs desquels tu parles, que parce qu’ils ayment : mais ceux qui ayment comme toy, ils n’ayment que parce qu’ils ont ces desirs. Mais Silvandre, adjousta Stelle qui estoit un peu piquée, ne m’avoüerez-vous pas que puis que vous avez comme que ce soit ces desirs, vous estes grandement outrecuidé, quand vous regardez qui vous estes, & qui est Diane ? Je confesse, dit froide ment Silvandre, que me considerant avec les yeux de l’egalité, vous avez raison, mais que je n’ay pas tort aussi, quand j’adjouste de mon costé mon extreme amour, & l’esperance qu’il luy plaist de m’en donner. Vostre extreme amour, dit elle, est aussi invisible que cette esperance : Mes actions, dit Silvandre, & celles de cette belle maistresse la peuvent rendre visible : & si les miennes jusques icy ne l’ont peu faire, j’espere de luy rendre tant de service qu’encore que je ne puisse pas la monstrer entierement, toutefois elle en verra assez pour la juger la plus grande qui fut jamais : mais qu’elle ne m’ait point donné la cognoissance de cette esperance que vous me reprochez, si vous aviez aussi bien remarqué que moy ses actions, vous ne le diriez pas : car les fleurs sont-ce pas des esperances, & pourquoy m’auroit-elle ordonne de les porter sur la teste ? Il est vray, repliqua Stelle, mais ces esperances, comme vous avez receu les fleurs du sage Adamas, vous les devez aussi avoir des choses qui dependent de ce grand Druyde, & non pas de Diane. O Stelle, adjousta Silvandre je voy bien que vous n’avez l’œil qu’à remarquer les actions d’Hylas, car si vous eussiez veu ce que j’ay faict, vous ne diriez pas que je tiens ces fleurs du grand Druyde ; Il est bien vray que je les euës de luy, mais ne les ay-je pas laissées, & posées aux pieds de Diane, pour monstrer que j’y remets toutes ces esperances ? & si maintenant vous me les voyez sur la teste, de laquelle autre main les ay-je que de celle de qui toutes mes esperances veulent dependre ? L’ordonnance de Diane ne porte-t’elle pas, que je reprendray ce chapeau de fleurs de ses mains ? Et cela qu’est-ce à dire sinon ESPERE ? Mais toutefois, reprit Stelle, vous les avez euës ces fleurs & ces esperances du sage Adamas. Ny cela aussi, respondit le berger, n’a pas esté sans un grand mystere, car peut-estre Tautates veut que je scache que le commencement de toutes mes esperances doit prendre origine du sage Adamas.

Les disputes de ces bergers & bergeres eussent continué d’avantage, n’eust esté qu’en mesme temps ils arriverent dans le grand Pré, où les jeux, & les exercices de ces jeunes bergers avoient accoustumé de se faire : Et desja ils s’y estoient assemblez de toutes parts, & avoient preparé toutes les choses necessaires, lors que voyant de loing le grand Druyde & toute la troupe, ils s’en vindrent à sa rencontre, la teste parée de fleurs, & chantans, & sautans pour monstrer le contentement qu’ils avoient de le voir parmy eux. Les premieres salutations faictes, l’on proposa les prix pour la course, pour la lutte, pour le saut, & pour jetter la Barre. De la premiere Silvandre emporta le prix, de la luite Licidas, du sauter Hylas, & de la barre Hermante, qui estoit ce berger de Camargues venu avec Alcidon & Daphnide. Quant à Silvandre, chacun sans difficulté luy donnoit la victoire de bon cœur, & à Licidas aussi : mais pour Hylas & Hermante, les autres bergers de Forests en estoient bien faschez ; & Hylas s’approchant de Stelle, parce que le prix qu’il avoit gaigné estoit une couronne faicte de plume fort artificiellement, il la supplia de la luy vouloir mettre sur la teste : Silvandre en se mocquant luy dit, C’est un digne loyer de tes fidelles peines. Qu’est-ce que tu veux dire ? respondit Hylas apres que Stelle luy eut faict la faveur de la luy mettre sur la teste. Je veux dire, reprit Silvandre, que ceux qui ont osé sauter contre toy, s’ils te cognoissoient, sont bien outrecuidez, parce qu’ayant la teste si legere que tu as, ils ne devoient pas juger que le reste du corps fust plus pesant, ny esperer moins que d’estre vaincus, mais ceux qui t’ont donné cette couronne, ont bien mieux faict paroistre leur jugement : car à un esprit si leger que le tien, que sçauroit-on donner qui luy fust mieux deu qu’un chappeau de plume ? Je ne rougiray jamais, dit froidement Hylas, que l’on me donne les marques que je porte, car à toy qui es lourd & grossier, l’on fait bien de donner les choses qui sont produites de la terre, comme ces fleurs qui sont en cette Guirlande que tu as en la main : mais à moy comme celuy qui a quelque chose de plus noble, qu’est-ce que l’on ose presenter que des plumes, pour monstrer que je me releve dans l’element de l’air, comme mesprisant celuy de la terre aussi grossier que tu es ? Toy dis-je qui ne laisses d’envier ce que tu reproches en moy, puis que tu as bien voulu courre contre les autres bergers pour avoir la gloire d’estre plus leger qu’ils ne sont. Tu te trompes, respondit Silvandre, je n’ay pas couru pour faire paroistre d’estre plus leger, mais ouy bien plus desireux de m’approcher le premier de ma belle Maistresse, qui estoit assise auprez des termes où nous adressions nostre course, de sorte que tu es bien deceu, si tu penses que j’aye couru pour avoir la gloire de courre le mieux, mais seulement pour faire voir qu’il n’y a rien qui me puisse devancer quand il faut que j’aille vers elle. De fortune Diane estoit auprez de cette troupe, & ouyt leurs discours, qui fut cause que s’addressant à Silvandre : Berger, luy dit elle ces noms de Maistresse & de belle que vous me donnez, & ces paroles qui tesmoignent une affection particuliere, ont esté de saison, lors qu’a duré la gageure que vous aviez faite : mais maintenant je vous supplie de n’en plus user, si vous ne me voulez desobliger & vous ressouvenir quand vous voudrez me nommer, que comme je vous ay desja dit je m’appelle Diane. Silvandre luy respondit, Celuy qui n’est au monde que pour vous faire service, aymeroit mieux la mort, que de vous desplaire : mais avant que de me faire ce commandement, permettez que j’aye tout le reste du jour pour me desaccoustumer de ces paroles qui vous sont tant ennuyeuses, & cependant ayez agreable cette couronne que j’ay gagnée par la faveur que vous m’avez faicte, afin que je puisse marquer ce jour pour le plus heureux de tous ceux que j’ay passez jusques icy. La bergere qui aymoit ce berger, & qui commençoit de luy donner la place en son cœur qu’y souloit avoir Philandre, luy eust aisement accordé sa requeste : mais craignant que cette bonne volonté ne fust recogneuë de ceux qui les escoutoient la refusa assez rudement, & en effect s’en fust allée sans Astrée & Alexis qui l’arresterent, & luy dirent que la demande de Silvandre estoit si raisonnable, qu’elle s’efforceroit & sa naturelle courtoisie si elle la refusoit : & presque par force, pour le moins en apparence, elles la luy firent accorder. Je le veux bien, dit la Nymphe Leonide, pourveu que ce chapeau de fleurs que Diane a desja sur sa teste soit donné à Paris, autrement il auroit trop d’occasion de se douloir de voir la Guirlande de Silvandre sur la teste de sa maistresse. Ce tiltre, dit Diane, ne m’est pas deu : & toutefois puis que cette belle Druyde & cette discrette bergere me condamnent à ce que vous avez ouy, je consens à ce qu’une si grande Nymphe que Leonide m’a ordonné. Et à ce mot, l’ostant le chappeau de fleurs qu’elle portoit, elle receut celuy que Silvandre un genoüil en terre luy presentoit, & remit le sien sur la teste de Paris, qui depuis ne fut pas cause d’une petite dispute entre Paris & le berger, pour sçavoir qui avoit esté le plus favorisé : mais pour lors il n’en fut pas dit davantage, parce qu’avant que toutes ces choses fussent achevées, le Soleil avoit presque finy son cours, & s’en alloit cacher le jour dans la mer, cela fut cause qu’ils se mirent en chemin pour se retirer dans leurs hameaux.

Astrée & Alexis marchoient ensemble, Adamas, Alcidon & Daphnide se tenoyent compagnie, Philis estoit auprez de Licidas, Paris entretenoit Leonide pour se resoudre sur les discours qu’ils avoyent desja commencez en la maison d’Adamas, de sorte que Silvandre s’approchant de Diane avec une grande reverence : Ma belle Maistresse, luy dit-il, me permettrez vous de vous ayder à marcher jusques en vostre logis ? Je reçois, luy respondit-elle, cette courtoisie, mais je voudrois bien que vous prissiez de bonne heure la coustume de me nommer par mon nom. Croyez, luy respondit-il, belle bergere, que vous n’en avez point qui soit plus veritablement vostre nom, que celuy que je vous donne de ma maistresse : car je vous supplie de croire, que c’est une chose si vraye que je suis vostre serviteur, que toutes les choses plus certaines ne le sont point d’avantage. Diane qui ne desiroit pas d’esloigner Silvandre, & qui toutefois ne voyoit point de raison de l’aymer, estant incogneu & un pauvre estranger, demeuroit bien empeschée de ce qu’elle avoit à faire, & jugeant que pour lors elle ne pouvoit promptement prendre un meilleur conseil, que feindre de croire que c’estoit pour continuer le reste du jour, de la mesme façon qu’il l’en avoit suppliée ; elle lui respondit : Je trouve bon Silvandre, que vous acheviez le reste du jour comme vous l’avez commencé, puis qu’Alexis & Astrée l’ont ainsi voulu. Si je croyois, reprit-il incontinent, que ce jour estant finy il me falust cesser de vous aymer, je jure le ciel qui me donne la vie, que j’aymerois mieux cesser de vivre : Vous dis-je pas, repliqua Diane, qu’il vous est permis de continuer de cette sorte tant que le jour durera, mais prenez garde que le soleil se va coucher, & que le jour finist quand il se retire. Le jour, respondit Silvandre, dure tant que la clarté demeure : Je le vous avouë, dit Diane, & c’est pourquoy une heure au plus apres que le Soleil sera couché, il n’y aura plus de clairté, ny par consequent de jour pour continuer la feinte que vostre gageure vous a permise. Quand il vous plaira ma belle maistresse dit Silvandre, ce different sera jugé par ceux qui m’ont ordonné tout ce jour, mais cependant je ne laisseray de vous dire, qu’il n’y a point de temps qui puisse limiter le service que je vous dois, ny deffence qui ayt la force de me divertir de la veritable affection que je vous ay voüée. Et afin que vous sortiez d’erreur, permettez-moy, belle bergere, que je vous die avec les paroles de la mesme verité que cette gageure a esté au commencement sans autre dessein que de vaincre Philis, & donner du passe-temps à celles qui en avoient esté cause, mais depuis les perfections que j’ay rencontrées en vous, m’ont bien faict paroistre qu’il ne se faut jamais joüer avec l’Amour, & qu’il est impossible de demeurer long-temps aupres d’un grand feu sans s’y brusler. Diane l’ayant laissé quelque temps sans luy respondre, en fin luy parla froidement de cette sorte, & sans tourner seulement la teste de son costé ; Silvandre, si vous voulez que je croye ce que vous me dittes ainsi que sonnent vos paroles, je vous respondray que je suis tellement desobligée de vous, que je ne sçay si jamais j’oublieray cét outrage, que si en effect (& comme je croy que c’est vostre intention) ce n’est que pour clorre cette journée en passant vostre temps, comme elle a esté commencée suivant vostre gageure, je recevray tout ce que vous me venez de dire, comme j’ay fait jusques icy, depuis le commencement de vostre different avec Philis : voyez donc ce que vous avez à me respondre, afin que je sçache ce que j’ay à faire, mais je vous prie, berger, pensez y bien. Silvandre qui cogneut que Diane parloit avec plus de resolution qu’il n’eust pense, & cognoissant que s’il passoit plus outre, elle luy feroit quelque response qui l’esloigneroit à jamais d’elle, se resolut de ne rien rompre & de gaigner seulement le temps, jusques à ce que ces longs services, & les asseurées cognoissances qu’il esperoit de luy donner de son affection, eussent peu faire quelque coup en son ame, jugeant que peut estre elle-mesme seroit bien ayse d’avoir la mesme occasion de recevoir ses services, & les asseurances de ses affections, avec la mesme couverture que jusques à ce coup elle les avoit receuës, c’est pourquoy tournant les yeux sur son beau visage : Ma belle maistresse, dit-il, le jour que vous m’avez accordé n’est pas encores achevé, & lors qu’il le sera, je verray ce que j’auray à vous respondre : cependant vous me permettrez d’user du privilege que vous m’avez donné. De cette sorte, respondit la bergere, je reçois vos discours de bon cœur, mais si me semble-t’il que vous devriez commencer à parler comme vous souliez faire, puis que voila le soleil qui ne peut tarder de se cacher. Nous sommes bien loing de conte vous & moy, respondit le berger, puis que le jour que vous m’avez accordé, doit durer aussi long temps que ma vie. Que vostre vie ? reprit incontinent Diane, je serois marrie qu’elle fust si courte, & je vous ay trop d’obligation, pour ne souhaitter une plus longue durée à vos jours : Vous plaist-il ma belle maistresse, dit-il, que nous ayons quelqu’un qui nous regle en cecy ? Et qui voudriez-vous choisir ? respondit Diane : Qui vous voudrez, repliqua Sil vandre, pourveu qu’il ayme, ou que seulement il ait quelquefois aymé : Voulez-vous, dit Diane, que nous nous en remettions à Astrée & à Philis ? Je le veux bien, respondit Silvandre, encores que Philis me soit grandement ennemie. Vous vous trompez, respondit Diane en sousriant, croyez qu’en effect vous n’avez pas une bergere qui tienne mieux vostre party, quelque mine qu’elle face au contraire, mais je ne veux pas que nostre dispute soit en public, comme a esté celle de vous & de Philis, pour des considerations que vous pouvez bien penser, il faut que ce soit quand chacun se retirera, car nous allons souper en la maison d’Astrée, où Phocion traitte Adamas, & Daphnide & nous toutes, nous leur en parlerons en particulier. O Que ces paroles donnerent une grande consolation à Silvandre, luy semblant que puis que Diane avoit le soing de cacher cette recherche, ses affaires n’estoient pas en mauvais termes, & il estoit tres certain que cette bergere s’estoit peu à peu engagée de bonne volonté envers Silvandre, de telle sorte que depuis quoy qu’elle sceust faire, il luy fut impossible de s’en despestrer jamais.

Cependant Astrée & Alexis s’alloient entretenans : & comme l’on passe d’un discours en un autre, ils vindrent enfin sur le jugement de Diane : Et Alexis, continuant leur propos, Belle bergere, luy dict-elle, vous puis-je parler librement ? Comme à vous mesme, respondit Astrée. Que pensez-vous, dit Alexis, de l’Amour de Silvandre ? Je croy, adjousta la bergere, que veritablement ce berger est grandement amoureux, & que si Diane ne se conduit avec une tres-grande prudence, j’ay peur qu’elle n’en ressente enfin du desplaisir. Et moy, reprit la Druyde, j’ay opinion, si je ne me trompe fort, que Diane ne veut point de mal à Silvandre, je ne voudrois pas offencer vostre compagne, par le jugement que j’en fais, car outre que j’ayme & honore tout ce que vous aymez, encore a-t’elle tant de vertus & de merites, qu’elle contraint chacun d’avoir de la passion pour elle. Vous n’avez point, Madame, dit Astrée, conceu seule cette opinion, car j’avouë avoir pris garde à de grandes apparences, que la recherche du berger ne luy estoit point desagreable, & pour dire la verité, Silvandre est un berger qui n’est pas à mespriser, & ne croy point en avoir jamais veu ayant plus de merite qu’un autre. A ce mot, elle se teut, presque comme si elle eust entendu que la Druyde luy demandast le non de cet autre berger : Au contraire Alexis ayant ouvert la bouche pour le luy demander, s’en retint, craignant qu’elle ne luy dit quelqu’un qui luy donnast occasion de combler d’amertume les deux contentemens qu’elle recevoit aupres d’elle. Et apres avoir demeuré & l’un & l’autre quelque temps sans parler, enfin Astrée reprenant la parole, dit avec un grand souspir, Il est certain que Diane ayme ce berger, & je puis dire que Philis & moy en sommes la cause, car nous la contraignismes presque par force, de souffrir la recherche de Silvandre, & quoy que le commencement ne fust que jeu, je voy bien qu’elle & luy ont passé plus avant, & que la recherche que le berger faict, est à bon escient, & qu’elle le croit bien ainsi, & je prevoy que si elle ne s’y prend garde, elle ne s’en desfaira pas si aisément qu’elle pense, & je vous diray ce que je croy qu’il en adviendra. Il faut que vous sçachiez, Madame, que Silvandre est un berger incogneu, & qui n’est gueres obligé à la fortune, puis qu’elle luy a caché & le lieu de sa patrie, & luy a osté la cognoissance & de son pere & de sa mere, de sorte que Diane qui est glorieuse autant que bergere de tous ces hameaux, ne se donnera jamais la permission, quelques merites qui soient en Silvandre, de se laisser servir ouvertement par luy, ny mesme ses parens qui sont des principaux de toutes les rives du mal-heureux Lignon, ne souffrirent jamais que cela soit, & toutefois je voy Silvandre si pris des beautez & des perfections de Diane, que je ferois gageure n’y avoir rien au monde, ny rigueur de la bergere, ny deffence des parens, ny incommodité quelconque qui l’en puisse divertir. Si bien que lors que Diane luy commandera de ne plus parler à elle de la sorte qu’il a fait durant la gageure, il se contiendra un peu, mais il sera du tout impossible, qu’apres il ne donne de si grandes cognoissances de son affection, que plus on la voudra cacher, plus elle se fera voir à travers les contraintes & les difficultez. Et je ne vous dis rien, Madame, que je n’aye desja predit à Diane, car l’aymant comme je fais, je serois marrie de luy voir du desplaisir, & toutefois je le prevoy presque inévitable, par le chemin qu’elle veut prendre. Et qu’est-ce, reprit Alexis, qu’elle se resoult de faire ? Je voy bien, respondit Astrée, qu’elle est bien empeschée, car elle n’a pas faute de jugement, pour cognoistre qu’en luy disant toutes ces choses, je luy representois bien la verité : mais cette bonne opinion, que ses propres merites luy ont fait justement concevoir d’elle mesme, l’empesche de consentir à la recherche de Silvandre, & la faict resoudre de recourre aux extremitez des severes defences que nous avons accoustumé de faire quand une recherche nous desplaist. Je ne serois pas de cette opinion, dit froidement Alexis, & si elle le faict, elle s’en repentira : car Silvandre l’aymant ne s’en divertira pas pour cela, & il en adviendra ce que vous avez dit, qui les rendra la fable de toute la contrée : mais il vaudroit mieux qu’elle se resolut à une de ces deux choses, ou à luy laisser continuer sa recherche soubs le voile de la feinte, & de cela on en trouvera assez d’excuses, ou bien à la luy permettre secrettement, ainsi que la prudence & du berger & de la bergere sçaura bien sagement dissimuler : car je vous avoüe, belle bergere, que les vertus de Diane, & les merites de Silvandre me font desirer qu’ils puissent vivre contents, encore que tout cecy soit au desadvantage de Paris, mon frere, que je sçay bien qu’il ayme, mais il vaut beaucoup mieux qu’un seul n’obtienne pas ce qu’il desire, que si en l’obtenant il en rendoit deux de tant de merites miserables le reste de leurs jours, outre que Diane n’aymant mon frere que par raison d’estat, c’est sans doute que le regret d’avoir perdu une personne qu’elle a si chere que Silvandre, la rendroit si triste & si changée, que je ne sçay si mon frere en pourroit recevoir beaucoup de plaisir. Et en cores que cela desplaise au commencement à Paris, il s’y resoudra plus aysément que Silvandre, n’ayant pas tant d’affection pour Diane que ce berger, & de plus nous le divertirons aysément de cette humeur, en luy proposant quelque mariage qui sera plus convenable à sa condition.

Ils arriverent avec semblables discours au hameau de Phocion, où il les receut avec un si bon visage, & les traitta au souper si bien, qu’Alcidon & Daphnide avoüerent ce service faire honte à celuy des grandes villes. Il est vray qu’Astrée n’en eut pas tout le contentement qu’elle eust bien desiré, parce que Phocion avoit retenu le jeune Calidon, & l’avoit mis à la table vis à vis d’elle, & ce jeune berger n’osta jamais les yeux de dessus son visage, tant il estoit passionné. Ce qui troubla fort Astrée, qui ne pouvoit faire la moindre action, ny tourner la veuë, qu’elle ne rencontrast tousjours ou allant, ou revenant, les yeux de Calidon qui l’attendoient au passage. Alexis qui de son costé n’avoit rien de plus doux que la veuë de ce beau visage de laquelle elle avoit esté si longuement privée, en faisoit presque autant que le berger, mais avec plus de satisfaction d’Astrée, qui aussi ne se pouvoit saouler de voir Celadon sous le nom d’une fille : mais la Druyde eut bien plus d’avantage que Calidon, parce qu’ayant son costé Astrée, elles pouvoient parler ensemble sans estre ouyes, ce qu’elles firent presque tout le repas ; & parce qu’Alexis se prit garde des yeux de Calidon, elle dit à la bergere : N’est-il pas vray, belle Astrée que le lieu où vous estes, vous donne de la peine ? Je n’avoüeray jamais respondit-elle, que d’estre aupres de vous, qui est le plus grand contentement que je puisse recevoir, me soit de la peine, mais si feray bien que je voudrois que ces yeux importuns qui sont continuellement sur moy, se destournassent ailleurs, ou que tout le corps entier s’en allast si loing, que je n’en eusse point d’incommodité : La peine que vous souffrez, dit Alexis, est l’un des tribu[t?]s de vostre beauté, & ne trouvez estrange si les bergers vous ayment, puis que moy qui suis fille, & qui ne vous ay veuë que depuis deux ou trois jours, en suis demeurée tellement prise, que je pense que c’est Amour. Et en disant ces paroles, Alexis changea de visage, fust pour l’affection de laquelle elle parloit, fust pour la crainte d’avoir parlé trop clairement. Astrée luy respondit avec un œil riant, Pleust à Dieu, Madame, que cette beauté que vous dites en moy, & que je ne veux pas refuser, puis qu’elle vous est agreable, fust telle qu’elle peust aussi-bien acquerir l’honneur de vos bonnes graces, que la vostre m’a renduë tellement à vous, que la seule mort me peut ravir ce bon-heur : je vivrois la plus contente fille qui ait jamais esté bergere, & ne changerois pas mon contentement à tous les Empires ny à toutes les Monarchies de la terre. Alexis qui eut crainte que la continuation de ce propos ne fit prendre garde à ceux qui les regardoient, qu’elles parloient avec trop d’affection pour des filles, luy prenant la main la luy serra un peu, & luy dit : Je refuseray plustost la vie, que l’asseurance que vous me donnez, mais pour quelque raison que je ne vous puis dire icy, coupons là ce discours, ce soir vous ressouvenez que nous le pourrons continuer quand nous serons plus seules, ou demain en nous promenant parmy ces bois.

Cependant le repas estant finy, & les tables estans levées, la pluspart des jeunes bergers & belles bergeres des costaux voisins vindrent danser & chanter en ce hameau, pour rendre plus d’honneur au grand Druyde, & donner plus de signe de la resjouyssance qu’ils faisoient pour le bon-heur du Guy de l’An-neuf, c’est ainsi qu’ils le nommoient. Et parce que Daphnide & Alcidon estoient grandement desireux de remarquer la douceur de la vie de ces bergers de Forests, ils prierent Adamas de trouver bon qu’ils sortissent hors du logis pour voir dancer & ouyr chanter ces belles bergeres. Adamas qui ne vouloit que leur donner toute sorte de contentement, prenant Daphnide par la main, sortit incontinent dehors, laissant Leonide pour conduire Alcidon, & tout le reste de la troupe, qui les suivant vint en une grande place, qui sembloit n’estre faitte que pour semblables resjouyssances, où ils trouverent grande quantité de bergeres & de bergers qui les attendoient dançans cependant aux chansons entr’eux.

Le Soleil s’estoit caché il y avoit long-temps, & le jour ne paroissoit plus, mais la Lune esclairoit de sorte qu’il sembloit qu’à dessein elle eust emprunté plus de feux pour cette nuict qu’elle n’avoit pas accoustumé, si bien que sa clairté & sa fraischeur rendoient ce lieu si agreable, que Daphnide ne le pouvoit assez loüer. S’estans en fin tous assis & arangez qui d’un costé, qui d’au tre, ils recommencerent leurs danses, les bergeres chantans & dansans d’une si bonne grace, que Daphnide & Alcidon avouërent n’avoir rien veu de plus gentil que ces bergers & bergeres de Lignon. Leur dance n’avoit pas duré une demie heure, lors qu’il arriva des hameaux voisins, & mesme de la petite riviere d’Or, une trouppe de bergers déguisez en Egyptiennes, qui vindrent dancer à la façon de ces peuples, & comme autrefois ils en avoient esté instruicts par Alcipe pere de Celadon, au retour de ses loingtains voyages : elles dançoient aux chansons, & les paroles en estoient telles.


LES EGYPTIENNES.
Stance. I.

S’en trouvera-t’il point quelqu’une
Parmy vous qui vueille scavoir
Quelle doit estre sa fortune ?
Nous la luy ferons bien-tost voir :
Mais nous voudrions avec vous
La pouvoir rencontrer pour nous.

II.

Venez vers nous, ô curieuses,
Puis que le futur nous sçavons,
Pour apprendre à vous rendre heureuses,
Et vous verrez que nous pouvons
Aussi bien vostre heur deviner
Que vous le nostre nous donner.

III.

Nous ne sommes pas infidelles,
Quoy que d’Egypte nous soyons,
Nous adorons toutes les belles,
Et les adorant nous croyons
Que le comble de nostre bien
En elles nous trouverions bien.

IIII.

Fuitives de nostre patrie,
Attendant un heureux retour,
Le larcin est nostre industrie :
Mais qui ne sçait que de l’Amour ;
Puis qu’ainsi veulent les destins,
Les dons ne sont que des larcins ?

Apres que ces Egyptiennes eurent finy leur bal, elles se mirent parmi la troupe, donnans la bonne fortune à ceux qui leur presentoient les mains : & cependant il y en avoit tousjours quelqu’une qui alloit desrobant ceux qui demeuroient trop attentifs aux discours de leurs compagnes : Et ce passetemps ayant duré fort long temps, Adamas fut d’opinion que chacun se retirast, voyant mesme que la minuict s’approchoit, & de cette sorte chacun se separa & s’en alla en son hameau, Phocion emmena chez luy Adamas, Paris Alexis, & Leonide, bien marry de ne pouvoir aussi loger Daphnide, & Alcidon, & leur compagnie. Mais Adamas ayant desja bien jugé qu’il ne le pouvoit faire sans se beaucoup incommoder, avoit ordonné que Lycidas les logeroit dans la maison de Celadon, où Diamis son oncle les attendoit, & qui pour son vieil aage n’estoit voulu venir veiller ce soir, s’asseurant bien que Lycidas ne manqueroit pas de satisfaire en sa place : Ce que le berger si fort à propos, quoy qu’il luy faschast grandement de n’accompagner sa chere Philis en sa cabanne : Mais elle qui le jugea bien, luy dit, qu’il fit seulement ce qu’il devoit envers ces estrangers, & qu’elle s’en alloit avec Astrée, où elle la verroit coucher, & que cependant il la pourroit venir conduire comme il desiroit.

Cette separation estant donc faite de cette sorte, apres s’estre donné le bon soir, chacun se retira en son logis, & Astrée, Diane, & Philis, assistées de Silvandre, ramenerent Adamas en la maison d’Astrée, où Phocion estoit demeuré pour l’accommoder au mieux qu’il pouvoit. Les chambres furent disposées de cette sorte, Adamas, & Paris coucherent dans une, qui estoit celle où souloit loger Phocion, & laquelle il avoit quittée au grand Druyde, parce que c’estoit la plus commode, & Alexis & Leonide furent mises dans celle d’Astrée mesme, & Astrée en avoit pris une autre, parce que celle-cy estoit la plus belle & la mieux accommodée. Quand Adamas sçeut que le departement des chambres avoit este fait ainsi, il ne trouva pas bon que Alexis & Leonide demeurassent seuls dans cette chambre, craignant que cette fille Druyde par quelque miracle d’Amour ne redevint berger, & que Leonide qu’il sçavoit bien ne point hayr Celadon, ne fit tant de caresses à Alexis, qu’il ne luy fit faire avec les habits de Druyde, le personnage du berger qu’elle aymoit. Cela fut cause que tirant à part Leonide, il luy dit, qu’il vouloit que quand les bergeres seroient retirées, Alexis vint coucher en sa chambre secrettement, & qu’encores qu’il ny eust que deux licts il n’importoit point, parce qu’il feroit coucher Paris avec luy, & laisseroit l’autre pour Alexis : J’y avois desja bien pensé, respondit la Nimphe, mais il me sembleroit bien meilleur de faire autrement, parce que peut estre quelqu’un de la maison pourroit appercevoir Alexis le matin ou le soir, & ce seroit un scandale qui ne seroit pas petit, outre que peut estre Paris s’en pourroit prendre garde. Et que voudriez vous donc faire ? reprit Adamas, car je ne puis penser que nous y puissions maintenant trouver un meilleur remede : Vous me pardonnerez, mon pere, repliqua-t’elle, il me semble qu’il vaut beaucoup mieux faire en sorte, qu’Astrée & moy couchions ensemble dans l’un des licts, & Alexis dans l’autre : Mais dit Adamas, Astrée qui ayme plus Alexis que vous, voudra plustost coucher avec elle : Si elle le veut, respondit la Nymphe, nous luy laisserons faire, & moy je prendray l’autre lict, & vous pouvez faire ce que je dis fort aysément, & sans que personne s’en doute, parce que venant voir ce que nous faisons, vous pouvez dire que vous ne pouvez pas, puis que la chambre que l’on nous donne est celle d’Astrée, qu’elle couche ailleurs, & que c’est assez que l’on incommode Phocion de la sienne, & ainsi vous ordonnerez qu’elle & moy couchions ensemble, feignant que les filles Druydes ne couchent ja mais en compagnie. Adamas trouva bonne cette invention, & Phocion s’estant retiré, il commanda à Paris de se coucher, & luy ne manqua pas de venir visiter Alexis & Leonide, mais il trouva la chambre beaucoup plus pleine qu’il ne pensoit, y ayant avec elles Astrée, Diane, Philis, & Silvandre, qui vouloit commencer de mettre en avant, son different avec Diane, lors que le Druyde y entra. Je viens voir, dit-il, mes filles, comme vous estes logées, mais à ce que je vois, vous incommodez grandement cette belle bergere, dit-il, monstrant Astrée, car j’ay sçeu que c’estoit icy sa chambre : Il est vray, respondit Astrée, mais je n’y reçeus jamais un plus grand contentement que d’en sortir, pour la laisser à des personnes que j’honore avec tant d’affection. Ma fille, reprit Adamas, je ne veux pas que vous alliez ailleurs, je suis d’avis que Leonide & vous couchiez ensemble, & si ce n’estoit que les Statuts des filles Druydes, sont de ne coucher jamais en compagnie, je supplierois cette belle Diane de prendre la moitié du lict d’Alexis. Mon pere, respondit Leonide, & qui estoit bien ayse d’oster au Druyde toute sorte de soupçon qu’elle eust encore quelque pretention en Celadon, ce lict est si grand que nous pouvons bien nous mettre toutes trois dedans sans incommodité. Et parce qu’Astrée en faisoit quelque difficulté, pour le respect qu’elle vouloit rendre à la Nymphe ; Non, non, reprit Adamas, resolvez vous-y, ou bien je retireray & Leonide & ma fille dans ma chambre, où nous nous logerons le mieux que nous pourrons, car en toute sorte, je ne veux point que vous ayez autre cham bre que celle-cy. Diane alors voyant que c’estoit la volonté d’Adamas, se tournant vers Astrée, Que voulez-vous ma sœur, luy dit-elle, encore que nous ne meritions pas cét honneur, si vaut-il mieux obeyr en l’acceptant, que de faillir en l’obeïssance que nous lui devons. Astrée qui vit que Diane y consentoit, eut opinion qu’elle ne pouvoit faire faute, puis que la Druyde le commandoit ainsi, & que c’estoit en la compagnie de Diane. Durant tous ces discours, Alexis demeuroit sans parler, si estonnée de se voir dans la maison d’Astrée, & de devoir coucher non pas dans le mesme lict, mais dans la mesme chambre avec elle, qu’elle ne sçavoit ny que faire, ny que dire, lui semblant que cette faute lui seroit irremissible si elle estoit recognuë : Et Adamas s’en prenant garde, lors qu’il donna le bon-soir à toutes les autres, s’approcha d’elle, & la prenant par la main lui dit : Je pense, ma fille, que le travail du chemin vous a un peu estonnée, je suis d’avis que vous reposiez, & que vous demeuriez d’avantage dans le lict que de coustume, aussi-bien Phocion m’a prié de retenir icy deux ou trois jours Daphnide & Alcidon, de sorte que pourveu que vous soyez levée quand les autres voudront disner, c’est assez. Et puis abaissant la voix : Que veut dire, Alexis, continua-t’il, ceste tristesse ? prenez garde que vous ne ruiniez de cette sorte ce que nous avons si bien commencé, & dequoy vous devez attendre tant de contentement. Et pour ne luy donner le moyen de respondre, de peur qu’il ne dist quelque chose qui le descouvrist, il se retira en sa chambre, laissant Alexis si estonnée, qu’Astrée s’en prit garde : & craignant que veritablement le chemin ne luy eust faict mal, elle se monstroit toute en peine de la voir en cet estat : Mais Leonide qui sçavoit bien d’où ce mal procedoit, prenant la parole pour elle : Non bergere, dit-elle, ne vous en mettez point en peine, ce mal passera bien-tost, je l’ay veu bien souvent ainsi abatuë, & un moment apres il n’y paroissoit plus : Mais il me semble, dit-elle, se tournant vers Silvandre, qu’il seroit presque temps que ce berger nous fist place, car je pense que le jour ne tardera pas à paroistre. Madame, respondit Silvandre, je suis tout prest à m’en aller, pourveu qu’il me soit permis d’emmener ce que j’ay conduit ceans. Diane sçachant bien qu’il parloit d’elle : Berger, respondit-elle, quant à moy, je ne bougeray d’aujourd’huy d’icy : mais en ma place je vous donneray ceste bergere, dit-elle, luy remettant Philis entre les mains, laquelle vous conduirez comme si c’estoit moy-mesme, & m’en rendrez conte demain la r’amenant icy, où je vous promets que nous vous attendrons jusques à dix ou unze heures du matin. Et quelle puissance, respondit Silvandre, avez vous de me la donner ? Celle-là mesme, repliqua-t’elle, qu’elle a de me donner aussi à quelqu’autre quand elle voudra : J’aymerois donc mieux, reprit alors Silvandre en sousriant, esprouver sa liberalité, que la vostre. Ce vous doit estre assez pour cette fois, dict Leonide, que Diane pour monstrer l’entiere victoire que vous avez obtenue aujourd’huy, outre les autres marques que vous en avez, vous remettre en fin comme pour prisonniere cette Philis vostre ennemie. Voyez Madame, luy respondit Silvandre, comme les bergers de Lignon sont faicts je m’estime de ce nombre, j’aymerois mieux estre prisonnier de celle qui me donne cette victoire, à la charge de ne bouger jamais d’aupres d’elle, que d’estre vainqueur de cette ennemie que l’on me remet entre les mains. Philis vouloit respondre lors que Licidas survint pour la conduire ainsi qu’il luy avoit promis : & elle alors se demeslant des mains de Silvandre. Or voyez, mescognoissant berger, luy dit-elle, comme le Ciel vous punit, je n’ay plus affaire de vous, & pour avoir la victoire que vous vouliez changer à une autre, souvenez vous qu’il vous faut bien avoir de meilleures armes. Et à ce mot donnant le bon-soir à Alexis & à Leonide, elle alla baiser Astrée & Diane, bien marrie, à ce qu’elle disoit, de les laisser, mais contrainte à faute de place : & se retirant en sa cabanne, elle y fut conduite de Licidas & de Silvandre, qui ne cesserent tout le long du chemin de se faire la guerre comme de coustume.

Cependant Astrée estoit si empeschée autour de sa chere Alexis, qu’elle ne lui pouvoit laisser oster une espingle sans y porter soigneusement la main, & la Druyde tant qu’il lui fut possible, lui laissa faire cet amoureux office : mais quand il fallut oster sa robe, craignant qu’elle ne recognust le deffaut de ses tetins, elle fit signe à Leonide, qui sçachant bien ce qu’elle vouloit dire, & s’approchant d’elle : Belle bergere, luy dit-elle, commençons de nous des-habiller, car je voy bien que vous vous amusez apres ma sœur, & elle a une coustume qu’aussi-tost qu’elle est au lict elle s’endort, que si nous n’y sommes aussi tost qu’elle, & que nous fassions du bruit elle s’esveille fort aisément, & puis ne se rendort plus de toute la nuict, c’est pourquoy depeschons de nous mettre au lict, afin que nous ne l’incommodions point. Cela fut cause qu’Astrée se retira, & donna la commodité à la Druyde de se deshabiller dans la ruelle du lict, & se jetter dedans sans estre veuë. Les cheveux qu’elle avoit laissez croistre demeurant en sa petite caverne, & qui depuis qu’elle portoit le nom d’Alexis, estoient devenus fort longs, la faisoient coiffer fort aysément, & encores qu’on la vid en cheveux, l’on n’y pouvoit prendre garde, tant elle avoit eu de soin à les tresser & ageancer, mais pour le sein il estoit impossible d’y remedier, aussi n’y avoit-il rien qu’elle craignist que ce seul defaut, qu’elle cachoit avec tant de peine, qu’il estoit bien mal aysé qu’on s’en peust prendre garde. Ayant donc bien rejoint sa chemise sur son estomac, & les manches de sa chemise, de peur qu’on ne s’apperçeust de ce qu’elle portoit au bras, elle ouvrit les rideaux du costé où se deshabilloit Astrée, & appellant Leonide ; Ma sœur, lui dit-elle, vous m’obligeriez beaucoup, si vous veniez vous deshabiller icy, pour m’empescher de m’endormir que vous ne soyez toutes au lict. Leonide qui cogneut bien pourquoy elle le disoit. Je le veux, dit-elle, mais il faut donc que ces belles filles me tiennent compagnie, & lors toutes trois s’approcherent de son lict, Leonide s’assit en un siege au chevet, & Astrée sur le lict, cependant que Diane alloit portant sur la table ce que Leonide posoit. Quant à Alexis, s’estant un peu relevée sur le lict, elle aydoit à Astrée, luy ostant tantost un nœud, & tantost une épingle, & si quelquefois sa main passoit prez de la bouche d’Astrée, elle la luy baisoit, & Alexis feignant de ne vouloir qu’elle luy fist cette faveur, rebaisoit incontinent le lieu où sa bouche avoit touché, si ravie de contentement, que Leonide prenoit un plaisir extreme de la voir en cét excés de bon heur. Une grande partie du reste de la nuict se passa de cette sorte, & n’eust esté qu’elles ouyrent les oyseaux qui commençoient de se resjouyr à la venuë du nouveau jour, mal-aisément se fussent elles separées, encores fust-ce avec une grande peine, que Leonide fit resoudre Alexis de laisser aller Astrée, qui estant presque toute deshabillée sur le pied de son lict, laissoit quelquefois nonchalamment tomber sa chemise jusques sous le coude, quand elle relevoit le bras pour se décoiffer, & lors elle laissoit voir un bras blanc & poly comme de l’albastre, sur lequel cette belle Druyde portoit si curieusement les yeux, qu’il sembloit qu’il y avoit bien quelque chose qui luy appartint : Mais lors que se décrochant elle ouvroit son sein, & que son collet à moitié glissé d’un costé, laissoit en partie à nud sa gorge, ô belle Druyde, que Leonide vous eust bien fait un grand tort, si elle vous eust empesché de la contempler ! Jamais la neige n’égala la blancheur du tetin, jamais pomme ne se vit plus belle dans les vergers d’Amour, & jamais Amour ne fit de si profondes blesseures dans le cœur de Celadon, qu’à cette fois dans celuy d’Alexis : Combien de fois faillit elle cette feinte Druyde de laisser le personnage de fille, pour reprendre celuy de berger, & combien de fois se reprit-elle de cette outrecuidance ? En fin Leonide qui se prenoit garde de ses transports, & qui en son cœur avoüoit qu’encores avoit-elle trop de puissance sur elle mesme, ayant devant les yeux des objects si puissants pour la faire fleschir, pensa qu’il les falloit separer : & ainsi pour la derniere fois donnant le bon soir à sa seur, s’alla coucher avec Astrée & Diane, laissant la pauvre Alexis seule en apparence, mais en effect de telle sorte accompagnée qu’il luy fut impossible de pouvoir clorre l’œil, si bien que le jour parut fort grand avant que le sommeil en osast approcher ; & lors qu’il y avoit quelque apparence qu’elle s’endormiroit, elle jetta de fortune les yeux sur le lict où estoit Astrée, & parce qu’il faisoit chaud comme estant au commencement de juillet, ces belles filles avoient laissé leurs rideaux ouverts, & le soleil donnant dans les fenestres, dont les vitres estoient seulement fermées, rendoit une si grande clairté par toute la chambre, que l’œil curieux de cette feinte Druyde put aisément voir Astrée, qui par hazard estoit couchée au devant du lict : Leonide s’estant mise au milieu des deux, pour se pouvoir vanter, disoit-elle, d’avoir couché au milieu des deux plus belles filles de l’univers. Et la verité estoit telle, que jamais deux differentes beautez ne furent plus parfaites que celles de ces deux bergeres, ausquelles il estoit impossible de trouver advantage, ny pour l’une, ny pour l’autre, que celuy-là seulement que l’œil preoccupé d’Amour y pouvoit mettre : jugez donc quelle veuë fut celle qu’Alexis eut alors d’Astrée ? Elle avoit un bras paresseusement estendu hors du lict, duquel la chemise retroussée debattoit la blancheur contre le linge mesme sur lequel il estoit : L’autre estoit relevé sur sa teste, qui à moitié panchée le long du chevet, laissoit à nud le costé droit de son sein, sur lequel quelques rayons du soleil sembloient comme Amoureux se jouër en le baisant. O Amour que tu te plais quelquefois à tourmenter ceux qui te suivent de differente façon ! comment as-tu traitté ce berger dans la caverne solitaire où tu le renfermas, lors que privé de la veuë de sa bergere, tu luy faisois sans cesse regretter la presence de cette belle ? Et maintenant qu’est-ce que tu ne luy fais pas souffrir, l’esbloüissant, pour dire ainsi, de trop de clarté, & le faisant souspirer pour voir trop, ce qu’autrefois il regrettoit de voir trop peu ? Cette consideration arracha du profond du cœur à cette feinte Druide ces vers.


SONNET,
Qu’absent & present il est tourmenté.

Mourir absent de cette belle,
Et remourir estant auprez,
Que faut-il esperer aprez
Une fortune si cruelle ?

Ma voix d’une plainte eternelle,
Loing d’elle estoit toute en regretz,
Et semble que je sois exprez
Prez d’elle pour me plaindre d’elle.

Puis qu’également le malheur
Dans le bien & dans la douleur
Emporte sur nous la victoire

Mon cœur, que sera ce de nous,
Et qui desormais pourra croire,
Que nous puissions souffrir ces coups ?

Cette pensée occupa de sorte Alexis, que sans y prendre garde le soleil estoit desja fort haut, & n’eust esté que la bergere Astrée se tourna sans y penser d’un autre costé, & par ce moyen luy osta cette agreable veuë, elle y eust bien esté retenuë encore plus long temps ; mais privée de la clarté de ce beau soleil, elle demeura comme l’œil dans les tenebres, luy semblant que l’obscurité estoit par tout, puis que l’on luy avoit caché ce que seulement elle jugeoit digne d’employer & de retenir sa veuë. En fin ne pouvant plus demeurer dans ces impatiences, elle sort doucement hors du lict, s’habille sans faire bruit, & s’approchant du lict d’Astrée elle la vit tournée du costé de Leonide, ayant le bras droict estendu sur elle, & la jouë appuyée sur son espaule. Quelle jalou sie, ou plustost quelle envie ne conçeut-elle point contre la Nymphe ? O Dieux disoit-elle en soy-mesme, trop heureuse Leonide, comment peux-tu dormir, ayant aupres de toy tant d’occasion de veiller ? peux-tu clorre les yeux & les employer à autre chose qu’à regarder les beautez que chacun doit adorer, & peux-tu prendre le temps, estant couchée aupres d’Astrée, à quelque autre occasion qu’à la contempler & à l’admirer ? Et puis demeurant quelque temps muette : Voila, reprit-elle incontinent apres, l’extreme injustice de ceux qui conduisent & disposent les choses d’icy bas, pourquoy faut-il que cette Nymphe insensible ait ce bonheur duquel elle ne sçait jouyr, & moy qui en meurs de desir, j’en sois injustement privé ? Et lors pliant les bras l’un dans l’autre sur son estomach, elle se recula un pas ou deux sans oster les yeux de dessus cét agreable object, & apres l’avoir quelque temps consideré. Sera-t’il vray, Astrée, dit-elle un peu plus haut, que jamais vous ne me rappellerés auprés de vous ? & que sans sçavoir l’occasion de mon bannissement, il faille qu’eternellement estant devant vos yeux, j’y vive comme en etant tres-esloignée ? Mais de qui faut-il que je me plaigne, puis que la fortune m’a plus r’aproché de mon bon-heur, que le miserable estat où j’estois ne m’avoit jamais permis de le pouvoir esperer ? Et pourquoy n’ay-je le courage de tenter encores la bonne volonté de cette fortune, peut estre qu’elle me veut rendre au plus haut sommet du contentement comme elle avoit pris plaisir de m’ensevelir dans le plus profond centre de l’ennuy & de la tristesse ? Or sus berger, que ne prens tu ce cœur, qui n’eust pas crainte de hausser ses desirs en lieu si plein de merites, & avec luy que ne t’approches-tu de cette belle, & ne luy demandes-tu pardon, en luy rendant ce Celadon qui est à elle, & que les habits d’une Alexis luy ont desrobé ? Voicy, luy diras-tu, ce berger qui vous a tant aymée, voicy ce Celadon, qui encores enfant vous a donné son cœur, tenez-le, il le vous rapporte maintenant, pour ne rien retenir qui ne soit à luy : vous l’avez autrefois tant aymé, si Celadon a faict quelque chose qui vous ait offensée, il ne veut pas pour la faute de ce berger estre privé du bien d’estre aupres de vous : Il le veut laisser ce malheureux & infortuné Celadon : mais pour luy donner le moyen de sortir du lieu où il est enfermé, ouvrez cét estomac qu’il vous presente, & avec la mesme main, prenez-y ce qui est à vous, & qui pour certain n’a point consenty à aucune offence que vous puissiez avoir receuë : Et en luy disant ces mots nous nous jetterons à genoux devant elle, & luy presenterons l’estomac nud, afin que s’il luy plaist elle en retire le cœur qui l’ayme & qui l’adore, & qui ne peut avoir repos sinon entre ses belles mains. A ce mot, cette Druyde toute transportée s’avança comme voulant effectuer cette pensée : & peut estre à ce coup elle se fust découverte, n’eust esté que se reprenant elle-mesme, elle se dit tout à coup : Ah ! Celadon, veux-tu donc sur la fin de ta vie desobeyr au commandement que cette bergere t’a faict ? veux-tu que l’on te puisse reprocher que quelquefois tu ayes manqué aux loix d’une parfaicte Amour ? Tant d’années que tu as veu escouler en servant cette belle, auront elles porté tesmoignage de ton affection sans reproche, pour maintenant les desdire par une action imprudente & precipitée, & qui ne te peut asseurer que d’un trop tard repentir ? Tu auras donc bien le courage, ô Celadon, de te souvenir de ces paroles : (Va-t’en desloyal, & garde toy bien de te faire jamais voir à moy que je ne te le commande.) T’en pourras-tu dis-je souvenir, & ensemble avoir si peu d’affection que d’y oser desobeir ? Non, non, disoit-il alors, mourons, mourons plustost, & portons avec nous dans le tombeau nostre amour innocente, pure & sans reproche.

A ce mot, les larmes aux yeux elle sortit de la chambre pour aller revoir les lieux où autrefois elle avoit esté si contente, & leur demander conte des souspirs & des desirs que si souvent elle leur avoit donnez en garde. D’abord elle entra dans ce grand jardin, duquel un petit bras de la riviere de Lignon va baignant les quatre costez, & ayant jetté les yeux sur la fontaine qui paroist dans le milieu, & considerant la Déesse Ceres qui s’esleve sur le haut de la voute soustenuë sur de grandes colonnes, qui les unes rondes, & les autres carrées, font comme une couronne à l’entour du bassin qui reçoit cette belle source, elle ne peut s’empescher de souspirer tels vers.


SONNET,
Son cœur a plus d’ennuis que les
champs de moissons.

Déesse dont la main de son volant armée,
Couppe de nos moissons les espics entassez,
Et puis en gerbe d’or en ton poing ramassez,
Fais voir ce qui te rend des mortels estimée.

Déesse dont la main est tant accoustumée
Aux moissons dont nos champs richement tapissez
Semblent du faix tres-grand estre presque oppressez,
Peine du Laboureur toutefois bien aymée.

Déesse par pitié tourne sur moy les yeux,
Et dy-moy si jamais tu vis en quelques lieux
De nos jeunes guerets les campagnes plus pleines,

Que mon cœur de tourments en l’estat où je suis
Et puis raconte à tous, qu’une moisson d’ennuis
Se trouve dans mon cœur aussi bien qu’en nos plaines.

Avec tels mots s’approchant de cette fontaine apres s’en estre lavé & les mains & le visage ainsi qu’autrefois elle avoit accoustumé, & tournant les yeux tout à l’entour : C’est bien, disoit-elle, icy le lieu où si souvent Astrée m’a juré que son amitié seroit eternelle. C’est bien cette fontaine où me prenant les mains elle me juroit : Par l’Amour qui nous lioit d’affection, & par la source saincte de cette eau, vouloir plustost cesser de vivre, que cesser d’aymer son Celadon : & s’advançant d’un pas tremblant vers le bassin qui recevoit la fontaine : Et ne voila pas encores disoit-il, les chiffres bien-heureux de nos noms qu’elle-mesme y a gravez : & alors les baisant, O tesmoins de mon extreme affection, & maintenant les justes accusateurs de l’infidelité de la plus belle bergere du monde, comment ne vous estes-vous effacez de ce marbre aussi-bien que vous l’estes de son cœur ? N’est-ce point pour rendre preuve que comme vous avez eu vostre commencement de la plus parfaicte amour que la beauté ayt jamais faict naistre, vous demeurez icy pour luy reprocher que jamais changement ne fut fait avec moins de raison, ny avec plus d’injustice ? Et lors sortant de cette fontaine, elle entra dans un petit bois de coudres, où les divers destours des chemins entrelassez faisoient forvoyer l’œil aussi bien que les pas de ceux qui s’y alloient promener. Ce lieu fut bien celuy qui luy remit en la memoire les plus doux ressouvenirs de son bon-heur passé, & qui toutefois ne les luy pouvoit representer qu’avec tant d’amertume pour estre le temps si changé, qu’à tous coups les larmes rendoient tesmoignage de son desplaisir : parce que ç’avoit eu la commodité d’entretenir sa belle bergere, lors que leurs parens à moitié lassez des peines & des contrarietez qu’ils leur avoient faictes, leur permettoient un peu plus de liberté de se voir & de s’entretenir que de coustume : se ressouvenant donc de tant de pas sions qu’elle avoit ressenties en ce lieu, & qu’elle avoit remis dans le sein de sa bergere, avec tant de sermens receus de sa fidelité, elle ne peut s’empescher de souspirer ces vers.


SONNET.
Elle demande si sa Maistresse s’est point
souvenuë des sermens faicts
en ce lieu.

N’est-ce pas en vostre presence,
Arbres fueillus, & bois heureux
Où tant de serments amoureux
Ont pris autrefois leur naissance ?

Dites-moy si pendant l’absence
L’on s’est jamais souvenu d’eux,
Ou si les serments de tous deux
Ne sont plus en sa souvenance ?

Mais qu’est ce que je veux sçavoir,
Puis-je bien me tant decevoir,
Que d’estimer que la pensée
Qu’elle en peut avoir euë icy,
Ne l’ait pas autant oppressée,
Qu’elle m’a laissé de soucy ?

Cette pensée l’entretint longuement, mais non pas sans l’accompagner de souspirs, & de larmes, & n’eust esté qu’en fin elle se conduisit sans y penser sur le bord de l’un des bras de Lignon qui environne ce jardin, elle n’en fut pas si tost sortie, mais la veuë de cette riviere qui avoit esté presque presente à tous ses bon-heurs passez, & qui aussi avoit veu naistre le commencement de son extreme mal-heur, luy toucha l’ame si vivement, que donnant cesse à son promenoir, elle fut contrainte de s’asseoir sur le bord du ruisseau, & apres s’estendant toute de son long, & s’appuyant du coude contre terre, se mit la jouë dans la main, demeurant si ravie, & tellement hors d’elle-mesme, qu’il s’escoula un long espace de temps avant qu’elle peust s’en prendre garde : & lors qu’elle revint de cette pensée, ce fut par le chant d’un berger qui chantoit assez prez de là sur sa cornemuse : Et parce qu’elle s’esveilla avec un grand souspir, s’estonnant elle-mesme de pouvoir vivre avec tant de passion, elle souspira assez bas tels vers.


SONNET,
Doutes d’Amour.

Peut-on mourir pour trop aymer ?
Si l’on mouroit, je serois morte,
Car jamais une Amour si forte
N’a peu dans un cœur s’allumer.

Dans son feu peut-on s’enflamer ?
Si l’on brusloit en quelque sorte,
Je croy que le feu que je porte
M’auroit desja faict consommer.

Mais si l’on ne meurt point d’Amour,
Qui me donne cent fois le jour
Tant & tant de morts que j’endure ?

Et si son feu n’a point d’ardeur,
D’où vient que j’en ay la brusleure
Si cuisante dedans le cœur ?

Ainsi s’entretenoit cette belle & feinte Druyde, & cette pensée la possedoit tellement toute, qu’elle ne se souvenoit plus que peut estre Astrée seroit esveillée, & qu’elle & Leonide ne la trouvant point dans la chambre, seroient en peine de son esloignement. Et il advint toutefois qu’estant desja assez tard, Astrée s’esveilla, & parce qu’elle estoit couchée au devant du lict, & que la chambre estoit si pleine de clarté, elle porta incontinent curieusement les yeux du costé où elle pensoit que la belle Alexis reposast encores : mais voyant le lict tout ouvert, & qu’il n’y avoit personne dedans, elle se leva un peu pour mieux sçavoir si elle ne seroit point sur l’autre costé du lict : mais voyant qu’elle n’y estoit point : elle ne se peut empescher de souspirer si haut, que Leonide, que le sommeil commençoit peu à peu de lasser, l’entr’ouyt, & estendant ses bras sur elle, luy demanda si elle se trouvoit mal : Nullement, dict la bergere, mais j’estois en peine de ne voir plus Alexis dans ce lict où hier elle se coucha : Comment, respondit incontinent la Nymphe, elle n’y est plus ? Et lors se relevant un peu, & voyant qu’il estoit vray, & mesme que la porte estoit ouverte : Et qu’est-ce, continua-t’elle, qu’elle peut estre devenuë ? Il faut, leur dit Diane, qu’elle se soit voulu promener avant que la grande chaleur vint. Leonide eut peur que la melancholie ordinaire de Celadon n’eust fait faire à Alexis quelque nouvelle resolution, & toutefois pour n’en donner cognoissance à ces bergeres, elle dit : Je vous supplie, belles bergeres, de me laisser habiller le plus vistement que je pourray, afin que je l’aille trouver, car si Adamas sçavoit que je l’eusse laissée seule, il s’en fascheroit contre moy. Les bergeres incontinent se jettans toutes deux hors du lict, furent si diligentes à prendre leurs habits, qu’elles peurent encores ayder à la Nymphe à prendre sa robbe & à s’accommoder, quoy qu’elle le fit avec la plus grande haste qu’il luy fut possible. Et de fortune sortant par la mesme porte qui descendoit dans le jardin, elles allerent voir la fontaine de Ceres, que Leonide trouva tres-belle & tres-artificieusement faite, & de là entrerent dans le petit bois de coudriers. Et comme si elles eussent esté conduites dans ce Labyrinthe par le filet d’Ariadne, elles vindrent jusque sur le méme lieu prés du petit ruisseau, où Alexis s’estoit estendu sur l’herbe, & de fortune ce fut au mesme temps qu’elle s’estoit levée pour aller visiter le reste de ces agreables lieux, où elle avoit laissé tant de marques, & de ses contentemens passez, & de ses extremes affections. Astrée l’apperçeut la premiere, & la monstra à la Nymphe, en luy disant : Il me semble, Madame, que Diane a deviné, car voyla la belle Druyde qui toute seule se promene dans cette grande allée, que ce petit bras de Lignon le mal-heureux va accompagnant jusques dans la grande riviere. Leonide alors voyant qu’Alexis n’avoit point eu d’intention de faire ce qu’elle craignoit, en receut un grand contentement : mais voulant avancer le pas pour l’attaindre, elle s’ouyt appeller, & tournant la teste, elle recogneut que c’estoit Paris, qui encores assez esloigné monstroit de vouloir parler à elle : Et parce qu’elle se doutoit bien quelle en estoit la cause, & qu’il n’estoit pas à propos que Diane ouyt leur discours : Mes belles filles, leur dict-elle, voudriez-vous prendre la peine d’aller vers Alexis & de demeurer aupres d’elle cependant que je sçauray de Paris ce qu’il me veut ? Ces bergeres de tres-bon cœur prirent cette commission, parce qu’Astrée n’avoit point un plus grand contentement que de voir le visage de Celadon, & de parler à cette Druyde, de qui la voix, les paroles, & les actions estoient si ressemblantes à ce berger qui luy avoit esté si agreable. Et Diane estoit bien ayse de n’estre point aupres de Paris, tant parce qu’elle ne vouloit, ny ne pouvoit l’aymer qu’en la façon qu’elle eut aymé un frere, que d’autant qu’Amour commençoit de luy rendre Silvandre fort aymable, & qu’elle ne pouvoit souffrir que ses oreilles ouyssent des paroles d’affection d’une autre bouche que de celle de ce gentil berger.

Leonide s’arresta donc pour attendre Paris, & les deux bergeres continuerent leur chemin, & hasterent de sorte leurs pas, qu’elles attaignirent la feinte Druyde, regardant un vieux saule, qui my-mangé de l’injure du temps, ne retenoit plus qu’une vuide & creuse escorce le long de ce petit bras de Lignon, O saule, disoit-elle en soy mesme, que sont devenuës les lettres que j’ay confiées si souvent sous ta foy, & pourquoy ne me rends-tu pas les mesmes bons offices que tu faisois en ce temps-là, en me donnant tous les jours une nouvelle asseurance de la bonne volonté de ma bergere, puis que tu ne me revois pas avec moins d’Amour, ny moins d’affection ? O Dieux, je t’entends bien ! ô saule bien-aymé ! tu veux dire que si le cœur de cette belle bergere eust esté aussi arresté par les services que je lui ay rendus, que tu l’es par tes racines, tu me presenterois ce matin aussi bien que tu faisois en ce temps là tous les jours une de ses lettres, ou plustost les chers tesmoignages de sa bonne volonté, mais que comme du temps que j’estois si heureux, tu ne m’as jamais voulu tromper, de mesme ne le feras tu point à cette heure que le malheur m’accompagne avec tant d’opiniastreté.

Pour peu qu’elle eust proferé ces paroles plus haut, ces belles bergeres les eussent ouyes, mais de bonne fortune elle n’ouvroit point la bouche, & c’estoit sa seule pensée qui les alloit redisant : & parce qu’elles ne voulurent interrompre les douces imaginations qu’elles pensoient qui fussent avec elle, elles s’arresterent, & lors que la Druyde marchoit elles en faisoient de mesme, non pas pour descouvrir ce qu’elle avoit en l’ame, mais seulement pour ne la point divertir par leur presence d’un entretien qu’elles jugeoient luy estre si agreable. Alexis donc pensant estre seule continuoit ses pensées, & ses pas le long de ce petit ruisseau, ce qu’elle ne fit pas long temps sans rencontrer l’Arbre à main droicte, où deux jours avant son malheureux accident elle avoit gravé les vers qui tesmoignoient avec combien de contrainte il feignoit de vouloir du bien à la bergere Amynthe, & soudain y jettant les yeux dessus, ô combien cette veuë luy donna de mortels ressouvenirs ! Peut estre que la lecture de ces parolles lui eussent fait dire quelque chose assez haut pour estre ouye de ces bergeres qui la suivoyent, si de fortune en mesme temps Silvandre, qui n’estoit pas loing de là, ne se fust mis à chanter : & parce que la voix venoit du costé où ces bergers estoient ; Alexis tournant la teste de son costé les apperceut non point trop éloignées. Elle fut marrie de les voir si prés d’elle sans s’en estre apperçeuë, craignant que sa passion ne luy eust fait dire quelque parole, ou fait faire quelque action qui peut leur descouvrir ce qu’elle vouloit tenir caché : mais ce qui la mettoit en peine estoit de se sentir les yeux pleins de larmes, & lesquelles elle ne pouvoit cacher pour estre trop surprise : toutefois feignant promptement de se moucher, elle se tourna de l’autre costé, & s’essuya les yeux le mieux qu’elle peut, & reprenant son bon visage s’en vint leur donner le bon jour, les appellant paresseuses, & feignant qu’il luy avoit esté impossible de dormir, depuis que les oyseaux avoient commencé de chanter à la fenestre de la chambre. Cela, Madame, dit Astrée, vous aura peut estre apporté de l’incommodité : Tant s’en faut, respondit Alexis, J’y ay pris tant de plaisir, que pour mieux jouyr d’une si agreable musique, je me suis levée, & me suis venuë entretenir le long de ce petit ruisseau, à ouyr leurs divers ramages, mais avec tant de plaisir, que le temps s’est escoulé si viste, qu’il ne me semble pas qu’il y ait un quart d’heure que j’y suis : Si est-ce, Madame, respondit Diane, qu’ayant dormy si peu, il est impossible que vous ne vous en ressentiez. Il est vray, dit Alexis, & ne le voyez-vous pas bien à mes yeux comme ils en font la penitence ? mais je reçois un si grand contentement à ouyr ces petits oyseaux, & à prendre le fraiz du matin qu’il m’est impossible quand je suis en lieu de le pouvoir faire, de demeurer aussi-tost qu’il est jour. Il faut, reprit Astrée, pour remedier à cet inconvenient, ce soir que vous vous couchiez de bonne heure, afin que vous ayez faict un bon sommeil avant que le jour paroisse, & nous viendrons vous tenir compagnie, & vous conduirons par les lieux plus peuplez de ces petits chanteurs, afin que sans incommodité vous en puissiez avoir le plaisir. Alexis vouloit respondre lors que Silvandre recommença de chanter : & parce qu’elles virent de loing venir vers elle la bergere Phi lis, elles l’attendirent, & cependant se teurent pour ouyr ce que le berger chantoit, qui apres avoir jetté un grand souspir chanta de cette sorte.


SONNET,
Si son mal finira point avant sa mort.

Espoirs qui me trompez, & qui ne pouvez estre,
Pensers qui tourmentez sans cesse mon repos,
Desirs qui me bruslez jusqu’au profond des os,
Travaux que sans pitié je vois tousjours accroistre.

Souspirs les Messagers du cœur qui vous fait naistre,
Pleurs que desja mon œil ne peut plus tenir clos,
Sermens qui vous changez à tous coups sans propos,
Desseins dont un clin d’œil est bien souvent le maistre.

Espoirs, pensers, desirs, travaux, souspirs, & pleurs,
Vous serments, vous desseins enfans de mes douleurs,
Ne finirez-vous point quelquefois ma misere ?

Avant que du trespas je ressente l’effort,
Ou s’il faut que pour vous je semble à la vipere,
Qui donne vie à ceux qui luy donnent la mort ?

Que vous semble, Madame, dit Philis en arrivant, & apres avoir salüé la Druyde & ses compagnes, de la voix de ce berger ? Qu’elle est tres- belle, luy respondit Alexis, & luy fort gentil berger, & non pas tant toutesfois qu’il est parfaictement amoureux. Madame respondit Diane, rougissant & sousriant un peu, vous pourriez peut-estre bien vous tromper au jugement que vous en faictes, car ces bergers de Lignon soubs l’innocent habit qu’ils portent, ne laissent pas de couvrir une ame assez feinte & desguisée. Je pense bien, adjousta la Druyde, que cela pourroit estre en quelques uns, mais je suis tres-asseurée que je ne me trompe point en la creance que j’ay de celuy-cy. Laissez luy dire, Madame interrompit Philis, qu’en son ame elle en croit autant que vous, & que si les bergeres de Lignon n’estoient pas plus dissimulées que ce berger, elle mesme ne parleroit pas de la sorte qu’elle faict. Vrayement ma sœur, reprit Diane, vous estes bien jolie de me traicter ainsi en la presence de cette belle Druyde, & quelle opinion luy donnerez-vous de moy ? N’ayez peur dit Alexis en sousriant, que ces paroles me puissent faire croire de vous chose qui vous soit desadvantageuse : j’ay assez de cognoissance de la vertu, & des merites de Diane, outre que la dissimulation est quelquefois si necessaire à celles de nostre sexe, qu’elle leur doit tenir bien souvent lieu de vertu : il est vray que puis que nous en sommes venuës si avant, permettrez-vous ma belle fille à mon amitié de vous dire ce que desja elle a presenté sur ce mesme discours à vostre chere amie que voicy, Madame, respondit Diane, ce me sera de l’honneur de sçavoir tout ce qu’il vous plaira me dire, & tout le mal est que je ne vaux pas la peine que vous en prenez. Je ne doute point, sage bergere, dit la Druyde, que vous n’ayez assez souvent consideré ce que je vous veux dire, mais d’autant que quelque fois en nos propres affaires nous sommes plus irresoluës que nous ne serions pas à donner conseil à quelque autre, & que l’opinion de nos amis nous fortifie grandement en celle que nous avons desja conceuë, & d’autres fois estant contraire nous en divertist pour nostre bien, je ne laisseray de vous dire ce que dés hyer je representay à la belle Astrée, & suis tres ayse que Philis y soit afin de vous en dire son advis, puis que je sçay fort bien l’entiere confiance que vous avez en toutes deux. Et à ce mot, elle luy rapporta toutes les considerations qu’elles avoient euës sur l’Amour de Silvandre, & apres avoir conclud que ce n’estoit point par feinte, ny par gageure, mais à bon escient, & qu’il n’en falloit plus douter, elle continua : Or, ma belle fille, c’est à vous à y penser, parce qu’encores que Silvandre ne demeure pas avec la moindre peine, toutefois ne dependant plus de luy de vous aymer, ou de ne vous aymer pas, il ne luy reste plus rien à faire qu’à plaindre, ou à vivre content auprez de vous, & tout ainsi que vous l’ordonnez, mais de vous depend non seulement son bien & son mal, mais le vostre aussi, d’autant que je veux bien croire que peut estre vous n’avez point de ressentiment de la peine qu’Amour luy donne, encores qu’il soit bien difficile de se voir aymée & servie discrettement par un si accomply berger, sans avoir de la bonne volonté pour luy : mais quoy que s’en soit penseriez vous vous exempter de toute la peine, & de ne rien contribuer à ses incommoditez ? Vous vous trompez, sage bergere, si vous avez cette opinion, car si vous luy deffendez de vous aymer, il n’en fera rien, & vous devez estre tres-asseurée qu’il vous desobeyra, & si par vos rigoureuses paroles vous luy commandez de vous esloigner, la violence de son affection en donnera tant de cognoissance à toute la contrée, qu’il n’y aura peut-estre berger qui ne l’appercoive. Et voicy le mal que je vois inevitable, si vous ne prenez quelque autre resolution : Tous ceux qui cognoissent Silvandre le jugent berger si aymable, qu’il n’y en a gueres qui pensent que la bergere qu’il aymera, si elle a de l’esprit le puisse desdaigner, & quelle opinion pourra-t’on avoir de Diane, que chacun tient pour avoir tant d’esprit & de jugement, lors qu’ils sçauront que ce gentil berger l’ayme, la sert & l’adore avec tant d’affection ? vous la pouvez juger aussi bien que moy, & vous resoudre à mesme temps de servir d’entretien, à toutes les assemblées qui se feront : J’avoüe qu’il y a bien icy de la peine, & que le remede en sera bien difficile, toutesfois vous estes encores dans le temps d’y pouvoir trouver un milieu, dans lequel vous pourrez vivre avec moins d’incommodité, & que peut-estre l’occasion vous offrira quelque meilleur moyen pour en sortir entierement. Je vous en proposeray deux, l’un desquels toutefois me semble le plus asseuré, puis que vous voyez qu’il est impossible de divertir ce berger de l’affection qu’il vous porte, permettez luy de vous servir secrettement, & cette permission sera cause qu’adjoustant vostre prudence à la sienne, vous pourrez cacher cette amitié à ceux qui n’ont rien à faire qu’à considerer les actions d’autruy. Mais si vous n’aymez point ce berger, le conseil est mauvais, d’autant que par cette secrette intelligence vous vous obligerez à de certains soings, & à des tesmoignages d’affection qui vous cousteroient trop cher. C’est pourquoy cet autre expedient me semble le meilleur : Permettez-luy qu’il continuë la feinte de laquelle il s’est servy jusques icy : cette permission luy donnant le moyen d’eviter son feu, il jettera ses flames de moindre violence, & si de fortune il se va de sorte augmentant que chacun s’en prenne garde, l’on ne le trouvera point estrange, parce que l’on y est desja accoustumé, & quelque recherche que sous ce pretexte ils vous puissent faire sçachant que c’est par feinte on ne pensera pas que vous l’aymiez, je veux dire pour le commun des bergers, ne voulant pas nier que les plus mal plaisants n’y trouvent quelque subject d’en dire leur advis, mais qui peut eviter la piqueure de telles langues ! Tant y a que la plus grande partie n’y pensera point, & ce que je trouve de meilleur en cecy, c’est que vous ne vous obligerez point à luy, n’y ayant rien de si dangereux pour une fille que de se commettre à la discretion de celuy qui l’aime, d’autant que la pluspart des hommes estans naturellement volages, lors qu’ils changent d’affection, ils ne perdent pas pour cela la memoire des choses qui s’y sont passées, au contraire pensans se faire estimer d’avantage, racontent plus advantageusement toutes les apparences qu’ils ont recogneus d’estre aymez, qu’en effect ils n’ont esté, & la mauvaise condition de nostre siecle estant telle, que l’on croit plus aysement le mal que le bien, incontinent une fille est tenuë pour avoir plus aimé qu’elle n’a esté aymée. Or ma belle fille, luy permettant de continuer cette feinte recherche, vous ne courez point de fortune en cecy, d’autant que vous ne serez point obligée de luy rendre aucune cognoissance de bonne volonté : au contraire sans qu’il s’en puisse plaindre, vous pourrez tousjours traitter avec luy, & recevoir ces veritables affections comme si c’estoit une feinte. Et voicy encore un bien qui vous en viendra, je sçay que Diane a un peu de vanité, & ce n’est pas sans raison, estant bergere si remplie de perfection, & des principales de cette contrée. Au contraire Silvandre estant incogneu, & n’ayant des biens de la fortune que ceux que son industrie luy peut acquerir, je ne doute point qu’elle ne rougist, si l’on cognoissoit qu’elle appreuvast une veritable recherche d’un berger qui luy est tant inferieur. Mais, belle bergere, par ce moy en vous estes exempte de ce mal, puis que luy permettant avec cette excuse de vous tenir des paroles d’Amour, on dira que vous le traitterez comme vous devez ; prenant en jeu une recherche si peu convenable, & seulement pour exercer la beauté de son esprit, & l’aiguiser avec ses feintes conceptions d’Amour imaginée.

Ainsi finit Alexis, & lors que Diane voulut respondre, Astrée prenant la parole l’interrompit : Non, non : ma sœur, dit-elle, il n’y a plus rien à dire apres cette belle Druyde, il n’y a point de consideration que vous puissiez faire qu’elle n’ait prevenuë, & à laquelle elle n’ait respondu, de sorte que je ne vous tiendrois point pour cette Diane tant avisée, que je vous ay tousjours recogneuë, si vous ne preniez l’advis qu’elle vous donne, que je vous conseille, & que je m’asseure que Philis appreuvera tousjours pour tresbon. Mais une seule chose me met un peu en peine, & à laquelle il se pourra bien treuver quelque remede : si Diane permet cette feinte recherche à ce berger, & que cette permission ne soit donnée avec subject, je crains que cet artifice ne soit découvert. Et vous sçavez, Madame, que si on recognoist en quelqu’un de l’artifice, on explique apres toutes ses actions tendre à ce qu’il a voulu courir par cette ruse : Ne vous en mettez point en peine, respondit Philis, Silvandre mesme nous donnera assez de subject pour bien couvrir cette permission, & il semble que veritablement le ciel appreuve cette deliberation, parce que hyer sans dessein il fit naistre la meilleure occasion que nous eussions peu inventer, car Diane me dit le soir, lors qu’elle se vouloit retirer, que Silvandre ayant obtenu, je croy par l’ordonnance de la Nymphe Leonide, ou d’Astrée, de pouvoir continuer tout le reste du jour la feinte recherche qu’il avoit commencée, il pretendoit que cette permission fust pour tousjours, & qu’elle & luy estoient tombez d’accord de s’en remettre à ce qu’Astrée & moy en jugerions, ce qui devoit estre fait dés le soir mesme ; mais d’autant que Diane ne vouloit pas que cette dis pute se fit devant tous, & que vous, Madame, & Leonide estiez dedans la chambre, le different fut remis à une autre fois, & Silvandre en m’accompagnant en ma cabanne, m’a raconté qu’il estoit bien aise que quelque chose en eust empesché Diane, parce qu’il vouloit bien le prolonger tant qu’il luy seroit possible, d’autant qu’il ne laissoit pas cependant de jouyr de son privilege. Il ne faut donc que reprendre ces mesmes erres, & au lieu que vous voulez, ma sœur, que cette action se fasse en particulier, je suis d’opinion qu’au contraire ce soit en lieu où tous le puissent sçavoir, afin que chacun voyant que Silvandre continuë, chacun sçache aussi que ce n’est qu’en continuation de la feinte commencée.

Alexis & Astrée appreuverent grandement ce que Philis avoit dit, & Diane qui peut estre le trouvoit aussi à propos que pas une d’elles, & qui jusques alors estoit demeurée sans parler, feignit de se laisser vaincre aux raisons d’Alexis, & au conseil de ses deux plus cheres amies, & ainsi il fut resolu que l’on feroit venir ce different à propos, sans qu’il semblast que ce fust à dessein, lors qu’Adamas, Alcidon, & Daphnide y seroient & que le plus briefvement qu’il seroit possible, Astrée & Philis jugeroient à l’advantage de Silvandre.

De fortune Silvandre ayant ouy le murmure de la voix de ces belles bergeres auprez de luy, & tournant les yeux les vit assises sur des aix qui estoient mises exprez de tant en tant entre les arbres pour la commodité de ceux qui se promenoient, Parce que durant leur discours elles s’y estoient allées mettre, & voyans que par hazard elles avoient le dos tourné contre luy, suivant la curiosité qui accompagne ordinairement ceux qui ayment, il s’approcha le plus prez d’elles qu’il peut sans estre veu, & puis se mettant en terre se coula coude sur coude, & hanche sur hanche, jusques sous un gros buisson, qui n’estoit qu’à deux ou trois pas du lieu où elles estoient assises, & escoutant attentivement, il ouyt la plus grande partie des choses que ces belles filles avoient resoluës, & qu’Alexis avoit proposées. Et Dieu sçait combien elle creut avoir de l’obligation à cette belle Druyde, qu’en son ame elle aymoit, & loüoit le Ciel de l’avoir voulu faire revenir si à propos de Dreux pour son avantage, & pour donner un si bon conseil à Diane : Et lors qu’elles eurent pris la resolution qu’il desiroit, & qu’elles se leverent pour s’en aller, il les accompagna de toute sorte d’heureux souhaits, ne pouvant assez remercier sa fortune de l’avoir fait trouver en ce lieu en une si bonne occasion, Lors qu’il les vit si esloignées qu’elles ne pouvoient plus croire qu’il les eust escoutées, il se leva & les suivit au petit pas, & pour leur donner subject de l’attendre il enfla sa corne-muse, & commença d’en joüer, afin de leur faire tourner la teste, & quand il pensa estre assez prez pour estre ouy, il chanta tels vers.


SONNET,
Contraires effects d’Amour.

Faire vivre & mourir avec un mesme effort,
Embraser tous les cœurs, & n’estre que de glace
S’armer en mesme temps de douceur & d’audace,
Et porter dans les yeux & l’Amour & la Mort.

Attirer tous les cœurs d’un extreme transport,
Et les desesperer d’obtenir quelque grace :
Du bon-heur au Mal-heur ne mettre point d’espace,
Et joindre en un subject ces contraires d’accord.

Mais languir au rebours d’une amour trop extreme,
Brusler sans que ce feu s’allume qu’en soy-mesme,
Pour revivre en autruy vouloir mourir en soy.

Et pour gage donner & son cœur & son ame,
Que je puisse mourir, si ce n’est vous, Madame,
Et remourir encor, si c’est autre que moy.

Alexis qui aymoit ce berger comme celuy que dés long temps elle avoit tenu pour l’un de ses meilleurs amis. Et bien, Silvandre, luy dit-elle, ne m’estes-vous pas fort obligé de vous avoir amené icy cette belle Diane, puis que sans moy elle seroit encores dans le logis, & vous seriez privé de sa veuë ? Madame, respondit le berger, vous ne sçauriez me rendre tant de bons offices, que le visage que vous avez ne m’en promette encores d’avantage, Alexis feignant de ne le point entendre : Et pourquoy, dit-elle, mon visage vous faict-il tant de promesses ? Parce, repliqua Silvandre, que vous me permettrez de dire que vous avez, Madame, le visage d’un berger qui n’eust pas mis seulement ses soings & sa peine pour moy, mais la vie aussi pour mon contentement. Je suis bien ayse, respondit Alexis, que la nature m’ait donné cette manque d’une personne que vous aymez si fort : car je ne doute point, qu’encore que je ne le merite, vous ne laisserez pas de m’aymer aussi pour l’amour de luy. Mais, Madame, reprit Silvandre, ce seroit luy maintenant s’il vivoit qu’il faudroit que j’aymasse pour l’amour de vous, vos merites estans tels, qu’il n’y a rien qui ne leur doive ceder : Et pour vous faire voir combien j’estime veritable ce que je dis, je veux mettre ma vie entre vos mains, s’il vous plaist de prendre la peine de juger d’une chose qui m’est plus chere que la vie propre. Berger reprit incontinent Diane, pourquoy voulez-vous changer les juges que nous avons desja eslevez ? ce n’est pas que je refuse tout ce qu’il plaira à la belle Alexis d’ordonner de moy, mais il me semble que c’est signe de cognoistre sa cause fort mauvaise, que de prevenir les juges par des flatteries, & rejetter ceux qui sont desja accordez, Je n’eusse pas pensé, ma belle maistresse, respondit Silvandre, que quelque loüange que l’on peut donner à cette belle Dame, fust estimée flaterie, puis que la flaterie se doit attribuer aux loüanges qui sont par dessus les merites : mais s’en peut-il trouver d’assez grandes pour égaler ses perfections ? Et je ne voudrois non plus que vous eussiez opinion que je voulusse refuser les juges que vous m’aurez une fois ordonnée, protestant que la mort me sera tousjours plus agreable que de manquer jamais à vos commandemens : mais je propose seulement cette belle Druyde, afin que si de fortune les deux juges que vous avez establis ne se pouvoient accorder, elle comme estant par dessus, en peust ordonner ainsi qu’elle trouveroit estre juste. Jamais, respondit Diane, je ne vous desdiray des avantageuses paroles que vous pourrez dire pour ceste belle Dame, que j’avoue meriter plus encores que les loüanges ne peuvent luy donner : & pour monstrer que je dis vray, je l’accepte librement pour nostre dernier juge.

Silvandre vouloit repliquer, lors qu’ils virent venir Adamas, Daphnide & Alcidon avec toute la compagnie qui avoit soupé le soir auparavant chez le vieux Phocion, horsmis Leonide & Paris qui estoient separez du reste de cette trouppe afin de finir le discours qu’ils avoient commencé en la maison d’Adamas, d’autant que Paris qui avoit une extreme affection pour Diane, n’en ayant pas eu la response telle qu’il eust desiré, vouloit prendre conseil avec Leonide de ce qu’il avoit à faire, & elle qui l’aymoit comme elle devoit ne le luy vouloit pas donner à la volée : c’est pourquoy l’ayant remis desja par deux fois à ce coup voyant que Paris ne luy laissoit point de repos, elle se resolut de luy en dire tout ce qu’il luy en sembloit. Et par ainsi apres s’estre retirez dans le petit bois de Coudriers qui touchoit la grande allée. Mon frere, luy dit-elle, j’ay differé de vous resoudre sur l’affaire dont vous m’avez desja parlé par deux fois, parce que je voulois essayer si le temps ou quelqu’autre consideration vous en pourroit distraire, maintenant que je vois que rien ne peut divertir ceste volonté, dictes-moy je vous supplie, quelle est vostre intention ? Je voudrois, respondit incontinent Paris, obliger tellement Diane à m’aymer, que je la peusse espouser : Et avez vous opinion qu’Adamas le trouve bon ? Dit Leonide, car en cela il faut bien que vous y preniez garde. Je ne luy en ay pas parlé ouvertement, dit Paris, mais il sçait bien que je l’ayme, & il ne le desapreuve point. Cela, reprit Leonide, ne suffira pas, il faut le luy dire, & sçavoir ce qu’il veut que vous en fassiez. En second lieu & qui devoit estre le premier, avez vous bien consideré si ce mariage vous est propre ? Car l’Amour clost bien souvent les yeux, & telle est bien agreable pour maistresse, qui est insupportable pour femme : souvenez-vous que ces feux que l’Amour produit s’esteignent bien-tost par l’abondance des faveurs, & soudain apres sont suivis de longues chaisnes d’ennuis que le repentir traine ordinairement apres soy. Mon frere mon amy, il y a grande difference de l’Amour au Mariage, parce que l’Amour ne dure qu’autant qu’il plaist, mais le Mariage se rend d’autant plus long qu’il est plus ennuyeux : Le premier c’est le symbole de la liberté, parce que l’Amour ne contraint personne que par la volonté, au contraire le Mariage c’est le symbole de la servitude, parce qu’il n’y a que la mort qui en puisse desnouër les liens : Il est vray que lors qu’un Mariage est faict entre les personnes telles qu’il doit estre, il n’y a point, à ce que je croy, de plus grand heur entre les mortels, d’autant que tous les contentemens que l’on reçoit sont doubles & s’augmentent de la moitié, & tous les maux diminuent à mesme proportion. Et puis la misere des vivans estant telle, qu’elle nous sousmet à cent & cent accidens de la fortune : La fidelle compagnie que l’on trouve dans le Mariage, ayde plus qu’on ne sçauroit dire, soit à les supporter, soit à les éviter, ou à les surmonter. Bref il est certain qu’il est presque impossible d’avoir un heur entier, sans avoir un autre soy-mesme à qui l’on le communique. Mais, Paris, permettez-moy de vous dire qu’un homme doit bien sacrifier à la fortune lors qu’il se marie, afin qu’elle luy face rencontrer son bon-heur. Or mon frere, il faut donc que sans prendre conseil de vos yeux, ny de vos desirs, vous consultiez vostre raison & vostre jugement, & que vous voyez si outre la beauté de Diane, elle n’a point quelque autre chose qui la puisse rendre desirable, non seulement pour maistresse, mais pour femme aussi : car la beauté n’est ordinairement qu’une trompeuse, & ne sert que de marque, comme à ces logis qui ont de belles enseignes penduës au devant de leur porte, & le plus souvent il n’y a rien dedans qui vaille. La beauté ressemble à ces lunettes qui rendent toutes choses beaucoup plus grandes qu’elles ne sont, à qui les regarde par ce verre trompeur, car la moindre bonne action d’une belle personne, nous semble toute parfaicte, & lors que cette beauté qui ne dure qu’autant qu’une belle fleur, vient à se ternir, & que l’on reprend la veuë avec la juste proportion de chaque chose, on recognoist bien alors la verité, mais il n’est plus temps, n’estant plus en nostre puissance de nous en separer. Voyla donc la premiere consideration pour ce qui est de la beauté : Apres mon frere, prenez garde de ne rien faire en cecy dequoy vous puissiez avoir quelque reproche : vous estes fils du grand Druyde, Diane est veritablement accompagnée de beaucoup de merites, mais en fin c’est une bergere, & ne pensez vous point que ceux qui vous appartiennent ne trouvent estrange que vous preniez cette alliance ? Nous ne sommes pas nez pour nous seuls, il faut que bien souvent nous laissions nostre propre contentement pour la satisfaction de ceux qui nous ayment & qui nous appartiennent, & je vous supplie de retenir cecy pour une chose tres-veritable : Souvenez-vous, mon frere, que le mariage fait ou deffait une personne, afin que vous preniez garde à n’y rien faire à la volée, mais quand toutes les autres considerations y seroient, & que ceste derniere y deffailliroit, je penserois une personne plus miserable que ceux qui sont condamnez aux chaisnes d’une chourme, ou à servir toute leur vie dans une Pile, je veux dire s’il espousoit une personne qui ne l’aymast point, car de tous les tourments que les plus cruels tyrans ont peu inventer, il ne s’en sçauroit imaginer un plus grand, que de la passer aupres d’une personne qui ne vous ayme point. Figurez-vous, mon frere, quel plaisir ce peut estre de boire, & manger, de coucher & dormir avec son ennemy : il faut donc que vous sçachiez sa volonté, car si elle estoit distraitte ailleurs, ou que sans en aymer point d’autres, elle n’eust non plus d’Amour pour vous, je vous conseillerois d’espouser plustost le tombeau que Diane. Songez bien à toutes ces choses, & me dites ce qu’il vous en semble, & puis je vous diray ce que je juge que vous deviez faire.

Paris oyant parler Leonide avec tant de consideration, eust au commencement opinion qu’elle le voulust marier ailleurs, & qu’à cette occasion elle desiroit le distraire de Diane : mais en fin repassant ses raisons en soy-mesme, & voyant qu’elle n’avoit rien dit qui ne fut vray, il changea cette creance, & recogneut que c’estoit l’amitié qu’elle luy portoit qui la faisoit parler ainsi franchement, & pour respondre à tout ce qu’elle avoit proposé, dit briefvement : Qu’à la verité Adamas ne luy avoit pas dit, qu’il recherchast Diane, mais qu’il ne le luy avoit pas deffendu, sçachant asseurement qu’il l’aymoit : Que s’il l’eust desapreuvé, il le luy eust dict comme il avoit tousjours faict de toute autre chose. Qu’il s’asseuroit doncques qu’il l’avoit agreable, & que quand il la supplieroit, il estoit certain qu’il se trouveroit bon pere comme il l’avoit tousjours ressenty. Que quand aux conditions de Diane, c’estoit une folie à luy de disputer d’une affaire dont la pierre estoit jettée, & qu’il luy estoit plus aisé de vivre sans ame, que d’estre heureux sans Diane, & qu’avec ce mot il respondoit à toutes ses con siderations : & pour ce qui estoit de ses parens qui pourroient désapreuver ce mariage, il croyoit n’avoir pas un parent qui l’aymast plus qu’il s’aymoit luy-mesme, & que par ainsi il estoit plus obligé de satisfaire & contenter, que tout le reste de ses parents & amis : Que quant à ce qui estoit de la bonne volonté de Diane, & la verité disoit-il, c’est sur ce poinct, ma chere sœur, que je vous veux demander conseil, & que je vous supplie de me le donner, car estant fille comme elle, vous sçavez mieux juger de ses intentions que moy, à qui la passion peut en cela troubler beaucoup le jugement.

J’ay voulu tenter diverses fois de sçavoir sa volonté, & la derniere a esté au logis d’Adamas, lors que nous nous promenasmes si long temps ensemble, je me pleignis de voir tous mes services si mal receus, & presque inutiles, & monstray d’en avoir un tres-grand ressentiment, elle me respondit avec toute sorte de courtoisie & de civilité, & parce que je repliquay, que ce n’estoit ny civilité ny courtoisie, mais amour que je recherchois d’elle, apres quelques autres discours, elle me respondit, qu’elle m’honoroit autant qu’homme du monde, & qu’elle m’aymoit comme si j’estois son frere, me faisant entendre que comme fille elle ne pouvoit faire rien d’avantage. Mais lors que je repliquay, que mon dessein estoit de l’espouser, & qu’en cela toute sorte d’affection luy estoit permise, elle me respondit, J’ay des parens qui peuvent disposer de moy, & c’est à eux à qui je remets semblables resolutions. Jusques icy il n’y avoit rien qui me deust contenter, mais ma sœur oyez ce qu’elle y adjousta : Et si vous voulez sçavoir ce que j’en pense, sçachez, Paris, que ny vous, ny personne ne m’en a donné, ny ne m’en donnera jamais la volonté, je vous veux bien pour mon frere, mais non pas pour mary.

Or ma sœur, nous fusmes interrompus là dessus, & depuis je ne luy ay point voulu parler, avant que je sceusse vostre advis, & comme je m’y dois conduire, & je vous en conjure par toute l’amitié que vous me portez, car de me penser distraire de cette affection, c’est une folie : la mort seule le peut, encore ne sçay-je si elle en aura bien la puissance. Mon frere, dit Leonide en sousriant, vous me demandez conseil d’une chose que vous avez resoluë : mais je voy bien que vous voulez seulement que je vous die, comme vous devez vous conduire, pour gaigner cette bergere, laquelle à ce que je vois, amour n’a encores guere offencée pour vous, toutefois puis que vous estes reduit en l’estat que vous dictes, je suis d’opinion que vous obteniez d’elle la permission d’en parler à ses parens, parce qu’eux sans doute, aussi-tost que vous leur ouvrirez le propos, voyant le grand advantage qu’il y a pour Diane, ne refuseront jamais de vous contenter, & elle qui est sage, & qui a vescu avec tant de prudence & de vertu, n’osera refuser leur opinion, de peur que l’on ne la puisse blasmer, ou d’opiniastreté, ou d’amour, ou de legereté, Et ainsi sans y penser se laissera peut-estre engager si avant, que quand elle s’en prendra garde, elle ne s’en pourra pas retirer. Mais je suis d’opinion que vous ne luy en parliez que le jour que nous partirons d’icy, afin que si elle change d’advis, elle ne sçache où vous trouver pour s’en desdire, que pour le moins vous n’en ayez desja fait l’ouverture à quelqu’un de ses parens.

Telle fut l’opinion de Leonide, que Paris resolut de suivre entierement, & cependant qu’ils discouroient ainsi, Adamas avec toute la troupe se joignit à celle d’Alexis & des bergeres qui estoient avec elle. Et parce que Silvandre s’estoit rendu fort hardy pour les discours qu’il avoit ouys, aussi-tost que les premieres salutations furent faites, s’approchant de Diane : Ma maistresse, luy dit-il tout haut, je ne refuse point le jugement de celles que vous m’avez ordonnées, pourveu que vous en fassiez de mesme : Il ne faut point douter de moy, respondit Diane, puis que j’ay esleu les juges, & que j’ay toute la raison de mon costé. Ce different, reprit Silvandre, n’a pas besoin de tant de paroles que celuy qui a esté entre Philis & moy : c’est pourquoy je requiers que sans aller plus loing, nous soyons jugez. Je n’en fuiray jamais la conclusion, dit-elle, puis que je l’espere du tout à mon advantage. Quant à moy, repliqua Silvandre, je prends tout mon droit de la permission que vous m’avez donnée, car il est certain qu’il n’y avoit plus de raison pour moy qui me permit de continuer comme j’avois vescu avec vous depuis la gageure de Philis, n’eust esté que vous m’avez faict cette grace de pouvoir le faire tousjours. Comment reprit Diane, je le vous ay permis pour tousjours ? Eh ! ber ger, prenez-vous un jour pour tous les jours ? Encore ne vous ay-je accordé que le reste de ce jour qui est passé, & qui estant finy ne peut plus servir d’excuse à vostre feinte. Je vous supplie ma maistresse, dit-il, vous peut-il bien souvenir que vous m’avez permis d’achever le jour qui me restoit de la mesme façon que je l’avois commencé ! Il est vray, dit Diane, mais il est finy ce jour là, & j’en ay commencé un autre. Vous avez raison belle bergere, respondit-il, de dire que vous en avez commencé un autre, parce que c’est le propre du Soleil de commencer & de limiter les jours & vous estes le Soleil de tous ces rivages : mais non pas quand vous dictes, que le jour que vous m’avez accordé est finy : Car dites-moy, s’il vous plaist ma belle maistresse, tant que la clarté dure, n’est-il pas vray que le jour n’est point finy ? Je vous avoüe, respondit Diane, ce que vous dites : mais aussi accordez-moy, que quand le Soleil ne se voit plus, c’est la nuict. Je le confesse, reprit Silvandre, & par ainsi j’ay gagné ce que je demande : car mon ame ny mes yeux ne recognoissans point d’autre Soleil qui leur esclaire que vostre beauté & vos perfections, il est certain que tant que je ne seray point privé de cette lumiere & de ce Soleil, il n’y aura point de nuict pour moy : & n’y en ayant point, n’ay-je pas raison de dire que le jour que je vous ay demandé n’est point finy, & qu’au contraire il durera autant que je vivray, & cela d’autant que jamais vos beautez & vos merites ne partiront de mon ame ? Diane un peu surprise, ou pour le moins feignant de l’estre ; Je vous pourray bien peut-estre avoüer, dit-elle, que le jour que vous m’avez demandé fut tel que vous dictes : mais je sçay bien que celuy que je vous ay accordé n’a esté que tel que les jours naturels. Ma belle maistresse, dict Silvandre, l’on explique tousjours les choses douteuses à l’advantage du pauvre, & de celuy qui mandie : & la liberalité, & la generosité sont des perfections si dignes d’une ame bien née, que je m’asseure, mes juges, que quand il y auroit quelque doute du costé de Diane, jamais vous ne voudriez diminuer en cette belle ame des vertus qui luy sont si bien deuës & si honorables. Alexis alors se mettant à rire. Quant à moy, dit elle, sans attendre ce qu’Astrée & Philis en diront, je condamne Diane, & je donne toute la raison à Silvandre, parce que celuy qui donne, doit bien expliquer & restraindre sa donation, s’il n’entend pas d’accorder tout ce que celuy qui requiert luy demande, autrement il est à croire qu’il a eu la mesme intention que celuy qui reçoit le benefice. Ah ! s’escria la bergere, j’ay perdu ma cause : car je sçay bien qu’Astrée accordera tout ce qu’Alexis trouvera bon, & que Philis ne contredira jamais Astrée. Et moy, dit Adamas, j’ordonne, que si en ceste feinte, Silvandre ressent à bon escient les forces d’une beauté, qu’il ne se plaigne point ny de Diane, ny de ses juges, mais de luy seulement qui s’en sera procuré le mal, sans que la bergere soit obligée ny par services, ny par la pitié de le plaindre.

Ce qu’Adamas disoit, c’estoit parce qu’ayant fait en soy-mesme dessein de donner Paris à cette bergere, & voyant bien que Silvandre ne luy estoit point trop desagreable, il estoit marry de la continuation de cette recherche, craignant que Diane ne s’y laissast embroüiller encore d’avantage : mais Silvandre qui ne fit pas semblant de le recognoistre apres avoir baisé la main à ses juges, vint prendre celle de Diane, & un genoüil en terre : Ma maistresse, luy dit-il, si jamais quelqu’une de mes actions dément le vœu que je vous fais de mon fidele & perpetuel service, dés à cette heure je me condamne aux plus cruels supplices qu’un mortel puisse souffrir. Diane luy respondit assez froidement, Berger ne vous tenez plus comme vous estes, & vous souvenez que tout ce qui vous est permis, n’est que de feindre, & que comme vous n’en devez point faire d’avantage, aussi ne recevray-je toutes vos actions que comme feintes & dissimulées.

Silvandre eust respondu, n’eust esté que Diane suivit le reste de la trouppe, qui attendant l’heure du disner, entra dans le petit bois de Coudre pour prendre le frais que son ombrage rendoit, & le petit ruisseau qui le baignoit tout d’un costé, & là ils rencontrerent Leonide & Paris, qui en mesme temps s’acheminoient pour les aller trouver, & apres s’estre promenez quelque temps en ce lieu, & l’heure estant venuë du repas, ils s’en allerent tous ensemble en la maison, où ils trouverent les tables mises & chargées de viandes & de delicatesses, qui ne se ressentoient point d’avoir esté apprestées au village.

Fin du dixiesme Livre.

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L’UNZIESME LIVRE
DE LA TROISIESME
PARTIE DE L'ASTRÉE.
De Messire Honoré d’Urfé.


Lerindas pour ne laisser longuement en attente la Nymphe Galathée, se hasta le plus qu’il luy fut possible de retourner à Mont-verdun ; & parce qu’il marchoit fort bien, & qu’il estoit infiniment desireux de complaire à sa maistresse, il se diligenta de sorte, que quand il arriva, elle ne faisoit que de se mettre à table. Madame, luy dit-il, Adamas n’a peu retarder le sacrifice, d’autant que tout le peuple estoit desja assemblé : mais parce que je luy ay dict que vous seriez bien-aise de voir ces belles bergeres de Lignon, il vous mande qu’il les vous amenera toutes icy, si toutefois vous y demeurez quelque temps. Je suis bien marrie, dit Galathée se tournant vers la sage Cleontine, que je n’aye peu faire voir ce sacrifice au gentil Damon, afin que par mesme moyen il peut avoir la veuë de ces belles bergeres : mais si Adamas nous tient parole, nous le luy ferons voir avec plus de commodité, que si ce moyen nous defaut, je suis d’opinion que nous allions exprez en leurs hameaux, & que nous employons une journée en une si gracieuse occupation. Madame, respondit Cleontine, puis qu’Adamas le vous a mandé, vous le devez tenir pour tres-asseuré : il viendra sans doute avant que de s’en retourner en sa maison accompagnant Alexis lors qu’il la vous presentera. Mais à propos d’Alexis, reprit Galathée, dy nous Lerindas, est elle avec autant de beauté que l’on nous a dict car je sçay que tu es personne de jugement, & que tu n’as pas failly de la bien considerer. Madame, respondit-il, elle est veritablement belle, mais à mon gré il y en a trois qui me plaisent bien d’avantage, & puis que vous me le demandez, j’ayme mieux le vous dire, que si Leonide avoit cét avantage ; Je suis d’avis, Madame, que vous les changiez aux Nymphes que vous avez, si pour le moins vous voulez avoir les plus belles filles qui soient au monde. Et comment, respondit Galathée, tu les trouves plus belles que mes Nymphes ? Plus belles, Madame, respondit-il que vos Nymphes ? Mais dites je vous supplie, plus belles que toutes les Nymphes qui sont au monde. Et quoy Lerindas, plus belles encores que je ne suis ? dit Galathée en sousriant. O Madame, repliqua t’il un peu surpris, ne parlons point de vous, vous estes la Dame & la Maistresse des Nymphes, mais je dis bien que toutes les autres leur doivent ceder autant en beauté, que je suis moins beau que la plus belle de vos Nymphes. Vous verrez, dit Silvie, que Lerindas est devenu amoureux. Je ne le serois pas devenu, respondit-il avec un visage mesprisant, si elles estoient aussi desdaigneuses que vous. Galathée alors faisant un esclat de rire, Pour certain, dit-elle, Silvie a raison, infailliblement Lerindas est amoureux de ces bergeres, mais laquelle te semble la plus agreable des trois ? Attendez, Madame, respondit-il, je n’ay pas peu affaire à discerner ce que vous me demandez. L’une a plus d’attraits, l’autre plus de modestie, & l’autre plus de beauté. La premiere s’appelle Daphnide, & l’autre Diane, & la troisiesme Astrée : Je m’asseure reprit Galathée, que c’est ceste Astrée qui est la plus belle, n’est il pas vray ? Il est certain, dit-il, & Diane est la plus modeste, & Daphnide la plus attirante : & pour dire la verité, les attraits me plaisent fort, la modestie m’est bien agreable : mais en effect, J’ayme mieux la beauté : & par ainsi je conclus, que si je suis devenu amoureux, il faut par necessité que ce soit d’Astrée. Mais Madame, croyez que quand vous le verrez, vous me tiendrez pour personne de jugement, & que Silvie, quelque dédain qui soit en elle, ne les mesprisera pas tant, qu’elle ne voulut bien cette beauté que je dis estre en elles. Galathée se tournant alors vers Cleontine, Qu’est-ce ma mere, luy dict-elle, que Celidée juge de ces bergeres ? Madame, dit Cleontine, quand elle se met à les loüer, elle ne peut cesser, & semble qu’elle soit encore plus amoureuse d’elle que n’est pas Lerindas : il est vray que je ne luy ay point encore ouy parler de ceste bergere qu’il nomme Daphnide, & s’il vous plaist que je la fasse appeller, vous oyrez de quelle sorte elle en parle. Et parce que Galathée estoit bien-aise de sçavoir des particularitez de ces belles filles, & qu’elle fit signe qu’on la fit venir. Il est bien mal-aisé, dit Lerindas en sousriant, que vous parliez à elle qu’il ne soit bien tard, car je l’ay laissée pres du Temple de la Déesse Astrée, où se doit faire le sacrifice, & Thamire aupres d’elle. Mais, Madame, continua-il, elle ne vous en scauroit dire guere d’avantage que moy, soit pour leur beauté, soit pour toute autre chose qu’il vous plaira d’en apprendre. Que si ce n’est que pour sçavoir qui est Daphnide, c’est une belle estrangere qui est arrivée depuis peu conduite par un nommé Alcidon, car encores que je n’y aye pas long-temp demeuré, je n’ay laissé de m’enquerir, la voyant si belle, qui elle estoit. Madame, dit alors Cleontine, vous aurez bien-tost Celidée & Thamire icy qui vous en diront tout ce qui s’en peut sçavoir.

Ainsi Galathée apprenoit des nouvelles de ces belles bergeres, & plus elle s’en enqueroit, & plus elle trouvoit que Celadon avoit raison d’aymer Astrée, puis que chacun luy donnoit tant d’avantage sur toutes les autres, & le disner estant finy, la Nymphe s’en alla voir Damon, qui ne sortoit point encores de la chambre, parce que la blessure l’avoit rendu si foible pour la perte du sang, & pour le travail qu’il avoit fait d’aller si long temps à pied avec ses armes, qu’il fut contraint de ne point se mettre à l’air, que la force ne luy fut un peu revenuë, de peur de quelque in- convenient : Cependant Halladin l’estoit venu retrouver, & ne bougeoit des pieds de son lict, le servant avec tant de soin, & de vigilance que Galathée mesme l’en estimoit infiniment. C’estoit le troisiesme jour qu’il avoit esté blessé, & la Nymphe qui pensoit estre obligée à la valeur de ce Chevalier, pour avoir esté blessé en deffendant la querelle des Dames, & de plus luy estant proche, & l’outrage luy ayant esté faict en ses Estats & en sa presence, elle resolut de ne l’abandonner qu’il n’eust receu sa santé entierement, & parce que pour le desennuyer elle luy faisoit sçavoir tout ce qu’elle aprenoit de nouveau, elle voulut que Lerindas redit en sa presence ce qu’il luy avoit rapporté de son voyage. Le jour se passa de cette sorte, & cependant estant desja bien tard, Celidée, & Thamire revindrent, lesquels Galathée vouloit voir incontinent, tant parce qu’elle estimoit grandement la veuë de cette bergere, que pour le desir de sçavoir encores de plus particulieres nouvelles des bergeres qu’elle venoit de visiter. Estant donc en sa presence où Thamire l’accompagna, Et bien sage bergere, luy dit elle, qu’est-ce que vous nous apportez de nouveau de vostre voyage ? Madame, respondit Celidée, nous y avons satisfait & aux hommes, & à Dieu, car nous avons rendu un devoir au sage Adamas, que nous luy devions, en visitant Alexis sa fille, & un sacrifice au grand Tautates qui luy estoit deu, pour le remerciement du Guy de l’an-neuf, & je vous puis asseurer que nous sommes demeurez tous infiniment satisfaits. Car, Madame, il faut que vous sçachiez qu’Alexis est la plus bel- le, la plus aymable, & la plus courtoise fille qu’on puisse voir, & qu’elle a donné tant de contentement à toutes ces bergeres qui la sont allé voir, qu’il n’y a pas une de nous qui ne l’adore, & puis Adamas s’est efforcé de nous y recevoir, avec une si bonne chere, & avec tant de caresses, qu’il faut advouër n’y avoir rien qui l’egale. Quant au sacrifice, le grand Tautates l’a receu de si bon cœur, que toutes les hosties se sont trouvées si entieres, que nous ne sçaurions les desirer plus parfaites. Le Guy que nous avons veu est si beau & si gros, que vous diriez que c’est un autre arbre qui a esté attaché à ce chesne, tant il y est venu en grande abondance, de sorte que cette année nos Druydes n’auront pas occasion de l’espargner en nos sacrifices, ny à nous, ny à nostre bestail. Mais outre cela nous avons eu le plaisir des Amours de Hylas, qui est de la plus gracieuse humeur qui fut jamais : Le jugement de Diane sur la recherche de Silvandre & de Philis, & la rencontre de Daphnide & d’Alcidon, qui n’a point esté un petit entretien pour toute l’assemblée : Et qui est cét Hylas duquel vous parlez ? dit Galathée : C’est, respondit la bergere, un jeune homme qui ayme toutes les bergeres qu’il rencontre, & soustient que ce n’est point inconstance : mais avec des raisons si gracieuses, qu’il est impossible de s’ennuyer quand il parle ; & jugez, Madame, puis qu’il ne peut pas avoir plus de vingt ou vingt & un an, & il nous raconta plus de vingt filles desquelles il a desja esté amoureux, & la plus part toutes presentes, & la derniere qu’il a quitté ç’a esté la belle & sage Ale- xis, & Dieu sçait pour qui : Je vous asseure bien, Madame, que ce n’est pas pour en prendre une plus belle, car il a choisi Stelle qui a desja assez d’aage, & qui n’approche en rien à la beauté de cette belle Druyde. Et quoy, dit Galathée, la fille d’Adamas se laisse servir, & devant les yeux de chacun ? Madame, respondit Celidée, je vous asseure que personne ne s’en peut scandaliser, & qu’il n’y a fille Vestale qui le peut refuser, & si vous l’aviez veu, vous en diriez autant : & je m’asseure que s’il a l’honneur de nous voir, que vous, Madame, ou quelqu’une de ces belles Nymphes, n’eschaperez pas sans estre servies de luy : & qu’il ne demeurera pas d’avantage de le dire que de le penser : Mais, reprit Galathée, & qu’est-ce que ce jugement de Diane ? Madame, respondit la bergere, il advint il y a quelque temps, que Phylis & Silvandre entrerent en dispute, seulement pour plaisir, se reprochans l’un à l’autre qu’ils n’avoyent pas assez de merite pour se faire aymer, car Silvandre encore qu’il soit tenu pour l’un des plus accomplis bergers de toute la contrée, si est-ce que l’on ne le voyoit point aymer ny estre aymé particulierement. Et parce que Philis luy reprochoit que c’estoit par faute de courage, & de merites, & que Silvandre en disoit de mesme d’elle, ils furent tous deux condamnez à rechercher Diane, & que trois lunes escoulées, elle jugeroit lequel des deux auroit gaigné. Sans doute, dit Damon, Diane aura jugé à l’advantage de la fille. Son jugement, respondit Celidée, a esté assez douteux : Elle a dit que Philis estoit plus aymable que Silvandre, & que Silvandre se sçavoit mieux faire aymer que Philis. Vrayement reprit Damon, Diane doit estre une discrette & sage bergere : car elle les a voulu contenter tous deux, & elle l’a fait avec beaucoup de discretion. Mais, Madame, continua-t’il se tournant vers Galathée, vous ne luy demandez point qui est cette Daphnide ? j’ay ouy que Lerindas l’a aussi nommée pour l’une des plus belles de toutes ces bergeres, & je voudrois bien sçavoir qui elle est, & cét Alcidon aussi, & apres je vous en diray la raison : Thamire alors prenant la parole, Seigneur, luy dit-il, Lerindas a raison de la dire belle, car veritablement elle l’est, mais non pas de la nommer bergere, puis qu’elle ne l’est pas, encore que pour se desguiser elle porte l’habit de bergere : Nous avons apris par Hylas, que Daphnide est une des principales Dames de la province des Romains, & que Alcidon est un Chevalier des plus aymez du Roy Eurich, & qui sont venus en cette contrée pour la curiosité qu’ils ont de voir la fontaine de la Verité d’Amour. C’est assez, dit Damon, & lors se tournant vers Galathée, Madame, luy dit il, vous devez voir en toute façon ces deux personnes, & en faire cas, car Daphnide est une des plus belles de toutes les Galloligures, & qui a esté tellement aymée du Roy Eurich, qu’il s’en est fort peu manqué qu’il ne l’ait faite Royne des Vissigots, & quoy que cela soit arrivé cependant que j’estois en Affrique, & que j’essayois de me divertir par des longs & penibles voyages, si est-ce que par les nouvelles qui en venoient au Roy Gense- ric, j’ay sçeu tout ce qui s’y est passé. Et Alcidon, Je le vous donne, Madame, pour le plus accomply Chevalier qui ait jamais esté dans la Cour de Thorismond, car c’est là où je l’ay veu, tant aymé & chery de ce Roy, qu’il ne pouvoit assez luy faire de demonstrations de sa bonne volonté. Je pourrois bien vous en raconter beaucoup de choses qui meritent d’estre sçeuës, mais il vaut mieux que vous les appreniez de sa bouche que de la mienne, puis qu’il est si pres de vous. Et parce que Thamire & Celidée s’estoient esloignez, voyant que Damon continuoit de parler un peu bas à la Nymphe : Mais, Madame, lui dit le chevalier, que veut dire que cette jeune bergere a le visage si gasté de coups, il semble qu’elle soit si sage & discrette, comment est-ce que ce mal-heur luy est arrivé ? Ces blessures, respondit alors Galathée, sont les plus glorieuses marques que fille porta jamais, & là dessus lui raconta briefvement pourquoy elle s’estoit traitée de cette sorte, & combien heureusement son dessein luy estoit reüssi, puis que la folle affection de Calidon s’estoit esteinte, & la parfaite amour de Thamire s’estoit de telle sorte augmentée, qu’il ne l’avoit jamais tant aymée belle, qu’il l’aymoit maintenant avec cette difformité. Damon admira cette resolution en cette jeune fille, & plus encores en une bergere, puis que ces generositez ne se rencontrent gueres souvent que parmy les courages plus relevez. Ne vous arrestez pas à cela, reprit la Nymphe, les bergers de cette contrée ne sont pas bergers par necessité, & pour estre contraints de garder leurs troupeaux, mais pour avoir choisi cette sorte de vie, afin de vivre avec plus de repos & de tranquilité, & d’effect ils sont parents & alliez à la plus grande part des Chevaliers, & des Druydes de nos Estats. Je vous asseure, Madame, respondit Damon, qu’encore que les coups que cette fille s’est donnée soient avec la pointe d’un diamant, je sçay une personne qui la gueriroit, pourveu qu’elle eust le courage de faire ce qui seroit necessaire. Pour le courage, respondit Galathée, vous en devez moins estre en doute que de sa volonté. Comment, reprit-il tout estonné, elle n’aura pas la volonté de redevenir belle ? Je croy qu’elle seroit la seule fille qui fut au monde de cette opinion. Appellons la, dit Galathée, & vous verrez ce qu’elle vous en dira : Et lors relevant la voix, & nommant Celidée, elle vint sçavoir ce qu’elle luy vouloit commander. Celidée, luy dit la Nymphe, voicy un Chevalier qui ayant pitié de vostre visage, & s’estant enquis de ce qui vous est arrivé, s’asseure de vous en faire guerir, & vous rendre aussi belle que vous avez jamais esté, si vous le voulez : Ma fille, continua Damon, c’est sans doute que vous en guerirez, car me trouvant en Affrique, il advint qu’une des filles d’Eudoxe fut blessée d’un diamant au visage, & de telle sorte que l’os presque de la joüe paroissoit : Il y eut toutefois un sçavant Myre, qui moüillant un petit baston de son sang le pensa avec un remede qu’il nommoit l’unguent de la Sympathie, & avec lequel il la guerit contre l’opinion de tout le monde : & parce que je treuvay cette cure fort rare, je fus curieux de luy en demander la recepte, mais il me respondit, que c’estoit chose qu’il ne pouvoit donner à personne pour s’en estre obligé par serment : mais que toutes les fois que j’en aurois à faire, il ne falloit que luy envoyer un petit bois ensanglanté de la blesseure, & qu’incontinent il en feroit la cure, parce que le remede estoit aussi bon de loing comme de prez, & qu’il ne falloit que tenir la playe bien nette : De sorte que, ma fille, si vous voulez guerir, il ne faut seulement qu’égratigner un peu ces blesseures en sorte que nous en ayons du sang, & vous verrez que vous reprendrez vostre premiere beauté.

Seigneur, respondit alors Celidée, vostre courtoisie m’oblige trop au soing qu’il vous plaist avoir de ce visage qui ne le vaut pas : mais je vous diray bien que cette beauté de laquelle vous me parlez, s’il y en a eu quelquefois en moy, m’est à cette heure de telle sorte indifferente, que si je pouvois la retrouver pour aller d’icy en mon logis, je pense que je ne m’y en retournerois que le plus tard qu’il me seroit possible. Quand je me souviens qu’elle n’a jamais esté en mon visage que pour me donner de la peine, que pour m’accabler d’importunitez, & que pour me tenir en des continuelles inquietudes, je vous asseure, Seigneur, que si je pensois la rencontrer par cette porte, je passerois plustost par la fenestre, que d’avoir plus d’intelligence & d’amitié avec elle : Toutefois, adjousta Damon, il me semble que toutes les filles ont un desir particulier d’estre belles, ou pour le moins de ne faire point de peur. Celles qui recherchent ceste beauté, repliqua-t’elle, en ont peut-estre affaire pour estre aymées de ceux desquels elles desirent l’amitié : mais moy, Seigneur, je vous proteste que non seulement je ne veux paroistre belle qu’aux yeux de Thamire, mais que je voudrois mesme me pouvoir rendre invisible pour n’estre jamais veuë que de luy. Encore, reprit Damon, devez-vous desirer que Thamire mesme vous trouve belle. Il est vray, dit-elle, mais je croy que ces blesseures qu’il me voit au visage luy doivent sembler plus belles que la beauté du taint, ny la proportion & delicatesse des traits qui souloient y estre, lors qu’il se resouvient en les voyant que c’est pour estre toute à luy, & pour dire ainsi, le prix que j’ay voulu payer pour me racheter de la servitude d’autruy, & me donner entierement à luy. Cette memoire, reprit la Nymphe, ne laisseroit pas de luy demeurer de vostre amitié & de vostre vertu, & de plus, il vous possederoit belle aussi bien que vertueuse. Quant à moy, Madame, dict la bergere, je suis si contente & si satisfaicte de vivre en l’estat où je suis, que je penserois offencer le Grand Tautates d’en desirer ou d’en rechercher un meilleur. Toutefois si Thamire le veut, je suis preste de faire tout ce qu’il m’ordonnera. Le berger alors prenant la parole : Ma fille, dit-il, il est certain que je ne vous ay jamais tant aymée belle, que je fais en l’estat où vous estes, ayant cognu que vostre amitié envers moy est si grande, qu’elle vous a faict donner pour vous acheter toute à Thamire le prix le plus cher que les filles puissent avoir, qui est cette beauté que vous méprisez si fort. Mais j’avouëray bien que si je pensois la vous pouvoir rendre, il n’y auroit ny peine ny travail que je n’employasse de fort bon cœur, me semblant d’y estre obligé pour n’estre ingrat ou mescognoissant envers vous. Et pource, Seigneur, dit-il se tournant vers Damon, je vous supplie si vous pensez qu’il y ait quelque bon remede, de me faire cette grace de me le vouloir, dire, afin que je vous aye ceste eternelle obligation, & que vous puissiez vous vanter que vous avez esté cause de rendre contente une si parfaitte amitié que la nostre. Damon alors, C’est chose tres-asseurée dit-il, qu’elle guerira & sans point de peine, car j’en ay veu l’experience : Il faut moüiller de petits bastons de sang des blesseures que vous porterez en diligence où je vous diray, & où vous ne demeurerez que douze ou quinze jours à aller, & vous adresserez à ce Myre auquel j’escriray : n’entrez point en doute qu’elle ne guerisse incontinent. Ce fut bien alors que Celidée commença à despiter contre cette beauté, puis qu’elle la devoit priver un si long temps de son tant aymé Thamire. O Dieux ! dit-elle les larmes aux yeux, falloit-il que je me ravisse cette pernicieuse beauté avec tant de peine pour la racheter maintenant si cherement ? Est-il possible qu’un bien si mesprisé de moy vueille revenir deux fois en ma puissance ? Eh Thamire ! contente toy de ta Celidée telle qu’elle est, sans te vouloir mettre au hazard de la perdre pour jamais, car peut-estre t’esloignant d’elle pour aller querir en pays estrange cette beauté, la trouveras-tu, quand tu seras de retour que l’ennuy de ton esloignement te l’aura ravie pour la mettre dans un tombeau. Tu m’as dict si souvent que tu vivois le plus heureux berger du monde, & qu’est-ce que tu veux avoir d’avantage ? Veux-tu plus d’heur que d’estre heureux ? Jouys, berger, de ce contentement que le Ciel t’a donné, sans en rechercher d’avantage qu’il ne t’en a pas voulu octroyer, & te contente de ce que les Dieux ont jugé que tu devois estre content. Si c’est pour moy, Thamire, que tu desires cette beauté, sors de cette erreur, & croy, amy, que ton esloignement m’est si ennuyeux, que si je pouvois perdre la vie sans perdre ta veuë ou sans estre privée de toy, je la donnerois librement pour ne t’esloigner jamais. Le voyage que l’on te propose est long, il est plein de perils, tu vas parmy des barbares, peut-estre celuy que tu vas cercher est mort ; & qui sçait si cette recette pourra servir à mon visage, encores qu’elle ait esté bonne pour un autre ? Je m’asseure que le diamant dont celle que ce Chevalier raconte a esté blessée, n’estoit qu’un verre, ou quelque pierre falsifiée, & non pas un vray diamant, & par ainsi il n’y avoit pas mis le venin qui est en mes blessures : & puis sa playe fut pensée aussi-tost qu’elle fut faite : mais les miennes sont vieilles, & par consequent hors de toute esperance d’estre gueries. Mais soit ainsi, ô Thamire, que je puisse la ravoir cette beauté mesprisée, par la peine que tu y mettras, encore que la chose soit bien douteuse : mais dy moy, puis que je ne m’en soucie point, & que ce n’est que pour ta consideration que tu le fais, & pour avoir peut-estre un peu plus de contentement auprez de moy ? est-il possible que tu vueilles acheter ton plaisir à mes despens, & encores avec de si chers despens que ceux que tu peux bien prevoir ? En premier lieu, il faut que tu emportes de mon sang, mais ce sang n’est rien, je le donnerois bien tout pour te retenir aupres de moy : mais que de larmes penses-tu que mes yeux te donneront en ton esloignement ? Que d’ennuis, & que de mortelles peines ressentiray-je en cette separation ? & quelle rendras-tu ma vie tant que je ne te verray point ? O Dieux ! Thamire, si tu sçavois en quel estat tu mettras ta Celidée, je ne puis penser que tu la voulusses delaisser pour si peu de chose que cette passagere beauté que tu luy veux aller chercher si loing. Et bien, Thamire, tu la luy apporteras cette beauté apres un long exil, un penible voyage, & un chemin plein de perils : Et que sera-ce, berger, si incontinent apres une fiévre de peu de jours, un ennuy de quelques heures, ou le bon-heur d’un enfant la renvoyra encores plus loing que tu ne la seras allé querir ? Mais quand cela ne seroit point, le temps qui roule incessamment, & l’aage qui vole avec cent aisles : ne raviront-ils pas cette fleur de mon visage aussi tost presque que tu seras revenu ? & cependant tu auras perdu inutilement & ce temps & cét aage que le Ciel nous permet de pouvoir employer ensemble.

Les pleurs de Celidée accompagnoient de sorte ses paroles, que Damon en fut touché de compassion, & lors qu’il vit que pour rendre son mouchoir, elle donnoit quelque cesse à ses plaintes. Sage & discrette bergere, luy dit-il, vostre vertu se rend admirable à tous ceux qui en ont la cognoissance, & oblige chacun à vous servir, non seulement en cette occasion, mais en toutes celles qui se presenteront. Je confesse que vous avez raison de ne vouloir point que Thamire vous esloigne, mais non pas qu’il ne procure de vous remettre en l’estat où vous souliez estre : car outre que son contentement y est joinct, encores a-t’il un autre desir de vous rendre ce que librement vous avez donné pour vous rendre toute sienne. Et afin de satisfaire à l’un & à l’autre, je vous promets de faire venir icy le Myre dans peu de temps, qui fera luy mesme la cure de vostre visage, sans que vous perdiez de veuë vostre cher & tant aymé berger. O Seigneur ! s’escria alors Celidée, si vous faites cette grace à cette pauvre bergere, le grand Tautates sera celuy qui vous en rendra le loyer, car il n’y a rien qui despende de moy qui puisse y satisfaire, & toute ma vie j’employeray mes plus ardentes suplications, afin qu’il vous rende aussi heureux & contant, que le bien que vous me faites surpasse tous ceux que je puis recevoir de tout autre que d’un seul Thamire. Et à ce mot se jettant à genoux ; Par le nom, dit-elle que vous portez de Chevalier & par celle que vous aymez le plus, ou par celle que vous aymerez, je vous conjure, Seigneur, de vouloir me continuer cette grace, & divertir Thamire de ce perilleux voyage.

Le Chevalier admirant & la vertu & l’affection de cette bergere, la releva, & l’asseura que de son advis, Thamire ne l’abandonneroit jamais : & l’heure de dormir estant venue, la Nymphe se retira avec resolution de faire le lendemain son sacrifice, & puis le jour d’apres voir ces bergeres, ayant opinion que Damon seroit en estat de sortir du logis, & par mesme moyen elle essayeroit de ramener avec elle à son retour Daphnide & Alcidon, afin de leur rendre l’honneur qu’ils meritoient, & l’ayant fait sçavoir à Damon, il s’y prepara avec un desir extreme de sçavoir quelle seroit sa fortune : & parce qu’il avoit esté adverty que l’Oracle respondit à ceux qui avec devotion en supplioient le Dieu, il pensoit y avoir esté conduit presque miraculeusement & sans y penser, & d’autant plus que tous deux vouloient consulter l’Oracle de Bellenus. Le matin donc estant venu, & trouvant toutes choses prestes pour le sacrifice, Cleontine met sur sa teste un chappeau de fleurs, se ceint de verveine, prend un rameau de Guy en la main, fait allumer le feu, & apres que les taureaux blancs eurent esté sacrifiez, elle en jetta du sang dessus, & puis sur la Nymphe, & sur Damon, puis maschant du laurier, & jettant de la Sabine, du Guy, & de la verveine dans le feu, elle courut à l’ouverture de Bellenus, où touchant la serrure avec la branche du Guy, les portes s’ouvrirent, faisant un grand esclat, & elle se panchant dans la caverne le plus qu’elle peust, tenant toutefois les pieds dehors, elle receust longuement à bouche ouverte le vent, qui avec certain murmure comme de voix mal articulée, venoit du profond de l’antre, & puis ne le pouvant plus supporter, & comme enceinte presque de ce grand entousiasme, s’en revint courant au lieu du sa- crifice qui estoit dans un petit bocage à l’entrée du temple, tenant encore en cela de leur ancienne coustume, de ne point sacrifier que soubs le Ciel mesme : où elle trouva encores la Nymphe & le Chevalier, qui a genoux attendoient la response de Bellenus, & lors prenant l’un des coins de l’autel d’une main, & de l’autre tenant tousjours le rameau du Guy, les cheveux mal en ordre, & comme herissés, & les yeux égarez remuans incessamment dans la teste, & le visage de cent couleurs ; elle se leva sur le haut des pieds, paroissant beaucoup plus grande qu’elle ne souloit estre, & toute tremblante & l’estomach pantelant, elle profera d’une voix toute autre qu’elle ne souloit avoir, telles paroles.


ORACLE.

Va Nymphe, & rend tes veux, mais retiens ce presage,
Bien tost, n’en doubte point, tu sortiras d’erreur,
Mais garde que l’Amour se changeant en fureur
Beaucoup plus ne t’outrage.
Et toy parfaict amant,
Lors que tu parviendras où parle un diamant,
Tu seras rappellé de la mort à la vie
Par celuy des humains,
A qui plus tu voudrois l’avoir desja ravie,
Laisse donc contre luy desormais tes desdains.

La Nymphe & le Chevalier ayans receu cest Oracle, demeurerent quelque temps à le considerer, mais leur estant impossible de l’entendre entierement, l’un des plus anciens Vacies, qui s’y treuva present, & qui avoit accoustumé de donner l’esclaircissement de semblables responces, s’approchant de la Nymphe, luy tint un tel langage.

Les Oracles qui sont la parole du grand Dieu sont rendus ordinairement fort obscurs par luy tant pour retenir la curiosité des hommes, que d’autant que les choses futures doivent estre cachées aux humains, pour les exempter de l’apprehension qui est quelquesfois une des plus grandes parties du mal, puis que si nous sçavions l’heure de nostre mort, nous ne gouterions plus les douceurs de la vie, mais ne vivrions desja plus que comme estans à la porte du tombeau. Nostre grand Tautates qui nous ayme comme ses enfans, & qui veut avoir occasion de nous faire tousjours plus de graces, nous advertit des choses futures, mais obscurement, & ne nous en laissant entendre qu’autant qu’il faut que nous en sçachions, pour observer les choses qui le peuvent convier à nous faire du bien : & pour vous monstrer que je dis vray, vous voyez, grande nymphe, qu’il vous advertit de rendre les vœux que vous avez faits, parce qu’il n’y a rien qui tienne plus la main de Tautates, de faire de nouvelles gratifications à ceux qui l’en prient, que de faire des vœux legerement, & les oublier nonchalamment : apres il vous predit que vous sortirez bien tost de l’erreur de où vous estes, & cela avec des paroles si claires qu’il ne les faut point esclaircir d’avantage ; Et pour monstrer que veritablement il vous ayme, de peur que vous ne soyez surprise du mal qu’il prevoit vous devoir arriver : il vous en advertit de bonne heure, afin que soit par la vertu de la force, ou par celle de la prudence, vous vous prepariez à les recevoir, ou à y remedier. Surquoy je suis contraint de vous dire, que par la cheute des animaux sacrifiez, par la couleur & quantité de leur sang, & par les entrailles, que depuis une demie Lune nous avons visitées, nous jugeons que quelque estrange accident est prest de tomber sur nos testes : car les victimes tombent ordinairement à gauche, estans tombées se debattent merveilleusement : & se debattans jettent des hurlemens effroyables en mourant, leur sang quelquefois ne veut pas sortir, & s’il sort, il peche, & en qualité, & en quantité, car la couleur en est toute bruslée, & il en sort si peu, qu’il ne semble pas que ce soient des taureaux, mais des bien jeunes aigneaux, que ceux que nous immolons. Quant aux entrailles, qu’est-ce, Madame, que je vous en puis dire, sinon que nous les trouvons si defaillantes, que quelquefois nous pensons de resver, y manquant quelquefois le cœur tout entier, & d’autrefois le foye ? Bref, nous avons tant de signes du Ciel, que ce n’est pas sans raison si Tautates vous advertit de rendre vos vœux, puis que souvent par des humbles & ardentes prieres, on peut divertir ou adoucir pour le moins les chastiments qui sont prests de tomber sur nous.

Quant à l’Oracle qui vous a esté rendu ô vaillant Chevalier ! vous vous en devez contenter, puis qu’il semble estre fort favorable, soit que d’estre rappellé de la mort à la vie, s’entende de quelque grand peril où vous tomberez, & duquel vous serez retiré, ou que cette mort signifie quelque desplaisir que vous avez, & duquel vous serez deschargé bien-tost, tant y a que vous en sortirez par l’assistance de celuy que vous hayssez le plus, voyez comme Bellenus, qui est Dieu-homme, c’est à dire le Dieu qui ayme les hommes, & par consequent la paix & la concorde parmy eux, veut qu’ainsi qu’il nous pardonne quand nous l’offensons, nous remettions aussi les outrages à ceux qui nous font injure : il vous commande ce debonnaire Dieu, de laisser la mauvaise volonté que vous avez contre un homme, & avant que vous en faire le commandement, il vous propose & promet le secours qu’il vous donnera, comme vous y voulant obliger par les devoirs de la courtoisie. Et pource, Madame, & vous genereux Chevalier, remerciez Bellenus de la faveur qu’il vous faict à tous deux, afin que cette recognoissance l’oblige à vous continuer ses graces pour tousjours.

Le Vacie parla de cette sorte, & la Nymphe & le Chevalier s’estants remis à genoux, firent les actions de graces qu’ils devoient, & apres se retirerent au logis, en intention d’aller le lendemain au temple de la bonne Déesse avant que faire autre chose, & puis à leur retour voir ces bergeres de Lignon, & ensemble Daphnide & Alcidon, encores que Damon eust intention de se laisser cognoistre le moins qu’il pourroit à eux, faisant dessein de demeurer encores entr’eux quelques jours, & puis s’il ne trouvoit point de remede à ses desplaisirs de s’en aller si loing, que jamais il n’ouyt parler ny de l’Aquitaine, ny de personne qu’il y eust cogneuë. S’estant donc mis à table avec cette resolution, & le disner estant presque finy, la Nymphe vit entrer dans la sale un Chevalier d’Amasis, & auquel elle sçavoit qu’elle avoit une grande creance. Ce Chevalier apres luy avoir rendu l’honneur qu’il luy devoit, s’approcha d’elle, & luy dit à l’oreille, qu’il avoit de grandes choses à lui dire de la part d’Amasis, mais que le discours estant un peu long, & necessaire d’estre tenu secret, il ne pouvoit le lui dire qu’en particulier, en ayant mesme commandement. La Nymphe qui luy vit le visage tout changé, oyant ces paroles, alla soudain penser à ce que le Vacie luy avoit dit du deffaut des victimes, & ne pouvant s’imaginer un plus grand mal que la perte de sa mere, elle luy demanda tout haut, comme se portoit Amasis ? Madame, respondit-il, elle est en fort bonne santé, Dieu mercy, & desire passionnément de vous voir, lui semblant qu’il y a un siecle que vous estes esloignée d’elle. Nous le verrons bien-tost, respondit Galathée, puis que Damon est en estat de monter à cheval, n’ayant pas esté raisonnable de le laisser au lict, puis qu’il avoit receu ces blessures en nous deffendant contre l’injurieux Argantée : Et à ce mot faisant signe qu’on deservit, elle se retira incontinent apres dans la chambre, où elle fit appeller le Chevalier, pour entendre ce qu’il avoit à lui dire ; & parce qu’elle estoit en impatience de sça- voir ce que se pouvoit estre : Ma mere, dit la Nymphe, a t’elle eu quelque nouvelle de l’armée des Francs, & comment se porte Clidamant ? Madame, respondit le Chevalier, elle en a veritablement receu ce matin, qui ne doivent pas estre trop bonnes : mais elle desire de les vous communiquer elle-mesme, & vous prie de la venir incontinent trouver : elle m’a dit, que je vous fisse entendre que les Francs ont fait un grand tumulte contre le Roy Childeric, qui a esté contraint de se retirer en Thuringe vers le Roy Bissin, je crains grandement que cela n’aye pas esté fait sans beaucoup de sang respandu, & vous sçavez que Clidamant, Lindamor, & Guyemants, estoient ordinairement aupres de luy, Dieu vueille qu’il ne leur soit point arrivé quelque malheur. D’une chose, Madame, vous puis-je bien asseurer, qu’elle est fort triste, & fort en peine & troublée, & qu’elle desire grandement de parler à vous. Mon grand amy, luy dit Galathée, vostre discours me met bien en peine, & je voudrois ou n’en sçavoir pas tant, ou en apprendre promptement le reste : Il faut avant que je vous renvoye, que je parle un peu à la sage Cleontine, qui m’a rendu l’Oracle ce matin, & à Damon, qui est une telle personne, qu’il nous peut beaucoup servir aux accidens qui nous peuvent arriver, & les faisant appeller tous deux, elle leur fit entendre ce qu’Amasis lui avoit mandé : & parce qu’elle ne sçavoit si elle devoit incontinent s’en retourner, ou bien aller rendre son vœu à Bon-lieu, ainsi que l’Oracle lui avoit dict, elle demanda à la vieille Cleontine ce qui luy en sembloit : elle luy respondit, Il me semble, Madame, qu’en toutes nos affaires nous devons tousjours recourre à Tautates, & vous d’autant plus que vous y estes obligée par le vœu que vous en avez fait, & par le commandement que l’Oracle vient de vous en faire, les rapports des Vacies nous ont, il y a quelque temps, rapporté que les sacrifices nous menaçoient de quelque grand malheur. Il me semble que pour le divertir, le meilleur remede c’est de recourre à celui qui nous donne ces presages, qui est le grand Tautates, & le supplier de vouloir en changer les chastimens. C’est pourquoy je concluds que vous devez aller vers la Bonne Déesse faire vostre sacrifice, & le jour mesme vous pourrez estre à Marcilly. Damon fut de ce mesme advis, puis qu’il n’y avoit qu’un demy jour de plus, lequel il seroit fort à propos d’employer à rendre à Tautates ce qu’elle avoit voué. Vous avez entendu, dit Galathée à celui qu’Amasis lui avoit envoyé l’opinion de Cleontine & de Damon, asseurez Amasis que je seray demain à bonne heure aupres d’elle, la suppliant cependant de trouver bon qu’ayant faict plus de la moitié du chemin, je ne m’en retourne point sans m’acquitter des vœux qu’elle sçait bien que nous avons faicts, & que je vay rendre en partie pour elle.

Ainsi s’en alla ce chevalier, laissant Galathée en telle peine qu’elle ne se souvint point de la volonté qu’elle avoit de voir ces belles bergeres ny Daphnide & Alcidon, ne faisant tout le jour que parler à Damon, & chercher avec luy, quel pouvoit estre le subject pour lequel Adamas la pressoit si fort de s’en retourner, & quoy qu’ils en parlassent longuement & curieusement, si est-ce qu’ils ne le peurent jamais deviner, se resolvant en fin de partir le lendemain de grand matin, pour estre tant plus-tost aupres d’Amasis, & dés le soir ayant commandé que tout fust prest, Damon s’arma comme de coustume, & ayant mis Galathée & ses Nymphes dans leurs chariots, il monta sur un cheval que la Nymphe lui avoit donné, qui estoit de ceux de Clidamant son frere. Ce Chevalier parut si beau aux yeux de Galathée, qu’il luy fit ressouvenir du gentil Lindamor, & coulant d’une pensée en l’autre, elle s’alla imaginer que peut estre la nouvelle qu’Amasis luy vouloit dire, estoit la mort de ce Chevalier & dés lors elle fit dessein, que Polemas iroit en sa place, tant pour l’esloigner d’aupres d’elle, & s’exempter ainsi de cette importunité, que pour avoir quelque volonté de jetter les yeux sur Damon, en cas que Lindamor ne fut plus ; & toutefois se ressouvenant de tant de services qu’il luy avoit rendus, de l’affection qu’elle avoit recogneuë en toutes ses actions, de la gloire qu’il s’estoit acquise en ce voyage parmy tant de nations belliqueuses, & puis sa beauté & sa bien-seance en tout ce qu’il faisoit, luy revenant devant les yeux, elle ne se pouvoit empescher de regretter sa perte, & de faire quelque dessein à son advantage, en cas qu’il ne fut pas mort, & qu’elle peut sortir de la tromperie, où Climanthe l’avoit mise. Cette pensée l’entretint jusques aupres de Bon-lieu : mais de fortune passant la riviere de Lignon, elle se ressouvint de Daphnide, d’Alcidon, & des bergeres qu’el- le avoit eu volonté de voir, & se voyant si pressée de partir, & ne voulant toutesfois que cette Dame estrangere s’en allast sans qu’elle eust le bien de la voir, elle manda au sage Adamas qu’elle le prioit de la venir incontinent trouver à Bon-lieu, & en cas qu’elle en fut desja partie, qu’il la suivit jusques à Marcilly, estimant necessaire qu’il y vint pour les nouvelles qu’Amasis avoit receuës, & luy fit dire par Lerindas en secret, qu’il l’obligeroit infiniement de conduire avec luy Daphnide & Alcidon, & apres hastant ses chevaux, elle arrive au temple de la bonne Déesse, où la venerable Crysante la receut avec toute sorte d’honneur & de civilité : Et parce que la Nymphe luy fit entendre la haste qu’elle avoit de s’en retourner à Marcilly, elle commanda qu’incontinent l’on mit la main au sacrifice, afin de ne perdre point de temps, & que le disner fut prest, pour ne la point faire [at]tendre quand elle auroit satisfait à son vœu, luy reconfirmant que les sacrifices des particuliers estoient trouvez bons & entiers, mais que les victimes qui estoient immolées pour le public, & pour l’heureux voyage de Clidamant, se trouvoient de telle sorte deffaillantes qu’il n’en pouvoit prevoir que quelque grand desastre.

Mais cependant Silvandre, qui avoit obtenu la permission qu’il desiroit, s’estoit tellement occupé en cela, qu’il avoit oublié de dire à Madonthe, & à Tersandre, qu’il y avoit un Chevalier qui le cherchoit, avec beaucoup de menaces de l’outrager, & n’eust esté que par fortune le matin il les rencontra qui s’alloient promenans pour prendre de l’air, à cause que Madonthe s’estoit trouvée mal deux ou trois jours durant, il est certain qu’il eust encore long-temps demeuré sans les en advertir, estant de telle sorte tout employé en cette ardente passion, qu’il n’y avoit point de place en son ame pour quelque autre pensée : Mais les trouvant si à propos, il leur fit entendre bien au long tout ce qu’il en avoit apris de Paris, & le danger pour eux de rencontrer cet homme barbare, & qui les cherchoit avec tant de desir de vengeance. Madonthe le remercia de cet advis, & ayant longuement debatu entr’eux qui ce pouvoit estre, ils ne purent jamais imaginer que ce fut Damon, parce qu’il estoit mort selon leur creance, mais plustost que ce seroient des parens de Madonthe, qui ne pouvans supporter sa fuitte avec Thersandre, cherchoient d’en faire la vengeance. Silvandre qui avoit tousjours porté quelque sorte de bonne volonté à Madonthe, tant pour quelque ressemblance qu’elle avoit à Diane, que parce qu’elle estoit veritablement tres-vertueuse, & modeste, la voyant pleurer en eut une tres-grande compassion, & luy demandant la cause de ses larmes : N’ay-je pas bien raison, berger, luy dit-elle, de pleurer la miserable fortune qui me poursuit avec tant de cruauté ? puis que ne m’ayant voulu laisser en repos au milieu de mes parens & de ma patrie, elle me vient encores tourmenter en ce lieu, où je pensois pouvoir jouyr du repos que cette contrée donne à tous ceux qui veulent y habiter, & toutesfois je ne puis éviter sa hayne, ny me ca- cher à ces coups ; Dieu ! que faut-il que je fasse desormais, puis qu’ayant abandonné ma patrie, mon bien, & toutes mes cognoissances, cette cruelle ne m’a pas voulu laisser, mais me poursuit si cruellement, & me talonne de si prez, que je n’ay plus d’autre azile que le tombeau ? Et à ce mot les larmes sortans en plus grande abondance la contraignirent de se taire pour recourre au mouchoir. Silvandre qui avoit desja esté touché des premiers pleurs de Madonthe, fut encores plus esmeu, la voyant continuer, & ne le pouvant supporter qu’avec peine, s’offrit de la garder & deffendre avec quantité de ses amis, l’asseurant des outrages de cet estranger, si elle vouloit demeurer en cette contrée. En ce mesme temps, Laonice par mal-heur se rencontrant en ce mesme lieu, d’autant qu’elle estoit fort familiere avec Madonthe, la conseilla de se retirer en sa patrie, où elle vivroit avec plus de repos & de tranquilité, & ne point refuser l’assistance de Silvandre pour l’accompagner, pour le moins tant que le pays de Forests dureroit, & qu’il ne seroit que fort bon qu’il fut encore assisté de quelques bergers de ses amis, afin qu’ils peussent la deffendre contre ces estrangers. Madonthe qui craignoit les outrages, & les violences dont elle estoit menacée, ayant resolu de s’en aller, accepta volontiers la compagnie de Silvandre, & de ceux qu’il voudroit mener avec luy : Mais Thersandre y contraria, de sorte qu’enfin elle le remercia de sa bonne volonté, & à l’extreme importunité du berger luy permist d’aller seulement avec elle jusques par-delà le lieu où ces estrangers avoient esté veus : & à l’heure mesme, apres avoir pris congé de quelques bergers qu’elle rencontra, & prié Laonice de faire ses excuses aux autres, elle se mit en chemin, avec resolution qu’aussi-tost qu’elle seroit arrivée en Aquitaine, elle se mettroit ou parmy les Vestales, ou parmy les filles Druydes, ayant tant de mauvaise satisfaction de sa fortune, qu’elle vouloit entierement sortir de ses mains.

Cependant Alexis, qui vivoit aupres de la belle Astrée, & qui usoit des privileges que la fille d’Adamas pouvoit avoir parmy ces bergers, avoit desja passé deux jours dans son hameau, sans que le grand Druyde fit semblant de s’en vouloir aller, & sans qu’elle perdit un moment hors de la presence de sa bergere, si ce n’estoit lors qu’elle estoit au lict, car tant que le jour duroit, elles discouroient ensemble, & la nuict survenant elles se retiroient dans une mesme chambre, où les licts seulement les separoient. Mais d’autant que l’impatiente amour d’Alexis ne luy permettoit pas de reposer, ny de demeurer au lict si longuement qu’à la belle Astrée, cette seconde fois, elle ouvrit les yeux long-temps avant que le jour parut, & soudain qu’elle apperceust un peu la clarté, elle sortit du lict pour pouvoir de plus pres contempler sa belle bergere endormie, mais il faisoit encores si obscur que s’estant jetté une robbe sur les espaules, de peur d’estre nuë, elle se prit garde que sans y penser elle y avoit mis celle d’Astrée. Amour qui fait trouver des contentemens extremes à ceux qui le suivent, en des choses que d’autres mespriseroient, representa à cette feinte Alexis un si grand plaisir d’estre dans la robbe qui souloit toucher le corps de sa belle bergere, que ne pouvant la despoüiller si tost, elle commença à la baiser, & à la presser cherement contre son estomach, & regardant sur la table, elle vit sa coiffure, & le reste de son habit : transportée alors d’affection, elle les prend & les baise, se les met dessus, & peu à peu s’en accommode, de sorte qu’il n’y eust personne qui ne l’eust prise pour une bergere : & encore que la robbe d’Astrée luy fut trop estroite, si est-ce que se laçant un peu plus lache que ne souloit faire la bergere, il y eust eu peu de personnes qui s’en fussent pris garde, mesme que sa beauté & sa blancheur ne dédisans point l’habit qu’elle prenoit, estoient de grandes trompeuses pour la faire croire telle. Estant vestuë de ceste sorte, elle s’approche du lict où Astrée reposoit, & se mettant à genoux devant elle, commença de l’idolatrer, & ravie en cette contemplation, apres y avoir pensé quelque temps, elle profera assez haut ces vers.


SONNET,
Il contemple sa bergere endormie.

Ainsi dans le giron de Psyché dormiroit,
Ou dedans les vergers d’Amathonte & d’Eryce
Le petit Cupidon, lors qu’un long exercice
Aux pavots du sommeil ses beaux yeux forceroit.

Ainsi trop curieuse elle l’admireroit
L’Amoureuse Psyché, ce Dieu plein de delice,
Mais quoy qu’il fust armé d’attraicts & d’artifice,
Moins beau que cette belle, elle le jugeroit.

Jamais dans la beauté, tant de beauté n’eut place,
Ny les Graces jamais n’ont fait voir tant de grace,
Qu’Amour dedans ce lict en presente à mes yeux.

Pour voir la Deité, tu mourus bien Semele,
Pourquoy ne meurs-je aussi regardant cette belle,
Si sa divinité surpasse tous les Dieux ?

Encore qu’Alexis eust proferé ces paroles assez haut, si est-ce que pas une des trois qui estoient dans le lict ne s’esveilla, tant l’aurore par sa venuë les avoit appesanties d’un doux sommeil : & parce qu’il sembloit que le jour croissant peu à peu descouvroit tousjours de nouvelles beautez en sa maistresse, elle se leva, & prenant un siege s’assit vis-à-vis d’elle afin de la pouvoir contempler sans empeschement, & lors jettant les yeux sur ce visage bien aymé, il n’y avoit rien qu’elle n’admirast, & qui ne fust un nouveau feu adjousté à sa flame. Quelquefois transportée de trop d’affection, elle s’approchoit pour en desrober un amoureux baiser, mais soudain le respect l’en retiroit. Et en ce combat apres avoir longuement demeuré interdite, elle dit tels vers d’une voix assez basse.


SONNET.
Sa maistresse dort, & il ne l’ose baiser.

Ils estoient pris d’un sommeil otieux
Ces deux Soleils, & clos sous la paupiere
Mais leurs rayons avoient trop de lumiere
Pour ne ravir & n’esblouyr mes yeux.

Tel fut jadis le somne gratieux :
De ton berger, Vagabonde courriere,
Lors qu’oubliant ta peine journaliere,
Tu l’endormis, afin d’en jouyr mieux :

Pourquoy le Ciel ne promet-il encore
Qu’ainsi que toy de celle que j’adore
En ce sommeil je desrobe un baiser ?

J’entends Amour ce que tu me veux dire,
Pour estre heureux un Amant doit oser,
Elle l’osa, mais moy je m’en retire.

Cette consideration eust peut estre donné plus de courage à nostre feinte Druyde, si de fortune Leonide ne se fust esveillée, & peut-estre au bruit des paroles, encore qu’assez basses qu’Alexis avoit proferées. D’abord qu’elle ouvrit les yeux elle pensa de voir Philis, au lieu de la Druyde, & luy donnant le bon-jour, luy demanda que vouloit dire qu’elle estoit si matineuse. Alexis sousrit & sans luy respondre, mit une main sur le visage afin de la tenir plus long temps en la tromperie où elle estoit. Et parce qu’à mesme temps Astrée & Diane s’esveillerent, & se tromperent aussi bien que Leonide, toutes deux la saluërent, & luy firent la mesme demande que la Nymphe luy avoit faicte. Alexis alors prenant plus de hardiesse, les voyant ainsi deceuës, qu’elle n’avoit pas faict lors qu’elles dormoient, s’approchant d’Astrée luy baisa un œil, & en mesme temps luy donnant le bon-jour. La bergere oyant une parole bien dissemblable à celle de Philis, retirant la teste à costé, & le considerant mieux, la recogneut, mais avec un grand estonnement, Me trompé-je, dit-elle, où bien est-il vray que je voy sous d’autres habits la belle Alexis ? A ces mots, Leonide & Diane la regardant de prez, elles recogneurent que veritablement c’estoit la Druyde : Et Astrée alors luy tendant les bras avec toute sorte de respect, & se relevant un peu sur le lict l’embrassa & le baisa, pleine de contentement de la voir dans ses propres habits. Permettez-moy, nouvelle bergere, que je vous baise, dit-elle, & que je vous asseure que jamais la Forest ne vit une bergere plus belle que Lignon verra aujourd’huy sur ses bords ; & lors la regardant avec toute sorte d’admiration, elles estoient toutes trois ravies de la voir si belle en cet habit inaccoustumé, qui toutefois luy estoit si bien, que Leonide mesme ne sçavoit qu’en dire. Alexis n’a- voit encore rien dit, mais quand elle vid qu’elle estoit recogneuë ; Que vous en semble ma sœur, dit elle à la Nymphe, ces habits n’auront-il pas bien occasion de se plaindre de ce changement trop desavantageux ? Il me semble, respondit la Nymphe, que vous estes plus belle en bergere qu’en Druyde, & que si Hylas vous avoit veuë, il feroit incontinent un nouvel amas d’Amour pour le despendre en vostre service. Et moy, adjousta Astrée, je croy que ces habits dont vous parlez, sont bien heureux de n’avoir point de cognoissance du bien qu’ils possedent, estans autour du corps de la plus belle & de la plus aymable fille qui fut jamais, car s’ils en avoient quelque ressentiment, lors qu’ils en seroient privez, ils n’auroient jamais qu’un eternel regret de leur perte. Mais, interrompit Diane, si j’y voy bien, ces habits sont ceux d’Astrée, & me semble que ce seroit une grande peine pour cette belle Druyde, de se deshabiller pour prendre ses propres habits, ne seroit-il point bien à propos qu’Astrée prit ceux de Druyde, & qu’aujourd’huy elles se laissassent voir ainsi desguisées pour faire passer le temps au sage Adamas, qui sans doute les mescognoistra ou prendra l’une pour l’autre ? Quant à moy, respondit Leonide, je fay bien gageure que la plus grande partie de ceux qui les verront ne les recognoistront pas, pour le moins si l’habit de ma sœur est aussi bien fait pour Astrée, que celuy de la bergere l’est pour Alexis. Alexis mouroit d’envie de posseder tout le jour cét habit, luy semblant que le bonheur de toucher cette robbe, qui souloit estre sur le corps de sa belle maistresse, ne se pouvoit égaler. Astrée qui aymoit passionnement cette feinte Druyde, & qui desiroit de laisser tout à fait l’habit de bergere pour prendre celuy de Druyde, afin de pouvoir demeurer le reste de sa vie auprez d’elle, avoit un desir extreme de porter les habits d’Alexis. Et toutefois ny l’une ny l’autre n’osoit en faire semblant pour ne donner quelque cognoissance de ce qu’elles vouloient cacher ; Et parce que Diane les en pressoit, Mais, ma sœur, respondit Alexis parlant à Leonide, que dira mon père s’il me voit vestuë de cette sorte ? Et que dira-t’il, dit Leonide, sinon qu’il rira & sera bien aise de vous voir passer le temps à quelque chose ? il sçait bien qu’il n’y a rien qui vous ayt tant fait de mal que la tristesse, & que pour vous rendre & conserver la santé, il n’y a rien de plus necessaire que de vous plaire & de vous resjouyr. Si je le croyois, reprit-elle, je serois bien ayse de tromper aujourd’huy les yeux de ceux qui nous verront, aussi bien que je me suis mesprisée en m’habillant, car encore qu’il y ait bien de la difference de nos robbes, si est-ce que n’estant pas encore bien jour je me suis jettée celle d’Astrée sur les espaules, pensant que ce fust la mienne, & lors que le jour a esté grand & que je l’ay recogneuë, j’ay voulu essayer si vous me mécognoistriez, & ne fus de ma vie si empeschée que de me sçavoir approprier de cet habit inaccoustumé. Je vous asseure dit Astrée, qu’on ne jugeroit pas que ce fust la premiere fois que vous vous en fussiez habillée, ne se pouvant rien voir de mieux, soit pour la teste, soit pour le colet, & sans mentir, si person- ne ne le dit, l’on demeurera long temps à vous recognoistre : Et quant à moy je prendray un autre de mes habits, afin de faire mieux croire que vous soyez une nouvelle bergere. Non, non, Astrée il faut, respondit Diane, que vous preniez les habits de Druyde, autrement que diroit-on qu’elle fust devenuë ? Nous dirons, respondit Leonide, que ma sœur se trouve un peu mal, à condition toutefois qu’Astrée promette d’en prendre demain les habits, afin que nous voyons si elle sera aussi-belle Druyde, que ma sœur est belle bergere. Je feray, dict Astrée, tout ce que vous m’ordonnez, mais il me semble que sa robe me sera trop grande ? Nous y ferons, dit Alexis, le rebours de ce qu’il faudra que je fasse à la vostre, si je la dois porter aujourd’huy : Car, dit-elle se levant, vous voyez bien qu’elle m’est trop courte, mais je detrousseray ces boüillons & ces plis, & elle sera à ma mesure, aussi il faudra faire un troussis à la mienne, & la mettre à vostre hauteur. Or, dit Astrée, puis Madame qu’il le vous plaist ainsi, je seray demain Druyde, mais à condition que personne n’en die rien : & je m’asseure que si aujourd’huy Hilas voit cette nouvelle bergere, il commencera de mettre en œuvre les conditions qu’il a faictes avec Stelle, & qu’il adjoustera cette belle estrangere au grand nombre qu’il en a desja aymé. Si cela est, reprit Alexis, demain quand vous aurez mes habits il usera du mesme privilege, car je m’asseure qu’il ne vous verra point sans vous aymer.

Et parce qu’il commençoit de se faire tard, & que ces belles filles se voulurent lever, Astrée qui estoit contrainte d’aller prendre un autre ha- bit dans un coffre qui estoit au bout de la chambre.

Mais, mon Dieu, que direz-vous de moy, Madame, dit-elle, qui suis contrainte de me lever en chemise devant vous pour aller prendre un autre habit ? Alexis luy dit : Il n’y a de l’incommodité que pour vous, & si vous voulez, je le vous iray bien choisir. Astrée qui eut opinion que ce seroit une grande incivilité de luy donner cette peine, & que couchant dans une mesme chambre & dans un mesme lict avec Leonide, il n’y auroit pas grand mal de se monstrer à elle en chemise sans attendre, ny respondre autre chose, se jetta hors du lict, mais si belle, que la feinte Druyde en demeura ravie.

La premiere chose qu’elle en vid, ce fut le pied & la jambe, & jusques à la moitié de la cuisse, & puis le sein presque tout à nud, la blancheur & la delicatesse du pied, la juste proportion de la jambe, la rondeur & l’embonpoinct de la cuisse, & la beauté de la gorge ne se pouvoient comparer qu’à eux-mesmes. Et Alexis presque hors d’elle la voyant en cét estat, en fut si surprise qu’elle demeuroit immobile à la considerer, lors que la bergere luy donnant le bon-jour, la convia de la recevoir en ses bras pour la baiser & se la pressant contre le sein, & la sentant presque toute nu, ce fut bien alors que pour le peu de soupçon que la bergere eust eu d’elle, elle se fust pris garde que ces caresses estoient un peu plus serrées que celles que les filles ont accoustumé de se faire : mais elle qui n’y pensoit en façon quelconque, lui rendoit ses baisers, tout ainsi qu’elle les recevoit, non pas peut-estre comme à une Alexis, mais comme au portrait vivant de Celadon.

Leonide qui consideroit ces caresses & ces baisers, ne pouvant bien esteindre ses premieres flammes, se sentit un peu touchée de jalousie, & feignant que ce fut pour empescher que Diane ne s’en prit garde, elle dit à la Druyde, Vous ne prenez pas garde, nouvelle bergere, que tenant Astrée entre vos bras, elle se pourroit bien morfondre. Je ne sçaurois avoir mal, dit la bergere, estant aupres d’Alexis. Je serois bien marrie, ma belle fille, dit la Druyde, d’estre cause de vostre mal, mais je voy bien que ma sœur n’en parle que par envie. Voire, dit Leonide, comme si je n’avois pas l’une des plus belles bergeres aupres de moy : & lors se tournant vers Diane, & la prenant entre ses bras se mit à la baiser, & à la caresser, afin qu’elle ne prit garde aux actions d’Alexis, qui cependant prenant Astrée l’emporta sans qu’elle mit les pieds en terre jusques vers le coffre, où elle vouloit aller, & là s’assisant, & la tenant au devant d’elle embrassée, Il est certain, luy dit-elle, que vous estes la plus belle fille qui fut jamais, & que les beautez cachées qui sont en vous, surpassent de tant toutes celles que l’on pourroit imaginer, que la pensée n’y sçauroit atteindre : & en disant ces paroles, elle luy baisoit tantost les yeux, tantost la bouche, & quelquefois le sein, sans que la bergere en fist point de difficulté, la croyant estre fille : au contraire, elle estoit si contente de se voir cares- sée d’un visage si ressemblant à celuy de Celadon, qu’elle ne demeuroit jamais endebtée des baisers qu’Alexis lui donnoit, parce qu’elle les lui rendoit incontinent, & avec double usure. Qui pourroit se representer le contentement de cette feinte Druyde, ny son extreme transport, il faudroit quelquefois s’estre trouvé en un semblable accident : mais on le peut juger en partie en ce qu’il s’en fallust fort peu qu’elle ne donnast cognoissance de ce qu’elle estoit, encore qu’elle sceust bien qu’à l’heure mesme qu’elle seroit recogneuë, tout son bon heur luy seroit ravy : & n’eust esté que sur le poinct de ses plus grandes caresses, Philis vint heurter à la porte, je ne sçay à quoy ce transport l’eust peu porter : Mais Astrée craignant que ce fust quelqu’autre, s’enfuit promptement se rejetter dans le lict, & se cachant presque toute sous la Nymphe, regardoit par dessous les linceux qui entreroit. Alexis en desespoir d’avoir esté interrompue, s’en alla vers la porte en maudissant l’importun qui en avoit esté cause, & demandant qui c’estoit, elle ouvrit à la bergere Philis, mais tellement à contre-cœur que de tout le jour elle ne lui peut faire bon visage : quand Astrée sceut que c’estoit sa compagne, elle se remit un peu plus hors du lict pour lui rendre le bon-jour que la bergere leur donna à toutes, & parce qu’elle alloit cherchant des yeux Alexis, & qu’elle ne la vit point dans la chambre, elle eut opinion qu’elle se fust allé promener comme elle avoit desja faict : & toutefois leur en demandant des nouvelles, & voyant qu’elles rioyent sans luy rien respondre, elle tourna chercher par la chambre plus curieusement, & cependant Alexis sortant dehors sans se faire cognoistre à elle, & sans parler à personne s’en alla entretenir ses pensées le long de la grande Allée, attendant qu’elles fussent habillées : Et parce que Leonide & Diane s’en apperceurent, elles dirent à l’oreille à Astrée, qu’il ne falloit luy en rien dire pour voir si elle la recognoistroit : & ainsi toutes trois : & ainsi toutes trois l’asseurerent qu’elle se trouvoit un peu mal, & qu’elle estoit entrée dans une autre chambre d’où elle reviendroit bien-tost. Philis les creut aysément, mesme voyant ses habits encores sur la table. Et parce que Leonide & Diane estoient desja hors du lict, Astrée pria sa compagne de luy donner ses habits qui estoient dans ce coffre aupres de la fenestre : elle sans y penser en rien les alla querir, & luy aydant à s’habiller, elle fut aussi-tost preste à sortir que les autres. Et lors qu’elles s’en voulurent aller : Mais, dit-elle, ne verrons-nous point Alexis ? Il ne faut pas, dit Leonide, quand elle est malade, elle se plaist d’estre seule, & je m’asseure qu’elle ne s’est point voulu remettre au lict cependant que nous sommes icy, parce qu’elle est presque nuë : nous reviendrons d’icy à quelque temps pour sçavoir ce qu’elle faict. Et à ce mot, la prenant par la main, elle la conduisit dehors.

Mais cependant la nouvelle bergere estant sortie s’en alloit à grands pas au petit bois de Coudres où elle pensoit estre retirée, & pouvoit mieux jouyr de ses pensées pour se representer les beautez qu’elle venoit de voir, & les contentemens receus par les faveurs que l’on luy avoit données, ou plustost que soubs un nom emprunté elle avoit desrobées. Mais d’autant qu’il estoit desja tard, & que la plus grande partie des bergers avoient desja r’amené leur troupeau à l’ombre, elle en rencontra plusieurs qui chantoient, & qui couchez soubs des arbres fueillus attendoient au fraiz la venuë de leurs bergeres, & entr’autres Calidon, qui ce matin s’estant levé de bonne heure, avoit passé la riviere de Lignon pour essayer de voir Astrée, & de tenter encores quelle seroit sa fortune avant que d’en faire parler davantage à Phocion. Et parce qu’il avoit rencontré Hylas en chemin, ils vindrent de compagnie en ce lieu, où tous deux ensemble s’estoient mis à chanter : en fin Calidon tout seul apres avoir joüé quelque temps sur sa cornemuse, dit ces vers, se souvenant de la cruelle response d’Astrée.


SONNET,
Il se plaint de sa cruauté.

L’arrogante qu’elle est, elle sçait que je l’ayme,
Que pour elle je meurs, plein d’amour & de foy,
Qu’elle ne peut vouloir plus qu’elle peut sur moy,
Et que je l’ayme mieux qu’elle n’ayme soy-mesme.

Elle recognoist bien que mon Amour extreme
Ne sçauroit s’augmenter, tant elle est grande en soy,
Que de tous les devoirs je mesprise la loy,
Et que de le nier ce seroit un blaspheme.

Elle le void l’ingrate, & ne me rend ô Dieux !
Pour tant d’affection, qu’un mespris odieux,
Comme si mon Amour sa hayne faisoit naistre.

Oublions-la, mon cœur, & tous nos feux passez,
Quand nous n’aymerons plus, elle aymera peut-estre :
Mais qui pourroit hayr ce que nul n’ayme assez ?

Alexis, comme celle qui n’estoit guere accoustumée à la voix de Calidon, encore qu’elle eust ouy chanter & entendu ces paroles, toutefois elle ne le recogneut point qu’elle ne l’eust outrepassé : mais voyant Hylas, elle ouyt qu’il luy disoit, Est-il possible, ô Calidon ! qu’Astrée vous traitte de la sorte que vous dictes ? Il n’est que trop vray, respondit-il, & je voudrois bien Hylas, me pouvoir servir de la recepte dont vous usez si heureusement en semblables accidens que celuy qui me travaille. La Druyde n’ouyt pas davantage de leurs discours, parce que ne desirant pas d’estre recognuë, elle passa outre, mais Hylas ne laissa de continuer : Je vous asseure, Calidon, que de tout le mal qui advient aux bergers de cette contrée pour semblable sujet, un seul berger en doit estre blasmé, car Silvandre, qui est celuy duquel je parle, avec ses fausses raisons, parce qu’il a l’esprit subtil, & qui se sçait insinuer en la bonne opinion des bergers, leur persuade qu’un amant est perdu d’honneur, lors qu’estant mal traicté, il change d’affection, comme si un homme estoit un rocher, exposé à l’outrage des flots & des orages, sans pouvoir changer de place pour se mettre à couvert de telles injures, & les bergeres qui pensent retenir nos esprits, comme des esclaves, dans des liens honteux, & des chaisnes qui ne se peuvent détacher, ne se soucient de nous donner occasion, ny par faveur ny par aucune recognoissance de bonne volonté, de continuer le service que nous leur rendons, estans tres-asseurées que nous sommes blasmez de cette sotise d’inconstance, si pour quoy que ce soit, nous nous retirons de leur tyrannie. Au lieu que si ces maximes estoient changées, & qu’elles creussent que c’est une chose honorable de chercher son mieux, & de fuyr ces tyrannies, elles ne se plairoient pas à nous voir languir en les servant, mais nous donneroient tous les jours de nouvelles faveurs, afin de nous oster non seulement la volonté de chercher une meilleure fortune, mais l’esperance mesme de pouvoir mieux rencontrer. Calidon respondit froidement. Vous vous trompez grandement Hylas, quand vous pensez que Silvandre soit autheur de ces opinions que vous blasmez : il y a de longs siecles que les bergers de cette contrée ont tousjours observé cette loy, & quand la coustume ne nous y obligeroit point, la beauté de nos bergeres nous y contraindroit, car peut-on les avoir aymées, & perdre une fois cette volonté, si ce n’est que la mort le fasse faire, ou la laideur de leur visage, qui advient ou par le temps, ou par quelque autre accident ? Je voy bien, reprit Hylas, que vous aymez Astrée, & que maintenant je n’auray pas raison avec vous : mais j’espere de vous voir aussi affranchy de cette affection, que vous l’estes maintenant de celle de Celidée. Plusieurs raisons, respondit le berger, m’ont diverty de la bergere que vous nommez, & beaucoup plus encores m’obligent à ne cesser jamais d’aymer celle-cy, sinon en cessant de vivre ; car outre l’accident qui a osté la beauté à Celidée, qui estoit la premiere cause de mon affection, encores le devoir m’obligeoit à rendre ce tesmoignage à Thamire, du respect & de l’honneur auquel je luy suis tenu : mais outre toutes ces considerations, m’estant susmis au jugement de celle qui m’a condamné, si je n’eusse obey ainsi que mes sermens m’obligeoient, j’eusse sans doubte attiré la vengeance divine sur ma teste, & la hayne des hommes sur moy. Au contraire, en ce qui se presente d’Astrée, toutes choses me convient à ne changer jamais cette affection. Premierement sa beauté est telle qu’il n’y a rien qui l’esgale : Elle en sera tant plus glorieuse, dit Hylas : Il n’importe respondit le berger, une fille un peu glorieuse est plus aymable. Ouy, repliqua Hylas, pourveu que ce soit envers les autres, mais non pas envers nous : & puis cette beauté n’est-elle pas subjecte à l’injure des années ? O Hylas, dit Calidon, quand la vieillesse ostera la beauté à Astrée, l’âge qu’aura Calidon ne luy permettra guere de se soucier de la beauté. De plus les parens qui la gouvernent, & ceux qui ont puissance sur moy, appreuvent nostre affection : Le contentement des parens, reprit Hylas, le plus souvent est cause que les filles s’opiniastrent à n’aymer point les personnes, qui autrement leur seroient tres-agreables, tant parce qu’elles pensent qu’on les vueille gagner en recherchant leurs parens, & non point elles, que d’autant que toute contrainte est odieuse, & plus celle qui se trouve en la volonté, que toutes les autres, & telle est l’amour qui jamais ne viendra par les contraintes, ny par l’opinion d’autruy, mais par la seule volonté de celuy qui doit aymer. Mais repliqua Calidon, Astrée est si sage, & si soigneuse de se conserver en cette reputation parmy toutes ses compagnes. Ce sont bien tousjours de semblables esprits, dict Hylas, qui font les resolutions les plus entieres. Je pourrois bien penser, adjousta Calidon, que ce que vous me dictes pourroit arriver, si je ne voyois que cette bergere n’est point preocupée, & qu’elle n’ayme personne. Il est vray ; mon amy, respondit Hylas en riant, elle n’ayme personne, ny aussi je ne lui ay pas encore rendu assez de service, reprit le berger : & si elle se gaignoit si aisément, elle n’en seroit pas tant estimable. O Calidon! s’escria Hylas, & vous aussi vous estes de cette opinion, qu’il faut un long service pour se faire aymer. Eh ! pauvre berger que je vous plains, puis que vous en estes reduit à ce point : vous pouvez de bonne heure faire provision de lunettes pour voir sa beauté en ce temps-là, car je ne pense pas que l’aage que vous aurez alors, vous permette de la voir sans quelque ayde : N’avez-vous pas ouy dire que Celadon l’a aymée ? Je l’ay ouy dire sans doubte, repliqua Calidon : mais n’estant plus au monde, cela ne faict rien contre moy. Rien contre vous ? dict Hylas : peut-estre si faict plus que vous ne pensez : car si elle suit l’opinion de Silvandre, pourquoy n’en aymera-t’elle la mémoire aussi-bien que Tircis celle de sa Cleon morte ? Mais ce n’est pas ce que je voulois dire, N’avez-vous jamais sçeu combien de temps ce Celadon l’a recherchée ? Quatre ou cinq ans, respondit Calidon. Et bien mon amy, continua Hylas, que vous en semble, s’il faut que vous la serviez autant de temps pour en estre aymé, ne sera-t’il pas temps que vous preniez les lunettes si vous la voulez bien voir ? Je ne pense pas, dict le berger, qu’il y faille tant de temps à la gaigner : mais quand cela seroit, encore ne serois-je pas reduit à ce que vous dites. Berger, Berger, reprit Hylas, flattez-vous tant que vous voudrez : mais souvenez-vous qu’il n’y a rien de plus asseuré que l’experience, & ce que vous avez veu arriver une fois, croyés, si vous estes sage, qu’elle peut bien estre encore une autre : vous dictes qu’elle n’est point préoccupée, c’est ce qui me fait juger plus mal de vos affaires : car les filles que nous sçavons qui ayment, peuvent estre gaignées & attirées à nous aymer : mais ces insensibles ne sont pas seulement capables de sçavoir ce qui doit estre aymé. Calidon importuné des difficultez qu’Hylas luy rapportoit, & luy semblant que ses raisons estoient assez fortes : Je vous asseure, dit-il, Hylas, que j’avois bien faute des consolations que vous me donnez, & que ç’a bien esté ma bonne fortune qui m’a faict vous rencontrer, pour soulager mon desplaisir. Si vous voulez, dict-il, que je vous flatte, je parleray bien d’autre sorte : mais quand vous aurez le juge- ment sain, vous recognoistrez que je vous parle en amy : que si vous desirez trouver quelque alegement, prenez les remedes desquels j’ay tousjours usé contre semblable maladie, & si vous le voulez faire je m’oblige à vous garantir de tout le mal que vous en recevrez pour ce subject. Comment, dit le berger, de quitter Astrée, ou d’en aymer quelque autre ? j’aymerois mieux avoir perdu les yeux que si je les employois jamais à regarder avec Amour une autre beauté que la sienne, & avoir perdu le cœur qui me donne la vie, que si je m’en servois jamais à aimer autre bergere qu’Astrée. Et à ce mot ne pouvant plus avoir de patience aupres de Hylas, il se leva pour s’en aller à demy mal satisfait de luy, mais Hylas le retint, & luy dit en sousriant, Si vous voulez voir Astrée entrez dans ce bois de Coudres, je l’ay veuë il y a quelque temps qu’elle y alloit toute seule, mais je ne vous en ay rien voulu dire, parce que je crains fort que vous n’y perdiez vostre peine, toutefois la femme est fort ressemblante quelquefois à la mort, qui se donne à nous lors que nous y pensons le moins : Vous n’estes pas bon amy, luy respondit Calidon de m’avoir esloigné le contentement d’estre auprés d’elle. Prenez garde, repliqua-t’il, que vous ny soyez encores assez tost pour recevoir un mauvais visage : Le berger sans s’amuser à luy respondre, s’en alla le plus viste qu’il peut vers le lieu que Hylas luy avoit monstré, luy semblant qu’il ne sçavoit trouver une meilleure occasion que de la rencontrer seule en un lieu où personne ne pourroit interrompre leurs discours.

Et il est certain que Hylas pensoit luy avoir dit la verité, parce que n’ayant veu Alexis que par derriere, l’abit d’Astrée qu’elle portoit l’avoit deceu : mais cependant la Druyde desireuse d’entretenir les douces pensées qui occupoient son imagination, & dont la veue luy avoit esté si aggreable, s’en alla au grand pas dans ce petit bois où elle ne mit plustost le pied, que la solitude du lieu, & la fraische mémoire des faveurs qu’elle y avoit receuës, luy remirent si vivement devant les yeux les beautez & les doux baisers d’Astrée, que pliant les bras l’un dessus l’autre, & levant le regard contre le Ciel, O Dieu, dit-elle, qu’Alexis seroit heureuse sans Celadon, & que Celadon seroit heureux sans Alexis ! Que si j’estois veritablement Alexis, & non pas Celadon, que je serois heureuse de recevoir ces faveurs d’Astrée : mais combien le serois-je encor plus, si estant Celadon, elles ne m’estoient pas faittes comme estant Alexis ? Fut-il jamais Amant plus heureux & plus malheureux que moy ? heureux pour estre chery & caressé de la plus belle & de la plus aymée bergere du monde : & malheureux pour sçavoir asseurément que ces faveurs qui me sont faites seroient changées en chastimens & en supplices, si je n’estois couvert du personnage d’Alexis : & là s’arrestant un peu, Mais, reprenoit-il peu apres, & à quoy Celadon penses-tu que cette feinte se termine ? Quelle fin propose-tu à ton dessein, As-tu opinion que tu puisses decevoir tousjours, & tous les yeux de ceux qui te verront ? Pourquoy ne te resous-tu à te declarer ? quoy qu’elle ne te l’aye dit, si est-ce que le commencement de l’a- mitié qu’elle porte à Alexis, ne procede que de la ressemblance qu’elle a avec Celadon. Cela te monstre qu’elle ne hayt point ce berger, puis que la ressemblance luy en est si agreable, que si elle en cherit la mémoire, le croyant mort, n’en aura-t-elle pas beaucoup plus chere la presence, quand elle le verra à genoux devant elle, vivant & l’adorant ? Belle bergere, luy dirons-nous, voila ce Celadon qui mourut quand vous lui voulutes mal, & qui revit maintenant, que vous en aymez le visage en celuy d’Alexis : s’il a failly en quelque chose, il en a bien fait la penitence, mais si encores vous ne le jugez pas telle que sa faute, ordonnez lui de souffrir & d’endurer tous les supplices qu’il vous plaira, vous trouverez tousjours en luy plus de volonté d’obeyr à ce que vous ordonnerez, que vous n’en aurez de lui commander. Et à ce mot, demeurant quelque temps sans parler, il consideroit s’il y avoit apparence qu’il deust prendre cette resolution : mais se reprenant bien tost apres, Tay-toy, tay-toy Celadon, disoit-il, contente toy d’estre mort une fois, sans vouloir par ta presomption remourir encores avant que d’avoir revescu, n’envie point le bon-heur d’Alexis, & puis que tu n’en peux jouyr ne sois point marry qu’elle le possede, car si tu dois esperer quelque meilleure fortune que celle que tu as, c’est sans plus par l’entremise de cette Druyde, à la conduitte de laquelle tu la dois entierement remettre, & ne te flatte qu’Astrée ayme ta ressemblance en elle, car il peut bien estre que ton visage lui soit agreable, & que la faute que tu as commise la convie à te hayr, & puis s’il y a quelque chose en toy qui te puisse contenter, n’est-ce pas pour sçavoir en ton ame que jamais tu n’as manqué aux loix d’une parfaite affection ? & voudrois-tu maintenant noircir la blancheur de ton amour, par une si grande desobeyssance ? Je t’ordonne, nous a-t-elle dit, de ne te faire jamais voir à moy que je ne te le commande : ayme donc ô Celadon ! & obeis, souffre & te tais, si tu veux vivre & aymer sans reproche.

Ainsi le Druyde pensant venir en ce lieu pour avoir quelque contentement de ses pensées, Amour qui peut estre estoit jaloux des faveurs que la fortune lui avoit faites, les lui envenime par ces mortelles imaginations, de sorte que ses yeux regorgeants de larmes, elle fut contrainte de prendre son mouchoir pour les essuyer, & parce qu’en mesme temps Calidon entra dans le bois, lors qu’elle estoit au bout d’une allée, ainsi qu’elle tourna pour revenir sur ses mesmes pas, à fin de continuer ses pensées avec son promenoir, de fortune elle jetta l’œil sur Calidon, qu’elle n’eust plustost recognu, que comme la bergere, qui sans y penser met le pied sur un serpent s’en destourne & s’enfuit ailleurs, toute pasle & tremblante, de mesme Alexis changea & tourna ses pas promptement pour entrer dans une autre allée, & de celle-là en une autre, & alla de cette sorte fuyant le berger, qu’elle pensoit estre tousjours à ses talons, deceu par les habits qu’elle portoit de la belle Astrée ; & elle mit bien tant de peine a s’eschapper de ses yeux, qu’il la perdit parmy ces divers destours, ne pouvant les demesler si promptement qu’elle les luy alloit embroüillant, & fuyant de cette sorte elle passa dans la grande allée, & pour n’estre veuë de luy se rejetta incontinent apres dans le grand bois de haute fustaye qui la touche : mais de fortune Hylas, qui pour donner toute commodité à Calidon, s’estoit venu promener en ce lieu, l’ayant aperceu, & se doutant à peu pres de l’occasion de sa fuitte, car il la vit passer presque en courant, il remarqua l’endroit où elle entroit, & attendit quelque temps pour l’enseigner à Calidon qu’il croyoit n’estre pas fort loing, & toutefois il se deçeut, parce que ce berger ne pensant pas qu’elle fust sortie du bois, n’en laissa endroit qu’il ne visitast curieusement, & cognoissant en fin que c’estoit vainement, il creut bien que c’estoit à dessein qu’elle se cachoit à luy : & luy semblant que cette indignité estoit trop grande pour la souffrir, il prit un si grand desplaisir de se voir ainsi mespriser, que premierement en colere, & puis desesperé, il se resolut cent fois de n’aymer jamais plus Astrée : Mais aussi tost que cette resolution estoit faite, se souvenant de sa beauté & de ses perfections, il changeoit de pensée, & se trouvoit encores plus embroüillé en cette affection, tant il est difficile que le desir de la beauté se puisse arracher du cœur, qui une fois en a esté touché vivement.

Cependant Hylas attendoit qu’il vint pour luy monstrer par où Astrée avoit passé : Et il commençoit de l’envoyer en ce lieu, lors qu’il vit venir du costé de la maison Leonide, Diane, Philis, & parmy elles, il luy sembla de voir Astrée. Au commencement il eut juré le contraire, car il pensoit bien ne l’avoir veuë aller d’un autre costé, & toutefois s’approchant d’elle au petit pas, il ne pouvoir plus dementir ses yeux, qui l’asseuroient qu’Astrée estoit dans cette troupe, lors qu’il se sentit prendre par derriere par quelqu’un, qui luy mettant les mains sur les yeux, luy vouloit faire deviner qui c’estoit. Hylas sans se remuer, luy laissa faire quelque temps, & en fin luy touchant les mains, & recognoissant que c’estoient des mains de femme : Je sçay bien, luy dit-il, qui vous estes, & que vous soyez icy, ce n’est pas ce qui me met en doute, mais comment vous y pouvez estre. Cependant qu’il parloit ainsi, toute la troupe arriva, de sorte que ces belles filles peurent ouyr que Hylas en continuant son discours : Je sçay bien, disoit-il, que vous estes Astrée, & luy ostant les mains de dessus les yeux, il vit qu’il se trompoit, & que c’estoit Laonice. Et quoy, Hylas, lui dit-elle, vous mescognoissez de cette sorte vos amies ? Ne vous en estonnez point, dit-il, bergere, car c’estoit avec beaucoup de raison que je pensois que ce fust Astrée, puis que l’ayant veuë tout à cette heure entrer dans ce bois, disoit-il, en monstrant l’endroit où Alexis avoit passé, lors que vous m’avez bouché les yeux, je la voyois toute estonnée parmi cette troupe qui venoit d’un costé tout au contraire : & que pouvois-je penser la voyant ainsi en divers lieux, sinon qu’aujourd’huy ce fut le jour qu’elle devoit estre par tout ? Comment, Hylas, dit Astrée, vous m’avez veuë entrer dans ce bois ? Je vous ay veuë, dit-il, & je ne suis pas seul, car je m’asseure que Calidon est encores parmy ces Cou- dres qui vous y cherche. Astrée & les autres de sa troupe sçavoient bien ce qu’il vouloit dire : mais feignant le contraire ; Pour certain, luy dit Diane, j’ay opinion que ce matin vous n’avez pas pris vos bons yeux, puis que cette Nymphe & nous toutes rendrons bon tesmoignage que voicy Astrée, & qu’elle n’a esté aujourd’huy qu’avec nous. Je voy bien, dit Hilas, que voila Astrée, & je sçay bien qu’il est impossible que celle que j’ay veuë ait peu estre si tost avec vous, ayant pris un chemin tout different : mais si sçay-je bien aussi que je l’ay veuë cette Astrée que je dis, & que mes yeux ne me trompent pas. Leonide rioit & toutes ces bergeres de le voir en cette peine : Et parce qu’Astrée desiroit de trouver cette Astrée de laquelle il parloit. Or, Hilas, nous penserons, luy dit-elle, que vous soyez hors de vous mesme, si vous ne nous la faittes voir cette autre Astrée, & pource monstrez nous où elle est allée. Je vous permets dit Hilas, de penser de moy tout ce que vous voudrez en cela, car je vous asseure que vous n’en scauriez dire tant, que je n’en pense moy-mesme encore d’avantage, me voyant en cette resverie, & afin que je m’en esclaircisse, allons je vous supplie la chercher. A ce mot se mettant le premier, il entra dans le bois de haute fustaie, & ayant quelque temps tourné d’un costé & d’autre inutilement, lors que chacun s’ennuyoit de cette queste, hors-mis la vraye Astrée, il rejetta de fortune les yeux si avant à travers les espaisseurs des arbres qu’il lui sembla de voir cette bergere assise sur la rive d’un des bras de Lignon, & appuyée contre un gros arbre : Hylas alors s’y en allant au grand pas, quand il fut si pres qu’il la peut recognoistre, il fit signe à toute la trouppe de s’approcher, & prenant Astrée par une main, & monstrant Alexis de l’autre : Regardez, luy dit-il, bergere si vous n’estes pas au pied de cet arbre ? Philis respondit, Je vous asseure mon feu serviteur, que vous devez tenir du naturel des lyons, car j’ay ouy dire qu’ils cognoissent mieux les habits, que le visage de ceux qui les gouvernent, Et pourquoy dites vous cela ? respondit Hylas : Parce repliqua-t’elle, que ces habits que vous voyez pour estre ressemblants à ceux qu’Astrée souloit porter, vous vous persuadez que c’est elle. Ils parloient si haut, & Hylas faisoit tant de bruit, qu’Alexis tournant le visage aperceut toute cette trouppe qui s’en venoit vers elle, ce qui fut cause que s’essuyant un peu les yeux, & reprenant une plus joyeuse mine, pour ne donner cognoissance des tristes pensées qui l’accompagnoient, elle se leva & s’en vint droit vers elles, & parce qu’Astrée & Diane lui firent signe de feindre d’estre estrangere, pour voir si Hylas, & Laonice la recognoistroient, car elles avoient dit à Philis le change qu’elle avoit faict de ses habits, elle contrefit de sorte son personnage, que Hylas la mescogneut, & Laonice aussi. Hylas s’approchant d’elle, Je vous asseure belle bergere, luy dit-il, que vous avez failly à me faire tourner l’esprit, lors que je ne vous ay qu’entre-veuë, & maintenant que je vous voy mieux, j’ay peur que vous ne fassiez destourner mon affection, Alexis feignant de ne le cognoistre point, & de ne sçavoir ce qu’il disoit. Pardonnez-moy berger, lui dit-elle, si je ne vous responds, car je n’entends pas ce que vous dites. Je veux dire, reprit Hylas, que vous ayant pris pour Astrée, & puis voyant incontinent Astrée en un autre lieu, j’ay failly de devenir fol, mais qu’à cette heure que je vous voy bien, je crains que vous ne me desrobiez le cœur que j’ay donné à un autre. Vous m’avez grandement obligée, respondit Alexis, de me prendre pour une si belle bergere que celle que vous nommez, & laquelle j’ay desiré il y a long-temps d’avoir le bon-heur de cognoistre, mais vous ne me des-obligez pas peu, quand vous me soupçonnez d’estre larronnesse, & mesme de ce qui est à autruy, car je n’ay point accoustumé de n’en prendre, qui ne soit tout à moy, & je ne fay jamais mes prises en cachette, ainsi que ceux qui desrobent font, mais tout ouvertement & devant les yeux de chacun : que si vous voulez reparer l’injure que vous m’avez faite en cela, monstrez moy qui est Astrée de toutes ces bergeres, & je vous remets l’offence receuë. Je pense, dit Hylas, que si vous me cognoissiez vous ne jugeriez pas que vous laissant prendre mon cœur, encore qu’il soit à une autre, je vous fasse quelque offence, car Hylas n’en a jamais donné d’avantage à personne, & toutesfois puis qu’il m’est si aysé d’effacer cette injure que vous pretendez avoir receuë de moy, je n’en veux point disputer, à condition que quand j’auray satisfait à vostre curiosité, en vous monstrant Astrée, vous ne desdaignerez de recevoir en don ce cœur que je vous presente, si vous ne le voulez point en larcin. Monstrez moy, dit la nouvelle bergere, quelle de toutes ces belles est Astrée, car considerant leurs beautez, je m’asseure qu’elle en est l’une, & apres nous parlerons à loisir du cœur d’Hylas, puis que vous vous nommez ainsi. Il est vray, dit Hylas, qu’elle y est, & parce que je crains que comme vous avez deviné qu’elle estoit icy, de mesme vous ne la recognoissiez sans moy, afin que vous m’en ayez l’obligation. La voyla, dit-il, monstrant Astrée, qui à peine se pouvoit garder de rire, non plus que le reste de la trouppe, voyant Hylas si aveuglé qu’il ne recognoissoit point Alexis, pour estre un peu desguisée par cet habit : elle alors s’approchant d’Astrée, la salua, & lui tint quelque discours de civilité, afin de tromper tant mieux Hylas, qui trouvoit cette estrangere de si bonne grace, qu’il ne pouvoit presque lui donner le loisir de dire les premieres paroles sans l’interrompre, la pressant de satisfaire aussi bien à ce qu’il lui avoit requis, qu’il avoit fait à ce qu’elle avoit desiré sçavoir de lui. Et comment ? mon feu serviteur, dit Phylis, que pensez vous que dira Stelle, si elle sçait que vous aymez cette belle estrangere ? Et que peut-elle dire, respondit-il, sinon que j’observe nos conditions, par lesquelles il m’est permis d’en pouvoir aymer une ou plusieurs autres aussi bien qu’elle, sans qu’elle s’en puisse offencer ? Et comment berger, dit la nouvelle bergere, vous pensez donc m’aymer en compagnie d’un autre ? Et que vous importe cela, respondit Hylas, si je ne laisse pas de vous aymer autant que vous voudrez ? Mais, adjousta-t’elle, vous en aymerés une autre avec moy ? Et si apres disner, dit Hylas, il y a de la viande de reste, voulez vous que nous la jettions au chien ? & de mesme, si apres vous avoir aymée autant que vous le voulez estre, j’ay encore de l’amitié de reste, pourquoy ne voulez vous pas que je l’employe à aymer celles qui en ont besoin ? Ha ! berger, dit l’estrangere, je ne veux avoir rien à partir avec une autre. Je desire que celui qui m’aymera, n’ayme que moy seule, & par ainsi vous estes en danger de n’avoir point de maistresse faite comme moy. Ni vous, dit Hylas, point de serviteur fait comme moy : Et puis que vous estes de cette humeur, je vous conseille de chercher Silvandre, car il est tel qu’il le vous faut. A propos, dit Philis, de Silvandre, nous ne le voyons point, qu’est-ce qu’il est devenu ce matin ? C’est bien vostre fortune, Hylas, qu’il ne se soit point rencontré icy, car il vous empescheroit bien de parler d’abord d’amour à ceste belle estrangere. Hylas vouloit respondre, mais Laonice prenant la parole, Non, non Hylas, ne laissez pas, dit-elle, de parler & de dire tout ce que vous voudrez, je m’asseure que d’aujourd’huy vous ne le verrés, & quand il seroit icy, je vous promets qu’il n’auroit pas le mot à dire, lui estant arrivé le plus grand malheur qu’il peut avoir, & que luy mesme s’est procuré sans y penser : Et qu’est-ce ? dict incontinent Diane : Il faut que vous sçachiez, respondit la malicieuse Laonice en sousriant, que Paris il y a quelque temps, rencontra un Chevalier estranger qui menaçoit grandement Thersandre, & parce que Silvandre se chargea d’en advertir Madonthe, ce matin il n’y a pas manqué, & elle crai- gnant que quelqu’un de ses parens ne la soit venuë chercher, (car elle est de l’une des meilleures maisons d’Aquitaine) elle a eu peur d’estre rencontrée, & que Thersandre estant recogneu ne receut quelque desplaisir en sa compagnie, de sorte qu’elle s’est resoluë de partir à l’heure mesme, & s’en retourner en Aquitaine, & m’a donné charge de vous venir faire à toutes ses excuses, de ce qu’elle n’a peu prendre congé de vous avant que de partir, vous suppliant de l’aymer, & de croire que jamais elle n’oublira les faveurs & les amitiez qu’elle a receuës le long de Lignon : mais le pauvre Silvandre voiant qu’elle s’en alloit il n’a pu cacher l’affection secrette qu’il lui portoit, & premierement il a fait tout ce qu’il luy a esté possible, pour lui persuader qu’elle devoit demeurer, & puis cognoissant que tout son bien dire estoit inutile, il lui a offert de l’accompagner, mais elle ne voulant à ce que je croy donner jalousie à son Thersandre, l’a refusé plus de cent fois : en fin ne pouvant obtenir cette grace d’elle, il s’est mis à genoux, lui a embrassé les jambes, avec des conjurations les plus extraordinaires que j’aye jamais ouy faire, & desquelles Madonthe ne se pouvant entierement ny honnestement deffaire, elle lui a permis presque par force de l’accompagner une partie du jour. Vous pouvez bien, lui disoit-il, me permettre ce peu de temps d’estre aupres de vous, pour l’eternel plaisir que vostre esloignement me laissera. Je pense dit Astrée, que vous vous moquez de dire que Silvandre ayme quelque chose, luy qui ne regarda jamais bergere que pour la fuir ? Pour la fuir, dit Hilas, & qu’appellés vous ce qu’il fait quand il est aupres de Diane ? O ! respondit Philis, ce n’est que par feinte. Non Hylas, reprit Laonice, Phylis a raison, ce n’est que par feinte ce qu’il fait envers cette bergere, car lui mesme l’a juré plus de cent fois ce matin, lors que Madonthe sur ce propos lui a dit, Et bien bien Silvandre, si mon absence vous donne de la peine, la presence de Diane vous consolera. Diane, a t’il respondu, merite mieux que mon service, aussi ne luy en ay-je jamais rendu que pour ne manquer à la gageure de Phylis, & pleust à Dieu qu’elle fust en vostre place, & vous en la sienne, vous verriez si je dis vray ou non : Philis qui recogneut bien que ce discours desplaisoit grandement à sa compagne, lui respondit, je ne croiray jamais que Silvandre ayme Madonthe, car il n’en a jamais fait semblant : Vous vous trompez, interrompit Diane, j’en ay veu des signes qui sont assez certains & pourquoy ne voulez vous qu’un jeune berger qui a de l’esprit, & du courage, ayme une fille tant aymable que Madonthe ? Et puis Laonice en parle comme sçavante l’ayant veu partir avec elle, apres l’en avoir requis avec tant d’instance. Et en effect, dit Astrée, est il bien vray, Laonice, que Silvandre a suivy Madonthe ? S’il est vray, respondit la fine bergere, croiriez vous que je le voulusse dire si je ne l’avois veu partir ? Et à quoy me serviroit-il de dire une chose que vous pouvez si aisément verifier, puis que si elle n’estoit pas vraye, ce seroit me faire recognoistre pour menteuse à trop bon marché ? Dieu le conduise, respondit Diane, & le reconduise quand il lui plaira : & à ce mot, faisant semblant de ne s’en point soucier, tourna les pas d’un autre costé, où Philis sans monstrer de le faire à dessein, la suivit quelque temps apres, mais non pas si tost toutefois que Diane n’eust commencé de se reprocher en elle-mesme l’inconstance de Silvandre. Et quoy, berger, disoit-elle sont-ce là les effects de l’Amour que tu me faisois paroistre ? sont-ce les eternitez de tes affections : & te devois-tu tant donner de peine, & à moy aussi, pour avoir la permission de me rechercher sous la couverture d’une feinte, pour incontinent me quitter pour Madonthe ? Tu as trop souvent & trop long temps blasmé l’inconstance de Hylas, pour en prendre si tost le personnage. Et parce qu’elle vid venir Philis, elle l’attendit, & d’abord qu’elle fut arrivée : Et bien, ma sœur, luy dit-elle, ne vous semble-t’il point que je sois meilleure maistresse que vous ne m’estimiez, quand vous me menaciez des importunitez de Silvandre ? N’est-il pas vray que j’ay bien trouvé le moyen de le divertir, & de luy faire prendre un autre dessein ? J’avouë, respondit Philis, que si Laonice dit vray, je ne fus jamais mieux trompée que je l’ay esté en ce berger, lui ayant veu faire des demonstrations d’une si grande passion, que j’eusse creu estre impossible qu’elle se peust jamais effacer : mais croyez vous que Laonice soit veritable : Je n’en doute aucunement, respondit Astrée, car outre ce qu’elle en a dit, j’ay remarqué que tousjours il a grandement affectionné Madonthe, & lors que Paris estoit en peine de lui faire sçavoir la rencontre qu’il avoit faite de cét estranger qui les menaçoit, Silvandre en prit la charge, mais sçavez vous avec quelle promptitude il s’y offrit ? Croyez ma sœur, qu’il fit bien paroistre la peur qu’il avoit que quelque autre se chargeast de lui rendre ce bon office. Et Dieu sçait, il n’y avoit personne en toute la troupe qui eust cette ambition, & il faut avouer qu’encore que cette fille soit belle & bien discrette, toutesfois à mes yeux elle n’a rien de trop aymable, & si j’estois homme je servirois beaucoup plustost plusieurs autres qui ne sont pas en effect si belles. Aussi n’avons nous veu personne qui l’ait aymée en tant de temps qu’elle est demeurée parmy nous, que Hilas & Silvandre : Mais Hilas parce qu’il n’y a rien qui ne lui soit bon, & Silvandre pour me desabuser, & vous aussi de l’opinion que nous avions qu’il eust quelque bonne volonté pour moy. Quant à moy, dit Philis, je suis bien de la mesme opinion que vous estes pour Madonthe, mais je ne sçaurois croire que Silvandre l’ayme, & pource que vous en avez remarqué, cela n’est qu’un effect de courtoisie envers cette estrangere. Et cette si ardante supplication de l’accompagner, repliqua Diane, que direz vous que c’est ? Je diray, respondit Philis, que c’est aussi par courtoisie : La courtoisie eust esté bonne de faire l’office que Laonice nous est venu rendre de sa part, ou quelque chose semblable, mais se jetter à genoux, pleurer à pleins yeux, & pour dire ainsi, jetter des seaux de larmes, & s’en aller presque par force avec elle, & nous laisser sans nous en rien dire, si vous appellez cela courtoisie, je ne sçay ce que vous nommerez Amour. Mais, dit elle, un peu apres : Je confesse qu’en cette action il m’a grandement obligée, parce qu’il est vray, quelque mine que j’en fisse, que sa continuelle recherche, la discretion avec laquelle il vivoit aupres de moy, mais plus la bonne opinion que j’avois conceuë de lui, me portoit insensiblement à lui vouloir du bien : Et je suis si beste quand j’ayme quelque chose, comme vous scavez en ce qui m’est arrivé de Philandre, qu’il m’est impossible d’aymer peu, de sorte que j’estois pour m’embarquer à bon escient en cette affection : Et Dieu sçait en quel estat il m’eust mise, pour peu qu’il eust attendu encores : j’aymerois mieux puis qu’il estoit de cette humeur, que lui & moy fussions morts, que si j’eusse retardé d’avantage à recognoistre son dessein. Philis qui voyoit bien que Diane aymoit ce berger, & qui prevoyoit aussi qu’elle ne s’en separeroit jamais, qu’avec de tres-mortels desplaisirs : Ma sœur, lui dit-elle ne croyons point si facilement le rapport de Laonice, attendons avant que d’en faire jugement, que Silvandre revienne, je veux croire que vous cognoistrez quand vous l’oyrez parler, qu’il n’a point de tort. Non, non, ma sœur, reprit incontinent Diane, ne parlons plus de cela; la pierre en est jettée, il pourra dire & faire ce qu’il luy plaira, & je sçay ce que j’en dois croire : Mais, ma sœur, repliqua Philis, oyez le avant que de le condamner ; Et quoy, ma sœur, dit Diane, ne sçavez vous point encores que jamais personne qui ait escouté Silvandre, ne lui donna le tort ? Non, ma sœur, si vous m’aymez lors que vous me verrez en cette volonté, je vous conjure de m’en divertir : Et parce que je me ressouviens qu’autrefois il a eu un bracelet de cheveux de moy, qui est celuy que je faisois pour vous, je vous supplie de le lui demander de ma part, aussi tost que vous le verrez, je scay que ces bergers de l’humeur dont il est, ont accoustumé de se prevaloir des avantages qu’ils peuvent par semblables finesses obtenir sur les bergeres peu avisées, si je puis je ne veux pas qu’il en fasse de mesme de moy. Philis qui cogneut bien que Diane estoit pressée du despit, & qu’il n’estoit pas temps de lui contrarier, se teut quelque temps apres lui avoir dit qu’elle le feroit aussi tost qu’il seroit revenu. Et alors qu’elles vouloient continuer leur discours, elles virent venir toute la troupe vers elles, mais de beaucoup augmentée, parce qu’Adamas, Daphnide, Alcidon, Paris, Hermante, Stiliane, & Carlis y estoient, & de plus Lerindas le messager de Galathée, qui ayant fait son message au grand Druyde, ne s’en estoit pas voulu retourner sans voir Astrée & Diane, de la beauté desquelles il ne pouvoit assez parler.

Mais Adamas estoit demeuré avec une grande peine, depuis qu’il avoit sçeu par Lerindas la volonté de Galathée, parce qu’il ne vouloit point luy desplaire, & il voyoit bien qu’il ne s’en pouvoit aller vers elle, sans emmener Leonide, & il craignoit que celle qui avoit veu Celadon vestu en Lucinde, ne le recogneust déguisé en Alexis. Cela fut cause que ne sçachant à qui en demander avis, sinon à Leonide, & à la feinte Druyde, il proposa à la Nymphe la peine où il en estoit. Leonide qui avoit l’esprit fort bon, luy respondit incontinent, Vous devez laisser icy Alexis & moy, car il est tres-asseuré que Galathée la recognoistra si elle la voit, & ce seroit une chose de trop grande importance pour la qualité que vous avez. Et il semble que Dieu vous monstre que vous le devez faire ainsi, puis que ce matin sans autre dessein que de passer son temps, vous voyez comme Alexis s’est vestuë en bergere, & cét habit l’a de sorte desguisée, que peu de personnes l’ont recogneuë, mesme Hylas qui la void tous les jours l’a mescogneuë, je m’asseure que Daphnide & Alcidon en ont fait de mesme, & ce qui est de plus d’importance, Lerindas : Si bien qu’il sera fort aisé à luy persuader, & à ces estrangers, que ce matin Alexis s’est trouvé mal, & que n’estant point sortie du lict, vous m’avez laissée aupres d’elle pour luy tenir compagnie : aussi bien n’ay-je pas grande envie de voir la Nymphe, tant qu’elle sera en l’humeur où je l’ay laissée. Mais si vous vous resolvez à ce que je dis, qui est ce me semble le seul moyen que vous avez pour ne laisser voir Alexis, il faut faire deux choses : L’une que cette nouvelle bergere se perde finement parmy la troupe, & s’en aille mettre en sa chambre, afin que Lerindas, ny Alcidon & sa suitte ne la recognoissent. Et l’autre, il faut que je face en sorte que ces bergeres qui sçavent qu’elle s’est revestuë de cette façon, vous supplient, mon père, de nous laisser icy pour quelque temps, puis qu’il semble qu’Alexis y reprend le bon visage que la maladie luy avoit osté, autrement si nous n’usons de cet artifice, elles pourroient entrer en doubte de quelque chose, & il n’est pas peut-estre encore temps que nostre dessein se descouvre. Adamas qui n’avoit point pris garde au desguisement d’Alexis, s’estonna de l’avoir luy mesme mescogneuë, & y ayant quelque temps pensé, trouva bonne cette opinion. Mais Alexis encores beaucoup meilleure lors qu’elle en fut advertie, tant parce qu’elle jugeoit bien que Galathée le recognoistroit, & elle eust mieux aymé la mort que de retourner entre ses mains, que pour le desplaisir qu’elle auroit de perdre si tost les extremes contentemens qu’elle possedoit auprez de sa bergere, de laquelle les baisers & les caresses ne pouvoient que luy estre tres-agreables, encores qu’elle ne les receust qu’au nom d’Alexis, se contentant en quelque sorte, puis que Celadon en estoit le porteur. Cela fut cause que tous trois y consentans, la chose fut bien promptement resoluë, & à mesme temps la nouvelle bergere se meslant parmy la troupe, quoy que Hylas eust bien souvent les yeux sur elle, si se déroba-t’elle enfin & de lui & de tous les autres, & s’alla renfermer dans sa chambre, où se deshabillant, non pas sans baiser mille fois chaque piece de l’habit qu’elle s’osta de dessus, elle se mit dans le lict, apres s’estre accommodé la teste comme si elle eust esté malade : O bien-heureux habit, luy disoit-elle en le posant sur la table, n’avez vous pas esté bien offencé contre moy, de vous avoir privé aujourd’huy du bon-heur que vous avez accoustumé d’avoir, & n’avez vous pas bien regretté le change que vous faisiés ? Je vous en demande pardon, ô trop heureux habit ! & je m’asseure que vous me l’acorderez, puis qu’il est impossible que vous sçachiez aimer, ayant si long temps embrassé ce beau corps, qui pour un moment qu’il a esté entre mes bras, m’a donné tant d’Amour, que je ne sçay comme je puis vivre parmi tant de feux & de flames, qui me bruslent. Et lors considerant qu’il parloit à une chose insensible, & qui jouissoit d’un bon-heur qui lui estoit inutile pour ne le sçavoir pas recognoistre, il ne se peut empescher de dire tels vers.


MADRIGAL.
Il est jaloux de l’habit de sa
Maistresse.

De cét heureux habit, je dis presque jaloux :
Rien jamais de parfaict ne se void entre nous.
Si comme vous j’avois entre mes bras ma belle,
Quel heur seroit le mien ?
Si vous mouriez d’Amour comme je meurs pour elle,
Quel seroit vostre bien ?
Mais le Ciel qui ne veut que quelque chose humaine
Soit parfaicte en tout poinct :
Ce qui defaut en vous est en moy pour ma peine,
Et veut qu’ayant mon bien vous n’en jouyssiez point.

D’autre costé Adamas ayant donné le bon-jour à Diane & à Philis, Je suis bien marry, leur dit-il à toutes, qu’il faille que je vous quitte plustost que je n’avois resolu. Mais belles bergeres, Galathée me mande que je m’en aille incontinent la trouver, & voicy Lerindas qui a juré de ne me point abandonner, que je ne sois aupres d’elle. Astrée qui ressentit le plus cette nouvelle : Et faut-il, dit-elle, mon père, que vous partiez si promptement ? n’y a-t’il point de moyen de prolonger un peu vostre retour ? Lerindas prenant la parole, Il ne sçauroit, dit-il, s’en aller si tost, ny estre si promptement pres de la Nymphe, qu’elle le desire, & que le temps ne luy en semble long. Ce n’est pas à vous Lerindas, respondit la bergere d’un visage peu fasché, à qui je parle, car je sçay assez que les messagers ont tousjours de la haste. Adamas recognoissant bien pourquoy elle le disoit, lui respondit en sousriant : Je ne puis, ma belle fille, retarder mon retour, parce que la Nymphe me mande qu’elle a promptement affaire de moy, & Lerindas m’a appris qu’il y a aupres d’elle un estranger duquel elle fait grand conte, peut-estre est-ce chose qui luy importe grandement, & à laquelle le retardement pourroit nuire beaucoup. La bergere en pliant les espaules se retira toute triste vers Leonide, qui lui faisoit signe du doigt : & cependant chacun reprit le chemin du logis, parce que le grand Druyde desirant de partir incontinent apres le disner, les pria tous de s’en vouloir venir, afin que Galathée n’eust pas occasion de l’appeler paresseux. De toute la trouppe il n’y en eust point de si estonné que Hylas, parce que voyant chacun prendre party, il vouloit se mettre avec la nouvelle bergere : mais apres l’avoir cherchée longuement en vain. Belle Nimphe, dit-il, s’addressant à Leonide, je vous supplie dites-moy si vous sçavez qu’est devenuë la bergere, à laquelle Adamas & vous parliez presque à cette heure ? Et à qui, res- pondit Leonide, l’avez vous donnée en garde ? A mes yeux, dit Hylas : C’est donc à eux, dit-elle à qui vous la devez demander, car nous qui n’en avons guere affaire, n’y avons pris garde. Je vous asseure respondit Hylas, que si elle ne revient plus, j’auray fait inutilement l’amas d’amour, qu’il me falloit employer pour l’aymer. Et quoy, reprit Leonide, estes vous si diligent à faire cette provision ? je pensois que vous missiez plus de temps à prendre des resolutions de telle importance ? Cela est bon pour Silvandre, dit Hylas en haussant & branlant la teste, qui pour un besoin feroit assembler tous les Ordres des Gaulois, pour deliberer s’il doit aymer. Quant à moy je resoudrois plus de semblables affaires en un jour, que luy en toute sa vie, car aussi tost qu’il voit une belle fille, il cherche en luy-mesme si elle a toutes les conditions qui lui sont necessaires pour estre aymable à son goust, il la trouvera peut-estre trop grande, ou trop petite, trop blonde on trop noire, trop blanche ou trop claire-brune, elle aura les sourcils trop blonds, ou les yeux non pas assez fendus, le nez trop long ou trop racourcy, la bouche trop ou trop peu renversée : le menton trop fendu, ou peut-estre lui defaudra-t’il la fossette aux deux jouës, tant il y regarde de pres, & si quelqu’une de ces choses lui deffaut, il ne l’aymera point, & en fera le desdaigneux : mais moy aussi tost qu’une fille se presente à mes yeux, & qu’elle leur semble belle, sans m’arrester à toutes ces petites particularitez, ny à tant rafiner la beauté, soudain ma volonté consent à l’aymer, & je cours incontinent aux provisions, & aux muni- tions necessaires pour attaquer ceste forteresse, ou pour le moins à ce qu’il faut pour l’acheter. Il me semble Hilas, reprit Leonide, que c’est ainsi qu’il faut faire, & puis que desja vous vous estes si bien pourveu pour ceste estrangere, je suis d’avis pour ne perdre pas la peine que vous y avez desja prise, que vous l’alliés chercher, cependant que cette bergere & moy nous entretiendrons un petit d’une affaire que nous avons.

A ce mot se retournans toutes deux de l’autre costé, elles s’escarterent un peu de la trouppe, afin de n’estre ouyes, & Leonide parla à la bergere de cette sorte : Vous avez ouy, ma belle fille, ce qu’Adamas a dit qu’il estoit contraint de s’en aller, & il faut de necessité qu’il le face, car autrement la Nymphe auroit occasion de s’en fascher, mais il faut que je vous die que je ne fus de ma vie en lieu d’où le depart me fut si ennuyeux, non seulement à moy, mais à Alexis aussi, que je n’eusse jamais creu pouvoir s’arrester en semblables lieux, si je ne l’eusse veu, car ayant esté nourrie continuellement dans les grandes assemblées & dans la confusion des affaires du monde, malaisément pouvoit-on s’imaginer qu’une vie solitaire & retirée comme celle-cy, luy peut estre agreable, & toutefois j’ay remarqué que depuis qu’elle est icy, elle a repris un si bon visage, qu’elle semble estre toute une autre, & cela je croy qu’il procede de l’amitié qu’elle vous a prise, qui est bien si grande, qu’hyer elle me juroit d’apprehender infiniment vostre separation. Madame, respondit la bergere, si ce bon-heur nous est arrivé, que vous ayez eu agreables nostre vie & nos passe-temps de village, je puis bien dire avec verité, que c’est le plus grand que nous puissions avoir jamais, puis qu’il n’y a une seule de nous qui ne soit tellement rendue vostre servante, & de la belle Alexis, qu’il n’y a rien que nous ne fissions pour nous continuer l’honneur de vostre compagnie, & pour mon particulier, je puis dire que mon affection me donne de telle sorte à la belle Alexis, que je vous proteste, Madame, & prends le Ciel pour tesmoing, & les deitez qui vivent dans ces bocages, que je tiendray à jamais le serment que j’en ay fait. Je vous proteste, dis-je, Madame, qu’il n’y a rien au monde qui me puisse separer d’elle, pourveu qu’elle l’air agreable, & sur ce propos je vous supplieray de m’y vouloir assister de vostre faveur, & envers elle, & envers Adamas, car je suis resoluë de la suivre à Dreux, & vers les Carnutes, lors qu’elle s’en retournera. Ce n’est pas là la plus grande difficulté, dit Leonide, car je vous donneray un bon moyen pour y faire consentir & l’un & l’autre, la plus grande peine est à faire resoudre vos parens : O Madame ! s’escria la bergere, ne vous souciez point de cela, je sçay bien ce que j’ay affaire : vous sçavez qu’il a pleu à Dieu de me laisser sans pere, mere, ny frere : quant à mon oncle Phocion, & dequoy se peut-il douloir de ma desobeissance, puis que je diray que c’est pour me mettre parmy les filles Druydes, & puis-je estre taxée de cette resolution ? nullement, Madame, n’y ayant rien de si juste que de nous donner nous-mesmes à celui qui nous a donné tout ce que nous avons : si c’estoit pour épouser quelque berger, on me pourroit taxer de trop d’amour, ou d’estre volontaire : mais pour me resigner en une si bonne compagnie entre les mains du grand Tautates, je ne crains point d’en estre blasmée, & seulement je vous supplie, grande Nymphe, me vouloir apprendre les moyens qu’il me faut tenir pour y faire consentir Adamas & la belle Alexis. Je le vous diray, respondit Leonide, & je le vous faciliteray tant qu’il me sera possible : Adamas ayme extremement Alexis, & de telle sorte, qu’il n’y a rien que cette fille ne puisse aupres de son pere, je vous conseille donc d’acquerir ses bonnes graces, mais que dis-je acquerir, vous les avez desja sans doute toutes acquises, il faut seulement que vous efforciés de luy rendre vostre compagnie si agreable, que la separation lui en soit si fascheuse, qu’elle mesme, comme elle commence desja de faire, ressente la premiere le desplaisir de vostre separation. Il vous sera fort aysé, vous aymant desja si fort que je ne sçay si vous la surpassez : mais le meilleur moyen c’est de vous tenir le plus pres d’elle qu’il vous sera possible, & ne l’esloigner qu’à toute force : que si c’est vostre dessein, je suis d’advis & je sçay que vous luy ferez plaisir, que vous suppliez Adamas de nous laisser icy elle & moy encores pour quelques jours, ce que vous pouvez demander sous sa feinte maladie, car voyant qu’elle n’avoit pas envie de s’en aller si tost de ce beau lieu, je luy ay donné conseil de se retirer, & faire semblant d’estre malade, pour avoir excuse de demeurer, & vous voyez qu’il semble que la fortune vous y vueille favoriser, puis qu’Alexis s’estant ce matin vestuë de vos habits, sans au- tre dessein que de passer son temps, elle a toutesfois donné couverture à vostre demande, par ce qu’il y a peu de personnes qui l’ayent recogneuë pour Alexis, & la plus part croyent qu’elle se trouve mal ; & quoy qu’Adamas sçache bien que cela n’est pas, toutefois il sera bien aysé de faire semblant de le penser, pour avoir excuse de ne la point emmener vers Galathée, car il y a long temps qu’elle desire de la voir, & la retirer aupres d’elle, mais Adamas ne le veut pas, ayant dessein qu’elle continuë de vivre comme elle a commencé, puis que Tautates monstre de l’avoir si agreable par tous les sacrifices qu’il luy a fait pour ce subject : vous voyez, belle bergere, comme je vous parle ouvertement de toutes choses, je le fais, parce que je vous estime tant, que je voudrois vous voir entierement contente, s’il m’estoit possible, mais je vous supplie de ne me deceler point, afin que je puisse continuer à vous donner les advis que je croiray pouvoir conserver ou accroistre vostre contentement : Il seroit mal-aysé de redire les remerciemens que cette bergere rendit à Leonide, ny les asseurances de service, qu’elle luy fit, avec tant de sermens de ne parler à personne, de tout ce qu’elle luy diroit, que si la Nymphe n’avoit point encores recogneu l’affection que cette bergere portoit à la Druyde, il luy eust esté impossible de n’en estre tres-asseurée. Et parce que discourant de cette sorte, elles s’estoient esgarées un peu du droit chemin, & que desja la trouppe s’estoit fort avancée, elles voulurent prendre un sentier qui leur pouvoit faire gaigner le devant, mais de fortune elles ouyrent une voix que la bergere Astrée recogneut incontinent, pour estre celle de Calidon, & parce qu’elle voulut se destourner, pour ne le rencontrer, lui semblant que de l’escouter, elle offenceroit la mémoire de Celadon, Leonide s’en prit garde, & ayant sçeu que c’estoit ce berger, lequel Phocion lui vouloit faire espouser : Oyons, dit-elle, ce qu’il chante, car je m’asseure que c’est pour vous, & nous pourrons passer dans le bois sans estre veuës de luy, lors que nous voudrons. Vous perdrez inutilement du temps, dit Astrée, car malaisément peut-il rien dire qui vaille sur un si mauvais subjet. Leonide ne lui respondit rien, parce qu’elle voulut escouter Calidon, qui en mesme temps commença de chanter ainsi.


STANCES,
Qu’il ne veut plus aymer.

I.

Rompons nostre prison, delivrons nous mon cœur,
Du lien qui nous serre.
Et pour monstrer qu’amour n’est plus nostre vainqueur
Foulons-le contre terre.

II.

Foulons-le sous les pieds, & fuyons desormais
La bonte du servage.
Sans que cette beauté puisse esperer jamais
De changer mon courage.

III.

Elle a veu mes deux yeux pour pleurer mes malheurs.
Sembler à deux fontaines :
Et ma voix ne trouver passage entre mes pleurs,
Qu’à souspirer mes peines.

IV.

Elle a veu que chacun considerant ma foy,
Et son humeur cruelle
Blasmoit esgalement l’excez d’Amour en moy,
Et le deffaut en elle.

V.

Elle a veu que l’Amour m’a reduit à tel poinct,
Que j’avois plus d’envie
De mourir en l’aymant, qu’helas je n’avois point
De conserver ma vie.

VI.

Mais que n’a-t’elle veu, la cruelle qu’elle est
De mon cruel martyre ?
Que n’en a-t’elle veu ? mais qu’en a-t’elle faict
Autre chose qu’en rire ?

VII.

Elle a ry sans pitié des maux que j’ay soufferts,
Et d’une humeur depite :
S’il s’en fasche, dit-elle, il peut rompre ses fers.
Quand à moy je le quitte.

VIII.

Quelle force luy fais-je, & pourquoy sans raison
Dit-il que je l’outrage ?
Puis que quand il voudra j’ouvriray sa prison,
Qu’il sorte du servage.

IX.

Ouy cruelle beauté, ces fers dont je me plains,
Et qu’à tort on méprise,
Par un puissant despit me sont tombez des mains,
Et je suis en franchise.

X.

Je pensois en l’aymant qu’un subjet tout divin
Eust faict naistre ma flame,
Mais son cruel mespris m’a fait cognoistre en fin
Que j’aymois une femme.

XI.

Femme qu’on ne sçauroit qu’à soy-mesme égaler,
N’ayant point de seconde :
Femme que sans outrage on peut bien appeller
La plus femme du monde.

XII.

Adieu donc pour jamais-trop insensible esprit,
Ma flame est estouffée,
Victorieux j’appens à mon juste despit
Ton Amour pour Trophée.

Je sçavois bien, adjousta incontinent Astrée, que vous perdriez inutilement le temps à l’escouter. Il me semble, dit la Nymphe, qu’il n’est pas peu en colere ? Y puisse-t’il demeurer eternellement, respondit la bergere. Et à ce mot, se tournans toutes deux un peu à main gauche, elles continuerent leur chemin.

Cependant Paris ayant bonne memoire du conseil que Leonide luy avoit donné, de demander à Diane la permission de parler à ses parens de la volonté qu’il avoit de l’espouser, & sçachant qu’Adamas s’en devoit aller vers Galathée, incontinent apres disner, il ne voulut perdre l’occasion qui se presentoit. Car de fortune Diane s’estoit trouvée toute seule en s’en retournant. Et encores que Paris la vit avec un visage assez triste, si est-ce qu’il ne fit difficulté de s’approcher d’elle, apres toutefois avoir faict ses veux à ce Tautates Amour que Silvandre lui avoit dit, & au grand Bellenus, afin qu’ils luy fussent favorables en cette entreprise où il s’alloit mettre, & qu’il croyoit la plus perilleuse où il fut jamais. La prenant donc sous les bras, il luy dit : Vous voyez belle bergere que mon pere s’en va incontinent qu’il aura disné, & que je suis contraint de l’accompagner : Quel contentement ordonnez-vous que j’emporte avec moy, afin qu’il vous puisse conserver en vie le plus fidele serviteur que vous aurez jamais ? Et quel le voudriez-vous, respondit la bergere, non pas en la qualité que vous dites, mais en celle de la personne que j’honore le plus ? En la qualité que vous dites, respondit incontinent Paris, je n’en veux point que la mort : je veux dire que s’il ne vous plaist de me recevoir pour celuy que je vous suis, je vous supplie de commander que je meure, car aussi bien n’auray-je jamais que des peines & des tourments. Or voyez à quoy le despit peut porter le cœur d’une fille pour sage qu’elle soit. Diane comme si elle eust voulu se venger de Silvandre par son propre dommage : Je vous estime tant, luy dit-elle, & j’ay vostre vie si chere, qu’il y a fort peu de choses que je ne fasse pour la vous conserver : Dites moy en la qualité que vous voulez quel est le contentement que vous desirez de moy ? Que vous me permettiez, repliqua Paris en luy baisant la main, de vous demander à vos parens pour ma femme, comme celle que je veux aymer & honorer toute ma vie, & à qui vous voulez que je m’adresse. Bellinde respondit Diane, c’est ma mere, & c’est la seule qui peut disposer de moy, & je vous donne toute la permission que vous en desirez.

Diane dit promptement & briefvement ce peu de mots, imitant en cela ceux qui prennent une medecine, qui se hastent le plus qu’ils peuvent de l’avaller, car jamais elle ne dit parole plus à contrecœur, ny en laquelle elle se fit plus de force : mais pour faire desplaisir à Silvandre, elle voulust bien se priver à jamais de toute sorte de contentement : tant la passion occupe les forces de l’entendement, & les empesche de discerner ce qui se doit faire, puis que si cette bergere eust bien pensé à ce qu’elle permettoit, jamais elle n’y eust consenti : car si Silvandre ne l’aymoit point, elle ne lui faisoit point de desplaisir de se donner à un autre, & s’il l’aymoit, pourquoy lui vouloit-elle rendre ce desplaisir ? car elle ne donnoit cette permission à Paris, que d’autant qu’elle se pensoit venger de Silvandre, & vouloit bien se rendre à jamais malheureuse, pourveu qu’elle sceust qu’il eust quelque regret de la voir posseder à un autre, & en cecy Paris espreuva bien qu’il y a des heures ausquelles les femmes ne peuvent guere refuser, & que celuy se peut dire heureux, qui les sçait mieux choisir, ou qui par prudence ou par fortune les rencontre. Les remerciements qu’il fit à la bergere furent tres-grands, mais inutils, d’autant qu’elle estoit tellement hors d’elle mesme, qu’elle n’en entendit pas une parole : au contraire aussi-tost que l’on fut arrivé au logis, elle se desroba, & sans qu’on s’en aperceut, se retira en sa cabanne toute seule, où donnant la permission à ses yeux de pleurer, elle ne cessa de tout le reste du jour, apprenant bien à ses despens, que quelque fois nous aymons plus que nous ne pensons pas, & que nous n’en prenons jamais mieux la cognoissance que par quelque mespris imaginé de la personne aymée, ou quand quelque contrainte nous prive de sa veue & de sa presence.

Adamas cependant ayant sçeu par les chemins qu’Alexis se trouvoit mal, afin de mieux déguiser son dessein, supplia Daphnide & Alcidon de lui permettre d’aller voir quel estoit son mal, feignant d’en estre en grande peine pour la haste qu’il avoit de partir. Et parce que l’un & l’autre l’y voulut accompagner, soudain Astrée & Leonide s’avancerent pour l’en advertir, & la trouvant au lict, fermerent les fenestres, & rendirent de sorte la chambre obscure, qu’il estoit impossible de remarquer son visage : Et elle feignant d’avoir un grand mal de teste, lors qu’Adamas luy dit qu’il estoit contraint de partir, parce que Galathée le luy ordonnoit ainsi, elle feignit de se vouloir efforcer, & que son mal n’estoit pas si grand, qu’elle ne le peust bien suivre : Mais Astrée alors s’avançant supplia Adamas de ne vouloir point permettre à sa fille de marcher au grand chaud, qu’ayant cette migreine, le Soleil infailliblement la luy redoubleroit, & qu’au contraire un peu de repos lui redonneroit la premiere santé : Que tous ceux de leur hameau auroient un grand regret s’ils sçavoient qu’elle fust partie en cet estat : mais qu’elle particulierement & Phocion penseroient avoir receu un grand outrage, s’ils la voyoient sortir de leur maison avec du mal, qu’à la verité elle ne seroit pas si bien que chez son pere, que toutefois l’on ne manqueroit ny d’affection, ny de soin à la servir avec toutes sortes de remedes : & qu’afin qu’il y eust quelque tesmoing de ce qu’elle promettoit, elle le supplioit de vouloir aussi laisser la Nymphe Leonide pour luy tenir compagnie. A cette supplication se joignirent aussi celles du venerable Phocion, qui luy monstra le danger qu’il y avoit pour Alexis de se mettre aux champs avec cette douleur de teste, qu’il se sentiroit grandement obligé de lui pouvoir rendre ce petit service, & bref y adjousta tant de considerations, qu’Adamas fust aisément persuadé de leur laisser cette feinte Druyde, monstrant toutesfois d’en avoir bien du regret, tant pour la doute de son mal, que pour la crainte de leur donner de l’incommodité : mais Phocion ayant respondu à toutes ces choses, avec des paroles pleines de civilité & d’affection, Adamas luy dit, qu’il la luy laissoit, & Leonide aussi, afin qu’il en disposast à sa volonté, leur commandant à toutes deux de s’en venir aussi tost que la Druyde seroit guerie, & puis s’approchant du lict, & prenant Leonide par la main, leur dit fort bas, qu’aussi tost que Galathée seroit passée, il les envoyeroit querir par Paris, ou luy-mesme y viendroit, & ayant sçeu que la viande estoit sur la table, il laissa la feinte malade, & incontinent apres le disner, remerciant Phocion, & Astrée, il s’en alla avec Daphnide, Alcidon, & le reste de leur trouppe, non pas sans que Daphnide ne fist à son depart de grandes asseurances de sa bonne volonté à toutes ces belles bergeres, & Alcidon aussi, jurant n’avoir jamais tant envié les plus heureux qu’ils eussent veus aupres du grand Eurich, que ces bien-heureux bergers & bergeres de Lignon, & qu’ils s’en alloient pleins d’admiration des beautez & de la discretion des bergeres, & de la civilité & douce conversation des bergers.

Mais Paris qui ne vit point Diane parmy la trouppe en demanda des nouvelles à Philis & à Astrée, qui luy respondirent qu’elle avoit eu peut-estre quelques affaires en sa maison : ce qu’oyant Adamas, & ces estrangers, ils prierent ces belles filles de la vouloir asseurer du regret qu’ils avoient de ne pouvoir prendre congé d’elle, & que s’ils pouvoient ils ne partiroient point de cette contrée sans avoir le bien de les revoir encore une fois.

S’estans donc separez de cette sorte, & ceux qui estoient venus accompagner le Druyde s’en estans aussi retournez, Paris qui ne vouloit point de dilayement en l’affaire qu’il avoit entreprise, s’approchant du sage Adamas, le supplia de trouver bon, que par les chemins il peust communiquer une chose qui luy estoit advenuë avec Diane. Adamas se doutant à peu prez de ce que ce pouvoit estre, luy respondit qu’il l’auroit agreable : mais Paris ayant eu ce congé ne sçavoit pas où commencer, & demeurant long-temps sans dire un mot, Adamas qui cogneut bien que l’amour estoit cause de son silence. Et bien Paris, dit-il en sousriant, n’avez vous autre chose à me dire ? Paris alors ouvrant deux ou trois fois la bouche, & rougissant & tremblant ne sçavoit ce qu’il avoit à dire. J’entends bien, luy dit Adamas pour le mettre hors de peine : que vous estes amoureux de Diane, mais ayme-t’elle aussi Paris, ou n’est-ce point Silvandre qui tient la place que vous voudriez avoir ? Ces paroles luy donnerent la hardiesse de respondre, Que veritablement il craignoit d’avoir manqué envers le Druyde s’estant laissé aller à l’affection de cette bergere sans luy en avoir demandé congé, mais qu’au commencement il ne pensoit pas de s’affectionner de la sorte qu’il s’estoit trouvé pris, & que depuis ayant veu qu’il auroit agreable qu’il s’habillast en berger, & qu’il vit ordinairement cette bergere, il avoit creu que de mesme il appreuveroit cette affection, qui en fin estoit parvenuë à une telle grandeur, qu’il lui estoit impossible de vivre, s’il n’en avoit le contentement que desirent ceux qui ayment passionnément : que cela avoit esté cause que se souvenant que ces bergeres & bergers estoient des plus anciennes & honorables maisons de la contrée, il avoit eu opinion qu’il ne feroit d’outrage à sa maison, quand il espouseroit Diane, & qu’en fin l’Amour l’avoit forcé de le luy dire : Et que vous a-t’elle respondu ; dit incontinent Adamas ? Que Bellinde, dit-il, estoit sa mere, & que c’estoit la seule qui pouvoit disposer d’elle. Alors le Druyde luy dit : Il y a long temps que j’ay recogneu que vous aymiez cette bergere, & si j’en eusse desapreuvé l’alliance, je vous eusse def- fendu de la voir : vous avez fort bien jugé que vous en permettant la pratique, je voulois de mesme tout ce qui s’en pouvoit ensuivre : Je louë ce mariage non seulement pour la qualité de Diane, car il faut que vous sçachiez qu’elle & Astrée sont des meilleures & plus anciennes maisons non seulement de cette contrée, mais de toutes les Gaules, & qu’Amasis mesme ne refuseroit pas d’avouër de leur appartenir, quand elle seroit informée de la race dont elles viennent, mais encores la vertu & la modestie de cette bergere est telle que j’estimeray heureux qui l’espousera, je ne parle pas de sa beauté, parce que c’est une moindre des conditions qu’il faille rechercher en une femme pour l’espouser : Et toutefois quand elle s’y rencontre elle n’est pas à refuser, comme en celle-cy, qui se peut dire l’une des plus agreables bergeres de Lignon, & quand je dis de Lignon, j’entends de toute l’Europe. C’est pourquoy non seulement je vous en donne tout le congé que vous sçauriez desirer, mais je vous conseille de ne perdre une minute de temps, & parce que je vay passer à Bon-lieu, où peut estre Galalathée m’arrestera tout le jour, je suis d’advis que sans perdre temps vous alliez chez moy donner ordre à vostre voyage, & soudain que j’y arriveray j’escriray un mot à Bellinde que vous porterez, afin qu’elle recognoisse qui vous estes, & qu’elle vous traitte comme je desire. A ce mot, Paris luy baisa la main pour remerciement de cette grace, & prenant congé de lui, de Daphnide, d’Alcidon & du reste de la compagnie, il prit à main gauche le long des prez, & s’en alla chez Adamas plein de joye & de contentement.

Fin du II. livre.

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LE
DOUZIESME LIVRE
DE LA TROISIESME
PARTIE DE L'ASTRÉE
De Messire Honoré d’Urfé.


La Nimphe Galathée & Damon, incontinent apres disner, partirent de Bon-lieu pour aller trouver Amasis, qui impatiente, ou plustost pressée des nouvelles qu’elle avoit receuës leur avoit encores renvoyé un autre Chevalier afin de les haster, qu’ils renvoyerent incontinent pour l’advertir qu’ils seroient pres d’elle aussi tost que le Chevalier. Et cela fut cause qu’Adamas estant party plus tard d’auprez de ces gentils bergers, & belles bergeres, il ne la peut trouver au temple de la bonne Deesse ainsi qu’elle le desiroit grandement, mais luy qui estoit soigneux de luy rendre toute sorte de devoir comme à sa Dame, sçachant qu’elle estoit partie il n’y avoit pas long temps, supplia Daphnide, & Alcidon, de trouver bon de continuer le voyage, & qu’il envoyeroit Lerindas vers la Nimphe pour l’en advertir, qu’il s’asseuroit qu’elle leur feroit l’honneur de les attendre, & les prendre dans son chariot. Ces estrangers qui ne vouloient lui desplaire en chose quelconque, se mirent incontinent en chemin, & Lerindas par le commandement du Druyde se mit à courre pour l’atteindre. Cependant la Nimphe & Damon faisoient leur voyage, parlant de diverses choses lors que le chemin le leur permettoit, car le Chevalier, fust par fortune ou à dessein, n’avoit voulu entrer au chariot, mais estoit armé & alloit à la portiere sur un tres-bon cheval que la Nimphe lui avoit envoyé, luy semblant qu’estant seul aupres de ces belles Dames, il falloit qu’il fust en estat de les pouvoir deffendre, & cela avoit esté cause que ce jour il portoit son habillement de teste & son escu, qu’il souloit les autres fois laisser à son escuyer. Marchant donc de cette sorte, lorsqu’ils eurent passé le pont de la Bouteresse, & qu’ils entrerent dans un bois qui est le long du grand chemin, & tout aupres de la maison du sage Adamas, Halladin qui estoit assez loing derriere le chariot de Galathée, vit sortir à l’impourveuë trois Chevaliers hors du bois entre luy & Damon, qui tout à coup baissans leurs lances, s’en allerent à course de cheval contre son maistre : le fidelle Escuyer voyant ces gens, ne peut en advertir Damon sinon en luy criant le plus qu’il peut qu’il se print garde : Le Chevalier au cry de son Escuyer, tourna la teste, & à mesme temps vit desja si pres de luy les trois Chevaliers, que tout ce qu’il peut faire fut de leur tourner le visage, mettre la main à l’espée, & se couvrir bien de son escu : mais à peine ceux-cy estoient sortis du bois, que Galathée en vit autres trois, qui à toute bride vindrent comme les autres attaquer Damon : elle qui n’avoit encore aperceu que ceux-cy, se mit à crier, & les Nimphes aussi qui estoient dans son chariot, ce qui fut cause que le Chevalier faillit d’estre porté par terre, parce que tournant la teste vers elles, il fut en mesme temps attaint de deux lances qui le trouvant un peu tourné en arriere faillirent de le desarçonner. Le troisiesme qui venoit un peu apres les autres, receut pour tous trois, car Damon en colere de se voir si indignement traitter, lui donna un si grand coup sur l’espaule, qu’il luy avala presque tout le bras gauche, si bien que de douleur il tomba entre les pieds de son cheval. Mais parce que le Chevalier oyoit tousjours redoubler les cris des Nimphes, tournant tout à fait vers elles, il se rencontra avec les autres trois Chevaliers, qui plus avisez que les premiers, donnerent tous trois dans le corps de son cheval, de telle sorte qu’avec trois tronçons de lance, il fut contraint de tomber, donnant si peu de loisir à son maistre, que tout ce qu’il peut faire fut de sortir à temps les pieds des estrieux. Sautant donc hors de la selle, & se voyant attaqué de cinq tout à la fois : il pensa que le meilleur estoit de se tenir aupres de son cheval mort, pensant empescher les autres de le fouler aux pieds, mais ceux qui l’attaquoient voyant que leurs chevaux faisoient difficulté de s’en approcher, trois mirent pied à terre, & deux demeurerent à cheval, & tous cinq ensemble s’en vindrent contre luy d’une façon si resoluë qu’il cogneut bien avoir une forte partie. Luy toute- fois qui avoit souvent couru semblables fortunes, se resolut de leur vendre sa vie bien cherement, & ainsi d’abord qu’il les vit venir à luy, il s’avança contre ceux qui estoient à pied, & au premier qu’il rencontra il donna un si grand coup sur la teste, que les armes se trouvant bonnes, & l’homme n’ayant pas la force de soustenir la pesanteur du coup, il se laissa cheoir à la renverse tout estourdy, & donna un si grand coup contre une pierre, que le heaume lui sortit de la teste, de sorte que le combat se faisant fort pres du chariot de Galathée, elle & ses Nymphes recogneurent facilement ce soldurier pour l’avoir veu souvent avec Polemas, qui leur fit juger que cette trahison venoit de lui, & cela fut cause que toutes ces Nymphes lui conseilloient de ne s’arrester point là : mais de faire chemin, cependant que ces solduriers estoient occupez contre Damon : Mais la Nimphe respondit qu’on ne diroit jamais qu’elle eust laissé un si gentil Chevalier dans un peril dont elle pensoit estre la cause. Cependant qu’elles parloient ainsi, elles virent que les [deux] qui estoient demeurez à cheval, aussi tost que Damon avoit éloigné le sien l’estoient venu attaquer, & qu’au premier le Chevalier avoit mis l’espée dans le poitral jusques à la garde, mais le second ne perdant point le temps avoit heurté si rudement Damon, qu’il l’avoit estendu de son long en terre, non pas toutefois sans vengeance, car il avoit donné au deffaut de la cuirasse de la pointe de l’espée si avant dans le petit ventre du soldurier, qu’il estoit tombé mort à trois ou quatre pas de là. Des six il n’en restoit plus que trois qui fussent en estat de l’offen- cer & tous à pied, mais si opiniastres à finir leur dessein, que deux tout à coup se jetterent sur luy aussi tost qu’il fut tombé, & quoy qu’il fust d’une extreme force & qu’il se debattist & fit tout ce qu’il peut pour se relever, si lui estoit-il impossible ayant ces deux hommes forts & puissans dessus lui, & sans doute le troisiesme qui s’estoit démeslé de son cheval, eust bien eu le moyen de le tuer, s’il n’eust eu peur de blesser ses compagnons que Damon tenoit embrassez, & toutefois il luy estoit impossible d’éviter la mort, car celui-cy lui alloit cherchant les deffauts, lors qu’un berger & une bergere arriverent en ce lieu, & le berger voyant l’outrage que tant de personnes faisoient [à] un seul : Et pourquoy, dit-il à l’Escuyer, ne deffendez vous vostre maistre ? Il jugeoit bien que c’estoit l’Escuyer de celui que l’on traittoit si mal par le desplaisir qui se voyoit en son visage. Helas dit l’Escuyer, je voudrois bien, mon amy, qu’il me fut permis, mais je n’ay point encore l’ordre de Chevalerie, & si j’avois mis les mains aux armes contre un Chevalier, je serois incapable de recevoir jamais cét honneur. Que maudite soit, dit-il, la consideration, qui vous empesche de secourir au besoin vostre maistre ; Et à ce mot, prenant l’espée & l’escu d’un Chevalier mort, il courut contre celui qui alloit tastant les deffauts des armes de Damon, & apres lui avoir crié qu’il se gardast de lui, lui deschargea deux si grands coups sur l’espaule, qu’il le contraignit se sentant blessé, de tourner vers lui, mais si mal à propos, que le berger le prenant à descouvert, lui donna de la pointe de l’espée sous le bras droict, si avant qu’elle lui sortit de l’autre costé du corps, de sorte qu’il tomba mort tout aupres de ses compagnons : Le bruit & le cry qu’il fit en tombant, estonna grandement ceux qui estoient sur Damon, & l’un d’eux voyant que c’estoit une personne desarmée qui avoit donné ce secours ; il dit à son compagnon qu’il gardast bien que celuy-cy n’eschappast, & qu’il alloit chastier celuy qui avoit tué leur amy par derriere, & s’adressant au berger il le chargea de coups si furieux, qu’ayant l’advantage de combatre armé contre un qui ne l’estoit point, il le blessa de deux ou trois grandes playes dans le corps, non pas que le berger ne se deffendit, & fort genereusement & avec beaucoup d’adresse, mais tous les coups desquels l’autre le frappoit, l’espée qui ne trouvoit point de resistance luy faisoit de tres-grandes blessures. Damon cependant n’ayant plus à faire qu’à un Chevalier, encore qu’il fut blessé en deux ou trois lieux dans les cuisses, si l’eust-il bien tost mis sous luy, & à mesme temps luy enfonçant un petit poignard dans les ouvertures de la visiere qui estoit à demy rompuë, il l’estendit mort en terre, & soudain s’en courut vers le berger qui l’avoit secouru : mais parce que son heaume ayant les courroyes toutes rompües, de force de s’estre debattu en terre, luy estoit tourné en la teste, & l’empeschoit de bien voir de peur de perdre trop de temps à se le racommoder, il l’osta du tout, & s’en courut la teste toute nue vers ce Soldurier, qui alors méme avoit donné un si grand coup au berger, qu’il alloit chancelant pour tomber : mais Damon qui arriva ainsi qu’il se démarchoit pour le poursuivre, luy donna si à propos entre la teste & les espaules qu’il la lui separa du corps, & à mesme temps le pauvre berger ayant veu faire sa vengeance, tomba de son long en terre presque mort : la bergere accourut incontinent vers lui, & se jettant en terre le mit sur son giron tout sanglant, si pleine de desplaisir de le voir en cét estat, qu’elle eust voulu estre en sa place. Damon s’avançoit pour lui aller ayder, lors que Galathée lui cria qu’il prit garde à celui qui l’attaquoit, & sans doute le Chevalier eust esté en grand danger de sa vie, sans le cry de la Nymphe : car ayant opinion que tous les six Solduriers fussent morts, il ne se prenoit pas garde que celui qui estoit demeuré esvanoüy s’estoit relevé, & s’en venoit par derriere lui deschargeant un grand coup sur la teste, qu’estant nuë il luy eust fenduë jusques aux dents, mais tournant le visage du costé du cry, il vit tout aupres de lui cet homme qui l’espée droicte le frappa d’un si pesant coup qu’il lui couppa l’escu en deux, en faisant cheoir une grande partie en terre ; & parce que c’estoit un tres-vaillant homme, & qui combatoit comme une personne desesperée, le combat fut fort dangereux pour Damon, qui desja blessé en deux ou trois lieux, ne pouvoit se servir de son adresse & de sa legereté comme de coustume, toutefois à la fin il en vint à bout, & lui donnant de l’espée dans le gosier, le lui couppa, de sorte que le sang incontinent l’estouffa.

Cependant Adamas arriva sur le mesme lieu, & Alcidon & Hermante voyant tout ce spectacle, & croyant qu’il y eut encore quelque chose à faire, se saisirent promptement chacun d’une espée & d’un escu des morts, & s’en coururent vers le chariot de la Nimphe pour la deffendre, & se mettant au devant d’elle demeurerent en estat, qui faisoit bien juger qu’ils sçavoient bien faire autre mestier que celuy de berger. Quant à Adamas, s’approchant de la bergere, & voyant le berger qu’elle tenoit en son giron si fort blessé, avec son aide il le deshabilla pour lui bander ses playes, ce qu’il achevoit de faire lors que la Nimphe ayant veu la fin de ce Soldurier alloit vers Damon pour sçavoir comment il se portoit. Le Chevalier qui avoit bien veu que celuy qui l’avoit secouru estoit en mauvais estat, soudain accourut vers lui pour luy donner quelque secours, mais il trouva qu’Adamas luy avoit desja bandé ses playes, & que la bergere lui tenant la teste appuyée estoit toute couverte de larmes, & sans oster les yeux de dessus luy, pleine de douleur & de déplaisir, le voyoit tendre à la mort. Le berger sentant bien que sa fin s’approchoit, essaya deux ou trois fois de tourner la teste pour la voir, mais estant estendu de son long & couché tout au contraire, il luy fut impossible, & toutefois sentant les larmes qui luy couloient sur le visage : Consolez-vous, luy dict-il, Madame, & ne craignez point que celuy qui est juste juge de tous, ne vous prouvoye de quelqu’un en ma place pour vous reconduire en vostre patrie, j’emporte ce seul regret avec moy dans le tombeau, de vous laisser en cette contrée, & esloignée, sans voir personne aupres de vous qui ait le soing que j’ay eu de vous servir jusques icy : Mais je sçay que Tautates nous escoute & qu’il me fera ceste grace de ne vous laisser point seule dans ces bois si dangereux. Il vouloit parler d’avantage, mais la foiblesse l’en empescha, & la bergere alors, Et quoy, dit-elle, as-tu bien le courage de m’abandonner à ce besoin, & de me laisser seule apres m’avoir tant de fois promis que jamais tu ne partirois d’aupres de moy, que nous n’eussions trouvé le Chevalier que nous cherchions ? Est-ce ainsi que tu me tiens ta promesse, me delaissant dans ces bois effroyables, sans aide, sans secours, & sans support ? Madame, respondit le berger, ne m’accusez point de la force que le destin me faict, je proteste le Ciel & tout ce qui nous void & nous entend, que mon dessein ne fut jamais de vous éloigner que je ne vous eusse remise entre les mains du Chevalier du Tigre, ainsi que vous desiriez. Mais, helas ! si les destinées coupent le filet de ma vie plustost que je n’ay peu satisfaire à ce dessein en quoy suis-je coulpable ? & dequoy me peut-on accuser, sinon que j’ay plus entrepris que je ne meritois pas d’executer ? mais en cela il faut blasmer le desir que j’ay eu toute ma vie de vous rendre le tres-humble service, que tous ceux qui vous voyent sont obligez de vous rendre. Or, Madame, si durant tout ce voyage j’ay manqué à l’honneur & au respect que je vous dois, ou au soing que j’estois obligé d’avoir de vous, je ne veux point que ce grand Tautates me pardonne mes autres erreurs, sçachant bien que je n’ay jamais eu qu’une volonté si entiere & pure pour vostre service, qu’il est impossible que j’aye esté si mal-heureux que d’y avoir manqué, & parce que la conscience sert de mille tesmoings, je l’ay si nette de toute mauvai- se intention, que si j’eusse receu cette grace de vous remettre avant ma mort en lieu asseuré, je m’en irois avec toute sorte de contentement en l’autre vie.

Le Chevalier estoit accouru vers le berger pour l’assister, mais d’abord qu’il jetta les yeux sur luy, & qu’il vit son visage, il demeura si ravy d’estonnement, que sans bouger d’une place, il s’arresta un long-temps immobile à le considerer : que si la bergere n’eust eu la teste baissée, & qu’il l’eust peu voir, sans doute son admiration eust encore esté plus grande, mais elle se panchoit toute sur le visage du berger, tant pour ne luy donner la peine de tourner les yeux vers elle, que pour mieux ouyr ce qu’il luy disoit, il luy sembloit bien de cognoistre ce visage, & en quelque sorte le ton de cette voix : mais les habits dont ce berger estoit revestu, & les pasleurs mortelles, dont ses profondes blesseures le ternissoient, le mettoient en doute que ses yeux & ses oreilles ne le trompassent. Cependant qu’il estoit en cet estat, Halladin s’estoit approché de luy pour luy bander quelques playes desquelles il voyoit couler le sang, mais il estoit tant attentif à considerer ce berger, que sans respondre à son Escuyer, ny sans tourner les yeux vers luy, il se laissa oster l’escu du col, & l’on commençoit de le vouloir desarmer à l’endroit où l’on voyoit le sang, car le Druyde & Galathée s’estoient approchez de luy, & lors que le berger tournant les yeux de fortune sur l’escu que Halladin avoit posé en terre. O Dieu, dit-il Madame, qu’est-ce que je voy : & lors tendant à toute force le bras, il luy monstra l’écu avec le Tygre se repaissant d’un cœur humain, & recognoissant que c’estoit veritablement celuy du Chevalier qu’ils cherchoient : O heureux Thersandre, s’escria-t’il, & bien-aimé du Ciel, puis qu’il t’a permis de conduire Madonthe entre les mains de celuy à qui son aveugle affection l’a donnée, & qu’il ne veut pas que tu vives d’avantage pour ne te donner les desplaisirs d’en voir un autre plus heureux qu’il n’a voulu que tu ayes esté ! Damon oyant le nom de Thersandre, & apres de Madonthe, & l’un & l’autre ayant tourné les yeux vers luy, eust esté bien aveugle s’il ne les eust recogneus. Il vit donc cette Madonthe qu’il alloit cherchant, & ce Thersandre duquel il avoit tant desiré la rencontre pour luy oster la vie : Et en mesme temps l’Amour de Madonthe, la haine de Thersandre, l’extreme contentement de l’avoir trouvée, & l’extreme colere de se voir devant les yeux de celuy duquel il pensoit estre le plus offencé, le saisirent de sorte qu’il se mit à trembler, comme s’il eust esté saisi d’un tres-grand accez de fievre. Il ne sçavoit s’il s’en devoit aller, ou s’il devoit faire sa vengeance, & tuer le ravisseur de son bien, devant les yeux de celle de laquelle il pensoit d’avoir esté si mal traicté. L’injure pretenduë l’y [convioit], l’affection & le respect l’en retiroit, mais en fin le souvenir qu’il eut de l’Oracle qu’il avoit receu à Mont-verdun, chassa de son ame tout desir de vengeance. Et soudain se démeslant de ceux qui estoient autour de luy, & qui pensoient que tous ces tremblemens qu’ils voyoient en luy, fussent des accidens de ses blessures, il s’encourut vers la bergere en s’escriant, O Madonthe ! ô Madonthe ! est-il possible que le Ciel m’ait en fin voulu donner ce contentement de vous voir avant que de finir mes jours ? Et à ce mot, mettant un genoüil en terre devant elle, il luy voulut prendre la main pour la luy baiser : mais Madonthe surprise plus qu’on ne sçauroit penser, premierement d’avoir rencontré ce Chevalier du Tigre qu’elle alloit cherchant, puis d’avoir recogneu que c’estoit Damon, qu’elle croyoit mort il y avoit si long temps, demeura tellement ravie, que se le voyant à genoux devant elle, lors que moins elle l’esperoit, elle ne peut faire autre chose au lieu de luy laisser prendre sa main, que de luy tendre les bras, & en l’embrassant elle fut si outrée de cette prompte joye, & de cette inesperée rencontre, qu’elle se laissa aller comme morte sur son visage. Damon de son costé n’en fit pas moins, de sorte que sans Halladin qui y accourut promptement, & qui se jettant en terre les appuya, sans doute ils fussent tous deux tombez. Thersandre qui avoit aussi recogneu Damon, lors qu’il s’estoit approché, & qu’il l’ouyt parler, levant les yeux au Ciel, n’ayant plus la force d’y hausser les mains. O Dieu ! dit-il combien es-tu juste, bon & puissant ! Juste, rendant Damon à Madonthe, & Madonthe à Damon : Bon voulant faire tout à coup trois personnes si heureuses, ces deux Amans ayant rencontré tout le bonheur qu’ils desiroient, & Thersandre ayant satisfait à son devoir & à sa promesse, & puissant, ayant peu ordonner toutes ces choses lors que tous trois nous les esperions le moins. O Madonthe ! & ô Damon ! soyez contens, & vivez ensemble à longues années avec toute sorte de repos & de bon-heur.

A ce mot, il devint pasle, & peu apres s’alongissant & tremblant, il se mit à baailler, & rendit l’esprit avec un visage qui monstroit bien qu’il laissoit cette vie avec contentement. La Nymphe cependant & Adamas qui s’estoient avancez vers le chevalier, & toutes les autres Nimphes de mesme demeuroient estonnées, contemplans ces trois personnes, qui sembloient estre aussi peu vivantes les unes que les autres. Mais Halladin qui estoit porté d’une extreme affection envers ce maistre qu’il aimoit : Si la pitié, dit-il, vous touche point, Madame, je vous supplie de commander que Damon soit desarmé, afin que la perte du sang ne soit cause de nous en priver apres un si grand hazard. Comment, dit Alcidon, Escuyer mon amy, est-ce icy le vaillant Damon d’Aquitaine ? C’est luy-mesme, respondit l’Escuyer, qui apres tant de loingtains voyages, semble s’estre venu enterrer en ceste contrée, où il a plus respandu de sang en 8. jours qu’il y est, qu’il n’a fait en tant d’années, par tous les autres lieux où il s’est trouvé. Mon pere, dit alors Alcidon, je vous conjure de secourir ce Chevalier, vous asseurant qu’il n’y en a point un meilleur, ny un plus accomply en toute l’Aquitaine : Et lors mettant un genoüil en terre, & Hermante de l’autre costé, il le commença à desarmer sans qu’il en sentist rien. Quant à Madonthe, apres avoir demeuré quelque temps en son évanoüissement enfin elle revint, & ouvrant les yeux & voyant chacun empeschement autour de Damon, elle pensa qu’il fust mort des blessures qu’il avoit receuës en ce combat. O Dieu ! s’ecria-t’elle, se destournant les mains, & se les frapant à grands coups : O Dieu ! falloit-il que je te retrouvasse pour te reperdre si tost ? & falloit-il que je te revisse pour ne te revoir jamais plus ? Miserable Madonthe ! & quelle fortune t’attend desormais, puis que les biens que tu reçois ne te sont donnez que pour t’en mieux faire ressentir la prompte perte ? O Ciel ! qu’est ce que tu reserves plus pour mon supplice, & puis que tu as versé sur moy toutes les plus grandes amertumes qu’une personne vivante peut ressentir ? Qu’attens-tu plus à me ravir la vie qui me reste, afin de me faire aussi bien espreuver ta rigueur dans le tombeau, que je l’ay soufferte sur la terre ? A ce mot, les sanglots & les larmes luy empescherent de sorte le passage de la voix, qu’elle fut contrainte de se taire : mais son silence apporta tant de compassion à toutes ces Nymphes, que cependant qu’Alcidon, Daphnide, Hermante, Adamas, & Galathée, estoient autour du Chevalier, elles prindrent la bergere sous les bras, & l’ostant presque à force du lieu où elle estoit, l’esloignerent de ce sang & de ces morts, & la mettant en terre, l’une d’elles la tenoit appuyée, & les autres assises toutes à l’entour, luy donnoient toute la consolation qu’elles pouvoient.

Cependant Damon fut desarmé, ses playes bandées, au mieux que l’incommodité du lieu le permettoit, & peu apres on luy vit ouvrir les yeux ; mais d’autant que la foiblesse l’empeschoit de se pouvoir lever, il tourna deux & trois fois la teste pour retrouver Madonthe, & Halladin, cognoissant bien ce qu’il cherchoit, Ne vous mettez point en peine, luy dit-il, Seigneur, elle n’est pas loing de vous, cette tant aymée Madonthe, il faut seulement que vous repreniez un peu de courage, afin de luy conserver celuy qui l’ayme si parfaitement. Halladin, respondit Damon, & qu’est-ce que tu me dis de courage ? pense-tu que celuy en puisse avoir faute, qui en a eu assez pour aymer les perfections de Madonthe ? mais où est elle ? & qui est-ce qui me cache ce beau visage ? est-elle point encores aupres de Thersandre : Thersandre, respondit l’Escuyer, est mort en vous sauvant la vie, & par là vous voyez combien l’Oracle est veritable, & combien vous devez vous resjouyr, puis qu’il semble que vous soyez parvenu à la fin de vos peines : Jamais, dit-il, ce que je souffriray pour un si bon subjet n’aura ce nom de peine que tu luy donnes, mais Halladin ayde moy à me relever afin que je voye si ce que tu me dis est vray. Madonthe qui avoit ouy tout ce que Damon avoit dit, reprenant ses esprits, & joyeuse de le voir en meilleure santé qu’elle n’avoit pensé, se relevant à toute force s’en courut vers luy, où arrivant, sans regarder en la presence de qui elle estoit, elle s’abouche sur lui, & sans pouvoir de quelque temps former une parole : en fin retirée par Halladin, qui craignoit que ces trop grandes caresses ne fissent mal à son maistre, & s’assiant en terre aupres de luy les bras croisez, & le considerant d’un œil plein d’admiration : Est-il bien possible, luy dit-elle, que le Ciel m’ait reservée à ce contentement de me voir Damon encore une fois ? Est-il possible que ce Chevalier du Tygre qui me vint oster d’entre les mains de la perfide Leriane, soit ce Damon à qui elle avoit malicieusement donné tant d’occasion de me hayr ? Est-il possible, ô Chevalier, que ton affection ait eu tant de force par-dessus le juste despit que tu devois avoir conçeu contre moy, qu’elle ait peu pousser ta generosité à venir sauver la vie à celle que tu devois plus hayr que la mort ? J’avouë Damon, que tu te peux dire le plus parfaict Amant qui fut jamais, & moy la mieux aymée de toutes les filles du monde : Mais Chevalier, s’il est vray que tu sois ce Damon que je dis, & si les desplaisirs que tu as receus de moy, & la longue absence n’ont point changé cette affection de laquelle je parle, pourquoy tardes-tu tant à m’en asseurer, & que ne me tens-tu la main en signe de la fidelité que je veux croire que tu m’as conservée ? Damon alors baisant la main, & lui prenant la sienne : Ouy Madame, luy dit-il, je suis celuy-là mesme que vous dites, & je vous promets n’y avoir en moy rien de changé, sinon que je vous ayme encore d’avantage que je ne faisois : & quelque occasion que la malice de Leriane m’ait donnée, ou que le bonheur de Thersandre m’ait peu representer, le Ciel est tesmoing qui a souvent ouy mes protestations & le Soleil qui a veu toutes mes actions, que jamais je n’ay peu estre approché de la moindre pensée qui eust intention de diminuer l’amour que je vous ay vouée. J’avouë, reprit Madonthe, que la trahison de Leriane vous a donné sujet de me haïr, & de croire tout ce qu’elle a voulu du bon-heur de Thersandre : mais je jure par la memoire de mon pere, & par tout le contentement que je puis encore souhaitter, n’avoir jamais esté trom- pée d’elle que pour le desir qui me pressoit d’estre plus aymée de vous, & que toutes les faveurs de Thersandre n’estoient faittes que pour r’appeller Damon, & le retirer d’une autre affection imaginée, ny que le dessein qui m’esloigna de mes parens & de ma patrie, n’a esté que pour chercher Damon sous le nom & les armes du Chevalier du Tygre. O dieux ! s’escria Damon, y a-t’il quelque Chevalier au monde plus heureux que celuy-cy, puis que je reçois ces asseurances de la bouche de Madonthe ?

Elle vouloit repliquer lors qu’Adamas craignant que le sejour en ce lieu ne fut guere asseuré, ou que les blesseures de Damon n’empirassent, dit à Galathée qu’il luy sembloit bien à propos de faire emporter ce Chevalier en quelque lieu où il peut estre mieux pensé, & que voyant la grande foiblesse qu’il avoit, il luy sembloit fort à propos de le faire reposer pour quelques jours en sa maison, parce qu’elle estoit si proche de là qu’il ne falloit que monter la petite coline, sur laquelle elle estoit assise : La necessité fit consentir la Nimphe à cét avis, & ayant envoyé prés de là dans quelques hameaux, l’on fit venir quelques hommes avec des branquarts qui emporterent Damon dans la maison d’Adamas, & le corps de Thersandre dans la ville de Marcilly, pour luy donner une honorable sepulture ; & en mesme temps Galathée advertit Amasis par Lerindas, de tout ce qui lui estoit arrivé, la suppliant de trouver bon qu’elle mit Damon en lieu de seureté, & qu’incontinent apres elle l’iroit trouver, pour recevoir ses commandemens.

Il fut impossible à Madonthe de n’accompagner de larmes le corps du pauvre Thersandre, & de ne regretter sa perte, qu’elle eut bien mieux ressentie, sans la rencontre de Damon, & toutesfois l’affection, la fidelité, & la discretion qu’il luy avoit fait paroistre tant d’années, ne luy pouvoient revenir devant les yeux de l’esprit, qu’elles ne contraignissent ceux du corps à donner quelques larmes, pour payer en quelque sorte tant de services & tant de peines ; cependant l’on emportoit Damon, qui tournant les yeux de tous costez, pour voir que faisoit Madonthe, & apercevant le corps de Thersandre, ne peust le laisser partir sans l’accompagner d’un souspir, ne sçachant encore s’il le devoit desirer en vie : & toutefois considerant qu’il estoit mort pour le sauver, sa generosité le contraignit de dire : Or Adieu amy, & repose content coronné de cette gloire, d’avoir eu Damon pour ennemy, & l’avoir obligé à regretter ta perte, & à te nommer son amy. A ce mot il tendit la main à Madonthe, qui s’estoit approchée du branquart, & qui ne l’abandonna plus qu’il ne fut dans la maison du sage Adamas, quoy que Galathée la pressast fort d’entrer avec elle dans son chariot, aymant mieux suivre à pied Damon, que de l’esloigner d’un moment.

D’autre costé Adamas ayant fait cognoistre Daphnide, Alcidon, & les autres de leur compagnie à la Nymphe, & elle leur ayant dit toutes les paroles de civilité, que le trouble où elle estoit luy pouvoit permettre, les fit entrer tous deux dans son chariot, & les autres dans ceux de ses Nymphes, car Adamas voulut suivre Damon que l’on portoit par un chemin plus court, afin d’estre aussi tost que luy en sa maison, pour le faire mieux loger, parce que les chariots estoient contraints de faire un grand destour, pour monter plus aisément la coline qui estoit un peu trop aspre par le droit chemin. Mais cependant Lerindas laissant venir doucement le corps de Thersandre, se mit au grand trot pour donner promptement l’advis à Amasis que Galathée lui mandoit, & quoy qu’il apperçeut bien plusieurs personnes à main gauche qui chassoient dans la campagne, & qu’il eut opinion que ce fut Polemas, si est-ce qu’il ne s’arresta point, ayant commandement de ne parler à personne qu’à Amasis, mais celuy que Polemas avoit mis prez du chemin pour prendre garde à ceux qui passeroient, courut l’en advertir, & peu apres un autre luy vint apporter que l’on voyoit venir un branquart, où il sembloit qu’il y eust quelqu’un dessus. Luy qui ne chassoit en ce lieu que pour sçavoir tant plustost ce qui seroit avenu de Damon, creut incontinent que c’estoit luy que l’on portoit ou mort, ou bien blessé, & s’en resjouyssant grandement en soy-mesme, & faisant semblant d’en estre en peine, il s’y en alla au petit pas, apres y avoir renvoyé en diligence ceux qui luy en avoient apporté les nouvelles, & par le chemin, feignant d’ignorer que Galathée fust allée à Bon-lieu, ny qu’elle deust revenir par là, il demandoit à ceux qui estoient avec luy, qui pouvoit estre celuy que l’on portoit de cette sorte. Personne ne sçavoit que luy respondre, parce qu’il n’avoit rien descouvert de ceste entreprise à pas un de tous ceux qui estoient autour de luy, jugeant bien qu’il faut divulguer les desseins que l’on ne veut pas executer : Il n’eut guere marché que l’un des siens s’en retournant luy dit, que c’estoit un mort que Galathée faisoit emporter à Marcilly, & qui avoit esté tué en sa presence dans le bois plus proche. Ce fut bien alors qu’il eut opinion que ses solduriers avoient executé ce qu’ils avoient promis, & en son cœur en avoit le contentement que la vengeance peut donner à une ame offencée, mais il ne lui dura qu’autant qu’il retarda d’arriver où estoit celuy que l’on emportoit, parce qu’alors il vit bien que ce n’estoit pas un chevalier, & demandant à ceux qui l’avoient en charge, où ils avoient pris ce corps, & où ils le portoient, ils luy respondirent que Galathée avoit esté attaquée par six chevaliers, & qu’un seul les avoit tous deffaits, que toutefois ce berger luy ayant voulu donner secours avoit esté tué, mais que les autres y estoient tous demeurez morts, & qu’ils portoient ce corps par commandement de Galathée, pour le faire honorablement enterrer à Marcilly : Et le chevalier, dit Polemas, qui a resisté à tous les autres, qu’est-il devenu ? Il est fort blessé, respondirent-ils, & l’on l’a emporté en la maison du grand Druyde. Polemas alors faisant semblant de ne sçavoir rien de cét affaire : Voila que c’est, reprit-il en s’en allant, de licencier des solduriers sans raison, je m’asseure que ce sont ceux que nous avons cassez, qui en colere contre Damon, ont voulu s’en venger, & l’ont attendu dans ce bois : Et cela il le disoit afin de preparer son excuse, lors que Galathée s’en plaindroit, parce qu’il eut bien opinion qu’ils seroient recogneus. Et continuant encores quelque temps la chasse, pour oster à tous l’opinion qu’il eust quelque part en cette entreprise, il depescha incontinent un des siens, pour aller de sa part se resjouyr avec Galathée, du bon-heur que Damon avoit eu en cette [rencontre], & luy commanda de prendre bien garde à toutes les paroles, & à toutes les actions de la Nymphe, & en mesme temps en depescha un autre pour en donner avis à Amasis, la suppliant de ne permettre plus que Galathée marchast ainsi seule, & sans les gardes ordinaires qui estoient convenables à sa grandeur ; il fit le mesme commandement à celui-cy, de prendre garde à tout ce que diroit & feroit Amasis.

Depuis que Clidamant, Guyemants, & Lindamor, avec la plus grande partie des Chevaliers de la contrée, estoient partis pour aller en l’armée des Francs, Polemas qui estoit demeuré comme Lieutenant d’Amasis, & en la place que Clidamant souloit avoir : d’un dessein ambitieux, avoit haussé ses esperances à se rendre Seigneur de cette Province, & toutefois considerant combien il est mal-aysé que les loix fondamentales d’un Estat soyent renversées sans une grande violence, & combien la domination qui est telle est peu asseurée, il fit resolution d’espouser Galathée, & de ne rien laisser d’intenté pour y parvenir ; & parce qu’il voyoit deux voyes pour achever son entreprise, l’une de la douceur, & l’autre de la force : Il pensa qu’il falloit essayer celle qui venoit de la bonne volonté, & en cas qu’elle vint à manquer, recourre apres aux extremes remedes. Pour suivre ce premier dessein, il voulut que ce feint Druyde qui se nommoit Climanthe, & qui avoit autrefois donné la bonne fortune à Galathée, revint encores une fois pour refaire de nouveau ce premier artifice, ayant opinion que ou la Nymphe l’avoit oublié, ou que le feint Druyde ne s’estoit pas bien fait entendre. Il le fit donc venir pres de ces mesmes jardins de Mont-brison, où il avoit esté l’autre fois, & ayant ce lui sembloit donné encores meilleur ordre à ses artifices qu’auparavant, il y avoit desja deux ou trois jours qu’il commençoit de se laisser voir, esperant que Galathée ne manqueroit pas de l’aller trouver comme elle avoit faict autrefois : & afin que le temps de l’esloignement de Clidamant, & de Lindamor ne se perdit pas inutilement, il tenoit quantité de solduriers dans les Estats des Vissigots, & des Bourguignons, qui sans se dire tels demeuroient dans les villes voisines, & n’attendoient que son commandement. Il avoit aussi acquis l’amitié des Princes voisins, par presens faicts à leurs principaux officiers, & dans le pays des Segusiens faisoit paroistre une si grande liberalité & au peuple & aux Solduriers, tant de courtoisie & de douceur aux Chevaliers, & tant d’honneur & de respect aux Druydes, Eubages, Sarronides, Vacies, & autres Sacrificateurs, qu’il y en avoit fort peu qui ne desirassent le mariage de Galathée & de luy, si ce n’estoient ceux qui plus avisez s’estoient pris garde qu’il forçoit en cela son naturel, & qu’il n’en usoit de cette sorte, que pour parvenir à cette souveraine puissance, laquelle ayant obtenuë, il ne maintiendroit pas avec les mesmes moyens qu’il l’auroit acquise, mais avec de bien plus rudes & plus tyranniques. Amasis avoit demeuré long-temps sans se prendre garde de toutes ces choses,parce que mal-aysément une ame bien-née se peut-elle imaginer qu’une personne outrée d’obligation, se laisse emporter à l’ingratitude, & à la trahison. En fin elle commença de s’en appercevoir, par le moyen d’une lettre qui luy tumba entre les mains, par laquelle elle vit l’estroitte amitié que Gondebaut avoit avec lui, cela fut cause qu’aussi tost que Lerindas luy en dit l’accident qui estoit arrivé à Damon, & que c’estoit des solduriers de Polemas, elle eut opinion qu’il l’avoit fait faire, & toutefois sçachant combien il est dangereux de faire paroistre à son principal officier d’avoir quelque doute de sa fidelité, sans estre en estat de se pouvoir opposer à mesme temps à ses mauvais desseins, lors que le soldurier de Polemas luy vint dire de sa part ces nouvelles, elle feignit de recevoir un grand contentement du soing qu’elle lui voyoit avoir, & de la conservation de Galathée, & de sa grandeur, & lui remanda qu’elle suivroit & en cela & en toute autre chose son bon avis : & à mesme temps le lui ayant renvoyé, elle partit de Marcilly, & s’en alla en la maison d’Adamas soubs la conduitte d’une fort bonne troupe de Cavaliers qu’elle mena pour la servir, parce que les nouvelles qu’elle avoit euës de l’armée des Francs, la pressoient infiniment, & elle craignoit que ne la pouvant pas tenir secrette longuement, Polemas ne se reso- lut à quelque meschant dessein, comme depuis quelques jours elle en estoit entrée en opinion.

Galathée estoit à peine arrivée au logis d’Adamas, que le soldurier de Polemas y arriva, qui lui fit assez mal la harangue que son maistre luy avoit commandée : mais elle ne pouvant dissimuler le desplaisir qu’elle avoit receu, luy respondit : Dites à vostre maistre, que je suis fort mal satisfaicte de ceux qui sont à luy, & que s’il n’y met ordre, j’auray occasion de m’en plaindre. Cependant Damon ayant esté mis au lict fut visité par les Chirurgiens, & ses plaies trouvées plus douloureuses que dangereuses, parce qu’encores qu’il eust la cuisse percée en deux ou trois endroits, si est-ce que de bonne fortune, il n’y avoit ny veine, ny nerf offencé qui fut d’importance, si bien que Madonthe estoit si ravie de contentement, qu’elle ne pouvoit assez en donner de cognoissance. Et les Chirurgiens qui cogneurent combien le contentement est necessaire à la guerison du corps, supplierent Madonthe de ne bouger d’aupres de lui : Et parce qu’il desiroit sçavoir quelle avoit esté sa fortune depuis qu’elle estoit partie d’Aquitaine, elle lui raconta non seulement ce qu’il avoit demandé, mais de plus tous les artifices dont Leriane avoit usé à l’avantage de Thersandre, & luy rapporta tout ce discours si naifvement, que tous ceux qui l’ouyrent, jugerent qu’il estoit veritable : mais lors qu’elle racontoit les desplaisirs qu’elle eut de sa mort, quand Halladin apporta à Leriane le mouchoir plein de sang, & la bague de Thersandre à elle, elle ne pouvoit encores en retenir les larmes : Et puis quand el- le representoit l’horreur qu’elle avoit de mourir d’une mort si honteuse, & le secours inesperé qu’elle avoit receu du Chevalier du Tygre. Il faut bien, disoit-elle, que nous ayons en nous quelque chose qui nous avertit des choses plus secrettes, parce que je ne vis pas si tost entrer ce Chevalier, que je ne luy prisse une certaine affection qui n’estoit pas commune : & encores que le combat estant finy, il s’en allast sans hausser sa visiere, j’avouë que je l’aimay d’amour, sans l’avoir jamais veu au visage : Et cela fut cause, continuoit-elle, que je me resolus de le venir chercher du costé où il m’avoit dit. Mais cruel, il faut bien, Damon, que je vous donne ce tiltre ? Comment vous en pûtes-vous aller sans me dire qui vous estiez ? Comment m’ayant donné la vie du corps, me voulustes-vous ravir celle de l’ame ? Et pourquoy ne me fistes-vous sçavoir que vous viviez, afin de tarir pour le moins les pleurs, qui sans cesse comme d’une source immortelle sont continuellement sortis de mes yeux ? O Damon ! que vous m’eussiez espargné de souspirs, de peines, de larmes, & de travaux incroyables : Mais non, Damon, la faute n’en est pas à vous, mais à ma fortune qui vouloit que j’achetasse plus cherement le contentement de vous sçavoir en vie, de vous voir, & de vous avoir : apres elle luy raconta le dessein qu’elle avoit fait de trouver ce Chevalier incogneu, sans presque sçavoir pourquoy elle le cherchoit : mais en effect pensant que le destin qui conduit toute chose sous la sage providence du grand Tautates, l’avoit ainsi ordonné, afin de pouvoir ren- contrer de cette sorte ce Damon qu’elle alloit cherchant sous le nom d’un autre, Car, disoit-elle, j’ay opinion que si je ne vous eusse trouvé de ceste sorte, jamais je n’eusse eu le bien de vous voir, puis que vous alliez si curieusement vous esloignant & vous cachant de nous : en fin voyez comme Dieu rapporte toute chose à son commencement. Thersandre avoit esté la premiere cause de nostre separation, & Thersandre a esté la derniere cause de nous avoir remis ensemble : que les peines qu’il a prises à me servir & me conduire avec tant de fidelité, lui soient recogneues par la bonté de Bellenus au lieu où il est, car il s’en va avec cette reputation aupres de moy, de n’avoir jamais faict faute contre le respect qu’il me devoit, que celle que la malicieuse Leriane luy avoit fait commettre, par les esperances trompeuses qu’elle lui avoit données, & ausquelles un plus advisé que luy, se fut peut-estre bien laissé decevoir. Et sur ce propos elle raconta comme sa nourrice mourut sur le Mont d’or, la rencontre qu’elle eust de Laonice, de Hilas, & de Tircis, & en fin comme l’Oracle l’avoit fait venir en ce pays de Forests, où elle avoit tousjours esté en la compagnie d’Astrée, Diane, Philis & ces autres bergeres de Lignon, d’aupres desquelles elle estoit partie ce matin en dessein de se retirer en Aquitaine parmy les Vestales ou filles Druydes. Bref elle n’oublia rien de tout ce qui lui estoit advenu qu’elle ne luy [rapportast] fidelement, ce que Damon escoutoit avec tant de contentement, qu’il ne pouvoit assez remercier Dieu du bon-heur où il le voyoit, & apres il lui dit : Je vous raconteray à loisir, Madame, quelle a esté ma vie depuis que je n’ay eu l’honneur de vous voir : mais à cette heure que les Mires me deffendent de parler, je ne veux pas vous faire un si long discours, c’est assez pour ce coup, que je vous die, que j’espere d’oresnavant nostre fortune meilleure, parce que l’Oracle que j’ay consulté le dernier à Mont-Verdun m’a asseuré que je serois remis de la mort à la vie, par celuy des hommes que je haissois le plus, & je voy bien qu’il a voulu entendre que ce pauvre Chevalier vous conduiroit au lieu où je vous ay trouvée, car il est vray que je pouvois estre estimé mort, estant privé du bien de vostre veuë, & que maintenant je puis dire que je vis, ayant le bon-heur d’estre aupres de vous, & quand je considere cét accident, il n’y a rien en quoy je n’admire la prevoyance de ce grand Dieu, qui a si bien veu que Thersandre me donneroit doublement la vie, je veux dire celle du corps, par le secours qu’il m’a fait, & celle de l’ame, vous conduisant si à propos & si inopinément où j’estois, sinon qu’il me reste encores une doute en l’Oracle qu’il m’a rendu, car voicy quel il a esté.

Et toy parfaict Amant,
Lors que tu parviendras, où parle un diamant,
Tu seras r’appellé de la mort à la vie
Par celuy des humains
A qui plus tu voudrois l’avoir desja ravie,
Laisse donc contre luy desormais tes desdains.

Car je voy tout le reste avoir eu effect horsmis d’estre parvenu où un diamant parle, si ce n’est qu’il ayt voulu entendre que vous soyez un diamant, en la constance & en la fermeté de vostre amitié : le Druyde qui avoit attentivement escouté leurs discours, Si j’eusse eu le bien, dit-il en sousriant, d’estre cogneu de vous, vous eussiez aysement entendu l’obscurité de cét Oracle, parce que je m’appelle Adamas ; & ce mot signifie, en la langue des Romains, un diamant, de sorte qu’il vouloit vous faire sçavoir qu’aussi tost que je serois aupres de vous, cét accident vous arriveroit, & il est advenu tout ainsi, car à l’heure mesme que Alcidon, Daphnide & moy sommes venus sur le lieu où nous vous avons trouvé, vous avez recogneu Madonthe : J’advouë, dit Damon, qu’il n’y a plus rien à desirer pour l’esclaircissement de cét Oracle, que j’ay retrouvé si certain pour mon bon -heur, & dont je remercie la bonté de celuy qui l’a ainsi ordonné, lors que je l’esperois le moins : Mais mon pere, continua-t’il, & tournant les yeux par toute la chambre, vous me nommez deux personnes : que si ce sont celles que j’ay veuës porter ailleurs ces noms, je m’estimerois infiniment heureux de les avoir rencontrées en ce lieu. Alors Alcidon s’avançant & l’embrassant, Ouy Damon, ce sont ces mesmes Daphnide, & Alcidon que vous dites, & qui sont conduits en cette contrée, qui se peut dire celle des merveilles, par le mesme amour qui vous y a fait venir ; Et à mesme temps Daphnide le venant saluër lui dit : J’attendois à vous rendre ce devoir que Madonthe vous eust raconté, ce qu’avec raison vous desirez si fort de sçavoir de sa fortune, ne voulant estre cause de vous esloigner ce contentement, duquel je me resjouis avec vous, comme l’une de vos meilleures amies. Damon surpris de voir ce Chevalier, & cette Dame revestuë de ces habits, ne sçavoit au commencement s’il estoit bien esveillé, ou s’il dormoit, mais en fin les touchant & les oyant parler, il s’escria en les embrassant : J’avouë avec vous, Alcidon, que voicy la contrée des merveilles, mais des merveilles pleines de bon-heur, puis qu’elle m’en fait voir aujourd’huy plus que je n’eusse jamais esperé, & cependant que Daphnide & Alcidon salüoient Madonthe, & qu’ils se resjoüyssoient ensemble de cette bonne rencontre, l’on vint advertir Adamas, que la Nimphe Amasis entroit dans la basse court, & à peine estoit-il sorty de la chambre pour aller à la rencontre, qu’elle se trouva à la porte, où s’estant fort peu arrestée, elle entra où estoit Damon : Je pense luy dit-elle, vaillant Chevalier, que je ne vous dois jamais venir voir, sinon quand vous serez si mal-heureusement blessé par les miens mesmes. Madame, respondit Damon, je ne pleins non plus ces blessures que les premieres que vous me vistes, puis que si celles là me donnerent l’honneur de voir la Nymphe & vous, Madame, ces dernieres m’ont fait retrouver la seule personne, qui me pouvoit rendre heureux, qui est, dit-il monstrant Madonthe cette belle bergere que vous voyez, de sorte qu’au lieu de me plaindre de cette contrée, je ne cesseray jamais de l’estimer, louer & benir. A ce mot, Amasis aiant desja esté informée de la qualité de Madonthe, l’alla embrasser & caresser comme elle meritoit, & parce qu’elle ne faisoit pas semblant de Daphnide & d’Alcidon, Madame, luy dit Damon, je voy bien que ces deux personnes ne sont pas cogneuës de vous, mais faictes-en cas, & croyez que leurs merites sont tels, que [les] recognoissant, vous ne leur plaindrez point les caresses que vous leur avez faictes : car encore que vous les voiez ainsi desguisées, sçachez, Madame, que ce sont Daphnide, & Alcidon, je dis cette Daphnide dont les merites lui ont fait posseder toute l’affection du grand Eurich, & voicy Alcidon tant aymé pour sa valeur de Thorismond le Roy des Vissigots & de tous ceux qui luy ont succedé. Amasis alors le remerciant de l’avis qu’il luy donnoit, les alla embrasser, & leur fit toute la bonne chere qui lui fut possible, & se retirant, Il suffisoit, dit-elle, que vous m’eussiez dit leur nom, car les oyant j’eusse bien incontinent recogneu les deux personnes les plus estimées du grand Eurich : Mais j’avoüe que voyant ces belles Dames, & ce gentil Chevalier revestus en bergere, & en berger, je ne les eusse jamais estimez ce qu’ils sont, & que vous m’avez grandement obligée de me le dire : C’est nous, reprit Daphnide, qui luy avons toute l’obligation, Madame, nous ayant fait cognoistre à une si grande Nymphe, & tant estimée & honorée par toutes les Gaules. Mais, Seigneur Chevalier, dit Amasis, comment estes-vous ainsi desguisez ? & où avez-vous trouvé ces habits de berger ? L’histoire seroit trop longue à vous en dire la cause, respondit Alcidon : Mais, Madame, qui peut estre en Forests sans estre berger, je croy qu’il n’a point de cognoissance de cette contrée, où les bergers sont si gentils, & les bergeres si belles & si accomplies, que je m’estonne autant de ne vous voir avec l’habit de bergere, & toutes vos Nymphes, qu’il semble que vous soyez esbahie de nous en voir revestus. Je suis bien aise, respondit la Nymphe, que vous ayez trouvé quelque chose en cette contrée qui vous ait esté agreable, peut-estre que quand nous aurons le bien de vous avoir tenu quelque temps à Marcilly, vous ne jugerez pas que mes Nymphes doivent changer leurs habits à celuy de nos bergeres pour estre plus aymables : Madame, respondit Alcidon, je n’en doute point, mais vous trouverez bon, s’il vous plaist, que je ne parle que de ce que je sçay pour encores.

La Nimphe eust plus long-temps continué ce discours, n’eust esté que ne voulant guere demeurer en ce lieu pour les doutes où elle estoit entrée, & ayant à discourir longuement avec Galathée & Adamas, sur les nouvelles qu’elle avoit receuës, s’approchant de Damon, elle luy demanda comme il se portoit depuis qu’il avoit esté pensé, & ayant sceu qu’il se trouvoit un peu mieux, elle le laissa avec Madonthe, ne voulant, disoit-elle, luy interrompre le contentement de l’entretenir en particulier, & commanda à Silvie & aux autres Nymphes de demeurer aupres de Daphnide & de sa compagnie, pour l’empescher d’ennuyer, & pour commencer à faire paroistre à Alcidon que les Nymphes de Marcilly ne cedent point aux bergeres de Lignon : Et à ce mot prenant Adamas d’une main, & Galathée de l’autre, elle se retira dans la galerie, où les portes estans bien fermées, elle fit un tour tout entier sans leur rien dire, & puis enfin avec un visage tout changé de celuy qu’elle avoit auparavant, & tesmoignant assez la peine où elle estoit, elle leur parla de ceste sorte, se tournant vers Adamas.

J’ay à vous dire, mon pere, de grandes choses, & vous à me donner le fidelle & prudent conseil que vous ne m’avez jamais refusé : Et par ce que ce que je desire que vous sçachiez tous deux, est un discours long, & auquel je pourrois bien oublier quelque chose, je veux que celuy qui m’a apporté ces nouvelles vous les die bien au long, d’autant que si nous avons le loisir de nous en retourner à Marcilly avant qu’il soit nuit, ce m’est assez. Madame, respondit Adamas, pourveu que vous ne soyez trompée en la prudence que vous croyez en moy, je vous asseure bien que vous ne le serez jamais en ma fidelité : & pour ce qui est de vostre retour à Marcilly, si ce n’est chose qui vous haste trop, vous me ferez s’il vous plaist l’honneur de demeurer icy ce soir, afin que vous n’ayez pas l’incommodité de vous en retourner peut-estre au serein. Vous sçavez bien, mon pere, respondit Amasis, que je n’en ferois point de difficulté, si la necessité de mes affaires ne m’y contraignoit, comme je m’asseure que vous jugerez bien, lors que vous aurez ouy ce Chevalier que Lindamor m’a envoyé, & que je vous auray dict encores quelque chose que j’ay descouvert depuis peu : Et lors faisant appeller par Galathée le Chevalier de Lindamor, apres que la gallerie fut bien refermée. Je vous prie, luy dict-elle, Chevalier, de dire au long tout ce que Lindamor me mande par vous, sans y oublier aucune des particularitez que vous m’avez racontées, soit pour ce qui concerne nos affaires, ou pour celles de Childeric & de Guyemants, puis qu’elles sont de telle sorte joinctes ensemble, qu’il est bien mal-aisé de les separer. A ce mot, mettant le Chevalier entr’elle & Adamas, afin qu’ils se peussent mieux entendre, elle prit Galathée de l’autre costé, & ainsi tous quatre commencerent de se promener : & lors le Chevalier apres avoir fait une grande reverence à la Nimphe, prit avec un grand souspir la parole de cette sorte pour luy obeyr.


HISTOIRE
De Childeric, de Silviane, & d’Andrimarte.

Je ne puis, Madame, sinon avec un grand regret vous redire ce que vous me commandez, y ayant fait une perte que mal-aisément dois-je esperer de recouvrer jamais : toutefois je ne laisseray de satisfaire à ce que je dois en vous obeyssant, apres vous avoir toutefois suppliée d’accuser le desplaisir que je ressents lors que vous verrez mon discours embrouillé, & si peut-estre j’oublie quelque chose, de m’en vouloir faire ressouvenir, & vous verrez par ce que j’ay à vous dire, que tous ceux qui sont auprez d’un Prince ont grandement de l’interest à sa conduicte, puis que tout leur bien ou tout leur mal en despend.

Le Roy Meroüée, qui par la grandeur de ses faicts s’est acquis ce nom parmy les Francs, parce qu’en leur langage Merveich signifie, Prince excellent, & non pas comme quelques-uns ont osé dire pour le Monstre Marin, qui attaqua Ingrande sa mere, femme de Bellinus Duc de Thuringe, & fille de Pharamond, lors qu’elle se vouloit baigner dans la Mer, que les Francs aussi nomment Merveich, & duquel ils ont voulu faire croire qu’il avoit esté engendré. Apres avoir gagné plusieurs victoires tant sur les Huns, Gepides, Alains, que Romains & Bourguignons, & avoir regné douze ans, mourut plein de gloire & de trophées regretté de tous ces peuples, & ne laissant de sa femme Methine fille de Stuffard Roy des Huns, & predecesseur d’Attile, surnommé le fleau de Dieu, qu’un seul fils nommé Childeric.

La reputation du pere, l’amour que les Francs luy avoient portée, car ils le nommoient la delice du peuple, & la grande estenduë de ses conquestes furent cause qu’aussi-tost que Meroüée fut mort, tous les Francs d’un commun accord esleverent Childeric son fils sur le Pavois, & l’ayant couronné de double Couronne : l’une pour monstrer la succession des Francs, & l’autre pour tesmoigner les conquestes de son pere ; Ils le porterent sur les espaules presque par toutes les ruës de Soissons, où il fut proclamé Roy des Francs. Devant luy marchoient en premier lieu les Heraux d’armes avec leurs marques en la main, & apres on voyoit les Enseignes conquises par Meroüée sur les Huns, Gepides, Alains, Bourguignons & Romains, qu’on portoit trainantes par terre : Apres suivoient celles des Francs qui estoient semées de la fleur de Pavillée sur de l’Azur : & les dernieres de toutes estoient celles de Meroüée son pere : La premiere avec un Lyon qui essayoit de monter sur une haute montagne pour devorer un Aigle qui y estoit au plus haut, avec ce mot, AVEC PEINE S’OBTIENT LA PROYE. Et l’autre ayant un bouclier qui couvroit une Couronne avec ce mot, COUVERTE DE L’ESCU PLUS SEURE EST LA COURONNE. Et faisant trois tours par toutes les ruës principales suivis du peuple, & accompagnez de leurs acclamations, & de celles des soldats : Les feux de joye sur le soir furent allumez aux portes de la ville à gros flambeaux de cire qui bruslerent toute la nuict, & à la lueur desquels on dança & l’on chanta tant qu’ils durerent, faisant des rejouissances si extremes, que l’on voyoit par toutes les ruës les tables mises, où estoient receus, & traictez tous ceux qui s’y presentoient.

Il me seroit impossible de vous pouvoir redire, Madame, combien estoit grande l’esperance que tout ce peuple avoit en ce jeune Roy, tant pour estre fils de Meroüée, duquel la memoire estoit encore si fraische, que ces grandes victoires leur estoient ordinairement devant les yeux, que pour l’avoir veu luy-mesme faire de tres-genereuses actions, en suivant son pere dans les armées, & maniant les affaires publiques. Mais bien-tost il leur fit assez cognoistre que la Domination est un lieu si glissant, qu’il y a fort peu de personnes qui y parviennent, & qui y puissent demeurer les pieds fermes & sans tomber : car peu de temps apres avoir esté couronné, il commença de mespriser les armes, & s’adonner à toute sorte de delices, ne se souvenant plus que la magnanimité, & les exploits belliqueux de ses predecesseurs avoient acquis la domination des Gaules aux Francs, & le Royaume des Francs à luy & à ses successeurs : de sorte que l’on ne voyoit plus faire estat dans sa Court que des mollesses effeminées, & des hommes tellement changés de ce qu’ils estoient auparavant, que la pluspart des jeunes hommes qui soubs Meroüée avoient commencé de s’adonner aux genereux exercices de la guerre, soubs Childeric, se laisserent tellement aller à son exemple, qu’ils sembloient les femmes des hommes qu’ils souloient estre, si bien que l’on vit en mesme temps les esperances des conquestes que les Francs avoient conceuës lors que Meroüée vivoit, aussi-tost que ce Prince se fut de cette sorte laissé aller à la douceur des delices, se changer en la crainte que justement ils avoient, de voir enlever l’estat qu’ils avoient conquis, par ceux qui auparavant ne mettoient toute leur estude qu’à se pouvoir conserver contre les armes belliqueuses de ce vaillant peuple. Ce qui donna un grand coup à cét Estat naissant, & qui retarda si bien les grandeurs de ce nouvel Empire, que tous les progrés en furent retranchés, & tous les espoirs limités à conserver ce qui estoit acquis. Clidamant, Lindamor, & Guyemants souffroient avec beaucoup de desplaisir ce changement en ce Prince, mais plus que tous Guyemants, comme celuy qui lui avoit une extreme obligation, & qui pour cette cause avoit destiné tous ses services à l’advantage de ce Roy. Et lors que plusieurs fois Lindamor conseilla Clidamant de s’en revenir en cette contrée, puis qu’il n’y avoit plus de moyen d’acquerir de la gloire aupres de ce Prince ensevely dans ses delices & dans ses voluptez, Guyemants les larmes aux yeux l’en dissuadoit, disant, que si quelque chose pouvoit encore rappeller Childeric à son devoir, ce seroit la generosité & la vertu de Clidamant, & que si ce bien advenoit aux Francs à son occasion, il s’acquerroit plus de gloire & plus de reputation en cette seule action, qu’il n’avoit faict par toutes les precedentes, outre qu’il falloit considerer qu’ayant assisté Meroüée, & Childeric, soit contre les enfans de Clodion, soit contre les Romains & autres, il ne falloit point douter que ce Royaume venant à se perdre, il en recevroit un grand desadvantage, s’estant rendu tous ces Princes ennemis, comme partisan des Francs. Clidamant qui estoit Prince genereux, & qui aymoit la personne de Childeric, comme tres-aymable à ceux ausquels il vouloit plaire, se laissa fort aysément arrester aupres de luy, & boucha de telle sorte les aureilles aux bonnes & saines considerations de Lindamor, que tout ce qui luy fut sagement proposé par luy, demeura inutile, & sans force. Il y avoit un jeune Chevalier nommé Andrimarte, fils de l’un des plus vaillans & des mieux apparen- tez qui fussent parmy les Francs : qui fut nourry enfant d’honneur aupres de ce jeune Prince, lors qu’il estoit encore en un si bas aage, qu’il ne pouvoit suivre Meroüée dans les armées : cét Andrimarte avec plusieurs autres enfans des principaux Chevaliers, ne bougeoit jamais d’aupres du jeune Childeric, estant instruit en tous les exercices que l’on luy enseignoit, afin d’estre rendu aussi bien que quantité d’autres, plus capable de servir ce Prince, & la Couronne des Francs, tirant apres de là, comme d’une feconde pepiniere, les plus genereux Chevaliers, & les plus grands Capitaines, qui comme asseurées colomnes pouvoient soustenir cét Estat naissant, & l’augmenter par la valeur de leurs courages, & par force & prudence le conserver. Ces jeunes enfans estoient nourris non seulement pour les rendre adroits & courageux dans toutes les choses necessaires à la guerre, mais pour leur polir aussi l’esprit, & adoucir le farouche naturel de ces vieux Sicambriens, & de ces habitans des Palus Meotides : & afin de les rendre plus aymables aux Gaulois, les plus civilisez entre tous les peuples de l’Europe, ils estoient ordinairement parmy les jeunes Dames de la Royne Methine, & avoient tant d’honnestes familiaritez avec elles, que quand ils venoient à estre grands, il se faisoit plusieurs mariages entr’eux, à cause des amitiez qu’en un aage si tendre ils avoient contracté ensemble : cette Royne avoit commandement du prudent Meroüée son mary, de mesler parmy les filles des Francs le plus de Gaulois qu’elle pourroit, afin de rendre par ces alliances ces deux peuples, non seu- lement amis, mais aliez, desseignant par ce moyen de se rendre aussi bien Roy des Gaulois par amour, qu’il l’estoit par les armes.

Parmy celles qui estoient nourries de ceste sorte durant le bas aage de Childeric, Silviane tenoit l’un des premiers rangs, tant pour ses merites que pour les predecesseurs desquels elle tiroit son origine, cette jeune fille avoit toutes les conditions qui ont la force de faire aymer, pouvant dire que la fortune & la nature l’avoient voulu également favoriser : mais outre la beauté du corps qui estoit estimée tres-grande, encor avoit-elle un esprit si beau que tous ceux qui estoient attirez par ses yeux, estoient arrestez par sa courtoisie & douce conversation. Cette jeune fille n’ayant encore que dix ou unze ans, fut veuë parmy les autres du gentil Andrimarte, & qui n’en ayant pas plus de treize ou quatorze, estoit tousjours aupres de Childeric presque de mesme âge, si Silviane dés ce temps-là estoit estimée belle & accomplie parmy les filles de Methine, Andrimarte emportoit la loüange entre tous ces jeunes enfans d’honneur de Childeric, pour estre le plus adroit, fut à dancer, fut à sauter, ou à quelque autre exercice du corps qu’il se mit à faire. Mais plus encore pour avoir un esprit doux & gentil, & s’adonnant de sorte à tout ce qui estoit de beau & de loüable, qu’il emportoit sans difficulté l’avantage sur tous ses compagnons, que toutefois il se conservoit avec tant de modestie & de courtoisie, que personne n’estoit marry d’estre surmonté de luy, & de luy ceder la gloire qui luy estoit si bien deuë.

Ce fut donc en cét aage que le jeune Andrimarte jetta les yeux sur la belle Silviane, & n’estant pas une beauté qui peut estre veuë par un si bel esprit que le sien, sans estre aymée, la jugeant la plus accomplie de toutes ses compagnes ; il commença de la servir avec des affections enfantines, & à luy en donner les cognoissances que tel aage pouvoit lui enseigner : elle qui ne cognoissoit pas seulement encores le nom d’Amour, recevoit tous ses petits services, comme les enfans ont accoustumé de s’en rendre les uns aux autres, sans dessein, & toutefois avec le temps elle commença de les avoir plus agreables de luy que des autres, & enfin à ressentir quelque chose qui l’attiroit à parler à lui, & à estre bien ayse qu’il fit plus de cas d’elle, que de toutes ses compagnes, sans qu’il y eust encore ny Amour ny affection de son costé : mais d’autant que tout ainsi que plus on demeure auprez d’un feu, plus aussi en ressent-on la chaleur, de mesme Andrimarte ne peut avoir longuement une si particuliere familiarité aupres de Silviane, sans donner commencement aux premieres ardeurs de l’Amour, & enfin de l’allumer en son ame de telle sorte, que depuis ny le temps, ny les traverses qu’il receut ne peurent jamais l’esteindre.

La premiere cognoissance qu’il luy en donna, fust un soir que la Royne Methine, selon sa coustume, s’alla promener le long des rivages de la Seine, car en ce temps là, elle demeuroit le plus souvent dans Paris, tant pour estre comme le centre des conquestes de Merouée, que pour un oracle qui depuis peu avoit esté rendu au temple d’Isis, qui disoit.

Le Gaulois estranger en Gaule regnera,

Lors que Paris le chef de la Gaule sera.


Par ce que Meroüée & ses Francs estimerent que leurs ayeuls ayans esté Gaulois cet oracle eust voulu parler d’eux. Or ce beau fleuve de la Seine, comme je m’asseure, Madame, vous aurez bien ouy dire, sert de fossé à ceste belle ville, la ceignant de ses deux bras, & en faisant une isle & delectable & forte, & d’autant qu’il ne ronge ny ne devore pas ses bords comme Loire : mais coule paisiblement parmy ceste grande plaine, qu’il arrose par cent & cent divers destours : son rivage est presque tousjours tapissé de belles & diverses fleurs, & peuplé de plusieurs sortes de beaux arbres qui le couvrent au plus chaud de l’Esté d’un fraiz & agreable ombrage. Quand la Royne s’y devoit promener, les Dames & les Chevaliers, ou deux à deux, ou trouppe à trouppe s’alloient entretenans qui ça qui là le long de ce beau rivage : sans toutesfois s’esloigner de sorte qu’ils ne la vissent tousjours, tant pour se retirer avec elle quand elle s’en iroit, que pource qu’elle vouloit bien leur permettre une honneste privauté ; mais toutefois à sa veuë. Ce soir, car c’estoit presque tousjours apres soupper que Methine alloit prendre le fraiz de ce promenoir, Andrimarthe prenant Silviane soubs les bras, l’entretenoit comme de coustume de ses affections enfantines, ausquelles elle respondoit avec des parolles si nayves, que l’enfance mesme n’en pouvoit concevoir de plus innocentes : S’esgarant ainsi parmy les arbres plus espais, ils s’assirent au commencement au pied de quelques vieux saules proches du cours de ceste riviere. Mais la jeune fille ne pouvant demeurer trop long temps en repos & s’ennuyant d’estre assise, s’en alla sautant vers quelques haulnes, parmy lesquels elle en choisist un de qui l’escorce tendre & polie, la convie d’y graver son nom, de sorte qu’avec une esguille qu’elle avoit dans ses cheveux elle s’amusa d’y picquer les lettres de Sylviane. Andrimarte voyant ce qu’elle avoit commencé de marquer, passa de l’autre costé du petit arbre, & escrivit comme si c’eust esté une mesme ligne, avec un fermoir de lettre ce mot, J’ayme, de sorte que quand ceste belle fille eust escrit le nom de Silviane il s’y rencontra en joignant les deux mots, J’ayme Sylviane, mais elle ne prenant pas garde à ce qu’elle avoit escrit : mais seulement à ce que Andrimarthe avoit marqué, vous aymez, lui dit-elle, Andrimarthe, & qui est celle qui vous en a donné la volonté ? vous le trouverez, luy dit-il, Madame, s’il vous plaist de continuer de lire le reste de la ligne. Quant à moy, respondit-elle, je ne vois point que vous y ayez escrit autre chose, lisez, seulement, Madame dit-il, tout ce qui est escrit, sans rechercher qui en a esté l’escrivain, & vous contentez que celle qui a mis le nom que j’adore sur ceste escorce, me l’a bien plus vivement gravé dedans le cœur, & qui est-elle, reprit Silviane, & où est ce nom duquel vous parlez ? tous deux, repliqua Andrimarte, sont bien prez d’icy. Je ne sçay, dit-elle, vous entendre, car en fin je ne vois que ce mot seul que vous avez escrit & comment y a-t’il, repliqua Andrimarthe ; si je sçay bien lire, dit-elle, il y a J’ayme, & icy con- tinua Andrimarthe, luy monstrant du doigt ce qu’elle avoit escrit ? Il y a, respondit elle, Silviane, or adjoustez tous les deux, dit Andrimarte. Je vois bien, reprit-elle, que joignant ces deux parolles, il y a, j’ayme Silviane, mais c’est moy qui l’ay escrit, il est vray respondit Andrimarthe, aussi est ce bien vous qui me l’avez gravé dans le cœur : dans le cœur, reprit-elle, toute estonnée, & comment se peut faire cela, puisque je ne veis jamais vostre cœur ? je ne sçay, repliqua-il, comment s’est peu faire : mais si sçay-je bien que c’est avec les yeux que vous l’avez faict. O, s’escria-t’elle, voyla ce que je ne croiray jamais, car outre que mes yeux ne sçauroient graver chose quelconque, encore si les yeux le pouvoient faire, peut-estre je m’en fusse bien apperceuë quelque autre fois, puis que vous n’estes pas la seule chose que j’ay veuë en toute ma vie, & pour vous monstrer que je dis vray, n’a-t’il pas fallu que je me sois servie de ceste esguille, pour mettre mon nom sur ceste escorce ? je croy que j’eusse long temps employé mes yeux à cet office, avant qu’ils y eussent peu marquer la moindre lettre de mon nom. Ceste response d’enfant fist bien cognoistre le peu de ressentiment qu’elle avoit des traits d’Amour, & toutefois il ne laissa de lui dire, Ne vous estonnez, Madame, que vos yeux n’ayent gravé vostre nom sur l’escorce de cet arbre, puis que le mespris qu’ils font de ces choses insensibles, en est la cause. Mais n’ay-je pas veu, dit-elle, ces petits chiens que la Royne ayme si fort, & qui sont continuellement devant mes yeux, & regardez si vous y treuverez une seule lettre de mon nom, ny moins re- pliqua-t’il, daignent-ils de le faire sur ces animaux sans raison, mais seulement dans le cœur des hommes & des hommes encore qui sont les plus dignes d’estre estimez tels : &, comment dit Silviane, c’est peu faire cela sans que je m’en sois apperceuë ? N’avez vous pas esté plus petite que vous n’estes, dit Andrimarte, & respondez moy, Madame, s’il vous plaist, quand vous vous estes faicte plus grande, avez vous pris garde comment vous avez faict pour croistre ? cela, respondit-elle, je l’ay fait naturellement, & naturellement aussi reprit Andrimarte, vous m’avez fait ces blessures dans le cœur : mais mon Dieu, repliqua-t’elle, j’ay ouy dire que toutes les blessures du cœur sont mortelles, si cela est, & que mes yeux vous y ayent blessé, je seray cause de vostre mort, & vous aurez bien occasion de me vouloir du mal. Il est vray, continua-t’il que toutes les blessures du cœur sont mortelles, & que celles que vous m’avez faictes me feront mourir, si vous n’y mettez remede, mais quoy qu’il m’arrive je ne vous voudray jamais du mal, puis qu’au contraire je ne pense pas avoir assez de force pour vous pouvoir aymer autant que je desire, & que vous meritez : Je pense, dit la jeune Silviane, puis que mes yeux vous ont fait le mal, que le meilleur remede sera qu’à l’avenir je les vous cache. Ne le faictes pas, Madame, je vous supplie, si vous ne voulez ma mort aussi tost que vous aurez commencé un si mortel remede, car sçachez que la blessure que j’ay receue de vous, est telle que si quelque chose me peut conserver la vie, c’est en me donnant d’autres nouvelles & semblables blessures, voila un mal estrange dit la jeune Silviane, & puis qu’il est ainsi de peur que vous ne mouriez je feray non seulement le contraire de ce que je disois : mais je suppliray encores toutes mes compagnes d’en faire de mesme, afin que la quantité des blessures que leurs yeux vous feront, puissent vous soulager de celles que vous avez receuës de moy. Vos compagnes, respondit-il, ont bien des yeux, mais non pas pour me blesser, ny pour me guerir : & quelle difference, adjousta-t’elle, mettez vous de mes yeux aux leurs, puisque quant à moy je n’y en cognois point ? Elle est telle, repliqua Andrimarte, que j’aymerois mieux estre desja mort, que si elles n’avoient peu faire la moindre des blessures que j’ay pour vous, & que j’eslirois plustost de n’avoir jamais esté que de n’estre blessé de vos yeux, comme je suis. Je n’entends pas, dit-elle, pourquoy vous estes de cette opinion, car il me semble que les blessures sont tousjours blessures de qui que nous les recevions : Il y a, reprit Andrimarte, des blessures honorables, & agreables, & d’autres qui sont honteuses & fascheuses, & celles que je reçois de vous sont du nombre des premieres, & au contraire seroient celles que vos compaignes me feroient si leurs yeux en avoient la puissance. Je ne puis, respondit la jeune Silviane, m’imaginer sur quoy se fonde ceste difference. S’il se trouvoit, dit Andrimarte, d’autres Silvianes aussi belles & aussi accomplies que vous estes, & qui par leur beauté peussent faire d’aussi aymables blessures, je vous accorderois qu’elles seroient aussi desirables que les vostres, mais cela ne pouvant pas estre, soyez certaine, Madame, que jamais je n’estimeray faveur ny remede, que celuy qui me viendra de vous.

Silviane estoit fort jeune, & toutefois non pas tant, qu’oyant parler Andrimarte de cette sorte, elle ne luy en sçeut bon gré : car l’amour de nous mesmes est tellement naturel en nous, que rien ne nous peut obliger d’avantage en quelque aage que nous soyons, que la bonne estime que l’on faict de nous : & cela fut cause qu’elle lui respondit : La bonne opinion que vous avez de moy vous faict tenir ce langage : mais croyez Andrimarte, que vous y estes obligé par celle que j’ay de vous : Et peut-estre leurs discours eussent passé plus outre sans la survenuë de Childeric, qui avec une grande trouppe de ces jeunes enfans alloit courant par ces prez, faisant divers saults & divers jeux d’exercice, & qui passant auprez d’eux les separerent, parce que ce jeune Prince emmena Andrimarte presque par force pour saulter avec ses compagnons, comme celuy qui les surpassoit tous en adresse, & en agilité. Ce fut avec regret qu’il laissa la belle Silviane, [&] elle ne demeura pas seule avec moins de [desplaisir], parce qu’encores qu’elle n’eust aucun ressentiment d’amour jusques en ce temps-là, si est-ce que ces dernieres paroles luy firent depuis penser à des choses qu’elle n’avoit point encores imaginées : & peu apres se remettant devant les yeux les merites & les perfections du jeune Andrimarte, & repassant par sa mémoire les cognoissances qu’elle avoit euës de sa particuliere bonne volonté, Amour commença de lui esgratigner la peau si doucement, qu’au lieu de la cuiseur, elle en ressentit une certaine demangeaison, qui peu à peu en se grattant s’agrandit de sorte, qu’en peu de temps elle devint une playe incurable.

Aussi tost qu’Andrimarte se peut desrober de Childeric, il s’en recourut vers Silviane, luy demandant mille pardons de l’avoir laissée seule, s’excusant sur la force que ce jeune Prince luy avoit faicte. Voyla que c’est, respondit Silviane, si vous ne valliez pas tant, vos amies pourroient avoir plus long-temps le bien de vous voir. Pleust à Dieu, dit incontinent Andrimarte, que vous voulussiez estre de ce nombre, & que vous crussiez que de me voir, peust estre quelque bien. Et pouvez-vous douter, reprit Silviane, que l’un & l’autre ne soit pas ? vous avez trop de merites, Andrimarthe, pour ne donner pas la volonté à ceux qui vous voyent d’estre de vos amis : & il y a trop long temps que je vous voy pour ne les avoir pas recogneuës & estimées. Madame, respondit-il, j’estimerois ce soir plus heureux que tous les jours de ma vie, si je pensois que la belle Silviane eust quelquefois daigné tourner ses beaux yeux sur mes actions, aussi bien que mon cœur les a ressentis tout puissans, & si à cette heure j’en pouvois avoir quelque asseurance par vos paroles. La jeune Silviane ne pensant pas encore que l’amour fust quelque chose qui peust obliger un cœur à se donner entierement à quelqu’un, mais seulement une certaine complaisance, qui nous faict avoir plus agreable la veüe & la conversation d’une personne que d’un’autre, pensa bien qu’Andrimarte l’ay- moit, puis qu’il lui tenoit ces discours, & se considerant en elle-mesme, creut bien aussi d’avoir de l’amour pour luy, mais de l’amour faicte comme je vous disois, & telle qu’une sœur a pour son frere, ou une fille pour son père, & cela fut cause qu’avec cette innocence que son aage tenoit encore en son ame, elle luy respondit : Soyez certain Andrimarte, que veritablement je vous ayme, & que si vous me dites quelle asseurance vous voulez que mes paroles vous en donnent, je le feray tres-volontiers, vous protestant que je n’ay point de frere que j’ayme plus que vous. Andrimarte qui avoit plus d’aage, & plus d’amour aussi qu’elle, cognut bien que ce n’estoient que des propos d’enfant, & toutesfois luy semblant d’avoir desja gagné un grand point sur elle, il se contenta pour ce coup, esperant que le temps & la continuation de sa recherche la pourroit faire sortir de cette amour innocente pour la porter à l’entiere & parfaicte affection qu’il en desiroit, & pource luy prenant la main, il la lui baisa, & avec un visage riant, Je demeure, dit-il, le plus heureux & contant Chevalier de ma race, puis que j’ay eu cette declaration de vous, comme la chose du monde que j’ay la plus desirée : d’une seule chose je vous veux supplier, qui est de ne tromper jamais l’asseurance que vous m’en faictes, & que je puisse pour marque de ce que vous dites porter le nom de vostre frere, & vous appeler ma sœur, afin que ces noms nous obligent d’avantage à nous rendre l’un à l’autre les mesmes devoirs, & la mesme amitié. Je le veux, respondit franchement la jeune fille, & vous promets de vous aymer, & vous estimer comme si vous estiez mon frere.

Il vouloit respondre, mais craignant le serein qui commençoit à tomber, se retira & les contraignit d’en faire de mesme, & de la suivre. Il est vray que depuis ce jour, Andrimarte sçeut de sorte rechercher cette belle fille, que peu à peu il luy aprit que l’Amour ne s’arreste pas aux loix de l’amitié, ny dans les termes que le parentage prescrit par sa bien-vueillance, car en peu de temps elle l’ayma de telle façon, que quand elle se prit garde que c’estoit Amour qui la lioit en l’affection du jeune Andrimarte, il luy fust impossible de s’en retirer, si bien qu’un jour qu’elle se rencontra sur le bord de la Seine, avec luy, où Methine comme de coustume s’estoit allé promener, s’estans retirez à part sous certains arbres, elle prit occasion de luy dire : Et bien, mon frere, c’est ainsi qu’elle l’appelloit, vous souvenez-vous des discours que nous eusmes en ce mesme lieu il y a quelque temps, lors que je gravois mon nom sur l’escorce de cet arbre : & doutez vous ma sœur, respondit Andrimarte, que je ne m’en souvienne tant que je vivray ? Jamais ce jour ne s’effacera de ma mémoire, puis que c’est celuy qui a donné commencement à tout le bien que j’auray jamais. Et qu’est-ce, dit-elle, qui vous contenta le plus en tout ce que nous dismes alors ? Ce fut, respondit-il, ces mots que vous me dites, Asseurez vous, Andrimarte, que veritablement je vous ayme. Or, dit Silviane, voulez vous mon frere, que je vous confesse la verité. Croyez, je vous supplie, continua-t’elle en sousriant, que quand je vous dis ces paroles, je ne sçavois veritablement ce que je vous disois : Comment, reprit-il incontinent, vous ne sçaviez, ma sœur, ce que vous disiez ? Asseurement, respondit-elle, je n’en sçavois rien, & comment pourrois-je vous asseurer de faire une chose que j’ignorois, & qui m’estoit incogneuë ? Vous me trompiez donc, luy dit-il : Veritablement, dit Silviane, je vous trompois, mais c’estoit apres m’avoir deceuë moy mesme, car il faut que j’avouë que quand je disois que je vous aymois, je ne sçavois que c’estoit que d’aymer, & toutefois la bonne volonté que je vous portois me faisoit croire que c’estoit Amour, ce qui n’estoit qu’une bien-vueillance d’enfant. Andrimarte l’oyant parler ainsi, demeura un peu estonné, craignant qu’avec cette excuse elle ne se voulut desdire de tout ce qu’elle luy avoit promis : mais elle qui avoit bien d’autres intentions, le voyant muet, & se doutant bien de l’occasion de son silence : Mais mon frere, ne soyez point en peine de ce que je vous dis, car ce n’est seulement que pour vous donner maintenant de plus certaines asseurances de l’amitié que je vous porte : Je dis maintenant, parce que depuis ce temps-là je confesse que vos merites & l’affection que j’ay recogneuë en vous, m’ont bien renduë plus sçavante que je n’estois pas : je sçay à cette heure que c’est que d’aymer, non pas seulement un frere, mais Andrimarte, & le sçachant je vous proteste que je l’ayme autant que son amitié m’y oblige. Andrimarte oyant ce discours tant à son advantage, se relevant à genoux, car ils estoient assis en terre : Si j’employois toute ma vie à vous remercier, Madame, dit-il, & tout mon sang à vostre service, je ne sçaurois sortir de l’obligation où vos paroles m’ont mis, tant cette declaration me lie, & tant je recognois la grandeur du bien que vous me faites : mais puis qu’il vous plaist que j’oye de si favorables asseurances, ayez agreable que je vous supplie à l’exemple des Dieux, de vouloir rendre le bien que vous me faictes du tout parfait. Et qu’est-ce, dit Silviane, que vous voulez que je die d’avantage pour vous contenter, puis que vous declarant que je scay à cette heure que c’est qu’aymer, j’ayme Andrimarthe autant que son amitié m’y oblige ? Dites Madame, adjousta-il, encore d’avantage, car peut-estre mon amitié ne vous oblige guere, & ainsi vous ne m’aimeriez que fort peu. J’ayme, reprit-elle, Andrimarte autant que je dois : Dites plus encores, respondit-il, car il n’y a rien parmy les hommes, qui merite l’honneur que vous me faictes, J’ayme, reprit-elle, Andrimarte, autant qu’il m’ayme ; A ce coup, dit Andrimarte, je suis contant. Or, continua Silviane, il me plaist maintenant de dire d’avantage : J’ayme Andrimarte plus qu’il ne m’aime, & je proteste devant les Nimphes, & les deitez de ce fleuve, que je n’en aymeray jamais point d’autre, & je veux seulement une chose de mon frere, c’est qu’il me promette, sur la foy qu’il veut que je luy tienne, en ce que je viens de luy dire, que jamais il ne recherchera de moy, que ce que mon honnesteté lui peut librement permettre. Que tous les supplices, dit-il incontinent, des plus hays du Ciel me tombent sur la teste : que tout le courroux des Dieux m’accable, & que jamais je ne voye l’accomplissement d’aucun de mes desirs, si jamais, non pas en effect, mais en pensée seulement, j’outrepasse les limites que vous me donnez.

Lors qu’ils se tindrent ces discours, Silviane pouvoit avoir treize ou quatorze ans, & Andrimarte seize ou dix-sept, aage si propre à recevoir toutes les impressions d’amour, qu’il imprima ces jeunes cœurs de tous les caracteres qu’il voulut : si bien que depuis ce jour, ils allerent de sorte augmentant, que n’eust esté la longue & familiere nourriture qu’ils avoient ensemble, & qui couvroit beaucoup des actions de leur amour, sous le voile de la courtoisie, & de leur ancienne cognoissance, plusieurs sans doute s’en fussent pris garde, mais ayans eu tant de familiarité estans petits enfans, personne ne trouvoit estrange les devoirs qu’ils se rendoient l’un à l’autre, mesme pouvant encore les couvrir sinon de l’enfance, pour le moins d’une bien tendre jeunesse qui estoit en eux.

Ils vesquirent ainsi pleins de contentemens, & de toutes les plus grandes satisfactions qu’ils pouvoient recevoir, attendant que par le consentement de leurs parens, ils peussent estre mariez, & ce bien leur continua jusques à ce que par malheur Childeric tourna les yeux sur cette belle fille, car il faut bien croire que ce fust un malheur qui la lui fit trouver alors si belle, l’ayant veuë seule auparavant tant de fois, sans s’en estre soucié, mais à ce coup se trouvant à un bal, où Silviane s’estoit desguisée, comme durant les Baccanales l’on a accoustumé de faire, suyvant la coustume des Romains, il la treuva tant à son gré que depuis il l’ayma furieusement. Silviane s’en prit garde bien tost apres ; & parce qu’elle eust pensé commettre une extreme faute de ne dire tout ce qu’elle pensoit à son cher frere : Aussi tost qu’elle peut parler à luy, elle l’en advertit, & lui raconta tout ce qu’elle en avoit recogneu : Andrimarte creust bien incontinent cette nouvelle affection, & je m’estonne plus, luy dit-il, qu’il ait tant demeuré à vous aymer, vous ayant continuellement devant les yeux, que non pas de sçavoir qu’il vous ayme maintenant : Mais, ma sœur, l’ambition d’estre aymée du fils du Roy Meroüée, effacera-t’elle l’affection de vostre frere, & sera-t’il vray que je sois la miserable tourterelle delaissée de sa compagne ? Mon frere, luy dit-elle lors en luy prenant la main, soyez certain que vous ne serez jamais la tourterelle que vous dites, que quand la mort me ravira le moyen de vous accompagner, & si je pensois que la doute vous en fut seulement entrée en l’ame, l’amitié que je vous porte s’en plaindroit grandement : car croyez, Andrimarte, que la mort mesme ne me fera jamais changer la volonté que j’ay pour vous, puis que je la vous veux conserver entiere en la seconde vie que nos Druydes nous asseurent que nous aurons apres cette cy, & cette bague que je vous donne, & que je mets icy en depost entre vos mains, si vous estes cét Andrimarte que j’ay creu m’aymer si parfaictement, me sera rendue par vous en cette autre vie, afin que vous me puissiez sommer de la parole que je vous ay donnée, & qu’à cette heure je vous reconfirme d’estre perpetuellement à vous.

Est-il possible, Madame, de pouvoir representer avec des parolles le contentement du jeune Andrimarte ? Il se jette à genoux, luy baise la main, & cent fois la bague qu’elle lui avoit donnée, avec des extremes sermens de la lui representer au temps qu’elle lui commanderoit : Et prenant des ciseaux qu’elle portoit à sa ceinture, s’en piqua de sorte le doigt, où il avoit mis la bague, qu’il ensanglanta son mouchoir en plusieurs lieux, & puis le presentant à Silviane : C’est ainsi, Madame, lui dict-il, que je signe de mon sang les sermens que je viens de vous faire, & je vous conjure de me vouloir rendre ce mouchoir avec ce sang, au temps que vous m’avez commandé de vous rendre cette bague, afin que par ces marques & les vivans & les morts puissent cognoistre combien est grande l’affection qu’Andrimarte porte à la belle Silviane, & combien cette affection a esté heureuse de rencontrer par dessus ses merites une si entiere amitié en elle. Amour alloit de cette sorte noüant de plus forts liens les cœurs de ces deux Amants, afin de faire perdre l’esperance à toutes les puissances du monde, d’en pouvoir jamais deslier ny rompre les chaisnes & toutefois cela n’empescha pas Childeric de continuer l’amour commencée, & de s’y laisser de sorte emporter, qu’il n’avoit ny contentement ny repos, que quand il estoit aupres d’elle. Au commencement, de peur que Me- roüée n’en fut adverty, il cacha le plus qu’il peut cette passion, & cette consideration fut cause, que mesme il n’osa la declarer par ses paroles à la belle Silviane, quoy que ses actions fussent si cogneuës de chacun, que c’estoit une chose superfluë que de dire ce que personne n’ignoroit plus.

En ce temps, d’autant qu’il n’avoit point un plus grand contentement que de la voir, il commanda à un peintre de la peindre sans qu’elle s’en prist garde, croyant bien que de sa volonté elle n’y consentiroit jamais : Et le Peintre fut si diligent à satisfaire au desir de ce jeune Prince, que la voyant par deux ou trois fois cependant que les sacrifices se faisoient, il la peignit si bien, que quand Childeric la vid, il la baisa plus de mille fois & ne pensant pas que son heur fust entier, si Silviane ne sçavoit le thresor qu’il possédoit la trouvant dans l’antichambre de la Royne sa mere, il la tira à part, & luy dit : Belle Silviane, je vous apporte une nouvelle que peut-estre vous ne sçavez pas : c’est que vous pensez estre seule fille de vostre mere, & toutefois vous avez une sœur. Si je pensois, respondit-elle, Seigneur que cette nouvelle fust vraye, je la tiendrois pour la meilleure que je peusse recevoir, & je vous aurois beaucoup d’obligation de la peine que vous daignez prendre de me la dire. Vous avez raison, dict Childeric, d’en estre bien aise : car encore qu’elle ne soit pas si belle que vous, elle ne laisse de vous ressembler fort ; Et afin que vous en puissiez juger voyez la, dict-il en lui monstrant le portraict, qu’il avoit fait faire, & avoüez que j’ay dit vray. Soudain que Silviane jetta les yeux dessus, elle s’y recogneut, & à mesme temps receut un tres-grand sursaut de se voir entre les mains d’autre que d’Andrimarte, luy semblant que ne voulant estre à personne qu’à luy, luy seul aussi en devoit avoir la resemblance : & tendant la main pour le prendre, feignant de le vouloir mieux considerer, il le luy donna : mais l’ayant un peu regardé, & ne sçachant de quelle sorte elle le luy pourroit oster entierement, sans considerer d’avantage ce qui en pourroit arriver, & se voyant pres de la cheminée, elle le jetta dans le feu, qui estant fort grand, & le portraict n’estant faict que sur du carton, l’eust plustost bruslé, que presque Childeric n’y eust pris garde : Mais elle ne l’eut pas si tost jetté, qu’elle se repentit de sa promptitude, voyant combien ce jeune Prince en estoit demeuré estonné. Et pour couvrir en quelque sorte sa faute : Mon Dieu, dit-elle, Seigneur, il estoit si mal-fait, que j’avois honte que l’on me vist si laide. Silviane, respondit Childeric, vous m’avez grandement offencé, & je ne sçay avec quelle patience je le souffre : Seigneur, respondit-elle en rougissant, j’en serois extremement marrie : mais c’est la verité qu’il estoit si mal-faict, que j’aymerois autant la mort, que de me laisser voir ainsi. Le Despit alors & l’Amour eurent un grand debat dans le cœur offencé de ce Prince. Enfin l’Amour estant le plus fort : Je verray bien, dit-il, si c’est pour l’occasion que vous me dictes, ou si la haine, ou le mespris le vous a fait faire : Car si ce que vous dites est vray, & que ce ne soit pas une excu- se, vous permettrez qu’un autre peintre vous peigne tout à loisir, afin qu’il rencontre mieux que le premier n’a peu faire, qui avoit desrobé ce portraict sans que vous l’ayez sceu : Que si vous refusez ce que je demande, je croiray avec raison que c’est pour m’offencer, & que vous mesprisez un Prince qui ne l’a jamais esté de personne que de vous. La jeune Silviane qui craignoit d’estre tancée de la Gouvernante & de ses parens, fut contrainte d’accorder ce que Childeric luy demanda, avec des paroles si pleines de courtoisie, qu’il ne peut refuser [à] son amour, de n’estre content de cette satisfaction. Vous me permettrez donc, reprit le Prince, que je vous face peindre. Je vous accorde, Seigneur, luy respondit-elle tout ce qu’il vous plaist, pourveu qu’il despende de moy : mais c’est sans doute que la Royne le trouvera mauvais, si ce n’est avec sa permission, ou pour le moins avec celle de la Gouvernante. Ce m’est assez, dit Childeric, que je cognoisse que vostre volonté consent à ce que je desire, & que vous n’avez jetté ce portraict au feu, que parce qu’il estoit mal faict. Et d’autant qu’elle faisoit paroistre d’estre grandement en peine du desplaisir qu’il en avoit receu, & que quelques unes de ses compagnes s’en estoient pris garde, de peur qu’elle n’en fust tancée, luy-mesme dit que le portraict estoit si mal faict, que veritablement il ne meritoit pas moins de punition que le feu. Et afin que l’on pensast que Silviane n’avoit rien faict que par son [consentement], il en fit des vers qu’il luy donna, & qui estoient tels.


SONNET,
Que nul qu’Amour ne doit oser peindre
sa Maistresse.

Que tu fus temeraire, ô toy dont le pinceau
Osa bien desseigner les traicts de ce visage,
Ton Art peut seulement en un hardy tableau
Imiter la Nature, & non pas d’avantage.

Mais, Peintre, ne voy tu qu’un si parfaict ouvrage
Est mesme en la Nature un miracle nouveau :
Et comment pense-tu d’en bien faire l’image,
Ne pouvant elle-mesme en refaire un si beau ?

Que ton Art cede donc où cede la Nature,
Et ne te va plaignant que l’on t'ait faict injure,
En bruslant ce crayon par trop ambitieux.

Pour un si haut dessein foible est la main d’Apelle,
Nul ne le doit oser, & fut-il l’un des Dieux,
Qu’Amour, qui dans le cœur me l’a peinte si belle.

Si ce portraict ne servit à autre chose, il fut cause pour le moins que ce jeune Prince fit scavoir à la belle Silviane quelle estoit son affection envers elle : car cette belle fille ne peut s’empescher d’ouyr tout ce qu’il voulut luy en dire, de peur que luy en faisant refus, il ne se plaignit de la promptitude de laquelle elle avoit jetté son portraict dans le feu : & depuis continuant cete re- cherche, il ne se passa occasion qu’il la luy peut tesmoigner sans luy en faire voir la grandeur : & parce qu’il est bien mal-aisé que la violente passion d’amour se renferme dans les limites de la raison, & de la discretion ; Depuis que Childeric eust donné air à sa flamme, en la declarant à Silviane, elle s’accreust de sorte que rompant bien souvent les bornes de la modestie, il advint qu’un jour la voyant chanter, il se trouva de sorte transporté de cette puissante amour, qu’encores qu’il la vid au milieu de ses compagnes, & qu’il y eust une fort grande assemblée & de Dames, & de Chevaliers, il ne se peut empescher de la prendre par la teste, & de la baiser par force. Silviane n’ayant aucune bonne volonté pour Childeric, se sentoit grandement offencée de cette violence, & mesme voyant que c’estoit devant les yeux presque de toute la Cour, elle n’en fit pas une petite plainte, & d’autant plus qu’Andrimarte de fortune s’y estoit rencontré, auquel elle ne vouloit donner aucune opinion, que cette recherche de Childeric peut alterer en quelque chose l’affection qu’elle luy avoit jurée, toutefois ce jeune Prince mettant tout en risée la voyant en colere, chanta sur ce subject ces vers pour essayer de l’adoucir.


[SONNET],
Qu’il luy veut rendre ce qu’il luy a desrobé.

Elle se plaint, Amour, qu’en aymant je l’offence,
Et voudroit en effect que j’eusse moins de feux ;
Pourquoy s’il est ainsi reserre tu mes nœuds,
Et d’en sortir jamais m’oste-tu l’esperance ?

Si pressé, si vaincu d’extreme violence
Un baiser je desrobe, ou desrober je veux,
Sans pitié de mon mal, & mesprisant mes vœux ;
Colere elle me dit, quelle est cette insolence ?

A quelle estrange loy m’a le destin sousmis,
Dans le regne d’Amour le larcin est permis,
Et si vostre beauté ce larcin me commande :

Mais s’il vous desplaist tant, enfin je me resous
Pour effacer l’erreur qui vous semble si grande,
De rendre mon larcin, mais de le rendre à vous.

Silviane toutesfois ne pouvoit prendre en jeu la continuation de l’amour de Childeric, & Andrimarte, quelque mine qu’il en fit, n’estoit pas sans peine de voir que son maistre estoit son Rival, scachant assez que l’Amour & la domination ne veulent point avoir de compagnon : & cela fut cause qu’il se resolut de demander Silviane à la Royne, apres toutesfois estre sorty d’entre ces enfans d’honneur du Roy ; puis que mesme l’aage lui en donnoit une bonne excuse. Et afin de ne rien faire qui despleust à Silviane, il lui communiqua son dessein, lequel elle approuva fort, tant disoit-elle pour sortir de la tyrannie de Childeric, que pour pouvoir passer nos jours ensemble sans contrainte. Andrimarte donc qui n’avoit nulle plus grande envie que de posseder seul & entierement sa chere Silviane, ne manqua point de proposer à son pere le juste desir qu’il avoit de ne plus demeurer parmy les enfans, ny perdre son aage tant inutilement, puis que tant de belles occasions se presentoient de le pouvoir employer aupres de Meroüée, & dans ses armées à l’imitation de ses ancestres, que les années qu’il avoit luy commençoient à faire honte, se voyant encores nourry entre les femmes & les enfans, qu’il le supplioit de trouver bon qu’il laissast la robbe de l’enfance pour prendre la virile, & celle que le nom de Franc, & la memoire de ses predecesseurs, & l’exemple particulier qu’il luy donnoit, luy faisoit trouver plus convenable & à son humeur & à son aage. Le pere qui estoit genereux, & qui voyoit son fils assez fort pour le suivre dans les armées, & supporter la peine des armes, fut bien aise de remarquer en luy cette genereuse intention, & apres l’en avoir loué & estimé beaucoup, luy promit de satisfaire bien tost à son desir : & pour ne mettre cette affaire en plus de longueur, le jour mesme il en parla au Roy Merouée, qui le trouvant bon, le fit sçavoir à Childeric, afin que luy faisant les gratifications ordinaires, il peut donner l’espée, & mettre l’esperon au jeune Andrimarte avec les ceremonies de l’accolée, comme ils ont accoustumé depuis peu, & à l’imitation d’Artus Roy de la grande Bretagne, lors qu’il mettoit les jeunes Bacheliers & Escuyers au rang des Chevaliers. Ce jeune Prince, qui estoit entierement amoureux de la belle Silviane, fit tres-volontiers toutes ces fa- veurs au gentil Andrimarte, sous l’esperance qu’il avoit que soudain qu’il seroit armé Chevalier, il seroit contraint de s’en aller dans les armées, & luy laisser Silviane, de laquelle il esperoit de gaigner plus aisément la bonne volonté lors qu’elle n’auroit plus devant les yeux ce jeune homme, auquel il avoit bien recogneu qu’elle ne vouloit point de mal. Toutes choses donc favorisans au dessein d’Andrimarte, il fut armé Chevalier par les mains de Childeric, qui avoit esté faict Chevalier quelque temps auparavant par le Roy Meroüée : Et lors qu’il fallut luy ceindre l’espée, & que l’on mit à son choix d’eslire telle Dame qu’il voudroit, le jeune Andrimarte mettant un genoüil en terre supplia la belle Silviane de luy vouloir faire ceste faveur, afin qu’il se peust dire le Chevalier du monde qui eust receu cet honneur de la plus belle main & de la plus belle Dame qui vive. Childeric fut surpris, luy voyant faire cette requeste à Silviane, & peu s’en falut qu’il ne fit quelque demonstration violente du desplaisir qu’il en recevoit, mais la presence du Roy son pere le retint en son devoir, non toutefois sans rougir, & sans donner cognoissance à plusieurs que cet acte luy desplaisoit grandement, & plus encores lors qu’il vit que cette belle fille avec une façon joyeuse, la luy avoit ceinte apres en avoir demandé & obtenu le congé de la Royne Methine, monstrant & à ses yeux & à ses actions le contentement qu’elle avoit de la requeste qu’Andrimarte luy avoit faicte : Mais celuy que le jeune Chevalier fit paroistre fut extreme, lors que la remerciant de cette faveur, il luy protesta d’employer & cette espée & sa vie à son service : Et elle qui ne se soucioit guere de cacher la bonne volonté qu’elle luy portoit, scachant bien qu’il ne tarderoit pas de la demander en mariage à la Royne, & à ses parens, elle luy respondit, Je prie Hesus qu’il vous rende cette espée aussi heureuse, que de bon cœur je la vous ay ceinte, & que je voudrois faire encore d’avantage pour vous tesmoigner l’estime que je fais de vostre merite. Vous aurez donc agreable, luy dit-il, Madame, afin qu’aujourd’huy je reçoive toute sorte de contentement, que je puisse porter cette espée que j’ay receuë de vos mains, & l’employer à vostre service, & afin qu’elle soit plus heureuse, que je me puisse honorer du tiltre de vostre Chevalier. Silviane alors rougissant un peu, Ce seroit moy, respondit elle, qui en cela recevrois de l’honneur : mais je ne puis ny ne veux que cela soit que par le consentement de la Royne, qui peut disposer de moy comme il luy plaist. Andrimarte qui cogneut bien qu’elle avoit parlé avec beaucoup de discretion, mettant un genouil en terre devant Methine : C’est aujourd’huy, Madame, le jour qui semble me devoir estre le plus heureux, ne vous plaist-il pas que par vostre commandement je reçoive le plus grand honneur que maintenant je puisse esperer ? Childeric perdant toute patience, l’interrompit : Il me semble, luy dit-il, Andrimarte, que si vous n’eussiez point esté tant outrecuidé, vous eussiez attendu de faire cette demande à la Royne, & à Silviane, lors que par quelque belle action vous vous en fussiez rendu digne. An- drimarte qui cogneut bien pourquoy Childeric luy en parloit de cette sorte : Seigneur, luy respondit-il, j’avouë que je ne merite pas cette faveur : mais je ne laisse de la demander, pour le desir que j’ay de vous rendre quelque bon service, & je sçay bien que quand j’auray l’honneur d’estre Chevalier de Silviane, ce nom glorieux me donnera tant de force & tant de courage, qu’il n’y a entreprise pour difficile qu’elle soit de laquelle je ne vienne heureusement à bout. Cette pensée, respondit le Prince tout en colere, seroit bonne, si elle n’estoit injuste : mais il n’est pas raisonnable que vous vous donniez un nom qui ne peut estre merité qu’avec le sang. Mon sang, reprit incontinent le jeune Chevalier, ne sera jamais espargné pour ce suject, non plus que ma vie pour le service du Roy : Mais, Seigneur, je me trouve bien deçeu de l’esperance que j’avois, qu’en cette occasion, & en toute autre vous seriez mon protecteur, & que ce seroit vous qui me procureriez toute sorte d’avantage, comme le Prince à qui je suis, & à qui la nature, & ma volonté m’ont donné. Childeric vouloit respondre, & peut-estre porté de la violence de sa passion eust parlé outrageusement ; si Meroüée trouvant cette action tres-mauvaise en son fils, n’eust pris la parole, afin de couvrir l’imprudence de Childeric. Vous avez raison, Andrimarte, dit le sage Roy, de penser que Childeric vous favorisera en tout ce qu’il luy sera possible : il le veut, & je le luy commande : mais ce qu’il a dit, ç’a seulement esté pour passer le temps, & pour vous mettre un peu en peine : & à cet- te heure & luy & moy prions la Royne de trouver bon que Silviane vous reçoive pour son Chevalier, estant tres-raisonnable qu’une si belle fille ait un si gentil Chevalier qu’Andrimarte. Ce jeune homme tout transporté de contentement vint baiser la main au Roy, & à Childeric, pour la grace qu’il recevoit de luy : & quoy que le jeune Prince [le] lui permist, si fust-ce avec un visage qui tesmoignoit assez que ce n’estoit que pour le respect du Roy qu’il le consentoit. Et quoy que Methine le recogneust aussi bien que Meroüée, qui en eust un grand desplaisir, si est-ce qu’elle ne laissa pas de commander à Silviane qu’elle receut Andrimarte pour son Chevalier, puis qu’elle voyoit que le Roy le trouvoit bon. La jeune fille n’obeit jamais à commandement que la Royne luy eust faict, plus volontiers qu’à celuy-cy, & d’un visage si contant que chacun le remarqua fort aysément, ce qui toucha encore plus vivement le cœur de Childeric, qui se resolut à quelque prix que ce fust, de rompre cette amour qui luy estoit tant à contre-cœur : Et parce qu’il cogneut bien qu’il avoit donné trop de cognoissance de sa passion, & que le Roy n’en estoit pas content, il se contraignit le plus qu’il luy fust possible, afin de faire croire que tout ce qu’il en avoit fait, avoit seulement esté pour le suject que Meroüée avoit dit : mais il n’y en eust guere en la compagnie qui ne cogneust bien cét artifice, & mesme Andrimarte qui scavoit l’affection qu’il portoit à Silviane, & qui previst assez les traverses qu’il en recevroit, toutefois n’y ayant rien de trop diffi- cile pour son amour, il se resolut à tout ce qui luy en pouvoit arriver : & d’autant que l’ordre de Chevalier qu’il avoit receu, l’obligeoit à ne demeurer plus oysif parmy les Dames, il fit dessein de partir pour aller à l’armée, aussi tost qu’il auroit peu prendre congé de Silviane, & n’en point retourner que par quelque acte signalé il n’eust merité cette belle Dame. Elle qui jugea qu’il faloit de necessité, que cette separation se fit, & qu’ils parvinssent tous deux au contentement qu’ils desiroient par cette voye, luy donna le congé qu’il lui demanda, quoy qu’avec beaucoup de desplaisir : mais scachant que le Roy avoit cette coustume, pour inciter le courage genereux des jeunes Chevaliers à faire des actions plus hardies, de donner de semblables recompenses à ceux qui par leur vaillance se signaloient dans les armées, ils se contraignirent l’un & l’autre, & avec regrets & larmes se separerent, sous l’esperance de parvenir plustost à ce qu’ils desiroient par cet esloignement, que par leur presence.

De raconter icy les Adieux qu’ils se dirent, & les demonstrations de bonne volonté qu’ils se firent en cette cruelle separation, outre que je le crois inutile, encore ay-je opinion, qu’il seroit impossible : il suffira de penser qu’ils n’en oublierent une seule de toutes celles que la pudicité de Silviane peut permettre à Andrimarte, & que l’honnesteté d’un si parfaict Amant, luy donna la hardiesse de rechercher : mais je pense estre aussi peu à propos de raporter maintenant tout ce qu’il fit en suitte de ce dessein, lors qu’il fut dans l’armée, car il faudroit beaucoup plus de temps, qu’il ne nous reste de jour, pour raconter les choses seulement plus signalées, tant y a qu’en la conqueste que Merouée fit de la seconde Belgique, il donna de telles preuves & de son courage, & de sa force, que Merouée l’esleut pour conduire le secours qu’il envoyoit contre les enfans du Roy Clodion, ausquels il avoit esté preferé en la Couronne des Francs, tant pour la pusillanimité & lasche courage de Renaud, que pour la jeunesse d’Alberic, & lesquels toutesfois il avoit partagé de la moitié du Royaume d’Austrasie : Mais eux estans venus en aage, & Alberic se trouvant Seigneur de Cambray, & des pays voisins, & Renaud Duc d’Austrasie, & ayant espousé la fille de Multiade Roy de Tongres, nommée [Hasemide], ils firent une estroitte alliance avec les Saxons, & desireux de ravoir le Royaume paternel, vindrent fondre avec une tres-puissante armée sur le reste de l’Austrasie : & n’eust esté que prudemment Merouée y envoya un puissant secours sous la conduitte du vaillant Andrimarte, il est certain que leurs armes se fussent fait voir jusques aux portes de Paris ; & peut-estre eussent non seulement retardé les autres conquestes de ce vaillant Roy, mais luy eussent mis sa Couronne en un grand hazard ; au contraire la valeur & la prudence d’Andrimarte fut telle, qu’arrestant les progrez de ces deux freres, il les restraignit en fin dans l’Austrasie, attendant que Merouée eut le temps de se demesler des ennemis que les Romains secrettement luy avoient suscitez, & ce service fut si grand, que ce sage Roy en voulant bien donner cognoissance par toute sorte de témoignages ne fut avare des loüanges que sa vertu meritoit, ny des recompenses dignes des services qu’il en avoit receus.

Il seroit mal-aisé de dire les contentemens de Silviane, lors qu’à tous coups les feux de joye qui se faisoient n’estoient accompagnez que des resjouyssances pour les valeureux exploits de son tant aymé Andrimarte, la presence duquel elle desiroit infiniment, pour se pouvoir resjouyr avec luy [de] tant d’heureux succez, & toutesfois elle ne pouvoit estre marrie de le sçavoir esloigné, puis que son courage genereux luy donnoit tant de satisfaction, en l’honneur qu’elle luy voyoit acquerir, qu’elle vouloit bien participer à ses peines, par les ennuis de son absence, puis qu’elle avoit si bonne part aux gloires qu’il y acqueroit, avec tant d’avantage pour la Couronne des Francs, monstrant bien par une si vertueuse resolution qu’elle estoit veritablement petite fille de Semnon Duc de la Gaule Armorique, & si bon & fidele amy du Roy Meroüée.

Il n’y avoit personne qui n’aymast & loüast grandement le vaillant & sage Andrimarte, aussi en six ans qu’il demeura dans les armées, il n’eut jamais accident de fortune, qui ne lui fut heureux, un seul Childeric estoit celui qui avoit à contre-cœur ses victoires, encores qu’elles fussent à l’avantage de la Couronne qu’il devoit porter apres Meroüée : mais l’amour qui estoit plus forte en lui que l’ambition, lui faisoit trouver toutes ses actions mauvaises, & en diminuer la gloi- re, tant qu’il lui estoit possible, cognoissant bien que ces loüanges ne servoyent que d’allumer d’avantage l’affection que Silviane avoit pour lui. En fin Andrimarte ne pouvant plus vivre esloigné de sa Dame, encores que bien souvent il en eust des lettres, & que de mesme il lui fit sçavoir le plus souvent qu’il pouvoit de ses nouvelles, il obtint du Roy congé d’aller à Paris, pour donner ordre à quelques affaires, qu’il feignoit lui estre survenuës. Il se presenta donc devant la Royne, de laquelle il receut toutes les caresses qu’il peut desirer, & ayant trouvé la commodité de voir Silviane, & recogneu que sa bonne volonté estoit de beaucoup augmentée en son esloignement, il luy fit trouver bon qu’il parlast à la Royne de leur mariage. Jamais en toutes les victoires que la fortune lui avoit données, il ne remercia le Ciel avec plus de graces, que recevant cette permission, qu’il estimoit par dessus toutes les autres bonnes fortunes & pour faire cognoistre à Silviane l’impatience de son affection, aussi tost qu’elle le luy eust permis, il pria quelques uns de ses plus proches parens, car il n’avoit plus de pere, de faire cette requeste à la Royne pour luy, & la luy demander en grace, attendant que ses services luy peussent faire meriter une si grande recompense. Methine qui sçavoit les merites d’Andrimarthe, & les grands & signalez services qu’il avoit rendus au Roy son mary, fut tres-aise que l’occasion se fut presentée de faire pour luy quelque chose qu’il desirast : & pour tesmoigner à ceux qui lui en porterent la parole combien ce mariage luy estoit agreable ; Dites, leur respon- dit-elle, à Andrimarte, que non seulement je consents à ce qu’il desire, mais d’autant que Silviane est petite fille de Semnon nostre cher amy, Seigneur de la Gaule Armorique, & qu’il ne seroit pas raisonnable d’en disposer sans sçavoir sa volonté, je luy promets que je le lui feray trouver bon, & au Roy aussi, si pour le moins ils veulent me complaire en quelque chose, & pour tesmoignage de ce que je dis, je luy [permects] de vivre avec elle, non seulement comme son serviteur, mais comme son futur mary.

Cette response tant avantageuse, & aussi favorable qu’Andrimarte eust peu esperer, fut receuë avec tant de contentement par ce jeune Chevalier, qu’il lui fut impossible de la tenir secrette, de sorte que la nouvelle s’en espandit par toute la Cour, & bien tost dans toute l’armée, parce que Meroüée en ayant esté adverti par Methine, il l’eut si agreable, qu’il la dit en disnant tout haut, monstrant qu’il estoit bien aise que cette volonté fut venuë à ce gentil Chevalier, afin de commencer par là à recognoistre les grands services qu’il avoit receus de luy ; & pour ne mettre les affaires en plus de longueur, il depescha incontinent vers le Duc Semnon, son cher & ancien amy, pour luy faire trouver bon ce mariage, luy promettant d’avantager de sorte Andrimarte, qu’il n’auroit point de regret de luy donner sa petite fille.

Mais Childeric qui se trouva alors dans l’armée, ayant [apris]au commencement cette nouvelle par les lettres de la Royne sa mere, & puis par les discours de Meroüée, en receut un si grand desplaisir qu’il ne se peut empescher d’en parler à son pere, couvrant son dessein sous la feinte apparence de son service ; Seigneur, luy dit-il, le trouvant en particulier, j’ay sçeu par les lettres de la Royne, & par les discours que vous en avez tenus ce matin, qu’Andrimarte pretend d’espouser Silviane, le tres-humble service que je vous dois, me commande de vous representer des choses que je pense estre bien dignes de consideration, & encores que je ne doute point que vostre prudence accoustumée ne les ait bien desja preveuës, toutesfois les grandes & plus pregnantes affaires que vous avez sur les bras, me font craindre que n’ayant pas eu le loisir de bien considerer celles qui semblent estre de beaucoup moindre importance vous pourriez peut-estre passer legerement par dessus, sous l’esperance juste de recompenser les services de ce Chevalier, que j’advouë, Seigneur, estre dignes de recognoissance, pour donner courage aux autres, d’en faire autant que luy, quand vous leur ferez l’honneur de les employer, mais que je nie bien meriter de vous faire commettre une si grande & prejudiciable offence contre Semnon vostre cher amy & allié, & contre vous mesme, car il est certain que les recompenses ne doivent jamais estre faites au desavantage de nos amis, & de ceux qui s’asseurent en nous des choses qu’ils tiennent les plus cheres. Semnon, comme vous sçavez Seigneur, est Duc de la Gaule Armorique, c’est luy qui à vostre arrivée en ces contrées, vous a receu en son amitié, vous a assisté de ses forces & de ses conseils, & il se peut dire que luy, & Gynveldin gouverneur des Eduois, ont esté les deux plus fermes pierres, sur lesquelles vous avez asseuré les fondemens de vostre domination ; est-il maintenant raisonnable que s’il vous a confié cette fille, qui doit estre le support, & le soulagement de sa vieillesse, vous en deviez disposer sans son consentement ? ou seulement est-il bien à propos que vous luy proposiez un party tant inegal, & que chacun jugera si desavantageux ? Voulez-vous donc que l’on die, que le Roy Merouée recompense ceux qui le servent, aux despens des Princes ses voisins & amis ? souffrirez vous que l’on puisse reprocher que le Roy des Francs, sous pretexte d’amitié & de confederation, apparie si mal les filles de telle qualité, que de les donner en payement des services receus, à des personnes de qui la naissance leur est tant inferieure ? Pardonnez moy, Seigneur, si je parle si hardiment devant vous, & accusez le naturel desir que j’ay de ne voir point vostre nom taché d’aucun soupçon de chose que je sçay bien estre entierement esloignée de vostre intention, & du tout contraire à toutes vos actions passées : ce n’est pas que je ne tienne pour tres-raisonnable, & digne de loüange, la volonté que vous avez de faire pour Andrimarte : mais je vous supplie, Seigneur, que ce soit à vos despens, & de chose où vous seul ayez interest, car en cela vous acquerrez le nom de Prince genereux & magnanime, & vous vous rendrez aussi bien le Roy des cœurs, que vous l’estes des corps des Gaulois. Il ne manque pas dans vostre Royaume des partis pour Andrimarte, & que luy-mesme jugera luy estre plus convenables, que celuy de Silviane, de laquelle il ne peut pretendre que du mescontentement, puis qu’au lieu d’acquerir des amis par cette si peu égale alliance, il se fera des ennemis immortels, qui jamais ne luy pardonneront l’offence qu’ils penseront avoir receuë de vous à son occasion. Et ainsi sans qu’il luy en revienne aucun avantage, il vous fera perdre & le credit, & l’amitié qu’avec tant de peine vous avez acquise, & qu’avec tant de soing & de prudence vous vous estes conservée parmy tous ceux qui ont cogneu vostre nom. Ne croyez pas, Seigneur, que je sois l’autheur de ces considerations, plusieurs de vos meilleurs serviteurs, & qui n’ont osé le vous dire, se sont adressez à moy, afin que vous les apprissiez de moy, scachant bien que les grands Rois qui ont tousjours l’esprit occupé à de grandes entreprises, ne daignent bien souvent tourner les yeux sur ces choses qu’ils pensent n’estre pas capables de faire de grands effects, & qui quelquefois trainent apres les commencemens d’un grand mal. Je scay que quand Andrimarte sçaura de quelle importance, ou plustost de quel prejudice est ce mariage à vostre service, il est tant vostre serviteur, qu’il sera le premier à vous suplier, pour amoureux qu’il soit, de ne faire rien qui puisse alterer le service de vostre majesté, ou troubler le repos de vostre peuple, ou diminuer tant soit peu l’amitié & la bien-vueillance de vos alliez : Et quand il vous plaira me le commander, pour vous descharger de cette importunité, je m’offre à le luy faire entendre, & à luy en deduire les raisons de telle sorte, que jamais plus il n’y pensera.

Ainsi finit Childeric, qui fut escouté si attentivement de son pere, qu’il pensa d’avoir à l’heure mesme la commission d’en parler à Andrimarte : mais le sage Roy, qui dés long-temps avoit bien pris garde que ce jeune Prince estoit amoureux de Silviane, & que toutes ces considerations ne luy estoient dites que pour l’envie qu’il avoit de la posseder tout seul, luy ayant donné audience telle qu’il voulut, & voyant qu’il attendoit sa response, apres y avoir quelque temps pensé, reprit ainsi la parole avec un visage severe, & lui tesmoignant assez par là le peu de satisfaction qu’il avoit receu de sa harangue.

Je suis tres-marry de recognoistre en vous les choses que je voudrois le moins y estre, & particulierement deux, qui seront la cause de vostre perte, si avec prudence vous ne vous en despoüillez bien tost. La premiere, cette humeur effeminée qui vous emporte à une vie dissoluë, & à la recherche des delices & de l’amour, car si par les contraires l’on fait de contraires effects, & si les Gaules que je possede ont esté ravies d’entre les mains de ces vaillans & puissans Romains, par la force, & par la generosité de Pharamond & de Clodion, & s’il a falu que j’aye tant sué sous le harnois, & couru tant de hazards pour conserver & aggrandir les limites de l’Empire qu’ils m’ont laissé, comment ne puis-je juger avec raison, que quand je vous auray remis cette couronne apres moy, vous ne la conserverez guere long-temps, puis que vous vous esloignez & des moyens que nous avons tenus, & de la guerriere vertu de la nation des Francs ? Mais l’autre condition que je blasme grandement en vous, c’est d’employer vostre esprit à vouloir couvrir vostre vice sous le voile de la vertu. Pensez vous, Childeric, que j’aye si peu de cognoissance des affaires du monde, que je ne juge bien que toutes les choses que vous me venez representer ne sont seulement que pour empescher que Silviane que vous aymez, ne se marie encore de quelque temps ? Pensez vous que je ne me souvienne des paroles que vous tintes lors qu’Andrimarte fut armé Chevalier ? avez vous opinion que je n’ay sceu qu’elle jetta un portraict dans le feu, que vous aviez d’elle sans qu’elle le sceust ? Et croyez vous que je n’aye esté averti de la violence que vous luy fistes quand vous la baisastes par force ? ne vous figurez point, Childeric, que pas une de vos actions envers elle me soit incogneuë, & que si jusques icy je les ay supportées, & faict semblant de ne les voir pas, ce n’a esté que sous l’esperance qui me restoit encore, que peut-estre vous retireriez vous de vous mesme de la mauvaise façon de vivre que vous avez prise, & que vous ne pouvez pas douter qui ne me desplaise ? Vous faictes le grand homme d’estat, & me venez representer ce que je dois à l’amitié de Semnon, & aux bons offices qu’il m’a rendus : & envers lequel de tous mes voisins & de tous mes alliez m’avez vous veu manquer en ce que je leur dois & d’amitié & de bien-vueillance ? Et pourquoy si vos pensées estoient bien saines, ne jugeriez vous qu’en cette occasion je ne defauts non plus à ces devoirs envers celuy que j’ayme, & que j’estime par dessus tous les Gaulois ? Que si vous ne pouvez penetrer jusques au profond de mes desseins, que ne jugez vous que ce qui vous en est incogneu ne laisse d’estre faict avec autant de raison, que vous en voyez en ceux que vous sçavez & que vous entendez ? Qu’est-ce que j’ay faict jusques icy que mes amis ayent blasmé ? ou dites moy dequoy mes propres ennemis me peuvent accuser, si ce n’est de leur avoir osté par la valeur de nos armes, ce qu’autrefois ils avoient acquis sur des autres : mais plus avec la peau du renard, qu’avec les ongles du lyon ? Et un seul Childeric sera celuy qui condamnera les actions de son pere, & pourquoy ? parce qu’il consent au mariage d’une fille, que poussé d’une folle affection il voudroit deshonorer entre les bras mesme de sa mere, & devant les yeux de son pere. Trouverez-vous plus à propos, ou plus honorable pour ce genereux Semnon & nostre ancien amy comme vous dites, que sa fille soit remise entre vos mains, que mariée avec Andrimarte ? La voulez vous peut estre espouser ? vostre folle humeur vous porteroit-elle bien à cette faute ? Je ne le veux pas croire, car j’aymerois mieux que ce gesse que j’ay en la main vous fust dans le cœur, que non pas une si vile pensée : non que je n’estime la vertu du pere, & la nourriture de la fille : car l’une & l’autre sont estimables : mais j’eslirois plustost de rendre à Regnaud ou à son frere Alberic, le sceptre entier de leur pere Clodion, que de consentir qu’un courage si abaissé que seroit le vostre, eust la souveraine puissance sur un peuple si genereux & si belliqueux que celui auquel je com- mande. Or si vous ne la voulez point espouser, & quand vous [le] voudriez, si mon consentement n’y sera jamais, qu’est-ce donc que vous pensez faire de Silviane ? la tiendrez-vous pour concubine ? avez-vous opinion que l’honneur de ma maison le comporte ? que la reputation de la Royne le souffre, ou que le courage de Semnon, & la generosité de sa race le puisse endurer ? Cessez, Childeric de remonstrer à vostre pere ce qu’il doit faire en une chose où il n’a point d’autre passion que celle de la raison, & vous despoüillez de cette folle amour qui vous preoccupe l’entendement, & lors vous verrez que si je ne faisois ce mariage, je manquerois grandement à ce que je dois : car si les Princes sont obligez comme vous dites de recompenser les services receus par des bien-faicts & des honneurs, qu’est-ce que je ne dois pas faire pour Andrimarte, qui sans parler des autres exploicts qu’il a faicts pour nous, n’a pas seulement resisté à la force des enfans de Clodion, mais en les contraignant de demeurer dans les limites de l’Austrasie, peut dire nous avoir conservé le reste de nos Estats, donné le moyen de faire les progrez que mes armes ont faits depuis le temps que me surprenant engagé à de nouvelles conquestes, ils s’en venoient fondre si inopinément sur nous, si la valeur & la sage conduite d’Andrimarte ne nous eussent faict espaule, & n’eussent reprimé l’insolence de leurs armes ? Et dictes-moy, Childeric, qu’est-ce que je ne dois pas à un si signalé service, & de quelle ingratitude ne serois-je point avec raison accusé, si je refusois à son affection, à sa fidelité, à son courage, & à ses merites la premiere chose qu’il m’a demandée ; Mais dites-vous, recompensez-le à vos despens, & non pas à ceux de Semnon, qui garde cette fille pour le support de sa vieillesse, & pour le soulagement de son dernier aage. Au contraire que ce soit à ses despens, que [ce] seroit veritablement à son dommage, si je refusois pour sa petite fille un party si convenable, & si avantageux : Car y a t’il ny Prince ny grand Roy, qui ne creust avoir beaucoup gaigné de s’estre acquis à tel prix un semblable gendre, & qui est capable non seulement de conserver un Estat, mais d’acquerir cent Royaumes par sa valeur & par sa prudence ? Que peut desirer Semnon de plus advantageux sur ses vieux jours, que de voir Silviane entre les mains d’un vertueux Chevalier, & son Estat soubs la garde d’un vaillant, prudent, & heureux Capitaine ? Souvenez-vous, Childeric, que je dois non seulement cette gratification à Andrimarte, pour les services qu’il m’a faits : mais je dois ce gendre à Semnon, pour l’amitié & la fidelité qu’il m’a tousjours monstrée : & je sçay que vous-mesme le recognoissez bien ainsi, & que quand vous avez parlé à moy d’autre sorte, ce n’a pas esté Childeric qui a parlé, mais ceste folle passion qui le fera perdre, & qui lui ostera enfin la couronne que je porte s’il ne change bien-tost & de conduitte & d’humeur. Et pource si vous me voulez plaire, vous quitterez non seulement cette vie, qui vous rendra mesprisable & odieux à tous ceux qui la sçauront, & particulierement aux Francs, de qui le courage guerrier ne peut aymer ny supporter un vicieux ny un faineant pour son Roy, mais aussi cet artifice duquel vous essayez de couvrir vos desseins effeminés sous le visage desguisé de la vertu : autrement Childeric, soyez asseuré que si de nom je suis vostre pere, je ne le seray point d’affection, & qu’au contraire je feray paroistre & à vous, & à chacun que je ne contribue ny consens en rien à la honteuse & mesprisable vie que vous faictes.

Childeric demeura grandement confus ayant cette response de Meroüée, parce que sa propre conscience le convainquoit, & toutefois suivant l’ordinaire coustume de tous ceux qui veulent couvrir leur faute, il essaia de s’[excuser] en partie des choses que son pere luy avoit reprochées, en niant entierement les unes, & desguisant de sorte les autres, qu’il eust peut-estre rendu sa cause bonne s’il eust parlé à une personne moins avisée que Merouée : Mais le sage pere ayant quelque temps escouté ses excuses. Enfin, dit-il, en l’interrompant, vous estes bien marry, Childeric, que j’aye eu assez bonne veuë pour recognoistre vostre faute : mais ce n’est pas de cela que vous devez estre fasché : soyez-le d’avoir failly, & non pas que je l’aye recogneu, car estant vostre pere comme je suis, j’auray tousjours plus de soing de cacher vostre erreur que vous-mesme : mais si vous estes sage, ne continuez plus cette vie qui sans doubte vous fera perdre honteusement : & vous souvenez que tout Prince qui veut commander à un peuple, se doit rendre plus sage & plus vertueux que ceux desquels il veut estre obey, autrement il n’y parviendra jamais qu’avec la tyrannie, qui ne peut estre asseurée ny agreable à celuy mesme qui l’exerce.

A ce mot, Merouée le [laissant] sans vouloir plus ouyr ses repliques, depescha incontinent à la Royne Methine, que sans plus prolonger ce mariage, elle en donnast advis à Semnon le bon Duc de la Gaule Armorique, afin que le tout se fist par son consentement, & qu’ensemble elle l’asseurast qu’il rendroit Andrimarte tel, qu’il n’auroit point de regret d’avoir accordé sa petite fille à un si accomply Chevalier. La Royne qui ne desiroit pas avec moins de passion de contenter Andrimarte, sans perdre un moment de temps y envoya un Ambassadeur, qui n’eut beaucoup de peine à l’y faire consentir, parce que Semnon oyant le nom d’Andrimarte, duquel la renommée luy avoit raconté tant de belles & genereuses actions, le receut pour son gendre avec infinis remercimens à la Royne de la faveur qu’elle luy faisoit de vouloir donner un tel mary à Silviane, se sentant de telle sorte obligé à Merouée & à elle pour cette eslection, qu’il tenoit pour bien recompensez tous les services qu’il leur avoit autrefois rendus, & leur remettant deslors entre les mains toute l’auctorité qu’il avoit sur elle, il les supplioit d’en vouloir disposer comme estant à eux. Que seulement il desiroit de voir Andrimarte, afin de cognoistre celuy à qui Silviane & ses Estats devoient estre, & pour l’obliger par la bonne chere qu’il pretendoit de lui faire à aymer d’avantage sa fille, & à cherir selon leurs merites les peuples sur lesquels il devoit commander.

Cette response ayant esté receuë, la Royne en donna incontinent son advis à son mary, qui jugea estre à propos qu’Andrimarte fist promp- tement le voyage vers le bon Duc Semnon, afin de luy rendre le devoir auquel il estoit obligé, & cela d’autant plustost qu’en ce temps-là il avoit paix ou treve avec tous ses voisins, si bien qu’il avoit moins à faire de sa presence. Andrimarte & Silviane advertis de cette prochaine separation ; encores qu’ils sceussent que de ce voyage dépendoit tout leur contentement futur, si est-ce que l’extreme affection qu’ils se portoient ne les y pouvoit faire consentir qu’avec un desplaisir extreme, d’autant que les autres fois qu’Andrimarte l’avoit esloignée, ce n’avoit esté que pour aller à l’armée qui ne les separoit que de deux ou trois journées, & Meroüée y estant, elle en avoit des nouvelles presque tous les jours : mais cét esloignement sembloit devoir estre plus long, tant pour la distance des lieux, que pour prevoir bien que le bon Duc Semnon ne le laisseroit pas si tost retourner, & leur amour impatiente ne pouvoit sans une tres-grande peine se preparer à cette longue absence : toutefois la necessité les y contraignant, Andrimarte avant que de partir pour tesmoignage de sa passion luy donna ces vers.


STANCES.
Sur un depart.

I.

Dieux qui sçavez quelle peine
Donne l’absence inhumaine,
Accomplissez s’il vous plaist
Mon souhait.

II.

Faictes-moy, puis que l’absence
Me doit ravir sa presence,
Aussi tost qu’un souvenir
Revenir.

III.

Faictes comme un Androgine
D’une puissance divine
R’assembler par le dehors
Nos deux corps.

IIII.

Ainsi ma forme premiere
Me seroit renduë entiere,
Ayant par vostre pitié
Ma moitié.

V.

Faites comme le lierre
L’ormeau de son bras enserre,
Qu’elle soit jusqu’au trespas
En mes bras.

VI.

Pour rompre la douce estrainte
De cette union si saincte,
Le Ciel n’a rien, ny la mort
D’assez fort.

VII.

Faictes comme aux irondelles,
Qu’il me soit donné des aisles,
Afin de plustost pouvoir
La revoir.

VIII.

Si j’obtenois cette grace,
Pour loing que je m’esloignasse
J’y ferois cent fois retour
Chaque jour.

IX.

Que si cela ne peut estre,
Vueillez mon retour permettre
Tout aussi tost en ce lieu
Que l’adieu.

X.

Ma voix où s’adresse-t’elle ?
Les Dieux la voyant si belle
En sont amans & jaloux

Comme nous.

XI.

Ayant donc l’ame saisie
D’une froide jalousie,
La pitié dans leur esprit
S’assoupit.

XII.

Vainement je les reclame,
Puis qu’amoureux de Madame,
Ils m’en esloignent d’aupres
Tout expres.

XIII.

Mais en vain remplis d’envie,
Vous nous troublez nostre vie :
Nos nœuds sont, & nos liens
Gordiens.

Ainsi s’en alla le gentil Andrimarte, plus desireux de revenir, que d’estre possesseur de la Gaule Armorique. Je ne vous raconteray point icy, Madame, la reception qui luy fut faite, tant par Semnon, que par ses peuples, qui ayans sceu la volonté de leur Seigneur, s’estoient preparez à le recepvoir avec toute sorte d’honneur & de contentement, infiniment resjouys de l’eslection que leur bon Duc en avoit faicte, [tant] pour Silviane, que pour estre leur Seigneur apres luy, car cela ne faict rien au discours que vous desirez sçavoir de moy : Il suffira de dire que Semnon apres l’avoir receu avec toute sorte de magnificence, & retenu quelque temps aupres de luy, luy accorda non seulement Silviane, comme il desiroit, mais de plus, le fit proclamer Seigneur de la Gaule Armorique apres lui, & en vertu de ce futur mariage, le fit recognoistre pour tel par tous ses vassaux & subjets, n’y ayant ny Ambactes, Solduriers, ny Chevaliers qui ne le receussent avec applaudissement.

Quelque temps auparavant, Clidamant estoit arrivé dans l’armée de Meroüée, de sorte qu’il avoit veu Andrimarte, & avoit esté fort souvent tesmoing, ou pour mieux dire son compagnon d’armes en tant de beaux exploicts qui s’estoient faicts, & mesme quand Meroüée se rendit entierement Seigneur de la seconde Belgique, de sorte que les nouvelles qui se sceurent aussi-tost dans la Cour de Meroüée du bon-heur de ce gentil Chevalier, lui furent tres-agreables, comme aussi à tous les autres Seigneurs & Princes Francs, n’y ayant que Childeric seul qui en receut du deplaisir : car encores qu’il feignit le contraire, depuis que son pere l’en avoit tancé, il n’avoit eu la hardiesse de faire paroistre l’amour qu’il portoit à Silviane, qui toutefois au lieu de diminuer, alloit croissant de jour en jour, non toutefois qu’il eut aucune intention de l’espouser, car il tournoit les yeux à quelque chose de plus relevé : mais il eut bien voulu la posseder en autre qualité. Et lors que chacun oüit la bonne eslection que Semnon en avoit faicte, il ne se pouvoit empescher d’en parler desadvantageusement, le blasmant quelquefois d’injustice, & d’autrefois d’imprudence : d’injustice, privant les justes successeurs de son bien ; & d’imprudence, en sous- mettant la Gaule Armorique à un Franc, qui estoit d’une nation estrangere, & ne pouvant vaincre la passion qui le consummoit, & trouvant un jour commodité de parler à Silviane, il luy dit : Est-il possible, belle Dame, que vous soyez resolue de vous donner à Andrimarte ? Et n’est-ce pas, Seigneur, luy respondit-elle, un Chevalier qui merite plus que je ne vaux ? Vous faites bien paroistre, repliqua-t’il, que vous vous cognoissez fort peu en la valeur des choses, puis que vous l’estimez plus que vous, de qui le moindre merite surpasse tout ce que peut valoir Andrimarte. Si je vaux quelque chose, respondit-elle en sousriant, je le rendray bien tost riche : car je me donneray entierement à luy, & quant à moy, il m’est assez pourveu qu’il m’ayme, & à cela j’espere de l’obliger par l’amitié que je luy porteray : Cela est bon dit Childeric, avec ceux desquels l’ambition ne suffoque pas le jugement, ou de qui la perfidie naturelle ne prevaut par dessus la raison. Silviane alors offencée de ce discours : Seigneur, luy respondit-elle, si vous tenez ce discours pour me fascher, c’est sans raison, puis que je n’eus jamais autre volonté que de vous honorer : Que si c’est pour offencer Andrimarte, je ne sçay comme vous en avez le courage, puis que ce pauvre Chevalier outre les grands services qu’il vous a desja rendus, & qui sont si signalez, encore ne parle-t’il jamais que de l’ambition qu’il a d’employer le reste de sa vie en augmentant vostre Couronne. Ma belle fille, respondit le jeune Prince, ce n’est ny pour vous desplaire, ny pour l’offencer, mais seulement pour ne vous voir perdre, comme je prevoy que vous ferez, si vous ne vous retirez de ceste jeune & peu prudente affection : croyez moy que je ne parle point sans raison, si vous sçaviez quel bon-heur vous attend, peut estre ne vous precipiteriez vous point de cette sorte : Seigneur repliqua Silviane, mettez je vous supplie vostre esprit en repos, & croyez que tous les plus grands advantages qui se peuvent imaginer ne me divertiront jamais de l’affection que j’ay promise à Andrimarte ; la Royne & le Roy le veulent, Semnon le trouve bon, & me le commande, qu’est-ce qui m’en peut donc retirer ? Et quoy Silviane, reprit Childeric, vous ne faites donc point de conte de ma volonté, & vous ne pensez pas que mon consentement y soit necessaire ; Si fay, Seigneur, respondit-elle, mais je n’en parle point croyant qu’il ne sera jamais autre que la volonté de Meroüée. L’amour, dit-il, que je vous porte est telle, que je contrarierois mesme à Tautates, s’il estoit necessaire pour vostre bien : mais puis que vous l’estimez si peu, allez & souvenez vous que je suis Childeric, c’est-à-dire le fils du Roy, & qu’un jour je vous feray paroistre combien folement vous mesprisez maintenant ma bonne volonté : Et à ce mot, sans attendre sa response il partit tout en colere, dequoy elle fut bien marrie, non pas pour elle, mais pour la crainte qu’elle avoit que son courroux ne peut rapporter du mal à son cher Andrimarte.

Cependant, Semnon ayant retenu quelques mois Andrimarte aupres de luy, & luy semblant qu’il estoit temps de le renvoyer vers Meroüée, il luy donna congé de s’en retourner, à condition qu’aussi-tost que le mariage seroit accomply, il luy ameneroit Silviane, & se resoudroit de demeurer avec luy d’ordinaire, pour prendre le soing de ses Estats, & lui donner le moyen de vivre le reste de ses jours en repos. Chacun à son retour le receut avec toute sorte d’honneur & de caresses. Merouée qui le traittoit desja comme Duc de la Gaule Armorique, estoit bien ayse que par son moyen il y eust une personne de sa nation, & sur laquelle il avoit tant de puissance, qui commandast à un peuple si grand, & son voisin, luy semblant que c’estoit une grande asseurance pour sa Couronne d’avoir ce costé là si asseuré, & duquel il pouvoit entierement disposer. Et en cette consideration, il commandoit à Childeric d’en faire cas, & de l’aymer non pas comme son vassal, mais comme son voisin, & duquel il pouvoit retirer beaucoup d’utilité pour le progrez & l’affermissement de ses conquestes : Mais ce ne fut rien au prix de la bonne chere que Silviane luy fit, qui desja le tenant pour son mary, vivoit presque avec l’honneste liberté de femme aupres de luy. Et quoy qu’elle ne voulust luy rien cacher de tout ce qu’elle faisoit, ou qu’elle avoit en la pensée, si est-ce qu’elle creut n’estre pas bien à propos de lui dire les discours que Childeric lui avoit tenus, tant parce qu’elle sçavoit bien qu’ils estoient faux, que d’autant qu’ils lui donneroient un grand mescontentement : seulement elle resolut de se retirer avec lui dans les Estats de Semnon le plustost qu’il lui seroit possible, & aussi-tost que leur mariage seroit faict, afin d’e- viter la tyrannie du jeune Childeric, & les insolences qu’elle prevoyoit lors qu’il seroit maistre absolu des Francs.

N’y ayant donc plus rien qui empeschast l’accomplissement de ce tant souhaité mariage, Methine par l’authorité du Roy, & en suitte de la volonté de Semnon en faict passer les articles, & huict jours apres les ceremonies en furent faites au contentement general de tous, & avec tant de satisfaction de Silviane & d’Andrimarte, que jamais on ne vit deux Amans plus contens, ny deux visages où le plaisir & la joye se remarquassent plus visiblement. Un seul Childeric souspiroit en son cœur de ce que tout le peuple se resjoüissoit : mais comme si le Ciel eust attendu seulement que ce mariage fust accomply, pour mesler toute la Gaule de trouble & de tristesse, dans sept ou huict jours Merouée tomba malade, & bien-tost apres mourut plein de gloire & d’honneur, & tellement regretté de son peuple & des Gaulois, que jamais les Francs n’ont faict paroistre un si grand desplaisir pour Roy, qu’ils ayent perdu. Childeric comme je vous disois, Madame, fust eslevé sur le Pavois, & proclamé Roy des Francs incontinent apres, avec des esperances bien trompeuses, qu’il seroit imitateur des vertus de son pere. Silviane alors qui se ressouvint des parolles desavantageuses qu’il luy avoit tenuës, conseilla son cher mary d’esloigner promptement ce jeune Roy, & de se retirer en la Gaule Armorique, tant pour eviter la mauvaise volonté de Childeric, que pour satisfaire à ce qu’il avoit promis à Semnon. Mais Andrimarte qui ignoroit les derniers propos que Childeric avoit tenus à Silviane, & qui pensoit estre obligé de demeurer quelque temps avec ce nouveau Roy pour le servir à son advenement à la Couronne, ne voulut croire le conseil de Silviane, lui semblant qu’il manqueroit à son devoir s’il se retiroit avant que de voir le nouveau regne de Childeric bien asseuré. Et ainsi sans rejetter entierement ce qu’elle luy avoit proposé, alloit dilayant, & faisant semblant que les choses necessaires à leur voyage se preparoient, & cependant demeuroit ordinairement aupres de la personne du Roy avec tant de soing & d’affection, que tout autre que Childeric s’en fust ressenty obligé. Luy au contraire conservant dans son cœur l’outrage qu’il pensoit avoir receu de luy, n’alloit esloignant la resolution qu’il avoit prise en son ame, qu’autant que duroient les ceremonies & les resjoüyssances de son couronnement : Et le mal-heur ne voulut-il pas que cependant les nouvelles vindrent à Silviane, & au valeureux Andrimarte que Semnon le bon Duc estoit mort, & que tous les vassaux & subjects leur faisoient instante priere de venir en leurs Estats ?

Le desplaisir de Silviane fut tres-grand, & celuy d’Andrimarte ne fut guere moindre, ayant receu tant de bien-faicts de ce Prince sans avoir eu le loisir de luy en rendre service ; mais lors que les premieres larmes commençoient de se secher, il sembla que le Ciel leur voulut donner occasion de les renouveller avec plus d’amertume encores que les premieres.

Desja Childeric voioit ce luy sembloit ses affaires asseurées, & la Couronne bien r’afermie sur sa teste, lors que cette nouvelle vint à Silviane, & desja il avoit commencé de vivre si licentieusement, s’abandonnant à toute sorte de voluptez, que comme je vous ay dit, Madame, chacun avoit perdu l’espoir que la vertu du pere avoit fait concevoir du fils. Le peuple s’en plaignoit, les grands en murmuroient, & les plus affectionnez en souspiroient ; enfin apres qu’ils eurent quelque temps supporté cette honteuse vie, & plusieurs autres tyrannies & foules qu’il faisoit sur son peuple, les grands de l’estat s’assemblerent à Provins, & puis à Beauvais, où toutes choses bien considerées & debatuës, enfin ils resolurent de le declarer indigne & incapable de la Couronne des Francs, & en mesme temps en elirent un, qu’encores que Romain, ils jugerent toutefois estre personne si pleine de merites, qu’il estoit digne d’estre leur Roy : Celuy-cy s’appelloit Gillon qui dés long-temps avoit quitté le party des Empereurs Romains, pour suivre celui de Merouée, auquel il avoit tousjours rendu un fort bon & fort fidele service, & qui mesme avoit augmenté l’Estat des Francs de la ville de Soisson dont il estoit Gouverneur. Mais quant à moy, je croy, qu’ils firent élection de cét homme ambitieux, parce qu’il n’y eut point de Franc qui en voulust prendre ny le nom, ny la charge, de peur de ne la pouvoir maintenir contre leur Roy naturel, ou pour ne point estre atteint du crime de felonnie qui est si detesté parmy eux.

Mais voyez, Madame, comme lors que Tautates veut chastier les fautes des hommes, il fait rencontrer les occasions inesperées : En ce mesme temps que desja Gillon se preparoit secrettement pour s’armer, & le reste des grands pour joindre leurs vassaux & leurs Ambactes avec lui, ne voyla pas que Childeric se resolut avec toute l’imprudence que l’on sçauroit imaginer, d’oster par force Silviane à Andrimarte, non pas pour l’espouser, car aussi ne le pouvoit-il plus, estant desja mariée, mais pour en passer sa fantaisie, comme desja il avoit fait de quelques autres, depuis le deceds de Merouée ? & ce qui portoit ce jeune Prince à semblables desordres, c’estoit l’opinion que quelques flateurs luy donnoient, que toutes choses estoient permises au Roy : que les Roys faisoient les loix pour leurs subjects, & non pas pour eux, & que puis que la mort & la vie de ses vassaux estoit en sa puissance, qu’il en pouvoit faire de mesme de tout ce qu’ils possedoient. Ces trois fausses, mais flateuses maximes, apres plusieurs autres violences, & qui avoient donné subject aux plus grands de s’assembler par deux fois, pour le despoüiller de l’authorité qui lui estoit si mal deuë, le porterent à yeux clos à faire cet outrage à Silviane, & au valeureux Andrimarte.

La Royne Methine s’estoit retirée pour lors en la ville des Remois, tant pour n’estre tesmoing des mauvaises & honteuses actions de Childeric, puis qu’elle ne pouvoit plus y remedier, que pour passer plus doucement l’ennuy de la perte qu’elle avoit faite, avec les ordinaires consolations d’un grand personnage nommé Remy, qui reluit de tant de vertus, qu’encore que le Dieu qu’il adore soit incogneu aux Francs & à nous, si est-ce que jamais personne affligée ne part d’aupres luy sans estre soulagée de sa peine. Or Childeric prenant donc occasion de l’esloignement de sa mere, pour faire qu’Andrimarte laissast Silviane seule, il le tire à part, & luy controuve mille fausses raisons pour lui faire croire qu’il estoit necessaire qu’il allast de sa part luy communiquer des affaires qu’il ne voudroit commettre à la fidelité d’autre que de luy, & que pour ce subject il le prie de vouloir incontinent partir, qu’il ne doute pas du desplaisir que ce luy est d’esloigner Silviane : mais que le voyage estant de peu de jours, & si necessaire pour le bien de sa Couronne, il vouloit croire qu’il ne le refuseroit pas. Andrimarte qui n’eust jamais pensé qu’un Roy fils de Merouée, eust eu une si damnable pensée, respondit qu’il estoit prest à le servir & en cette occasion & en toute autre ; qu’à la verité il aymoit Silviane comme sa femme, mais qu’il honoroit Childeric comme son Seigneur ; que ces deux affections n’estoient point incompatibles, & qu’il luy tesmoigneroit tousjours qu’il n’avoit rien de plus cher que le bien de son service. Avec semblables propos, Childeric luy faisant donner ses despesches, il n’eut pas plus de loisir à se preparer à ce voyage, que la prochaine nuict durant laquelle il fit sçavoir à sa bien aymée Silviane, la charge que Childeric luy avoit donnée, & luy recommanda tres-expressement de pourvoir en sorte aux choses necessaires à leur retour en la Gaule Armorique, que rien ne les peut retarder plus de cinq ou six jours, quand il seroit revenu de la ville des Remois. La sage Silviane, ayant escouté paisiblement tout ce qu’Andrimarte luy avoit dit, comme elle avoit un esprit prompt & subtil, elle luy respondit en souspirant : Ce voyage ne me promet point de contentement, & Dieu vueille que l’opinion que j’en ay soit fausse. Vous devez vous souvenir, que Childeric m’a aymée, ou que pour le moins il en a fait le semblant, durant que le Roy son pere a vescu, il m’a tenu des langages que je n’ay jamais voulu vous redire, & que je vous supplie ne me point commander de vous faire sçavoir, tant y a qu’il m’a bien fait paroistre & qu’il n’avoit pas beaucoup de memoire des services que vous avez rendus, & à luy & à Merouée, & que s’il eust eu en ce temps-là l’authorité qu’il a maintenant, jamais nostre mariage n’eust eu une si heureuse conclusion que le Ciel nous l’a voulu donner, depuis vous avez veu quelle sorte de vie il a faite, à quelles violences il ne s’est point laissé aller, & par là vous pouvez prevoir ce que nous en devons esperer : Quant à moy je vous diray que je crains infiniment cét homme, il a aussi les deux conditions qui sont à craindre en une personne, c’est à sçavoir, la volonté mauvaise, & la puissance entiere & absoluë, vous pouvez juger quel sujet il a de vous envoyer vers la Royne si hastivement, que s’il n’est bien vray semblable, je penserois que vostre commission n’a point esté donnée avec bon dessein : l’on dit que les femmes sont ordinairement soupçonneuses, & m’oyant tenir ce langage, vous ne perdrez pas cette opinion, mais mon fils considerez si c’est avec raison que je la suis, & si ce n’est point une extreme affection que je vous porte, qui m’en fait parler ainsi, & vous servant de vostre prudence accoustumée, recevez ce que je vous dis pour y pourvoir, en sorte que ny vous ny moy n’en ayons point de desplaisir, car je scay bien qu’en tous les accidens où je vois celles de nostre sexe sujettes, j’ay un recours qui ne me deffaillira point, & une porte par laquelle je trouveray tousjours mes asseurances, qui est la mort : mais j’avouë qu’il me fascheroit grandement d’esloigner si tost mon fils, & de le perdre pour si long-temps. A ce mot se relevant sur un bras, elle luy jetta l’autre autour du col, & le baisant le couvrit tout de ses larmes, desquelles le genereux Chevalier fut grandement esmeu : & apres avoir long-temps consideré sans dire mot, les discours de Silviane, & lui semblant qu’elle parloit avec beaucoup de raison, il lui respondit : Ces pleurs qui me moüillent le visage, me touchent encore plus vivement le cœur, & faut que je vous avouë, que si j’eusse bien pensé à tout ce que vous me venez de representer avec tant de justes raisons, j’eusse fait en sorte que quelque autre eust eu ce voyage en ma place, mais puis que j’ay pris congé du Roy, & que toutes les depesches sont entre mes mains, quelle excuse puis-je prendre qui soit valable ? & comment m’en puis-je desdire sans rompre tout à fait avec luy ? Cela veritablement ne se peut ; & puis que nous en sommes venus si avant il faut passer plus outre, & non point toutes- fois sans essayer d’y pourvoir au mieux que nous pourrons : & voicy ce que je pense que nous devons faire. Il faut premierement que j’aille & revienne avec toute la plus grande diligence qu’il me sera possible, & que cependant vous vous mettiez dans la maison d’Andrenic nostre ancien & fidelle serviteur, sans toutefois que personne le sçache, feignant que vous estes tousjours en celle-cy : que si Childeric a quelque mauvais dessein, sans doute il viendra ou envoyera icy, & par-là sa mauvaise volonté nous sera cogneuë, que si de fortune cela n’est pas, je seray bien ayse que nous n’en ayons point fait d’esclat, & asseurez vous que la diligence que je feray en mon voyage, luy donnera fort peu de loisir d’executer ses desseins : que si je pensois qu’en son ame il l’eust ainsi resolu, jamais il ne verroit la fin du jour de demain, car je luy ravirois l’ame du corps, au milieu mesme de toutes ses gardes, & de tous ses Solduriers, mais en estant en doute, je ne veux pas qu’on die qu’Andrimarte ait commis une telle felonnie, sous un foible soupçon de jalousie.

Telle fut la resolution d’Andrimarte, qui partant de bon matin, fit entendre à son fidelle Andrenic tout ce qu’il avoit resolu avec Silviane, lui commandant de tenir l’affaire si secrette que personne n’en sçeut rien. Cet Andrenic estoit un vieux serviteur qui avoit eu le soin de sa jeunesse, & de qui l’affection estoit si grande, & la fidelité si cogneuë, qu’il avoit autant d’asseurance en luy qu’en soy-mesme : son logis estoit assez pres de celuy d’Andrimarte, car il avoit esté contraint d’en prendre un separé, lors que le Chevalier n’e- stoit pas marié, parce qu’il avoit femme & enfans & depuis l’avoit tousjours gardé sous l’opinion que son maistre s’en iroit bien tost en la Gaule Armorique.

Soudain qu’Andrimarte fut party, Silviane sans en rien dire à ses filles, se retira dans la maison d’Andrenic, feignant de vouloir demeurer seule dans son cabinet, pour le desplaisir qu’elle avoit de l’esloignement de son mary, & leur commanda, si quelques Dames venoient pour la visiter, de dire qu’elle se trouvoit mal, & qu’elle ne vouloit voir personne, donnant ordre qu’Andrenic seul & un valet de pied, qu’Andrimarte luy avoit laissé pour l’advertir en diligence s’il estoit necessaire avant son retour, comme celuy auquel il se fioit infiniment, luy portassent à manger, ou feignissent pour le moins de le luy porter : Elle cependant se r’enfermant seule avec la femme d’Andrenic demeuroit aux escoutes, tressaillant au moindre bruit qu’elle oyoit, & luy semblant de voir desja Childeric à la porte de sa chambre. C’est une grande chose que des cognoissances aveugles que nous avons quelquefois des accidents qui nous doivent arriver. Silviane avoit à la verité occasion de craindre la fascheuse insolence de Childeric, mais il n’y avoit rien qui luy en deust donner une si grande apprehension, puis que depuis la mort de Meroüée, il avoit faict paroistre d’avoir d’autres intentions, & par ses violences s’estoit adressé à plusieurs autres, ce qui pouvoit bien donner l’opinion que ses pensées fussent portées ailleurs, & toutefois il y avoit quelque bon demon qui continuel- lement lui disoit dans le cœur, qu’elle ne verroit point son cher mary, que quelque malheur ne luy fust arrivé, & cela fut cause qu’elle se representoit tous ceux qu’elle pouvoit craindre, & à mesme temps recherchoit quels remedes elle y pourroit apporter, prevoyant par ainsi son mal, & y remediant avant qu’il fust advenu ; & parce qu’elle se fioit grandement en la femme d’Andrenic, comme celle qui n’avoit rien plus en son cœur que le bien d’Andrimarte, aussi-tost qu’une pensée luy venoit, elle la luy declaroit, & soudain elles recherchoient ensemble par quel moyen elles pourroient y pourvoir, & l’ayant trouvé, y donnoient l’ordre qui leur sembloit estre necessaire. Silviane luy proposa donc à quoy elles se resoudroient si Childeric ne la trouvant point dans son logis, sa mauvaise fortune le faisoit venir en celuy où elle estoit. Premierement elles chercherent un lieu où se cacher, car de resister à la force du Roy, il estoit impossible : mais voyant la maison petite & incommode pour cet effect, & n’y ayant place si retirée, & où incontinent elle ne fut trouvée, son recours à la mort ne luy faillit pas, car c’estoit tousjours son dernier & extreme refuge : mais la bonne femme, qui outre l’amitié qu’elle luy portoit, sçavoit bien qu’Andrimarte ne survivroit guere la nouvelle de son trespas. Non, non, Madame, dit-elle, ne parlons point de mort, mais si vous voulez me croire, je vous donneray un moyen qui vous asseurera de toute violence, & qui n’est point trop mal-aisé : vous estes jeune, vous avez le corps long, la jambe bien faite, & n’avez point encore beaucoup de sein : Je suis d’advis que vous vous habilliez en jeune Chevalier, j’ay icy des habits de l’un de mes fils, qu’il y a long-temps qu’il n’a portez, & par consequent ils ne seront point recogneus, nous choisirons celuy qui sera plus propre à vostre taille, je m’asseure qu’il n’y a personne qui vous voyant l’espée au costé, & le chapeau avec le pennache sur la teste, ne vous mescognoisse pour Silviane, & parce que vos cheveux vous pourroient faire recognoistre, je suis d’advis que nous les couppions : mais seulement à l’extreme necessité, & que cependant que nous avons le loisir nous vous habillions, parce que cela ne peut vous rapporter aucune incommodité. O ma mere ! s’escria alors Silviane, que heureuse à jamais soit celle qui vous a faict naistre, puis que par vostre prudence je me vois aujourd’huy conservée à mon cher Andrimarte, ne croyant pas qu’il y ait autre moyen de me garder en vie, veu la violence que je prevoy de l’insolent Childeric : usons ma douce mere de diligence, puis que le cœur me dit que nous n’aurons pas du temps de reste : & quant à mon poil, tenez les ciseaux prests pour en faire l’office, & croyez que je ne le plaindray aucunement, si je le perds en une si bonne occasion.

A ce mot cette vertueuse Silviane commença à se deshabiller cependant que la bonne femme alla querir ses habits desquels elle avoit parlé : & parce qu’elle desiroit grandement de la bien servir, elle fut incontinent de retour, & se r’enfermant toutes deux seules, choisirent celuy qui leur sembla plus à propos & moins remar- quable ; & le mettant sur la belle Silviane, elle parut le plus beau Chevalier de la Cour, mais de telle sorte desguisé, que la bonne femme n’eut plus opinion qu’elle peust estre recogneuë, mesmes que le Bardiac, qui est une certaine sorte de vestement que les Lingones ont accoustumé de porter, luy estoit si juste qu’il sembloit avoir esté faict sur son corps, & lors luy ceignant une espée au costé : Je vous fais Chevalier, luy dit la bonne femme, & ce nom vous oblige de maintenir l’honneur des Dames. Ma mere, respondit Silviane, je vous promets devant les Dieux domestiques qui nous voyent & qui nous escoutent que cette espée maintiendra aujourd’huy l’honneur d’une Dame pour le moins, & que l’ayant à mon costé, je ne crains plus la violence de Childeric, sçachant bien m’en servir contre lui, ou s’il est trop fort, contre moy-mesme, qui encores que plus foible n’auray pas moins de courage qu’un homme à m’en aller attendre l’autre vie, sans tache d’aucune soüilleure : mais il me semble qu’il me faudroit encor des bottes & des esperons, parce que si ce tyran vient icy, il n’y a pas apparence que je m’y arreste, & de m’en aller à pied, vous sçavez qu’une personne si bien vestuë que je suis n’y va pas ordinairement, & cela peut estre me feroit recognoistre plus aysement. Puis, dit la bonne femme, que vous avez ce courage, je vous le conseille, & afin qu’il n’y ait point de doute de vostre pudicité, quoy que je sçache bien qu’Andrimarte est trop asseuré de vostre vertu, pour en rien soupçonner à vostre desadvantage, je vous veux accompagner, afin de pou- voir rendre tesmoignage de toutes vos actions : & de fortune il y a deux chevaux que j’ay ouy dire à Andrenic estre si aisez & commodes, que nous pouvons sans crainte les monter, & avant que de me desguiser, je vay commander qu’ils soient scellez & bridez, & que le valet de pied d’Andrimarte les tienne, tant pour nous les donner quand nous en aurons affaire, que pour nous ayder à monter à cheval.

Cependant qu’elle descendit pour donner ordre à tout ce qu’elle avoit dit, Silviane demeura seule dans sa chambre, si aise de se voir desguisée de cette sorte, qu’elle ne se pouvoit assez regarder ny remercier le Ciel de luy avoir donné un si bon moyen pour tromper les desseins de Childeric : car se souvenant des derniers discours qu’il luy avoit tenus, elle croyoit infailliblement qu’il n’avoit esloigné Andrimarte d’elle, que pour luy faire quelque violence : & en mesme temps, il lui vint une opinion qui lui gela l’ame de peur. Ce Tyran, disoit-elle en soy-mesme, ayant desseigné de me faire quelque violence, & cognoissant le courage d’Andrimarte, n’envoyera-t’il point sur les chemins pour le faire tuer à son retour ? Et lors qu’elle estoit sur cette pensée, la femme d’Andrenic revint, à laquelle toute tremblante, & les larmes aux yeux, Ah ! ma mere, lui dit-elle, je suis morte si vous ne me secourez. Ce meschant, continua-t’elle, cognoist bien que le courage d’Andrimarte ne supportera pas l’injure qu’il a pensé de me faire, sans vengeance : c’est pourquoy il faut tenir pour chose certaine, qu’il le fera massacrer à son retour si nous n’y prevoyons. Madame, luy respondit-elle, laissez moy habiller vistement afin que je vous puisse suivre : car il me semble d’avoir ouy quelque bruit dans la ruë, & cependant je penseray à ce que nous aurons à faire, parce que ce que vous dittes n’est pas sans apparence, puis que jamais un meschant ne faict à moitié une mauvaise action s’il peut ; & lors s’accommodant au mieux qu’il lui fut possible, à peine avoyent-elles pris des bottes que le valet de pied s’en vint tout effrayé leur dire, que le Roy estoit entré dans la maison d’Andrimarte, & qu’il cherchoit Silviane, faisant de grandes menaces à Andrenic, & aux autres domestiques, pour sçavoir où elle estoit. Silviane alors se descoiffant, Couppe ces cheveux, luy dit-elle, mon amy, & depesche-toy le plus que tu pourras : Mais le valet de pied en faisant quelque difficulté, elle-mesme mit les ciseaux dedans ; & parce qu’elle se gastoit toute, il lui dit : Puis qu’il vous plaist, Madame, je les coupperay, à condition que l’occasion passée je les puisse [appendre] au Temple de la chaste Diane pour tesmoignage de cette action si genereuse. Depesche-toy, lui dit-elle, je te prie, & faits-en ce que tu voudras, estant resoluë que ma mort me signalera bien mieux devant tout le monde, si cet artifice ne me faict eschapper la violence de ce Tyran.

Cependant que ce jeune homme couppoit les cheveux de Silviane, elle tondoit la femme d’Andrenic, & fust bien ou mal, elle eut faict plustost que luy, & sans perdre temps, descendans tous trois dans l’escurie, apres toutesfois avoir bien serré leurs robbes, elles monterent à cheval, & si à temps, qu’à peine estoient-elles hors de la maison, lors que Childeric & toutes ses gardes y entrerent par l’autre porte, & faisant un bruit & une si grande violence, que ces pauvres Dames en oyant la rumeur, trembloient de crainte de tomber entre ses mains : Mais le jeune homme qui s’estoit trouvé plusieurs fois dans les dangers de la guerre avec son maistre, sans s’effrayer : Suivez-moy, leur dit-il, & ne craignez rien, car je jure par la vie de Monseigneur, que je le tueray plustost que de souffrir qu’il face injure à la femme de mon maistre. Et lors hastant un peu leur pas, parce que la clameur du peuple, avec celle des domestiques d’Andrimarte alloit augmentant, il leur fit passer le Pont, & puis prenant le chemin du Mont de Mars, les mit au derriere de la montagne en un lieu bas, où l’on avoit tiré des pierres, & d’une certaine chaux blanche, qu’ils appellent plastre, afin qu’elles ne fussent veuës avec intention d’aller la nuict reposer en quelque village aupres de là. Mais la femme d’Andrenic qui estoit grandement en peine de son mary, & Silviane aussi fort desireuse de sçavoir ce qu’auroit faict Childeric, quand il ne l’auroit pas trouvée, luy commanderent d’aller dans la ville pour leur en raporter des nouvelles. Ce jeune homme incontinent s’y en alla, & de fortune entra dans la ville au mesme temps que l’on en vouloit fermer les portes, laissant ces deux Dames si estonnées de se voir seules en ce lieu escarté & en cét habit desguisé, que la plus asseurée trembloit de crainte & de frayeur.

Toutefois l’extreme affection de Silviane en- vers Andrimarte, parmy toutes ces peurs & ces estonnemens, eut bien encore assez de force pour la faire ressouvenir du peril qu’elle avoit preveu pour luy à son retour : & si elle eust sceu le chemin, il est certain qu’elle n’eust pas attendu ce jeune homme : mais dés l’heure mesme s’y en fust allée, tant que les chevaux eussent peu marcher, dequoy elle se plaignit grandement avec ceste bonne femme, qui jugea bien estre necessaire de luy en donner advis, mais qui cognoissoit bien aussi que d’y aller sans guide, c’estoit perdre le temps : Et pour ce, la consolant au mieux qu’elle pouvoit, la supplia de ne vouloir rien precipiter : que le Ciel avoit si bien conduit leur dessein jusques-là, qu’il ne leur seroit non plus avare de ses faveurs à l’advenir.

Attendant donc avec impatience le retour de ce jeune homme, & le temps commençant à leur sembler fort long, en fin elles l’apperceurent de loing qui venoit tant qu’il pouvoit courre : car de temps en temps, tantost l’une & tantost l’autre sortoient sur le haut pour voir s’il ne revenoit point, & parce qu’elles virent qu’il n’y avoit personne qui les peust appercevoir, pressées d’impatience, elles allerent à sa rencontre, afin de sçavoir tant plustost les nouvelles qu’il leur apportoit. Soudain qu’il fut arrivé, & qu’il peut reprendre son haleine pour parler : Madame, luy dict-il, les Dieux ne vous ont jamais mieux assistée, & vous n’eustes jamais une plus sage resolution, que celle que vous avez faicte de vous desguiser : car sçachez que cét ingrat de Childeric (il ne merite pas que nous le nommions Roy, puis qu’il en faict les actions toutes contraires) ce meschant dis-je & ce Tyran a faict des violences les plus extraordinaires dans vostre maison, & dans celle d’Andrenic, qui jamais ayent esté commises par les plus cruels barbares en la prise & au saccagement d’une ville ennemie. Eh ! mon amy dict Silviane, conte-nous par le menu tout ce que tu en sçais. Madame, interrompit la femme d’Andrenic, permettez luy premierement de me dire comme se porte mon mary : Vostre mary, respondit le jeune homme, est en bonne santé, & a esté surpris d’une joye extreme, quand je lui ay dict la resolution que vous aviez prise : Et parce que ce lieu est trop pres de la ville, je croy, Madame, qu’il seroit bien à propos de vous en esloigner, & par les chemins je vous raconteray toutes mes nouvelles. Mon amy, respondit Silviane, conduis-nous du costé d’Andrimarte, car je suis resoluë de l’aller moy-mesme advertir de tout ce qui s’est passé.

Ce jeune homme alors se mettant devant, & prenant le chemin que son maistre luy avoit asseuré qu’il tiendroit à son retour, parvint en fin à Ville-Parisiis, & puis laissant à main droicte les Galle-Helvetiens, essaya de gaigner par les endroicts les plus couverts, Lisi & Gandelu, parce qu’Andrimarte luy avoit asseuré qu’il reviendroit par Largeri, par Fere, & par Coincy, droit à Gandelu. Et d’autant qu’il estoit desja bien tard, & qu’il eut opinion que Silviane n’estant guere accoustumée d’aller de cette sorte à cheval, se trouveroit bien-tost lasse, il fit dessein de ne passer point Claye pour ce soir, & cependant pour ne perdre temps, s’estant mis au milieu d’elles deux, il commença de parler de cette sorte à sa Maistresse pour leur rendre le chemin moins ennuyeux.

Vous desirez, Madame, de sçavoir ce qui s’est passé en vostre logis, depuis que vous en estes dehors, encore qu’il n’y ait pas long-temps : toutefois j’ay tant de choses à vous raconter, que je ne sçay par lesquelles je commenceray. Ce n’a point esté sans raison (& faut croire que le Grand Tautates vous en a donné la pensée) si vous avez eu crainte de Childeric, estant un miracle que vous ayez échappé de ses inhumaines mains : parce que veritablement il est venu avec la plus grande insolence dans vostre logis que jamais l’on ait ouy dire, Sçachez Madame, que quand je suis arrivé à la porte de la ville, j’ay esté tout estonné de la voir à moitié fermée, si bien que pour peu que j’eusse retardé d’avantage, il m’eust esté impossible d’y pouvoir entrer : Quantité de notables y estoient accourus avec les armes, & avec un si grand tumulte, qu’incontinent les chaisnes se sont trouvées tenduës & garnies des hommes du quartier : Je suis en fin avec beaucoup de peine parvenu en vostre logis, où j’ay trouvé la plus grande rumeur, & la plus grande foule du peuple, des Solduriers, & des gens de la Garde de ce Tyran, & qui en armes les uns contre les autres se presentoient furieusement les piques, avec contenance de venir bien-tost aux mains. Cependant l’on entendoit de grands cris dans nos deux logis, & plusieurs disoient que c’estoit Silviane, que Childeric vouloit des- honorer, & que pour en avoir plus de commodité, il avoit envoyé Andrimarte vers la bonne Royne Methine, que c’estoit une grande honte au peuple de Paris, de souffrir une si grande violence devant ses yeux, que d’avoir desja supporté semblables actions, luy donnoit & la volonté, & la hardiesse de continuer, que desormais il n’y auroit plus de seureté pour l’honneur de leurs femmes, & de leurs filles, puis que l’on s’addressoit à des personnes de telle qualité, & qu’il valoit bien mieux mourir pour une fois, que vivre avec tant de honte & vitupere. Je remarquay que parmy ceux qui tenoient ces langages, il y avoit & des Gaulois, & des Francs, & que peu de chose les porteroit aux armes : cela fut cause qu’aux Francs, je leur disois, Ah Messieurs ! souffrira-t’on qu’Andrimarte soit traicté avec tant d’indignité devant les yeux de nous tous ? & aux Gaulois. Et quoy ? la fille du bon Duc Semnon demeurera donc sans secours, & sera honteusement forcée dans vostre ville ? Il ne falut guere leur repliquer ces paroles pour tout à coup les faire venir aux mains, mais avec tant de furie, que des gardes & des Solduriers du Tyran une partie a esté tuée, & l’autre s’est mise en fuitte, avec un si grand desordre que ç’a esté tout ce qu’il a peu faire luy-mesme de se sauver dans son Palais, où maintenant tout le peuple le tient investy, & ne sçait-on ce qui s’en ensuivra. Quant à moy j’ay incontinent couru dans vostre logis, où j’ay trouvé Andrenic sans chappeau & sans manteau, & y a apparence que les fuyans de Childeric l’ayent mal-traicté, toutefois il n’a point de blessure, la maison tout ainsi que si elle avoit esté saccagée, & toutes les filles & les femmes eschevelées, & deschirées par de si grandes violences, que jamais l’on n’a veu un desordre si grand en une maison. Aussi-tost qu’Andrenic m’a veu & toutes ses filles, l’une me sautoit au col d’un costé, l’autre me tiroit de l’autre, crians toutes comme insensées, & me demandans où vous estiez : je leur ay briefvement respondu à toutes, Que vous estiez en lieu où la plus grande peine que vous aviez estoit l’apprehension de leur mal, & me retirant à part avec Andrenic, je luy ay raconté tout au long ce que vous aviez faict, & le lieu où vous estiez. Luy alors ravy de joye se laissant cheoir les genoux en terre, & levant les mains en haut : Soyez vous à jamais beny ô grand Tautates, a-t’il dit, puis qu’il vous a pleu par vostre prevoyance prevoir un si grand mal-heur, & puis se relevant, il ne pouvoit se lasser de me demander comment vous aviez faict, si sa femme ne vous avoit point abandonnée, & de quelle sorte vous estiez sorties toutes deux sans estre recogneuës ; & ayant satisfait le plus briefvement qu’il m’a esté possible à toutes ses demandes, je l’ay laissé le plus content homme du monde, & m’a commandé lors qu’il m’a veu partir, de dire à sa femme, de mourir plustost que de vous esloigner. Et parce que j’ay eu crainte que le temps ne vous semblast trop long, je m’en suis revenu vers vous, Madame, mais non pas sans peine, car j’ay trouvé cent chaines tenduës, & à chacune il a falu demeurer long-temps avant que de pouvoir passer. Enfin voyant ce peuple si animé, & presque tous parler si advan- tageusement de mon Seigneur, je me suis resolu de leur dire tout ouvertement, que j’estois à Andrimarte, & que vous m’envoyez vers luy, pour l’advertir de la violence dont Childeric avoit voulu user contre vous. Vous sçaurois-je dire, Madame, avec combien d’affection ils se sont tous venus offrir à moy ? Je n’ay pas eu depuis beaucoup de peine à passer, car se disant à l’aureille l’un à l’autre qui j’estois, & où j’[allois], ils faisoient à l’envy à qui me rendroit plus de courtoisie & de faveur : de cette sorte estant à la porte, elle m’a esté incontinent ouverte, & celuy qui y commande, lors que je suis sorty : Mon enfant, m’a-t’il dict, ne manquez de dire à vostre maistre, qu’il se haste de venir, & que cette ville luy fera paroistre combien elle ressent l’outrage qu’on luy a voulu faire, & qu’il ne craigne point la force ny la violence de personne, parce que nous mettrons tous la vie pour luy faire reparer une si grande injure. Ainsi finit ce jeune homme, & cependant cette belle Dame marchoit le plus diligemment qu’elle pouvoit pour le desir qui la pressoit de rencontrer Andrimarte, afin de luy raconter tout cest accident, & luy en faire avoir la vengeance que le peuple lui promettoit.

Mais, Madame, nous estions d’autre costé bien empeschez, parce qu’aussi-tost que Childeric fut asseuré qu’Andrimarte estoit party, prenant quelques jeunes gens & maladvisez & qui ordinairement le portoient à ces violences, il s’en alla dans la maison d’Andrimarte, où ne trouvant que le fidelle Andrenic, & quelques- uns luy faisant acroire qu’il avoit caché la belle Silviane, ou pour le moins qu’il sçavoit bien où elle estoit : Il se saisit de sa personne, luy fit des injures sans nombre, & je croy que sans Clidamant & Lindamor, il l’eust faict mourir : mais eux ayans esté advertis que le peuple s’assembloit, & enfin qu’il prenoit les armes, ils accoururent mal-heureusement où le tumulte estoit le plus grand, avec ceux que promptement ils avoient peu assembler des leurs, & bien à propos pour le Roy, parce que sans leur secours il eust esté en danger d’espreuver quelle est la furie d’un peuple esmeu, & qui avec raison a pris les armes : Mais Clidamant voyant Childeric en ce danger, mettant la main à l’espée, & tous ceux qui estoient de sa suitte, nous y fismes de si grands efforts, qu’enfin le Roy fut desengagé, non point toutesfois que Clidamant & Lindamor n’y fussent grandement blessez, mais non pas tant qu’ils ne l’accompagnassent tous deux dans son Palais, où incontinent tous nos Segusiens s’assemblerent au mieux qu’ils peurent, encores qu’il ne leur fut pas permis d’y venir en trouppe, & entre autres Guyemans s’y trouva, qui encore que recogneu pour serviteur de Childeric n’estoit pas hay du peuple, parce que chacun sçavoit bien qu’il n’estoit point du nombre de ceux qui consentoient, ou qui poussoient ce jeune Prince à ces indignes & honteuses violences. Quand Lindamor l’apperceut. Et bien, luy dit-il, Guyemans, vous avez enfin voulu que Clidamant ait porté la penitence de la faute qu’il n’a pas faicte ? Vous pouvez croire, respondit-il tout troublé, que ma creance n’a jamais esté, qu’un si grand mal-heur deust arriver ; & approchant de luy, il se mit à genoux aupres du lict où il estoit couché, parce qu’il ne pouvoit plus se tenir debout, & luy prenant une main, Seigneur, luy dit-il, ne voulez vous pas faire paroistre que vostre courage peut vaincre encore un plus grand malheur ? Mon cher amy, luy respondit-il, jamais Clidamant ne manqua de courage, mais je ne puis resister à la force de la mort. Alors Guyemans les larmes aux yeux, J’espere que Tautates ne nous affligera point tant que de nous ravir un Prince si necessaire pour le bien des hommes, & qu’il nous fera la grace de vous posseder plus longuement : Guyemans, respondit-il, nous sommes tous en sa main, il peut disposer de nous, & pourveu qu’il me face le bien de laisser cette vie avec la bonne reputation que mes ancestres m’ont acquise, je demeure content & satisfaict du temps que j’ay vescu. Et lors appellant Lindamor qui estoit blessé, mais non pas mortellement comme luy, & qui fondoit tout en pleurs pour voir son Seigneur en cette extremité. Vous estes, leur dit-il, les deux personnes en qui j’ay plus de confiance, je vous conjure, vous Guyemans, d’asseurer Childeric, que je meurs son serviteur, & que j’emporte une extreme regret de ne lui avoir peu rendre plus de tesmoignage de mon affection : que si toutefois les services que je luy ay rendus, & au Roy son pere, ont quelque pouvoir envers lui, qu’il trouve bon que vous lui disiez de ma part, que s’il ne delaisse la vie honteuse qu’il a faite depuis qu’il est Roy, il doit attendre un tres- aspre chastiment du Ciel : & vous Lindamor aussi-tost que la mort m’aura clos les yeux, si pour le moins vos blessures le vous permettent, r’amenez tous ces Chevaliers Segusiens en leur pays, & les rendez de ma part à la Nymphe ma mere, à laquelle je vous conjure par l’amitié que je vous ay portée, de continuer le service que vous avez commencé, & luy dictes que je la supplie de ne se point affliger de ma perte, puis que le Ciel l’a ainsi voulu, & que les humains sont entierement en sa disposition, qu’elle se console en ce que le peu de temps que j’ay vescu, je pense avoir tousjours faict les actions d’un homme de bien, & que je vais attendre l’autre vie avec cette satisfaction, que je croy avoir passé celle-cy sans reproche : Dictes aussi à ma chere sœur, que si j’ay quelque regret de mourir si tost, c’est plus pour n’avoir plus le bien de la voir, que pour autre chose, que je laisse parmy les hommes. Et lors nous faisant tous appeller, & nous voyant la plus part tout autour de son lit les larmes aux yeux, il nous tendit quoy qu’avec peine, la main à tous : & apres nous commanda d’obeyr à Lindamor comme à sa propre personne, & sur tout de vous servir, Madame, & la Nymphe Galathée, avec toute la fidelité de vrays Chevaliers, & qu’il s’asseuroit que nous recevrions de vous la recompense des services que nous luy avions rendus.

Il sembloit qu’il voulust dire encore quelque chose, mais une foiblesse le prit, qui luy ravit en fin la vie, demeurant pasle & froid entre les bras de Lindamor, qui le voyant en tel estat, de douleur tomba esvanoüy de l’autre costé. Je ne sçaurois vous redire les pleurs & les gemissemens que nous fismes, & tous ceux de la Cour aussi, quand ils sceurent sa mort : mais ce qui fut une grande preuve de sa prud’hommie, le peuple mesme de la ville, qui estant esmeu est ordinairement sans respect & sans amour, l’oyant dire le plaignit, & en chantoit à haute voix la loüange, criant que c’estoit grand dommage de la mort de ce Prince tant amy de leur nation & de leur Couronne ; & d’autant plus qu’ils sçavoient bien tous qu’il n’avoit jamais consenty aux violences & tyrannies de Childeric : il ne faut point douter que les plaintes & les regrets n’eussent duré encore d’avantage, sans l’eminent peril où nous nous trouvasmes incontinent apres : mais l’apprehension de la mort qui se presentoit aux yeux de tant que nous estions, nous contraignit de nous mettre en deffence, de fortune en mesme temps, tous ces Seigneurs qui s’estoient assemblez à Provins, & depuis à Beauvais, sans sçavoir cet accident estoient venus en trouppe pour essayer la volonté du peuple, & le trouvant avec ses armes en la main, pour le mesme dessein qu’ils estoient venus, ils se mirent à la teste de tout ce peuple, & vindrent investir le Palais Royal, avec quantité de tambours & de trompettes, & menant un si grand bruit que Childeric commença d’aprehender la furie de ces mutinez ; & parce qu’il avoit un grand espoir en la valeur de Lindamor, & au conseil de Guyemans, il les envoya querir tous deux, afin d’adviser à son salut ; ny l’un l’autre ne voulurent en cette presente occasion luy reprocher ses fautes : mais tous deux luy offrirent toute sorte d’ayde & de secours au peril de leurs vies : & Lindamor encore que blessé, voulut à l’heure mesme aller donner dans l’ennemy, & conseilloit le Roy de mourir, mais en Roy & en homme de courage. Au contraire Guyemans comme sage & prudent. Il ne faut jamais, dit-il, Seigneur, se precipiter où il n’y a point d’espoir de salut, quand chacun de nous auroit la force de cinq cens, nous ne serions encore point esgaux au grand nombre des ennemis que nous avons, le temps à qui sçait bien s’en servir, rapporte les biens à la fin qu’il lui a ravis, c’est pourquoy la supreme sagesse est de flechir au temps, & de naviguer selon le vent : il ne faut point penser que quelque effort que nous peussions faire à cette heure, nous puissions changer la volonté de ce peuple tumultueux : & d’autant moins que nous voyons les principaux des Francs & des Gaulois estre joincts avec eux, il faut croire qu’Andrimarte & tous ses amis y sont, car ils auront promptement envoyé apres luy, sans doute Gillon le Romain n’aura pas esté oublié, ny tous les autres qui sont mal-contens. Et qui sçait si Renaut & son frere enfans de Clodion, n’ont pas desja esté mandez pour s’y trouver ? Que si cela est comme nous le devons croire, quelle force avons nous pour les remettre à leur devoir ? ou seulement pour nous garentir de leur outrage ? Je vous conseille donc, Seigneur, s’il vous plaist de croire mon conseil, je m’oblige de ma vie à vous remettre au Throsne de vostre pere, je vous conseille, dis-je, de ceder à la violence de cette fortune contraire, vous retirer hors de ce Royaume, & de- meurer en repos aupres de Basin en Thuringe : Il est vostre parent & vostre amy, il sera bien aise de vous retirer en sa maison, & de vous rendre tous les devoirs de l’hospitalité deuë à un si grand Prince affligé, & cependant je prends les Dieux Penates pour tesmoings, que tant que vous serez absent, je ne penseray ny ne travailleray à chose quelconque qu’à vous remettre bien avec vos peuples, & j’espere d’en venir à bout, si vous suivez les advis que je vous donneray.

A peine avoit-il finy de parler ainsi, lors qu’on ouyt un trompette, qui s’estant un peu approché du pont-levis, apres avoir sonné par trois fois, dit à haute voix ces paroles.

Les Druydes, Princes, & Chevaliers des Francs, & Gaulois assemblez & unis, declarent Gillon Roy des Francs, & Childeric tyran, & incapable de porter la Couronne de ses Ayeux.

A mesme temps Guyemans, qui estoit accouru, & Childeric mesme virent porter le long de la ruë Gillon sur le pavois selon la coustume des Francs, avec des acclamations si grandes qu’il cogneut bien que Guyemans avoit raison : & craignant que les siens mesmes ne le trahissent, il se retira avec le fidelle Guyemans, où apres fort peu de discours il se separa d’avec luy, emportant la moitié d’une piece d’or, pour signe que quand Guyemans luy envoyeroit l’autre moitié qu’il gardoit, il pourroit revenir en toute asseurance dans son Royaume : & la figure de cette piece estant rejoincte avoit d’un costé une tour pour monstrer la constance : & de l’autre un Dauphin au milieu des vagues tourmentées, avec ce mot tout à l’entour, RIEN les DESTINS CONTRAIRES. Et en mesme temps changeant d’habits, il pria Lindamor tout blessé qu’il estoit, de le vouloir accompagner jusques hors des mains de ce peuple avec ses Chevaliers Segusiens : Et Lindamor le luy ayant accordé, Guyemans promit de donner telle sepulture au Prince Clidamant, que l’on cognoistroit combien il l’avoit honoré durant sa vie. La nuict estant venuë, le Roy passa secrettement par la porte qui sortoit hors de la ville, & accompagné de tous nos Chevaliers, fut conduit jusques aupres de Thuringe, & parce que le travail avoit beaucoup faict de mal aux playes de Lindamor, il fut contraint de s’arrester à son retour en la ville des Rhemois, où la Royne Methine prit un soin fort particulier de lui, & de sa cure : là nous sceusmes que le genereux Andrimarte ayant rencontré la belle Silviane, se resolut incontinent à la vengeance : mais adverty le mesme jour de la punition que Childeric en avoit receuë, il pensa sans luy faire plus de mal, de se retirer en ses Estats, & de pardonner cette faute à Childeric, qu’il excusoit en quelque sorte, considerant l’extreme beauté de Silviane. Lindamor d’autre costé, ne lui semblant pas à propos que vous fussiez plus long temps sans estre advertie de ces nouvelles, encores que tres-mauvaises, m’a commandé de les vous apporter, vous avoüant, Madame, n’avoir jamais eu charge plus ennuyeuse, ny qui me donnast plus de soucy : mais craignant que cela n’importast à vostre service, je n’ay pas voulu manquer au commandement qu’il m’en a faict.

Ainsi finit le Chevalier avec les larmes aux yeux : mais Galathée oyant la mort de son frere, encore qu’elle se contraignit tant qu’elle peut, si fallut-il en fin qu’elle laschast la bonde à ses pleurs, & quelque remonstrance qu’Amasis luy peut faire, qu’elle payast le tribut de la foiblesse humaine, & de son bon naturel : cela fut cause que sa mere lui voulant donner un peu de temps pour se descharger de cette juste douleur demanda cependant au Chevalier, si Lindamor ne reviendroit point bien-tost ; & lui ayant respondu, qu’il attendroit son entiere guerison, elle tira Adamas à part, ayant commandé à ce Chevalier de s’en aller dans la salle, jusques à ce qu’elle luy fit entendre ce qu’elle vouloit qu’il fit, & sur toute chose qu’il fust secret, & ne parlast à personne de la mort de Clidamant, ny des autres accidens arrivez à Lindamor, & au Roy Childeric. Et se tournant vers le Druyde, lors qu’elle vit le Chevalier hors de la gallerie, & que personne ne la pouvoit entendre, que la Nymphe Galathée. Or, mon pere, luy dit-elle, vous avez ouy les mal-heureuses nouvelles que ce Chevalier m’avoit desja racontées, & faut que j’avouë que la perte de mon fils m’a tellement touchée, que si je n’eusse permis à ma douleur de se descharger la nuict par mes larmes, je croy que l’estomac me fust ouvert, tant j’ay ressenti vivement ce coup de fortune : Mais la necessité des affaires que je me vois tomber sur les bras, m’a contrainte de dissimuler cette douleur, & il est necessaire ma fille, que vous en fassiez de mesme, car si la mort de Clidamant vient à estre sceuë avant que nous ayons donné ordre à nos affaires, je crains que Polemas n’use de quelque trahison envers nous, nous voyant mesme desnuées de tant de Chevaliers, qui sont encore avec Lindamor. Et je ne dis pas ces choses sans raison, puis que j’ay remarqué il y a quelque temps, que cét homme s’attribue plus d’authorité qu’il ne devroit, qu’il a entrepris par deux fois de faire mourir Damon, & mesme en vostre presence, & cela d’autant qu’il craint que je ne prenne fantasie de le vous faire espouser. Mais ce qui me descouvre plus clairement sa mauvaise intention, j’ay veu des lettres que Gondebaut le Roy des Bourguignons lui escrit, par lesquelles je remarque une grande & fort particuliere intelligence, qui m’ayant esté si soigneusement cachée, ne peut estre qu’à mon desadvantage, je croy que son dessein est de s’emparer de cét Estat, & afin de r’afermir son usurpation me ravir Galathée & l’espouser, ou de bonne volonté ou de force. O Dieux ! Madame, s’escria Galathée, seroit-il possible que cét outrecuidé eust bien conçeu un si meschant dessein ? N’en doutez point, Madame, respondit le Druyde, je juge sur ce que Madame [nous] a dit, que ce fut pour ce subjet qu’il fit venir il y a quelque temps ce trompeur auprés des jardins de Montbrison, pour vous abuser sous le nom de sa feinte saincteté & le tiltre de Druyde, & essayer si par ce moyen il pourroit parvenir à l’honneur de vos bonnes graces, & voyant que cela ne lui a profité de rien, & que Clidamant, Lindamor & tous ces autres Chevaliers sont absens, il pourroit bien prendre maintenant l’occasion aux cheveux, & s’en servir par le moyen des intelligences qu’il a eu loisir de faire, depuis que l’entier gouvernement de cette contrée luy a esté remis ; c’est pourquoy je serois d’advis, Madame, dit-il se tournant vers Amasis, que vous fissiez retourner ce Chevalier en toute diligence vers Lindamor, pour le haster de venir avec tous ces vaillans & aguerris Chevaliers qui luy restent, & autant qu’il en pourra promptement recouvrer d’ailleurs : & cependant retirez vous dans vostre ville de Marcilly, où sans en faire semblant je vous envoyerai le plus de Solduriers & de Chevaliers que je pourray, & moy-mesme je m’y rendray dans deux jours, & s’il m’est possible y feray porter Damon, ne le croyant guere asseuré en ce lieu champestre, contre la violence de Polemas. Je jure, interrompit Galathée, que s’il estoit si mal-avisé que d’entreprendre contre ma personne de cette sorte, avec les mains & avec les ongles mesmes je l’estranglerois : Ma fille, respondit Amasis, Dieu vous garde d’estre en ces extremitez, j’aymerois mieux vous voir morte dans un cercueil, que sousmise à la discretion de cét insolent : mais j’espere aussi que cela ne sera jamais, & toutefois si faut-il de nostre costé y apporter le remede que la prudence d’Adamas & sa fidelité nous propose ; & pour ce je suis d’advis que ce soir mesme vous vous en veniez avec moy à Marcilly, & qu’ensemble nous emmenions Alcidon & Daphnide avec toute leur suitte, & que nous les prions de quitter les habits si peu convenables à leur condition, & sans leur en dire le subject, nous nous prevaudrons de leur ayde, si nous en avons de besoing, & demain j’envoyeray une littiere pour emporter Damon & Madonthe, m’asseurant que si nous luy en donnons tant soit peu de cognoissance, il s’efforcera de sorte qu’il pourra bien supporter le bransle de la littiere : Mais, dit-elle se tournant du costé d’Adamas, à propos du Druyde qui vint il y a quelque temps autour de Montbrison, qui devinoit & qui vivoit avec tant d’apparence de saincteté : Il faut que vous sçachiez, mon pere, qu’il y est retourné, & qu’il recommence de faire comme la premiere fois. O Madame ! dit le Druyde : que c’est un grand abuseur, & que si vous sçaviez en quoy Polemas s’en est voulu servir, vous jugeriez bien que l’un & l’autre est bien digne de chastiment, mais le discours en seroit trop long pour ceste heure que je vois le Soleil se baisser si fort, que vous n’avez pas du temps à perdre pour vous en retourner de jour, tant y a que si l’on s’en pouvoit saisir, vous descouvririez par lui tout le dessein de Polemas, car il en est un des plus asseurez instruments. Galathée à qui le despit avoit seché en partie les larmes, Si Madame veut, dit-elle, nous le prendrons asseurément, parce qu’il faut seulement que je feigne de vouloir parler encores à lui, mais je ne sçaurois conduire cette affaire sans Leonide, c’est pourquoy il est necessaire de l’envoyer querir. Madame, respondit Adamas, je vous asseu- re que demain lors que je [conduiray] Damon je la vous ameneray, cependant je suis d’advis que dés le grand matin vous mandiez Silvie vers ce trompeur, pour luy dire que dans deux ou trois jours vous le voulez aller voir, cela abusera Polemas, & pourroit bien estre cause de retarder d’autant le mauvais dessein qu’il a, ce qui nous seroit un grand advantage, pour avoir le loisir de donner ordre à la deffence que je prevoy qu’il nous faudra faire.

Avec quelques autres semblables discours ils se resolurent à ce qu’ils avoient à faire, [&] Amasis pour ne perdre point le temps & en donner à Galathée de bien secher ses yeux, se faisant apporter du papier & une escritoire escrivit à Lindamor, qu’en la plus grande diligence qu’il pourroit il vint la trouver, & que comme que ce fut il se fit plustost porter pour une occasion tant importante qu’il sçauroit par ce porteur. Et à mesme temps faisant appeller le Chevalier luy donna la lettre, & luy commanda de ne perdre une heure de temps & de dire à Lindamor, qu’à ce coup elle cognoistroit quelle estoit son affection, par la diligence qu’il feroit à revenir avec toutes les trouppes qui luy restoient : & parce que c’estoit un homme fort fidelle & en qui Lindamor avoit toute confiance, elle luy fit entendre le mauvais dessein de Polemas, afin de le convier d’aller plus viste, & ramener tant plus promptement Lindamor. Le Chevalier sans retarder d’avantage, prenant congé des Nymphes les asseura & de la fidelité de Lindamor, & de la sienne, & Galathée pour obliger d’avantage Lindamor à revenir promptement, Dites luy Chevalier, dit-elle, que je cognoistray par la haste qu’il aura de revenir, s’il est tousjours de nos amis.

A ce mot le Chevalier partit, feignant d’aller à Marcilly, & incontinent les Nimphes & Adamas sortirent, qui apres quelques propos communs supplierent Daphnide, & sa trouppe vouloir venir à Marcilly passer le temps pour quelques jours. Daphnide tournant l’œil sur Alcidon, & voyant qu’il s’en remettoit à elle, pensa n’estre pas à propos de refuser la Nymphe, & s’offrit à l’accompagner par tout où il lui plairoit : dequoy Amasis l’ayant remerciée, & le prenant par la main elle s’approcha de Damon & de Madonthe : Seigneur Chevalier, dit-elle, je vous envoieray demain une littiere, il faut s’il vous plaist que vous vous efforciez de venir pour les raisons qu’Adamas vous fera entendre : Madame, respondit Damon, j’ay encores assez de force pour vous aller servir par tout où il vous plaira. Et apres quelques autres semblables discours, le soir contraignit la Nimphe de partir avec toute cette bonne compagnie, & le lendemain fut si soigneuse d’envoyer vers Damon, qu’avant les dix heures du matin il fut à Marcilly avec Madonthe, Adamas & Leonide : car dés que les Nymphes furent parties, le Druyde voulut envoyer querir Leonide, mais Paris desireux de ne perdre point de temps pour aller vers Bellinde, le supplia de luy donner la lettre qu’il luy vouloit escrire, avant que d’envoyer vers Leonide : tant son affection le pressoit ; & Adamas pour le contenter mettant la main à la plume, escrivit ce qu’il desiroit ; & à l’heure mesme il partit si aise & content du congé que Diane luy avoit donné, & si satisfait de la permission qu’il avoit euë d’Adamas, qu’il luy sembloit ne le pouvoir estre d’avantage.

Mais Adamas pour ne manquer à ce que Galathée desiroit, envoya dés le soir mesme vers Leonide, afin que le lendemain elle se trouvast à bonne heure le matin aupres de luy : & d’autant que c’estoit pour aller vers Galathée, il luy escrivit qu’il ne falloit point qu’Alexis vint de peur d’estre recogneuë, & que pour ce subjet elles cherchassent ensemble quelque bonne excuse, & que cette separation ne seroit que pour deux ou trois jours au plus. Lors que Leonide receut cette lettre, il estoit presque nuict, & de fortune Astrée les avoit conduittes chez Diane, parce que le desplaisir qu’elle avoit receu de la tromperie de Laonice luy avoit fait un peu de mal, & la contraignoit de tenir la chambre, de sorte que cependant qu’Astrée entretenoit Diane & [Daphnide], la Nymphe fit voir à Alexis la lettre qu’elle avoit receuë. Au commencement elle se troubla un peu luy semblant bien estrange de demeurer seule en ce lieu, où si elle venoit à estre recogneuë, elle pensoit recevoir toute sorte de reproches : mais considerant que d’aller vers la Nymphe Galatée ce seroit se ruiner entierement, elle consentit de demeurer encore en ce lieu, feignant que son mal n’estoit point encore passé, & disant toutefois à la belle Astrée en secret, qu’elle aymoit de sorte cette vie retirée, qu’il luy faschoit d’aller vers Galathée, qui l’envoyoit querir, & qu’elle faisoit semblant d’estre malade pour vivre avec elle en ce repos parmy ces lieux esloignez de la frequentation de tant de gens : Et ainsi Leonide dés le plus grand matin laissant Philis aupres d’Astrée dans le lict, parce que Diane affligée depuis le depart de Madonthe n’estoit point sortie de son logis, elle print congé de ces belles bergeres, avec promesse de revenir bien tost querir Alexis, & puis s’aprochant d’elle qui n’estoit point encores levée, Souvenez-vous, luy dit-elle à l’oreille, d’estre bonne mesnagere du temps, & de ne point perdre les occasions inutilement : Alexis luy respondit en souspirant, & ainsi Leonide s’en alla trouver Adamas, & puis avec luy s’achemina à Marcilly vers Galathée, laissant la deguisée Druyde dans l’abondance des contentemens, si elle eut eu l’asseurance de s’en prevaloir.

Fin du douziesme & dernier livre de la troiziesme partie de l’Astrée de Messire Honoré d’Urfé.

Cy apres suit le Privilege du Roy.


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PRIVILEGE
du Roy.


Louys par la grace de Dieu Roy de France & de Navarre, A nos amez & feaux conseillers les gens tenans nos Cours de Parlement, Baillifs, Seneschaux, Prevosts ou leurs Lieutenans, & autres nos Justiciers & Officiers, & à chacun d’eux ainsi qu’il appartiendra salut. Le Sieur D’URFÉ Marquis de Verrromé, Chevalier de l’ordre de Savoye, nous a fait remonstrer que cy devant il auroit mis en lumiere la premiere & seconde partie d’un Livre intitulé l’ASTRée, & depuis il auroit continué la troisiesme partie d’iceluy, laquelle troisiesme partie il desiroit faire imprimer en ceste ville de Paris, avec la premiere & seconde partie qu’il auroit receuë & corrigée de grandes fautes que la negligence de ceux qui l’ont fait imprimer en ce Royaume sans son consentement y ont laisse glisser, & outre les corrections, il les a fait augmenter de Sommaires & Annotations sur chacun desdits livres, table des matieres non encore cy devant imprimées, & ont fait faire des desseins, & graver plusieurs planches en cuivre, tant pour la premiere, seconde & troisiesme partie dudit Livre, qu’il desiroit faire imprimer par OLIVIER DE VARENNES, & TOUS SAINCT DU BRAY, Marchands Libraires en ladite ville. Ce qu’ils ne peuvent faire sans grands frais. A ces causes, desirant favorablement traicter ledit exposant, & que lesdits de Varennes & du Bray ayent moyen de se rembourser de la despense qui leur conviendra faire à ces impressions : Permettons audit suppliant : de faire imprimer par iceux de Varennes & du Bray, en tel marge & caractere qu’ils verront bon estre ledit Livre de l’ASTRée conjoinctement ou separement, avec figures ou sans figures, & tant de fois que bon leur semblera durant le temps & terme de dix ans prochains & consecutifs, à compter du jour que ledit livre sera achevé d’imprimer pour la premiere fois, tant pour la premiere, seconde, que troisiesme partie : faisant tres-expresses inhibitions & deffences à tous Imprimeurs, Libraires estrangers, & autres personnes de quelque estat & condition qu’ils soient, d’Imprimer ou faire imprimer, vendre & distribuer iceluy livre, ainsi reveu & corrigé, conjoinctement ou separement, ny aucune partie d’iceluy en nostre Royaume, pays, terres, & Seigneuries de nostre obeyssance, en aucune façon que ce soit, sous couleur de fausses marques, ou avec déguisemens, sinon de ceux que ledit suppliant aura fait imprimer par lesdits de Varennes & du Bray, pendant ledit temps, sur peine aux contrevenans de trois mil livres d’amende, appliquable, moitié à nous, & l’autre moitié ausdits de Varennes & du Bray, & de confiscation des livres ainsi contrefaits & imprimez, & de tous despens dommages & interests. Mesme si aucun Libraire ou Imprimeur de nostre Royaume, ou estranger traffiquant en iceluy, ou autre de quelque estat ou condition qu’ils soient, estoient trouvez saisis d’aucun exemplaire desdits livres contrefaits : Voulons qu’ils soient condamnez en pareille amende, despens dommages & interests, que s’ils les avoient imprimez ou faits imprimer : De ce faire, vous donnons plein pouvoir, authorité, Commission, & Mandement special par ces presentes, à la charge d’en mettre deux exemplaires en nostre Bibliotheque publique, à present gardée au Convant des Cordeliers de ceste ville de Paris, avant que les exposer en vente, suivant nostre Reiglement, à peine d’estre descheus du present Privilege : & pource que de ces presentes l’on pourra avoir affaire en plusieurs & divers lieux. Nous voulons qu’au Vidimus d’icelles deuëment collationnes par l’un de nos amez & feaux Conseillers, Notaires, & Secrettaires, foy soit adjoustée comme au present original, & qu’en mettant au commencement ou à la fin du livre ces presentes, ou un bref extraict d’icelles : Voulons qu’elles soient tenuës pour deuëment signifiées. Car tel est nostre plaisir. Nonobstant clameur de Haro, Chartre Normande, prise à partie & autres lettres à ce contrevenant. Donné à Paris, le septiesme de May, l’an de grace mil six cens dix neuf : Et de nostre reigne le neufiesme.

Par le Roy en son Conseil,
RENOVARD.

L’impetrant à fourny les deux exemplaires de la troisiesme partie pour la Bibliotheque du Roy ce cinquiesme Juin mil six cens dix-neuf, signé N. RIGAULT.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois le troisiesme jour de Juin, mil six cens dix-neuf.


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TABLE DES HISTOIRES,
Lettres, & diverses Poësies contenuës en ceste troisiesme partie d’Astrée. A. monstre la premiere page, & B. la seconde.


Histoire d’Euric, Daphnide & Alcidon. fueillet. 60.b.
Suitte de l’histoire de Daphnide, & d’Alcidon. 123.a
Histoire de l’artifice d’Alcyre. 132.b
Harangue d’Alcidon. 168.a
Suitte de l’histoire de Damon & de Madonthe. 233.a
Histoire de Cryseide & de Hylas. 270.b
Histoire de Cryseide & d’Arimant 283.a
Suitte de l’histoire de Cryseide & d’Arimant. 333.b
Histoire de Childeric, de Silviane, & d’Andrimarte. 502.b
Harangue de la bergere Philis. 388.b
Espouse du Berger Silvandre. 391.b
Jugement de la bergere Diane. 403.b
Responce de Silvandre sur le jugement de Diane 407.a


TABLE DES LETTRES
contenuës en la troisiesme partie d’Astrée.

LETTRE d’Alcidon à Daphnide. 64.b
Responce de Daphnide à Alcidon 66.a
Autre lettre d’Alcidon à Daphnide. 112.b
Lettre de Daphnide à Alcidon. 113.a
Responce d’Alcidon à Daphnide. 113.b
Autre lettre de Daphnide à Alcidon. 114.a
Responce d’Alcidon à Daphnide. 115.b
Lettre de Daphnide à Alcidon. 119.a
Lettre d’Amintor au nom du Roy Euric. 138.a
Lettre de Cryseide à Arimant. 291.a
Autre lettre de Cryseide à Arimant. 301.b
Lettre d’Arimant à Cryseide. 302.a
Autre lettre d’Arimant à Cryseide. 304.b
Autre lettre de Cryseide à Arimant. 305.a
Lettre de Clarine à Arimant. 311.b
Lettre d’Arimant à Cryseide. 312.a
Autre lettre d’Arimant à Cryseide. 334.b
Declaration du Roy Gondebaut. 352.a
Lettre d’Arimant à Cryseide. 356.b
Responce de Cryseide à Arimant. 357.a


Table des Sonnets, Stances, Madrigales & autres Poësies de la troisiesme partie d’Astrée.

A.

Amour cueillit ses fleurs. 146.a
Avant qu’une amitié. 176.a
Attaint jusques au cœur. 375.a
Ainsi dans le giron. 460.a

C.

Ceux qui veulent vivre. 266.b

D

Doncques la mort sans plus. 287.b
Déesse dont la main. 429.b
De cet heureux habit. 478.a
Dieux qui sçavez quelle peine. 526.b

E

Esprit plus dangereux. 9.a
Elle a changé mon feu. 219.a
Employer toutes ses pensées. 244.b
Elle dit qu’elle m’ayme. 290.b
Espoirs qui me trompez 434.b
Elle se plaint amour. 515.b

F

Faut-il encor. 15.b
Faire vivre & mourir. 439.a

H

He pourquoy. 104.a

I

Je le confesse bien. 21.a
Je suis amour. 47.b
Je la vis dans le lict. 146.b
Je m’en vay nuict & jour. 354.b
Ils estoient pris. 461.a

L

L’arrogante qu’elle est. 463.b

M

Mon cœur qui t’eslevant. 6.b
Mortels je ne suis pas. 87.b

Mon amour est un feu. 177.a
Mais en fin s’en est fait. 257.a
Mourir absent de ceste belle. 427.b

N

N’est-ce pas en vostre presence. 430.b

O

O moments paresseux ! 30.a

P

Prés d’elle sur son lict. 145.b
Pour sortir de tant. 158.b
Pourquoy faut-il l’aymer. 266.a
Peut-on mourir pour trop aymer. 431.a

Q

Quand on y songe bien. 100.b
Quand en fin des guerriers. 156.b
Que te sert-il amour. 166.a
Quand de tous les mortels. 175.a
Quel enfer plein de rigueur. 374.b
Que tu fus temeraire. 515.a

R

Rompons-les il est temps. 248.b
Rompons nostre prison. 481.b

S

Si l’amour est un bien. 10.a
Si je romps les sermens. 300.a
S’en trouvera-il point quelqu’une. 421.b

T

Tant de sermens jurez. 175.b
Toy qui d’une beauté. 220.b

V

Vous verra-t’on. 35.b
Va Nymphe & rends tes vœux. 454.a

Souspirs par articles.

Souspirs enfans de ceste pensée. 370.a
Les douze conditions avec lesquelles Stelle & Hylas promettent de s’aymer à l’advenir. 379.a

FIN.